Le Roman patriotique en Espagne - Perez Galdós

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Le roman patriotique en Espagne
L. Louis-Lande


LE
ROMAN PATRIOTIQUE
EN ESPAGNE

Episodios nacionales, par don Ferez Galdós, Madrid 1873-1875.

La tâche est toujours difficile de juger une œuvre patriotique écrite par un étranger et destinée à d’autres que nous : les passions, les rancunes, les préjugés dont elle s’inspire risquent de nous trouver prévenus ou pour le moins indifférens, — à plus forte raison lorsque nous y jouons nous-mêmes un vilain rôle, comme dans les livres de M. Perez Galdós, et que tour à tour, envahisseurs et vaincus, nous faisons pour la plus large part les frais du récit. De quelque calme qu’on se targue, on a grand’peine alors à se défendre d’un mouvement de mauvaise humeur ; malgré soi, on s’irrite contre l’auteur de ces insinuations et de ces bravades, on cherche l’endroit faible où le frapper à son tour, et volontiers on rabaisserait son talent pour mieux lui dénier tout crédit. Or, en saine raison, il faut prendre les choses beaucoup moins à cœur ; c’est là le propre du patriotisme, que celui des uns ne va jamais sans porter offense à celui des autres. Qu’un Espagnol, fier de son pays, raconte à sa façon les péripéties de la guerre de l’indépendance, qu’il exalte à nos dépens la gloire de ses compatriotes et fasse sonner bien haut leurs victoires avec nos revers, rien n’est plus naturel, et nous aurions vraiment mauvaise grâce à nous en fâcher. Du moins peut-on se demander, en posant le livre, quelle est l’utilité ou l’à-propos de semblables écrits, et s’il ne vaudrait pas mieux, dans l’intérêt de tout le monde, laisser dormir ces souvenirs de haine et de massacre. Don Benito Perez Galdós est un des plus jeunes parmi les auteurs espagnols contemporains : ce n’est pas celui qui promet le moins. Né en 1845 dans la petite ville de Las Palmas, capitale des Canaries, il porte réunis, selon l’usage espagnol, les noms de famille de son père et de sa mère. Ses premières études achevées, il quitta son île natale et vint à Madrid pour se préparer au barreau ; il reçut en 1869 le titre de licencié en droit civil et canonique, mais sa vocation l’entraînait ailleurs. Déjà comme étudiant il s’était fait connaître par quelques travaux de critique musicale et littéraire ; la politique l’occupait aussi. Il fut un moment à la tête de la Revue d’Espagne, la seule publication de ce genre qui parût alors à Madrid ; plus tard il y écrivit à titre de rédacteur, quoique sans signature, une suite d’articles sur les affaires inférieures du pays qui furent très remarqués et où l’opinion publique s’obstina longtemps à reconnaître la main des personnages les plus haut placés.

Il appartient en politique au parti des conservateurs libéraux. Simple et modeste, désintéressé, d’un caractère calme et ferme à la fois, M. Ferez Galdós a su dès les débuts de sa carrière se gagner des amis et mériter même l’estime de ses adversaires. Il vit du reste assez à l’écart et sort peu de chez lui : c’est un travailleur. Ainsi. s’explique-t-on qu’à son âge il ait pu produire autant qu’il l’a fait et mener de front les études les plus différentes. De bonne heure il s’était essayé dans la nouvelle et le roman, en 1870, il fit paraître la Fontaine d’or, — c’est le nom que portait un club de Madrid, célèbre sous Ferdinand VII, — et, un peu après l’Audacieux, deux volumes détachés, l’un et l’autre fort bien accueillis. Le premier surtout, réimprimé à Leipzig dans le format d’une de ces éditions à bon marché qui font la spécialité des Allemands, et répandu par milliers d’exemplaires dans toute l’Amérique espagnole, valut à son auteur une véritable réputation. On y louait l’intérêt de l’intrigue, la vérité des caractères, la finesse des analyses et de l’observation. Comme la Fontaine d’or, l’Audacieux, « histoire d’un radical d’autrefois, » touche aux événemens accomplis en Espagne vers le commencement du siècle. La politique et l’histoire s’y mêlent dans une juste mesure aux détails de pure imagination. Encouragé par ces premiers succès, M. Perez Galdós aborda résolument le genre historique. En l’espace de deux années, dix volumes de lui, formant une série complète, ont successivement paru. Vendus au prix de quelques réaux et revêtus d’une couverture éclatante aux couleurs, nationales, rouge et jaune, ces livres semblaient surtout destinés au peuple ; mais, soit à cause de la sympathie qu’inspirait le nom de l’auteur, soit pour les qualités réelles et aussi bien les défauts de l’œuvre elle-même, ils trouvèrent partout des lecteurs et obtinrent de toutes les classes de la société une attention trop soutenue pour n’être pas quelque peu indulgente.

