Le Roman russe contemporain – Alexandre Hertzen

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Le Roman russe contemporain – Alexandre Hertzen
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 316-342).


LE
ROMAN CONTEMPORAIN
EN RUSSIE


M. ALEXANDRE HERTZEN.


I. Dilettantism ve naouké (le Dilettantisme dans la science), Saint-Pétersbourg, 1842. — II. Pisma ob izoutchénii prirody (Lettres sur l’Étude de la Nature), Saint-Pétersbourg 1845-46. — III. Kto Vinoval (À qui la faute ?), Saint-Pétersbourg 1847. — IV. Prervannyé raskazy (Récits interrompus), Londres 1854. — V. Écrits politiques, Londres et Paris 1852-54.

Un des traits caractéristiques de la littérature contemporaine en Russie, c’est la double tendance d’imitation et d’émancipation qui la place tour à tour sous l’influence des écrivains étrangers et sous l’empire des traditions nationales. C’est dans le roman surtout que cette double tendance se manifeste, et nul ne représente mieux peut-être ce combat entre deux élans contradictoires que l’homme dont nous voudrions aujourd’hui apprécier les travaux. Tout en marchant avec résolution dans la voie d’études nationales ouverte par Gogol, M. Alexandre Hertzen est toujours resté singulièrement accessible à l’action des littératures occidentales, de la littérature allemande surtout. Il a préludé à ses récits par des essais sur la philosophie hégélienne, et leur a donné depuis pour corollaires des pamphlets politiques. C’est du conteur que nous avons surtout à nous occuper ici ; mais, pour comprendre pleinement cette bizarre physionomie, il faut bien suivre le penseur et le publiciste dans leurs écarts, avant de faire connaître les créations du romancier. Telle est la marche que nous adopterons, et la vie de l’écrivain devra précéder l’appréciation de ses œuvres.


I.

Le contraste du génie rêveur de l’Allemagne et du génie russe, tel est le côté original des écrits de M. Alexandre Hertzen. Quoique Russe de naissance, il est fils d’une Allemande, et ainsi s’explique un fonds de mélancolie qui persiste chez lui malgré l’humeur satirique du romancier, malgré l’exaltation du publiciste. Les écrivains français du dernier siècle ont eu aussi, concurremment avec Hegel, leur part d’action sur cette mobile intelligence, et c’est à son commerce avec les philosophes ou les romanciers précurseurs de la révolution française que M. Hertzen doit en grande partie la précision, la vivacité militante qui caractérisent son style. Qu’on se figure tous ces élémens disparates, — Philosophie allemande, littérature française, esprit russe, — venant se disputer la pensée d’un jeune élève à l’université de Moscou, et l’on aura l’idée des études laborieuses et inquiètes au milieu desquelles se forma M. Hertzen.

Imprudemment initié à un monde si différent de celui où il était appelé à vivre, le jeune admirateur de Hegel et des encyclopédistes contracta bien vite les habitudes d’opposition dont ses écrits ont gardé l’empreinte. Avant d’avoir terminé entièrement ses études à l’université de Moscou, dont il fut un des plus brillans élèves, Alexandre Hertzen ne craignit pas de se poser en adversaire déclaré des principes politiques et des usages traditionnels de son pays. Les propos qu’il tenait furent signalés au gouvernement, et l’étudiant fut arrêté avec quelques-uns de ses condisciples. Après un emprisonnement assez long, les inculpés furent condamnés à l’exil en Sibérie. On les amène entourés de gardes devant le gouverneur militaire de la ville, et la rigoureuse sentence leur est signifiée. Ils l’écoutent et restent silencieux. Tout à coup l’un d’entre eux, jeune homme-au regard intelligent et fier, sort des rangs ; il s’avance la tête haute et d’un pas assuré. Que veut-il ? Ce n’est point, vous le croirez sans peine, l’indulgence du gouverneur qu’il va solliciter ; non, il lui déclare que, n’ayant rien à se reprocher, il serait heureux de connaître les motifs du châtiment qu’on juge à propos de lui infliger. Ce jeune homme, on l’a deviné, c’est Hertzen. — Heureusement cette audacieuse sortie n’aggrava nullement ses torts aux yeux du gouvernement russe, comme on serait tenté de le supposer. Bien mieux, la peine qu’il avait encourue fut abaissée d’un degré, et au lieu d’être transporté au milieu des neiges éternelles de la Sibérie, M. Hertzen fut relégué dans l’une des villes occidentales de l’empire, à Perme, et autorisé à y entrer au service civil. Plus tard, nous le voyons, à Novgorod et à Pétersbourg même, occupant divers postes administratifs et judiciaires.