Il y a diverses choses à considérer dans l’œuvre de M. Perez Galdós la lettre et l’esprit, le cadre et le fond, ce qui lui revient en propre et ce qui fait la part d’autrui. L’idée première évidemment est empruntée à notre Erckmann-Chatrian : le choix de l’époque et du sujet, le ton général du récit, et, si l’on peut dire, une certaine parenté dans les théories, attestent l’imitation ; il n’est pas jusqu’au titre lui-même, Episodios nacionales, qui ne rappelle tout à fait celui des Romans nationaux, — un terme assez mal choisi, soit dit en passant, et qui ne méritait pas d’être reproduit. Où la distinction commence, c’est quand, au lieu de plusieurs récits séparés, nous trouvons une intrigue unique faisant le lien des dix volumes. Le héros, qui est aussi le narrateur supposé de cette longue histoire, n’a pas aujourd’hui moins de quatre-vingt-trois ans ; il s’est vu mêlé de près aux faits et aux hommes les plus considérables de son temps, et sur la fin de sa carrière il entreprend de rédiger ses mémoires, et de fait son odyssée est assez singulière. Pauvre orphelin abandonné, Gabriel Lopez a débuté dans la vie comme page, ou plus simplement comme domestique ; nous le voyons servir tour à tour un ancien officier de marine, une actrice en vogue, une grande dame. Du reste il se sent déjà des velléités d’ambition et rêve d’honneurs et d’emplois ; en attendant, comme son cœur est plus modeste ou plus timide que sa tête, il se contente d’aimer une jeune fille de sa condition, une simple ouvrière qu’il veut épouser. Or, admirez l’occurrence, cette jeune fille est une enfant abandonnée dont on apprend tout à coup la haute origine, et, nouvelle surprise, sa mère n’est autre que la comtesse dont Gabriel a porté la livrée. Vous imaginez sans peine les inquiétudes et les traverses des deux amans, tantôt séparés par les exigences aristocratiques d’une famille impitoyable, tantôt réunis par la constance et les efforts du vaillant jeune homme. Les péripéties se succèdent, les imbroglios se nouent et se dénouent, les personnages vont, viennent, s’entre-croisent avec une rapidité, une aisance qui tient du merveilleux. Pourtant cette richesse d’invention est peut-être plus apparente que réelle ; à mesure qu’on avance dans le détail de l’intrigue, il semble que tout cela, incidens et acteurs, ait quelque chose de déjà vu ; on est comme en pays de connaissance. Évidemment M. Perez Galdós s’est inspiré de ces romans de mœurs si particuliers, Lazarille de Tormès ou Guzman de Alfarache, qui sont un des côtés le plus connus de la littérature d’outre-mont, et dont Gil Blas de Santillane, tout écrit qu’il est par un Français, passe à bon droit pour le plus parfait modèle. Voilà bien en effet cette éternelle autobiographie d’un pauvre diable parti du plus bas de l’échelle et s’élevant par une suite d’aventures extraordinaires jusqu’aux plus hautes dignités de l’état ; — et toujours des histoires d’enfans abandonnés, de papiers perdus et retrouvés, de maris disparus réapparaissant après dix années d’absence, toujours des amours de comédiens, des intrigues de cour, des scènes de débauche, des enlèvemens, des duels, tout l’attirail classique et démodé de l’ancienne littérature picaresque ; puis, comme pour rendre le rapprochement plus frappant, de longs récits de personnages secondaires intercalés dans le récit principal. C’était dans Gil Blas, s’il vous en souvient, l’histoire de la belle doña Mencia de Mosquera arrêtée par les voleurs, de don Raphaël le pirate ou de Scipion le secrétaire ; ici c’est Marijuan, le vieil ami de Gabriel, qui, prenant la parole, raconte par le menu tout ce qu’il a vu et souffert au fameux siège de Girone. Rien de plus ingénieux, de plus commode assurément, que le procédé imaginé par Hurtado de Mendoza, l’auteur du Lazarille, et adopté par Le Sage ; ce rôle de domestique surtout, curieux, observateur et ambitieux, est une vraie trouvaille : avec lui, le lecteur pénètre chez toutes les classes de la société, du boudoir de l’actrice dans le salon de la grande dame ou l’antichambre du ministre, et voit passer sous ses yeux en un défilé ininterrompu les types les plus étranges et les plus divers. Toutefois, si telle donnée fantastique, telle complication invraisemblable s’admet facilement de la part d’un écrivain du XVIIIe siècle racontant en manière d’apologue les mystères et les intrigues de la cour d’Espagne sous Philippe IV, il n’en est plus de même lorsqu’il s’agit d’une époque aussi terrible, aussi voisine de nous que celle de la guerre de l’indépendance. Trafalgar et Bailen, Napoléon et Wellesley, ces grands événemens et ces grands noms ne prêtent guère aux inventions ultra-romanesques : l’histoire refuse de revêtir les oripeaux et le clinquant de la féerie.

Or, à notre avis, M. Perez Galdós, dans ses fictions, n’a pas assez souci de la vraisemblance. La guerre aidant, son héros a troqué la livrée du laquais contre la capote du combattant ; il est un peu fusillé à Madrid par les soldats de Murat, prend part à la victoire de Bailen, attrape force blessures et gagne grade sur grade à Saragosse, défend Cadix contre le maréchal Victor, se distingue avec les guérillas contre nos convois, et à lui seul s’empare d’une aigle française sur le champ de bataille des Arapiles. Entre temps, il a quitté son nom roturier : il s’appellera désormais Gabriel de Araceli ; par deux fois il a enlevé sa maîtresse, en tout bien tout honneur, s’entend ; il s’est évadé d’un cachot, a transpercé lestement un lord en duel, et s’est fait aimer d’une miss anglaise. Avec tout cela le personnage nous est médiocrement sympathique ; il a beau se tirer victorieusement des passes les plus difficiles, nous avons peine à reconnaître en lui une de ces âmes fortes et fières, vraiment grandes, qui dominent les autres par un sentiment complet et précis du devoir. Sous l’habit chamarré d’or d’officier, il lui reste quelque chose de sa première condition : du moins en a-t-il gardé l’habitude, d’écouter aux portes, de décacheter les lettres qui ne sont pas pour lui, de prendre les clés de ses voisins, ainsi qu’une déplorable facilité à se rouler aux pieds de ceux qu’il servait jadis. Honnête au fond, mais sans délicatesse, il est brave sans énergie ; ce sont, comme on dit, les événemens qui le portent. Sa modestie même, beaucoup trop naturelle, ne cache qu’imparfaitement tout ce que son caractère a d’incertain et de fuyant. Quoi qu’il en soit, au bout de six ans d’attente et de trois mille pages d’impression, il parviendra à épouser la dame de ses pensées ; il sera riche, honoré, puissant ; grâce au crédit et aux démarches de la comtesse, sa belle-mère, une intrigante s’il en fut jamais, il obtiendra tranquillement, il l’avoue, lui-même, plus de grades et de galons que ne lui en avait valu son sang répandu sur tous les champs de bataille. Est-ce là un trait de satire du romancier contre ses compatriotes ? A-t-il voulu railler la manie des places et le goût de l’intrigue qui sont deux des plaies de l’Espagne ? Nous serions presque en droit de le croire. M. Perez Galdós, assure-t-on, n’a jamais rien sollicité ni accepté de ses amis alors qu’ils étaient au pouvoir ; peut-être est-il à regretter que son héros se montre en pareil cas moins scrupuleux : il eût été tout à la fois plus digne et plus intéressant.