Cette vie, commencée à l’université sous l’influence des principes philosophiques du XVIIIe siècle, se continuait ainsi au milieu d’une des classes de la société russe qui prête le plus à la critique d’un esprit formé à pareille école. Nous voulons parler de la classe administrative, que M. Hertzen observa dès lors avec assez d’attention pénétrante pour nous en laisser plus tard des portraits fort ressemblans. À propos des fonctions administratives remplies par M. Hertzen, il est un fait que nous devons aussi noter comme caractérisant la société russe : quoique employé du gouvernement, quoique chargé souvent, en cette qualité, de fonctions assez importantes, M. Hertzen n’en demeurait pas moins sous la surveillance de la police, et il persistait à ne point se montrer indigne de cette distinction onéreuse. Une position aussi étrange s’explique par ce mélange de tolérance et de sévérité qui se remarque chez tous les peuples slaves : elle ne pouvait que fortifier les dispositions ironiques qui s’unissaient chez M. Hertzen à l’instinct du récit et de l’observation.

La pénible initiation que le gouvernement russe imposait à ce caractère si peu disciplinable touchait enfin à son terme. Un jour, et à son grand étonnement sans doute, M. Hertzen apprit qu’il était autorisé à quitter l’administration. La nouvelle situation où M. Hertzen se trouva brusquement placé servit du moins à lui révéler la société russe sous un nouvel aspect. Dans tous les autres états despotiques, il peut arriver sans doute qu’une personne dont les opinions sont suspectes au pouvoir inspire beaucoup d’intérêt en raison de ses qualités personnelles, mais chacun s’en éloigne prudemment et craint surtout de lui donner publiquement une preuve de sympathie. Telle est du moins la disposition qu’on observe chez les plus rapprochées du pouvoir par leur fortune ou leurs emplois. Les hommes des classes inférieures en Russie sont beaucoup moins prudens, et M. Hertzen eut occasion de s’en convaincre au moment où il se disposait à quitter le poste administratif qui n’exigeait plus sa présence à Novgorod pour se rendre à Moscou auprès de tes amis. Contre l’habitude des employés du gouvernement, M. Hertzen ne s’était pas enrichi au service, et il reconnut, à son grand désespoir, que les frais du voyage qu’il voulait entreprendre dépassaient de beaucoup les ressources dont il disposait. On l’apprit dans la ville ; le lendemain, un inconnu, un obscur bourgeois du lieu, vint à trouver de la part de ses confrères, et lui offrit généreusement une somme assez considérable dont il refusa même d’accepter un reçu. Heureusement ce se secours lui fut inutile : M. Hertsen put as rendre à Moscou sans recourir à ce moyen extrême, et Il y passa quelque temps, exclusivement occupé de travaux littéraires ; puis il obtint sans trop de difficulté d’aller courir l’Europe en pleine liberté.

À partir de cette époque, M. Hertzen a vécu tour à tour en France et en Angleterre. Après avoir suivi avec intérêt dans notre pays les émouvantes péripéties de l’année 1848, il a parcouru l’Europe méridionale. Enfin nous le retrouvons depuis quelques années établi à Londres, montant une imprimerie destinée à lancer sur la Russie toute espèce d’écrits incendiaires ; mais les espérances politiques qu’il avait nourries durant tant d’années sont déçues, et les ennuis de l’exil commencent à se faire sentir. On le reconnaît aux sarcasmes qui débordent de sa plume et à la violence des appels révolutionnaires qu’il adresse à ses compatriotes[1]. Hâtons-nous de le dire, M. Hertzen, quoiqu’il fasse maintenant cause commune avec les ennemis les plus acharnés de son pays, ne saurait être placé sur le même rang que la plupart des écrivains politiques qui s’attachent depuis peu à dénigrer la Russie. Il n’obéit qu’à ses convictions, et ceux mêmes qui le jugent à cet égard avec le plus de sévérité n’hésitent point à lui accorder leur estime, car l’intérêt personnel ou le désir d’égarer l’opinion publique n’entre pour rien dans les actes qu’on lui reproche. Ce n’est point sans un profond regret, nous sommes autorisé à le soupçonner, qu’il se croit obligé, pour rester fidèle à ses principes politiques, de se poser en agitateur vis-à-vis d’un pays où il est né, vers lequel le reporte sans cesse le souvenir des plus belles années de sa vie, et où il compte encore un grand nombre d’amis sincères et dévoués.