Voilà pour l’intrigue et comme qui dirait la charpente du drame ; quant aux idées elles-mêmes, à la thèse que soutient l’auteur, peut-être ne sont-elles pas au fond tout ce qu’elles s’annoncent au premier abord. Aujourd’hui, on le sait, les romans comme les pièces de théâtre veulent tous prouver quelque chose. M. Ferez Galdós s’est souvenu qu’il était libéral, il s’est souvenu aussi des modèles qu’il imitait ; comme les auteurs du Conscrit de 1813 et de Waterloo, il a sur le progrès, l’ambition des rois, les horreurs de la guerre et la fraternité universelle des phrases émues et des tirades attendries. Cependant, à bien prendre, il ne se livre jamais tout entier ; du moins s’il lui fallait définir un peu cette affection générale et vague qu’il porte à l’humanité, citer un peuple auquel il veut du bien, à coup sûr ne nommerait-il pas les Français ; sa sensibilité s’arrête aux frontières et reconnaît des Pyrénées. En cela comme en plusieurs autres choses, M. Perez Galdós est bien de son pays : les Espagnols ne sont guère philanthropes par nature ; entre eux et de province à province, ils se regardent ordinairement de fort mauvais œil ; d’autant plus détestent-ils l’étranger, et l’étranger là-bas, c’est toujours le Français. Cette antipathie vient de plusieurs causes, les unes déjà lointaines et presque respectables : des souvenirs de guerre, d’invasion ; les autres simplement puériles et même ridicules. Plus qu’aucune autre nation de l’Europe, l’Espagne vit aujourd’hui de son passé : Pavie, Rocroy ou Saint-Quentin sont encore pour elle des dates récentes ; depuis lors d’ailleurs, les funestes événemens de 1808 sont venus rallumer des haines qui commençaient à s’éteindre. En outre, l’Espagnol est jaloux à l’extrême de sa nationalité et n’entend pas sur ce chapitre la moindre plaisanterie. Celui de nos voyageurs qui, dans un accès de mauvaise humeur, après un dîner détestable ou une nuit passée de secousse en cahot dans l’intérieur d’une diligence, s’est écrié spirituellement que « l’Afrique commence aux Pyrénées, » se doutait-il que cette boutade traduite, expliquée, commentée, entrerait pour quelque chose dans les rancunes péninsulaires avec le sac de Cadix et les réquisitions arbitraires du maréchal Soult ? De même pour toutes ces railleries aujourd’hui banales sur les fleuves sans eau, les ponts trop longs, les aubergistes maussades, la cuisine à l’huile et les mendians à la Murillo ; autant d’atteintes portées, paraît-il, à la dignité nationale. Malgré tout, par le fait même de sa position géographique, l’Espagne n’a vraiment de relations étendues et suivies qu’avec nous ; ce sont nos mœurs, nos modes, nos pièces, nos romans qu’elle adopte, imite ou traduit : M. Perez Galdós pourrait en dire quelque chose. Seulement les Espagnols subissent cette influence sans vouloir l’accepter, ils s’en font même un grief de plus contre nous ; ils s’indignent d’avoir trop bien copié certains de nos défauts moraux ou politiques, notre légèreté, notre inconséquence, notre amour du désordre et du changement ; ils regrettent de n’avoir pas plus près d’eux quelque autre nation de premier ordre, l’Angleterre ou l’Allemagne, dont l’influence salutaire balancerait ou remplacerait la nôtre. Reste à savoir s’ils vaudraient beaucoup plus en somme et si de ces nouveaux voisins comme de nous-mêmes ils ce se contenteraient pas d’imiter les mauvais côtés au détriment des bons.

Dans le cas présent, en dépit de leur apparence toute libérale et pacifique, les Épisodes nationaux ne sont point de nature à dissiper les préventions plus ou moins injustes des Espagnols contre la France. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les titres des divers volumes ; tous également portent sur une faute de notre politique ou un échec de nos armées ; Trafalgar, Le 2 mai, Bailen, Saragosse, Girone, Cadix, les Arapiles. A Trafalgar, la France et l’Espagne étaient encore alliées : aussi l’auteur s’empresse-t-il de faire retomber tout le poids du désastre sur le malheureux amiral Villeneuve, qui fit preuve en effet d’une triste incapacité : ce qu’il ne dit pas, c’est que bon nombre des vaisseaux espagnols évitèrent de prendre part au combat, et que, si plusieurs d’entre eux, la Trinidad, le Nepomuceno, luttèrent héroïquement en cette fatale journée, aucun ne se distingua plus que le Redoutable, vaisseau français à deux ponte qui lui seul tint tête à trois vaisseaux ennemis de haut-bord, eut plus des trois quarts de son équipage mis hors de combat, et n’abaissa son pavillon qu’après avoir infligé à l’Anglais des pertes énormes et la plus cruelle de toutes, celle du glorieux Nelson. Prenons au hasard dans les livres suivans ; partout même injustice, même partialité. Raconte-t-il le siège de Girone, M. Perez Galdós consacrera une vingtaine de pages à établir que don Alvarez de Castro, le brave défenseur de la place, fut contre le droit des gens secrètement mis à mort par les Français ; or le fait est encore à prouver. En revanche, après Bailen, il ne dira pas un mot de nos malheureux soldats prisonniers, ni des massacres de Lebrija, ni des pontons de Cadix, ni de l’île trop fameuse de Cabrera, où grâce à l’incurie de l’administration espagnole, ils périrent de faim par milliers. Sachant fort à propos, quand il s’agit des siens, laisser dans l’ombre certains coins du tableau, il réserve pour nous toute sa sévérité. Ceux que le duc de Wellington lui-même, dans ses dépêches à son gouvernement, appelait ces admirables soldats français, lui couramment, avec une évidente complaisance, les traite de canailles et pis encore. Il ne veut voir en eux que des brutes, se battant comme font les dogues, sans principes, sans idées morales, avides seulement de sang et de pillage. Ne va-t-il pas jusqu’à contester leur courage ? En vérité, cela est impertinent. Où prend-il par exemple que devant Saragosse les grenadiers de Lannes n’allaient à l’assaut que forcés et conduits à coups de bâton ? D’autre part, quels qu’aient été les excès commis par nos armées, de l’accord unanime des historiens, les Français furent toujours les moins inhumains de tous les gens de guerre qui attaquaient ou défendaient alors la Péninsule : rien en tout cas n’est comparable à la conduite des guérilleros achevant les blessés, les malades et torturant les prisonniers avec des raffinemens de cruauté inouïs. Le dixième et dernier volume s’arrête en 1812 sur une nouvelle défaite des Français : c’était dans l’ordre ; bien plus, avant de terminer, anticipant sur l’avenir, le narrateur déclare qu’un des jours les plus heureux de sa vie fut celui où il apprit la nouvelle de Waterloo. Tous les gallophobes, comme on voit, ne sont pas au delà du Rhin. C’est même cet esprit haineux dans lequel l’ouvrage entier est conçu qui, s’il faut le dire, en fait la véritable unité, bien plus que l’enchaînement des faits historiques eux-mêmes ou les aventures bizarres du seigneur de Araceli.