Ainsi des études universitaires accomplies surtout sous l’action des doctrines du XVIIIe siècle combinées avec celles de Hegel, plus tard des fonctions administratives qui placent un jeune penseur épris de l’idéal en présence des plus tristes réalités de la vie russe, enfin des années d’exil passées au milieu des agitations révolutionnaires de l’Europe, voilà jusqu’à présent les trois périodes qu’on peut noter dans la vie de M. Hertzen. Comment a pu se former le romancier au milieu de tant de troubles et d’influences contraires ? Nous ne nous bornerons pas à répondre à cette question par l’analyse même des principaux récits de M. Hertzen : nous achèverons le portrait de l’homme en interrogeant les écrits philosophiques et politiques qui portent mieux encore que ses romans l’empreinte des agitations de sa vie.

Les premiers écrits de M. Hertzen remontent à 1842. Il débuta par une série de lettres insérées dans un recueil russe et intitulées : Dilettantism ve naouké (le dilettantisme dans la science). L’auteur les signa du nom d’Iskander[2], pseudonyme qu’il a conservé en Russie pour toutes ses autres productions. La question que traite M. Hertzen n’est point sans intérêt de nos jours. Partisan déclaré du système philosophique de Hegel, il se place hardiment au point de vue de ce penseur célèbre, et apprécie les adversaires de la science moderne. « Considérée dans son ensemble, nous dit-il, la science moderne s’est imposé pour tâche de concilier les esprits ; mais parmi ceux qui l’envisagent ainsi, les uns la rejettent sans la comprendre, les autres l’acceptent littéralement et d’une façon superficielle ; le nombre de ceux qui s’attachent à l’approfondir comme elle le mérite est des moins considérables. » Après avoir défini avec soin ces différentes catégories d’esprits, soit ennemis déclarés, soit amis plus ou moins sérieux de la science, M. Hertzen les passe successivement en revue. On le voit apporter dans la discussion de tant de doctrines contraires un fonds de connaissances littéraires et scientifiques qui, en Russie surtout, n’est point chose commune, relevé par une tournure d’esprit vive et railleuse. L’auteur apprécie très judicieusement le caractère de ses compatriotes. Rien de plus vrai, par exemple, que les remarques suivantes :


« Un des traits particuliers aux Russes, nous dit-il, c’est l’extrême facilité avec laquelle ils s’approprient les travaux des savans étrangers. Le mot facilité est même beaucoup trop faible ; ils font preuve à cet égard d’une habileté, d’une souplesse d’esprit qui n’est pas un des côtés les moins curieux de leur caractère national. Malheureusement ce mérite ne saurait compenser une imperfection des plus graves ; ils profitent rarement des études auxquelles ils se livrent ainsi. Que d’autres retirent les charbons ardens du foyer ; il leur semble fort naturel que l’Europe consacre son sang et ses sueurs à la recherche de la vérité. À elle les souffrances d’une longue gestation, d’un enfantement douloureux, d’un long allaitement ; quant à eux, ils en recueilleront volontiers le fruit. Pourquoi pas ? Ils ne se doutent point que ce fruit ne saurait Jamais être qu’un enfant d’adoption sans aucun rapport de parenté avec eux… Une foule de connaissances sérieuses se sont à la vérité répandues très promptement en Russie, mais elles y demeurent stériles, tant pour chaque individu en particulier que pour tout le pays. On s’imagine parmi nous qu’il est possible de saisir l’érudition au vol comme une mouche ; puis, une fois la main ouverte, les uns reconnaissent à leur grand étonnement qu’elle est vide, d’autres pensent de bonne foi qu’ils tiennent l’absolu ! »


Ailleurs M. Hertzen revient encore sur ces réflexions, et il les présente d’une façon moins abstraite :


« Nous sommes omnivore, et cela non-seulement au physique, mais au moral. Comme dans les venus, nous acceptons, à titre d’héritage, tout ce que les autres peuples veulent bien nous léguer ; mais nous le recevons comme si c’était un bien étranger. Il ne nous paraît nullement indispensable, et nous ne pensons pas en tirer grand profit ; mais nous l’acceptons néanmoins pour constater nos droits et ne point rester en arrière des autres peuples. C’est ainsi qu’autrefois nous allions aux assemblées[3], non point pour nous divertir, mais par devoir. »