A Dieu ne plaise que nous voulions ici d’aucune sorte diminuer la gloire incontestable de nos voisins ; ils eurent le courage de résister presque sans espoir au vainqueur de l’Europe, et le bonheur d’y réussir : ce bonheur était mérité. Néanmoins consultez l’histoire, vous y verrez que Joseph Bonaparte et sa naissante royauté étaient en 1812 beaucoup plus acceptés que les Espagnols ne veulent le dire aujourd’hui et que M. Perez Galdós n’en convient lui-même ; les classes élevées s’étaient presque entières ralliées à lui ; avec de l’argent, il eût eu des fonctionnaires et une bonne armée ; une partie des bandes ne demandait pas mieux que de passer sous ses drapeaux. Quant aux troupes régulières levées par les juntes insurrectionnelles, elles ne rappelaient que par le contraste cette vieille infanterie espagnole, tenue jadis pour la première de l’Europe ; braves jusqu’à l’héroïsme derrière une muraille ou un pan de rocher, ces malheureux miliciens en rase campagne perdaient la tête et fuyaient sans vergogne de toute la vitesse de leurs jambes, excellentes comme des jambes espagnoles. Chose surprenante, à la fin de la guerre, après cinq ans de fatigues et de combats, ils étaient encore aussi novices, aussi peu solides qu’en 1808. Les adversaires vraiment redoutables pour nous en Espagne étaient les Anglais, bien commandés, bien disciplinés, bien nourris ; les Portugais eux-mêmes, qu’on est trop disposé à oublier, instruits par des officiers anglais, se conduisirent plus d’une fois sur les champs de bataille avec résolution et fermeté. En résumé, sans ces alliés, sans les fautes politiques de Napoléon surtout, et la diversion opérée sur l’Elbe et le Rhin par la grande coalition qui amena la chute de l’empire, jamais les défenseurs indigènes de l’ancienne dynastie n’auraient suffi à la rétablir, et Pepe Botellas, Joseph la Bouteille, comme on l’appelait par dérision, quoiqu’il ne bût jamais de vin, eût été, en dépit de toute opposition, assis sur le trône d’Espagne d’une façon aussi solide, aussi durable, qu’autrefois le petit-fils de Louis XIV, Philippe V de Bourbon, un autre roi intrus.