Les observations sur les mœurs russes, venant ainsi se mêler aux considérations philosophiques, firent la fortune des lettres sur le Dilettantisme dans la science. Encouragé par ce premier succès, le jeune écrivain ne tarda pas à faire paraître, sous le titre de Pisma ob izoutchénii prirody (lettres sur l’étude de la nature), une nouvelle série d’essais qui furent également publiés dans un recueil pendant le cours de l’année 1845-46. Reprenant l’histoire du mouvement scientifique depuis le monde grec jusqu’à nos jours, M. Hertzen essaie de démontrer que l’antagonisme de la science et de la philosophie s’efface de plus en plus. Quelques pages sur le contraste du christianisme naissant et les derniers efforts du paganisme peuvent être comptées sans contredit parmi les meilleurs fragmens historiques qu’ait inspirés ce grand sujet. Il est trop aisé malheureusement de reconnaître dans ces études l’esprit de l’école philosophique que l’on a désignée pendant longtemps sous le nom de gauche hégélienne. La nature et l’homme y jouent un rôle important ; le système du docte professeur de l’université de Berlin est interprété dans le sens des disciples qui prétendent non pas seulement continuer, mais réformer l’œuvre du maître. Lorsque, arrivant à Bacon et à Descartes, M. Hertzen rappelle les paroles suivantes de Hegel : « Nous pouvons enfin dire que nous sommes chez nous et crier terre ! » il ajoute : « Nous aussi, nous répéterons ces paroles, mais en leur prêtant un tout autre sens. Pour Hegel, cette époque philosophique est comme une sorte de plage à laquelle la pensée aborde, et où il va commencer à régner. Ce n’est point ainsi que nous considérons la philosophie moderne ; nous y avons pris terre, il est vrai, mais nous sommes portés à la repousser du pied et à voguer vers d’autres rivages au premier souffle favorable, en lui jetant un adieu pour prix des instans de repos que nous y avons goûtés. » Comme Feuerbach et presque dans les mêmes termes, M. Hertzen, qui a très sincèrement embrassé, on le voit, le nouveau schisme philosophique, reproche à son ancien maître de n’avoir point oublié qu’il portait le costume des professeurs de l’université royale de Berlin, et d’être souvent en contradiction flagrante avec lui-même. Moins brillantes que les essais sur le Dilettantisme scientifique, les Lettres sur l’étude de la nature contribuèrent cependant beaucoup à répandre en Russie les idées de Hegel et de ses disciples. Un regret toutefois pouvait saisir le lecteur : pourquoi le spirituel écrivain ne consacrait-il point toute sa vigueur d’esprit à une œuvre de pure imagination ? La littérature russe aurait compté un beau roman de plus, et ce n’était point là un résultat à dédaigner.

M. Hertzen sembla comprendre ce que le public attendait de lui : des romans, des nouvelles se succédèrent bientôt, montrant sous les aspects les plus variés le talent qu’on n’avait vu se produire encore que sur le terrain des discussions abstraites. Nous l’avons dit, nous ne voulons aborder chez M. Hertzen l’appréciation du romancier qu’après avoir pleinement indiqué la valeur du publiciste. Nous nous bornons pour le moment à nommer À qui la faute ? le Docteur Kroupof, romans qui fondèrent la popularité de M. Hertzen, et qui remplirent, avec diverses nouvelles, l’époque de sa vie comprise depuis son départ de Russie jusqu’à son installation définitive à Londres. À partir du séjour à Londres et même un peu avant déjà, c’est l’écrivain politique qui prévaut sur le romancier, comme après le départ de l’université le disciple de Hegel s’était un moment seul révélé. Les écrits politiques de M. Hertzen, rapprochés de ses écrits philosophiques, nous aideront à préciser en quelque sorte le singulier milieu dans lequel s’est produite l’œuvre du conteur.

Les écrits politiques publiés en russe à Londres par M. Hertzen méritent surtout d’être interrogés comme offrant les libres jugemens d’un esprit inquiet, mais généreux et sincère, sur un pays qui souffre peu de telles révélations. M. Hertzen explique lui-même, dans une note accompagnant une de ses nouvelles qu’il n’a point terminée (le Devoir avant tout), les motifs qui l’ont décidé à écrire hors de son pays.