M. Perez Galdós n’a pas jugé à propos d’insister là-dessus et de rappeler des circonstances qu’il connaissait fort bien, mais qui pouvaient gêner sa plume : il usait de son droit. On comprendrait même qu’il eût à dessein, exagéré l’odieux de notre rôle et la honte de notre insuccès, s’il y avait la moindre utilité à exaspérer contre nous le sentiment national des Espagnols ; mais est-ce bien le cas aujourd’hui ? Quel sujet de défiance avons-nous donc fourni à ces ombrageux voisins ? L’Espagne a-t-elle quelque chose à craindre de nous ? Beaucoup moins certainement que nous n’avions nous-mêmes à craindre de l’Allemagne, il y a tantôt dix ans, alors que Erckmann-Chatrian faisaient paraître chez nous leurs idylles naïvement philanthropiques, avec quel succès, on ne l’a pas oublié. Le patriotisme est une belle chose ; encore faut-il ne partir en guerre qu’à bon escient, et n’aller pas, comme don Quichotte, livrer bataille aux moulins à vent. Que les Espagnols veuillent bien s’apaiser ; cette haine qu’ils nous portent, beaucoup de nous l’ignorent, en tout cas nous ne la leur rendons pas ; les circonstances politiques aidant, nous ne demandons pas mieux que de vivre avec eux en parfait accord. D’ailleurs, si Napoléon, autrefois a envahi perfidement leur pays, n’avons-nous pas depuis loyalement travaillé à réparer nos torts ? Sans parler de leurs chemins de fer, en grande partie construits à nos frais, sans parler de leur commerce et de leur industrie, développés avec l’aide et l’argent de la France, dans la dernière guerre carliste, n’ont-ils pas reçu de nous, bien qu’ils en disent, plus d’une preuve de bonne amitié ? N’avons-nous pas favorisé leurs achats d’armes et de munitions, permis sur notre territoire le passage de leurs canons, fermé coûteusement par un large cordon de troupes la frontière aux rebelles ? Hier encore leurs blessés de Peña-Plata n’étaient-ils pas recueillis, logés, soignés par les populations françaises ? Quelle raison les Espagnols auraient-ils de voir toujours en nous des ennemis ?

Ces réserves une fois admises, il ne nous en coûte pas de reconnaître chez M. Perez Galdós de grandes et solides qualités. S’il a pu plaire à tous en Espagne, et même aux gens de goût, ce n’est pas seulement, on le comprend, parce qu’il flattait l’orgueil national, chose toujours assez facile, — c’est aussi que son œuvre répondait à une curiosité ou, pour mieux dire, à un besoin de l’esprit public. Dans ces quinze dernières années, on s’est fort occupé à Madrid de l’art espagnol, de son caractère et de ses tendances au commencement de ce siècle, Goya a fait école et les peintres modernes, à l’imitation du maître, s’attachent à traiter des scènes de genre avec les curieux costumes du temps ; n’est-ce pas ainsi que faisait le malheureux et regretté Fortuny ? D’autre part, les meubles anciens, les tentures, les porcelaines de la fabrique de Retiro, fondée par Charles III dans son palais, vases, pendules ou figurines, sont de plus en plus recherchés. Indépendamment des faits de guerre et des événemens purement politiques, la période historique qui s’étend du ministère de Godoy à la mort de Ferdinand VII, a pour les Espagnols un intérêt tout particulier. C’est alors en effet qu’a commencé chez eux, dans les habitudes et dans les idées, cette transformation radicale qui se poursuit encore aujourd’hui ; les mœurs nouvelles, venues de l’étranger, se heurtaient aux mœurs du passé toujours subsistantes, et formaient avec elles le plus singulier contraste. M. Perez Galdós, pour sa part, a fait une étude toute spéciale des classes diverses de la société espagnole à cette époque, il en connaît à fond le langage, les coutumes et les préjugés. Ces courtisans dorés, ces moines ventrus, ces majas ou grisettes élégantes que les peintres font revivre dans leurs tableaux, il leur donne la parole et le mouvement ; tel de ses personnages semble détaché d’une saynète de Ramon de la Cruz ou, une comédie de Moratin ; beaucoup d’ailleurs sont historiques. Aussi son œuvre, trop invraisemblable comme intrigue, est-elle exacte dans le détail. Par la même raison, les principaux acteurs du drame nous plaisent beaucoup moins que les figures secondaires et tout épisodiques. L’amoureux, avons-nous dit, n’intéresse qu’à demi malgré ses prouesses ; on sent trop, quand il agit, l’intervention omnipotente de l’auteur. Inès, l’ingénue, l’enfant du mystère, est un caractère effacé, indécis ; à tout instant, on nous parle de la grâce, de l’esprit, de la distinction qu’elle a ; par malheur, il n’y paraît pas assez, et nous sommes forcés d’en croire sur parole ses bons amis. Santorcaz, le père prodigue, sortie de traître de mélodrame, est tout simplement odieux. La comtesse vaut mieux, quoique bien peu sympathiques, mais comme sont supérieurs de tout point les personnages qu’on voit se succéder et disparaître au fil du récit : Marcial, le vieux marin, Pacorro Chinitas, le remouleur, le marquis diplomate, don Célestin, le bon prêtre, Mosen Anton, le guerillero, et tant d’autres ! Tous sont frappans de vie et de vérité, et chaque scène où ils jouent leur rôle est comme un délicieux petit tableau de mœurs. Au point de vue dramatique, certains épisodes sont aussi fort habilement traités ; seulement l’ensemble est trop inégal. Après un passage remarquable, plein de délicatesse et d’émotion, comme l’histoire des amours enfantines de Gabriel avec la fille de son premier maître on la peinture des misères de Saragosse assiégée, viennent des pages languissantes, diffuses, complètement dépourvues d’intérêt. Il est un autre reproche que nous ferons à l’auteur : M. Ferez Galdós ne manque pas d’esprit et peut, sans s’appauvrir, en prêter à ses personnages ; cependant, en plus d’un endroit, lorsqu’il veut railler, tourner en ridicule un travers ou un préjugé, il ne glisse pas assez, il forée le trait et souligne lourdement la plaisanterie. A quoi bon cela ? Le public espagnol est assez spirituel, assez fin pour comprendre à demi mot, et n’a pas besoin de redites.