« J’envoyai, dit-il, la première partie de cette nouvelle à Pétersbourg au commencement de l’année 1848. Quoiqu’elle eût déjà été annoncée à plusieurs reprises dans une revue, on en défendit la publication ; mais il y avait alors à Pétersbourg un redoublement de sévérité en fait de censure. Indépendamment du comité de censure ordinaire, le gouvernement venait encore de créer un bureau de censure militaire qui comptait dans son sein des généraux aides de camp de l’empereur, des lieutenans-généraux, des intendans généraux, des ingénieurs, des artilleurs, des officiers d’état-major et de la suite impériale, des officiers de place, deux moines et un prince tatare, le tout sous la présidence immédiate du ministre de la marine. Ce comité supérieur était chargé d’examiner les livres, les auteurs et même les censeurs ordinaires ; il avait pour guide les règlemens militaires de Pierre Ier et le Monocanon grec. Conformément à l’esprit de ses codes, cette censure de siège fit défense expresse de publier quoi que ce puisse être de ma façon, quand même je traiterais des avantages de la police secrète et de l’absolutisme, ou de l’utilité que présentent le servage, les châtimens corporels et le recrutement. Cet arrêt du haut comité me fit comprendre qu’il n’y avait plus possibilité de tenir la plume en Russie, et que les auteurs n’avaient d’autre parti à prendre que d’écrire hors du pays. »


Les Souvenirs de voyages, que M. Hertzen écrivit à Paris en 1847, sont d’agréables récits qui se rapprochent de ses romans plutôt que de ses essais politiques. Deux petits volumes allemands, dont l’un est intitulé de l’Autre Bord, et le second Lettres de France et d’Italie[4], se détachent au contraire du groupe des œuvres d’imagination, et ils nous placent sur le terrain des luttes contemporaines. Le premier se compose d’une série de fragmens dont les titres sont des plus poétiques ; c’est avant l’orage que l’auteur s’adresse à nous, ou bien c’est une consolation qu’il nous promet, mais rien de plus trompeur. Au lieu de nous décrire dans ces pages quelques scènes romanesques, M. Hertzen ne songe qu’à faire briller la vigueur, la souplesse de son esprit, et c’est à grand renfort de syllogismes qu’il prétend calmer les mystérieuses inquiétudes qui préoccupaient alors tous les penseurs. Ces causeries philosophiques devaient plaire en Allemagne ; elles y furent en effet très bien accueillies. Dans ses Lettres de France et d’Italie, M. Hertzen s’abandonne beaucoup moins à la dialectique ; il ne quitte presque point terre et nous donne le récit émouvant des troubles révolutionnaires qui agitaient alors la France, l’Italie et quelques autres pays. L’exilé russe avait fondé de grandes espérances sur ces événemens, et il déplora avec amertume la triste direction qui leur fut bientôt imprimée.

Des écrits exclusivement politiques suivirent ces études, où le penseur apparaissait encore à côté du tribun. Parmi les écrits de cet ordre que M. Hertzen publia en français, on distingua surtout une lettre fort spirituelle adressée à M. Michelet, en réponse à des assertions erronées émises sur la Russie par le célèbre historien, et un volume qui a pour titre : du Développement des Idées révolutionnaires en Russie. Dans ce dernier ouvrage, l’auteur s’efforce de prouver que la Russie est sur un volcan ; mais on peut lui récuser le droit de l’affirmer, comme il le fait, pour deux motifs : c’est d’abord qu’il n’habite point le pays, et ensuite qu’en Russie, comme dans tous les états despotiques, il est absolument impossible de connaître l’opinion publique. Qu’il y ait aujourd’hui en Russie des fermens révolutionnaires, cela n’est point douteux. Depuis que le monde existe, il n’y a point de pays au sein duquel des élémens de cet ordre n’aient sourdement couvé en tout temps, et il en sera toujours ainsi ; mais personne, nous le répétons, et l’auteur moins que tout autre, ne saurait de nos jours avancer rien de précis à cet égard, relativement à la Russie. M. Hertzen n’a pas su se tenir suffisamment en garde contre certaines exagérations propagées par la malveillance ou la crédulité. Est-il bien certain, par exemple, que le nombre des seigneurs russes assassinés annuellement par leurs serfs soit, comme il le rapporte, de soixante à soixante-dix en moyenne ? Nous avons eu l’occasion de vérifier ce chiffre, il y a quelques années, en Russie même, et nous avons pu nous assurer que la moyenne en question était de seize par an. M. Hertzen l’a donc plus que triplée. Ce n’est pas à dire pour cela, bien entendu, que cet essai sur les Idées révolutionnaires en Russie n’ait aucune valeur. Comme dans toutes les autres productions de M. Hertzen, les aperçus profonds et surtout les saillies heureuses ne manquent pas. Ajoutons que le caractère de la race slave et le rôle que la Russie a rempli dans le passé sont également appréciés avec une remarquable justesse ; mais on trouvera sans doute que M. Hertzen est moins digne d’éloge lorsqu’il dépose la plume de l’historien pour prendre la parole en prophète, comme il le fait plus d’une fois. Citons, entre autres prédictions de ce genre, un curieux passage de la dernière édition de ce livre où l’auteur traite, d’une façon qui paraîtra passablement cavalière, la question qui tient aujourd’hui tous les esprits en suspens.