Quant au style même des Épisodes nationaux, les Espagnols, le trouvent très suffisamment correct, net et facile, et ce n’est pas à nous d’y contredire. Bien au contraire, nous y louerons la variété du tour, la vivacité du dialogue, l’élégance et la souplesse de l’expression. Et pourtant, quoique plusieurs de ces volumes se lisent aisément et même, avec plaisir, ils ne sont pas exempts en somme d’une certaine monotonie. C’est toujours la même note, une note douce, attendrie, répétée jusqu’à la fatigue, le même naturel un peu affecté, le même langage simple et familier, parfois tombant dans le vulgaire. Certainement ce ton modeste est aussi celui qui. convient le mieux d’ordinaire. à un récit du genre autobiographique ; tout dépend néanmoins du personnage qui se trouve en scène. Que dans Erckmann-Chatrian l’ami Fritz ou Joseph Bertha nous content les événemens dont ils ont été les acteurs et les témoins, naïvement, sans élever la voix, d’un tour paysannesque et bonhomme qui cependant, pour les connaisseurs, ne manque ni de finesse ni de distinction, passe encore : ce sont gens du commun, et, lorsqu’ils nous font part de leur histoire, ils sont restés ou à peu près ce qu’ils étaient à leurs débuts ; mais que Gabriel Lopez, devenu grand seigneur, officier supérieur des armées royales et familier des salons les plus aristocratiques de Madrid, s’exprime toujours de cette façon simplette qui rappelle l’enfant du peuple, voilà, qui ne se comprend plus : tout octogénaire qu’il est, l’âge ne saurait l’avoir affaibli à ce point et lui avoir fait oublier le ton de la haute société où il a si longtemps vécu. D’ailleurs, par un retour assez naturel, sous cette simplicité cherchée, perce assez souvent le mauvais goût, l’endure, tranchons le mot, le gongorisme. C’est vers la fin du XVIe siècle qu’on auteur espagnol, don Luis de Gongora, homme d’un vrai talent, pour forcer l’attention publique, préconisa la singulière méthode de style à laquelle il a laissé son nom, et qui. lui valut de son temps le titre pompeux de prince des poètes. Le gongorisme est proprement le mauvais goût codifié et mis en canons ; l’abus de la couleur, l’emphase, le pathos, l’obscurité jouant la profondeur, la profusion et l’extravagance des métaphores développées et poursuivies parfois pendant des pages entières ; tels sont les principaux élémens qui le constituent. Accueilli dès le début avec un véritable enthousiasme, il a exercé sur toute la littérature espagnole une influence aussi profonde que funeste, et maintenant encore on en retrouverait la trace chez les auteurs les plus estimés. « Le mois d’août s’écoula, septembre, octobre s’écoulèrent aussi, et ces quatre-vingt dix jours s’entassant l’un après l’autre comme quatre-vingt-dix couches de terre dans la fosse de mon existence allaient ensevelissant mes illusions, mes joies, mes rêves, mon amour. » Ainsi s’exprime M. Perez Galdós par la bouche de son héros ; ailleurs encore, célébrant la beauté de la comtesse : « Amaranthe, dit-il, était prodigieusement belle, et ses yeux noirs, qui étaient les premiers yeux du monde, en d’autres termes, les Bonapartes du regard humain, conquéraient sur le champ tout ce que visait leur prunelle. » Cela ne rappelle-t-il pas le plus plaisamment du monde ces vers fameux par lesquels débutait une pièce de Gongora, également adressée à une dame : « Vierge si belle qu’elle pourrait incendier la Norvège avec le soleil de ses yeux, et blanchir l’Ethiopie avec la neige de ses mains ? .. » Bref, dans le style comme dans la composition et le choix des incidens, on sent la précipitation, l’absence d’effort sérieux, le contentement trop facile de soi-même. M. Perez Galdós reconnaît n’être pas exempt de défauts : il s’en excuse humblement tant sur la curiosité du public, avide de ses romans, que. sur l’impatience naturelle à son caractère, qui ne lui laisse pas mettre la dernière main à ce qu’il écrit. De tels aveux ne sauvent rien. Tout auteur se doit à lui-même de donner la mesure complète de son talent et, s’il y réussit, dût son œuvre lui coûter quelques années de plus, que M. Perez Galdós se rassure, le bon public ne songera point à s’en plaindre.