« L’empereur Nicolas peut, exécuteur des hautes œuvres dont le sens lui échappe, humilier à volonté l’arrogance stérile de la France et la majestueuse prudence de l’Angleterre ; il peut déclarer la Porte russe et l’Allemagne moscovite. Nous n’avons pas la moindre pitié pour tous ces invalides ; mais ce qu’il ne peut pas, c’est empêcher qu’une autre ligue ne sa renne derrière lui ; ce qu’il ne peut pas empêcher, c’est que l’intervention russe ne soit le coup de grâce pour tous les monarques du continent, pour toute la réaction, le commencement de la lutte sociale, armée, terrible, décisive.

« Le pouvoir Impérial du tsar ne survivra pas à cette lutte. Vainqueur ou vaincu, il appartient au passé ; il n’est pas russe, il est profondément allemand, allemand byzantinisé : il a donc deux titres à la mort.

« Et nous avons, nous, deux titres à la vie, — l’élément socialiste et la jeunesse.

« Les jeunes gens meurent aussi quelquefois, me disait à Londres un homme très distingué avec lequel nous parlions de la question slave. — C’est certain, lui répondis-je ; mais ce qui est beaucoup plus certain, c’est que les vieillards meurent toujours. »


Parmi les divers écrits politiques publiés dernièrement en russe par M. Hertzen figure encore un chaleureux appel à ses compatriotes en faveur de l’émancipation de la Pologne ; il a pour titre : Les Polonais nous pardonnent, M. Hertzen, diront les Russes, aurait pu choisir un titre plus heureux, et en effet il n’est point nécessaire de remonter bien haut dans l’histoire de Russie pour savoir que les Polonais ont été pour le moins aussi impitoyables que leurs voisins chaque fois que le sort les a favorisés dans la lutte qui depuis tant de siècles divise les deux pays. Nous préférons de beaucoup, parmi ces petits essais, celui que M. Hertzen a intitulé la Propriété baptisée. C’est, on le comprend de reste, le servage que l’auteur prend à partie, et il le combat sans ménagement. Néanmoins le publiciste russe nous permettra d’observer à ce propos que dans toutes ses dernières compositions il nous paraît avoir dépassé les bornes que l’on assigne ordinairement à la critique. Le bon droit et la dignité du langage peuvent fort bien se concilier, même en matière politique.

Nous croyons en avoir dit assez pour caractériser un côté qui est après tout secondaire dans le talent de M. Hertzen ; voyons-le sous un aspect plus favorable. — C’est au romancier de nous faire oublier les exagérations de l’écrivain politique.


II.

Avant M. Hertzen, Nicolas Gogol avait dévoilé avec une singulière hardiesse quelques-unes des plaies de la société russe. C’étaient les rangs inférieurs de la noblesse provinciale qu’il avait surtout étudiés. Le principal roman de M. Hertzen, — À qui la faute ? — est aussi un tableau de la vie de province en Russie, mais c’est dans l’intérieur d’un propriétaire russe de haut parage que M. Hertzen nous introduit. Suivons le romancier. Qu’on ne s’attende point à être surpris par des incidens imprévus. L’action est simple, mais la plupart des figures qu’il fait passer sous nos yeux sont d’une vérité frappante. Les détails de mœurs sont retracés avec une précision extrême. Quant à certaines attaques contre le mariage qu’on peut remarquer avec surprise, il faut, pour les comprendre, se reporter à l’époque où paraissait le roman. Déjà l’écrivain russe avait pu lire d’autres romans français où l’institution du mariage était assez vivement attaquée. Il faut se rappeler aussi que M. Hertzen est un jeune hégélien. Ces observations faites, il ne reste qu’à entrer dans le récit.

Les premières scènes du roman se passent dans la résidence seigneuriale d’un riche propriétaire, Alexis Abramovitch Négrof, général en retraite, vivant au fond de ses terres avec sa femme et ses enfans. Un jeune instituteur russe, que le général a fait venir de Moscou, vient d’arriver. Il s’appelle Dmitri Vladimirovitch Kroutsiferski. Le général fait à l’instituteur une réception assez peu courtoise. Quelle est cependant l’histoire de ces deux personnages ? — Le romancier a soin de nous la faire connaître aussitôt après nous les avoir présentés.