À peine le dernier des Épisodes annoncés venait-il d’être publié que sans plus tarder, avec un entrain tout espagnol, l’auteur derechef saisissait la plume et vaillamment entamait une seconde série d’égale importance. Deux volumes en ont déjà paru, les Équipages du roi Joseph et les Mémoires d’un courtisan de 1815 ; puis viendront à tour de rôle : la Seconde casaque, le Grand-Orient, le 7 juillet, les Cent mille fils de saint Louis, la Terreur de 1824… toute l’histoire du triste règne de Ferdinand VII, faisant suite aux faits épiques de la guerre de l’indépendance. Ici la parole n’appartient plus à l’ancien protagoniste Gabriel de Araceli ; ce système de narration à la première personne eût présenté à la longue moins d’avantages que d’inconvéniens. À part cela, rien n’est changé, les personnages sont les mêmes ou à peu près, les théories et les préjugés aussi. Tout d’abord, à propos de la chute et du départ du roi Joseph, les Français, comme bien on pense, ne sont point ménagés ; les événemens de 1823 et l’expédition du duc d’Angoulême fourniront aussi sans doute une ample matière aux allégations désobligeantes de l’auteur : les Cent mille fils de saint Louis ! ce titre seul est gros de promesses. Bref, autant qu’on en peut juger dès maintenant, la suite de l’ouvrage répondra au commencement avec tout ce que cette façon de dire comporte à la fois d’élogieux et de restrictif. Ce sont là, nous le savons, des appréciations qui pourront paraître un peu bien sévères, et notre voix risque de détonner désagréablement aux oreilles intéressées. Nulle part plus qu’en Espagne on n’abuse de l’encensoir ; la critique est là-bas un fraternel échange de complaisances et de complimens : encore les adjectifs les plus flatteurs ne s’emploient-ils jamais qu’au superlatif : tout est très beau, très excellent, très sublime. Dire simplement d’un livre qu’il est bon par endroits, d’un auteur qu’il est estimable, semblerait presque de la malveillance ; quant aux taches de style ou de composition, personne ne les veut voir, du moins personne ne les signale ; on craindrait trop d’offenser un confrère ; de là, chez les écrivains et les meilleurs une propension toute naturelle à la négligence, au laisser-aller. Comment serait-on sévère pour soi-même quand on est certain, quoi qu’on fasse, d’être toujours applaudi ? Chacun berce les autres pour être bercé à son tour, et l’on s’endort de compagnie dans ce sybaritisme de l’amitié où pas une feuille de rose ne fait un pli.

Que M. Perez Galdós se défie de ses admirateurs. Au lieu de s’égarer dans d’interminables intrigues, compliquées à plaisir, qu’il revienne bien vite à des sujets mieux définis, plus restreints, où il pourra plus à l’aise donner du soin aux détails et mettre en relief ses qualités incontestables d’observateur et d’écrivain. Quand son antipathie contre la France ne l’aveugle pas, il voit d’habitude juste et clair et ose dire à ses compatriotes des vérités assez dures. C’est là un champ fécond à exploiter. Plutôt que d’apprendre aux Espagnols à haïr leurs voisins, qu’il leur apprenne d’abord à s’aimer entre eux. Qu’il leur signale clairement les défauts dont ils sont atteints, un peu à tous les degrés de l’échelle : la morgue, la vanité, l’ignorance, le manque de sens pratique, qu’il leur fasse toucher au doigt les nombreuses causes qui ont retardé jusqu’ici les progrès de l’Espagne libérale : l’empleomania, la manie des emplois, le dédain de l’économie, le mépris de la loi, l’habitude des pronunciamientos, le besoin d’intrigues et de complots ; alors il aura fait une œuvre vraiment utile et patriotique, et nous ne lui marchanderons pas les éloges que trop de raisons nous commandent de ne lui accorder qu’avec réserve aujourd’hui.


L. LOUIS-LANDE.