Dmitri a longtemps vécu au sein de sa famille. Fils d’un médecin de province et d’une honnête Allemande, il était alors un enfant timide, doux et d’une constitution délicate. Plus tard, à l’université, il fut soutenu par un seigneur russe qui l’avait pris en amitié, et il s’y distingua par son application. Quatre ans après, quand il en sortit, jeune homme élancé, aux yeux bleus, au maintien modeste, il offrait le type de ces laborieux instituteurs d’Allemagne qui semblent nés pour l’existence calme et obscure qu’on mène dans les villes universitaires de ce pays. Cependant son sort devait être bien différent Quelque honorable que soit le titre de candidat qu’il a obtenu en quittant l’université, Dmitri se trouve bientôt dans le plus complet dénûment. Pour surcroît de malheur, il reçoit une lettre de son père qui lui demande des secours. Comment faire ? — Dmitri s’est vainement adressé à un professeur qui le protège, et dont il n’a reçu que des conseils : il se jette en pleurant sur son lit. En ce moment paraît devant lui un personnage fort singulier. C’est évidemment un provincial. L’énorme visière de sa casquette ombrage une figure enluminée, mais qui exprime la bonté et une tranquillité d’âme parfaite, n porte une redingote marron avec un collet à l’ancienne mode, et tient à la main une canne en bambou.


« — C’est vous qui êtes M. Kroutsiferski, candidat de l’université ? dit-il en s’avançant.

« — Oui, répondit Dmitri, à votre service.

« — Voici ce qui m’amène, monsieur Kroutsiferski ; mais je vous demanderai la permission de m’asseoir ; Je suis venu à pied, et d’ailleurs mon âge me donne le droit de ne pas me gêner avec vous. Je suis le docteur en médecine Kroupof, inspecteur des institutions médicales de l’arrondissement de ***, continua-t-il avec une lenteur désespérante. Je viens vous faire une proposition. » Mais ici le vieux docteur, qui était un homme méthodique, tira de sa poche une énorme tabatière qu’il posa sur la table, un mouchoir rouge qu’il plaça près de la tabatière, et enfin un mouchoir blanc avec lequel il s’essuya le front ; il aspira ensuite une prise de tabac et reprit en cet termes : « Je me rendis hier chez le professeur Antone Ferdinanedovitch, nous sommes de la même promotion ; non. Je crois qu’il est sorti un an avant mol. Oui, c’est cela ; mais n’importe, nous étions camarades et amis. Je lui ai demandé de m’indiquer un bon précepteur pour les entas du général Négrof, propriétaire de mon district. Il m’a donné votre adresse ; êtes-vous disposé à accepter cette place. »


L’épais docteur Kroupof[5] paraît à Dmitri un ange descendu du haut des cieux ; l’étudiant lui expose la triste situation dans laquelle il se trouve, et le docteur, tirant une lettre de son volumineux portefeuille, lit ce qui suit : « Proposez 2,000 roubles par an et ne dépassez pas 2,500, parce qu’un de mes voisins a un Français de Genève qu’il paie 3,000. On aura une chambre à part, du thé le matin, le service et le blanchissage suivant l’habitude ; repas à la table des maîtres. »

Dmitri demande quelles sont les connaissances exigées, parle en rougissant de la somme que l’on propose, et avoue au docteur que l’idée de vivre dans une maison étrangère l’effraie. Le docteur le rassure. « Il s’agit de donner des leçons à un enfant ; quant aux parens, vous ne les verrez qu’à table. Le général ne vous fera point tort d’un kopek, je vous le garantis. Sa femme dort perpétuellement ; c’est donc en songe seulement qu’elle pourrait vous causer quelque chose de désagréable. Enfin la maison de Négrof est sur le pied ordinaire : elle n’est ni pire ni meilleure que toutes les autres maisons de propriétaires de campagne. » Ces observations décident Dmitri, et le docteur ayant de son plein gré porté les appointemens au maximum, l’affaire est conclue.


« C’est après avoir appris à ses dépens, nous dit M. Hertzen, que les plus beaux projets et les plus belles paroles du monde ne sont jamais rien de plus, que le docteur Kroupof s’était établi à *** pour le reste de ses jours, et qu’il avait pris peu à peu l’habitude de parler d’un ton doctoral, de porter une tabatière et deux mouchoirs, l’un blanc et l’autre rouge ; mais la vie de province ne l’avait pas entièrement changé : il y avait encore chez lui un reste d’humanité, et l’on voyait même parfois briller sur le bord de ses paupières quelques petits points étincelans. Le jeune homme timide et honnête qu’il venait de rencontrer lui rappela le temps où il projetait avec le professeur Antone Ferdinanedovitch de faire une révolution dans l’art médical, et de se rendre pédestrement à l’université de Goettingue. Un sourire mélancolique contracta ses lèvres, et il se demanda s’il faisait bien de pousser ce jeune homme à accepter la triste condition de précepteur au milieu des steppes de l’Ukraine. L’idée de lui offrir quelque argent pour rester à Moscou traversa même son esprit. Il l’aurait fait assurément, il y a une quinzaine d’années, mais à son âge on a une peine extrême à délier les cordons d’une bourse. « C’est probablement sa destinée, » se dit-il, et cette réflexion philosophique calma sa conscience. Napoléon prétendait que le mot de fatalité n’avait point de sens ; c’est sans doute pour cela qu’il est si consolant…

« — Ainsi, reprit le docteur en se levant, l’affaire est entendue. Partons ensemble ; je vous donnerai avec plaisir une place dans ma voiture. »


Nous avons fait connaissance avec l’instituteur Dmitri. Donnons maintenant un regard au général Négrof. Comme la plupart des militaires russes, Alexis Abramovitch Négrof a quitté le service de bonne heure et s’est retiré dans ses terres. C’est un homme d’une forte corpulence, haut en couleur et qui depuis l’âge de dentition n’a jamais été malade. Il donne à cet égard un démenti formel au livre de Hufeland sur les moyens de prolonger la vie humaine, car il a constamment suivi un régime contraire aux préceptes que recommande le célèbre médecin. La seule maxime hygiénique dont il ne se soit jamais écarté, c’est qu’il ne faut point contrarier les fonctions digestives par des efforts d’intelligence ; s’il lui avait été donné de violer impunément toutes les autres prescriptions de l’hygiène, il le devait sans doute à cette louable coutume. Le noble général est irascible, souvent même impitoyable, non seulement dans ses paroles, mais de fait. Il n’est pourtant point cruel ; en étudiant attentivement l’expression de ses yeux clairs surmontés d’épais sourcils noirs, on reconnaît qu’il a pu être sensible dans sa jeunesse.

Le général Négrof a longtemps vécu à la campagne dans un isolement complet, passant des soins de l’agronomie à la chasse à courre ou au fusil. Les principes qu’il a adoptés en fait d’administration sont du reste fort simples : chaque matin, après avoir pris le thé, il lave la tête d’importance à son intendant. Ces séances solennelles se passent invariablement de la manière suivante : pendant que le général fume en marchant dans la salle, l’intendant paraît à la porte, son rapport à la main. Le général n’y fait aucune attention ; il continue à se promener d’un air grave. Quelquefois il s’approche d’une fenêtre et y reste longtemps, le front soucieux, le regard fixe : il lui arrive même de pousser de profonds soupirs. On pourrait croire qu’il repasse dans son esprit de grands projets, de pénibles souvenirs, et cependant il ne songe absolument à rien. Lorsqu’il a achevé de fumer sa pipe, il s’approche de l’intendant, lui prend le rapport et commence à le traiter de coquin, — «C’est fini, lui dit-il, ma patience est à bout, je vais te mettre à la basse-cour et faire ton fils soldat. — Vous êtes tout puissant, excellence, » répond l’intendant sans s’émouvoir. Il lui paraît aussi naturel d’être traité ainsi que de voler du blé, du foin ou de la paille ; cela constitue un des devoirs de sa charge. Le général en use de même à l’égard du starosta (maire) ; mais ces deux fonctionnaires n’en sont pas moins très satisfaits du maître. Quant aux paysans, il serait plus difficile de préciser la nature du sentiment qu’ils lui portent. Ce qu’exige d’eux le général avant tout, c’est une soumission absolue, une subordination militaire. Lorsqu’il visite ses champs, il ne manque pas de relever une foule de petites infractions ; mais les vols les plus scandaleux se commettent sous ses yeux, sans qu’il s’en doute, la plupart du temps, et lorsqu’il lui arrive d’en découvrir, il s’y prend si mal pour convaincre le coupable, que celui-ci en sort ordinairement blanc comme neige.

La femme du général, Glafira Ivanovna, est une riche héritière qui l’a épousé malgré la différence des âges de général avait au moment de son mariage plus de quarante ans) à cause de sa fortune et de son titre. La jeune femme paraît avoir été fort au courant de ses peccadilles de jeunesse : elle sait qu’une fille est née d’un commerce amoureux entre Négrof et une pauvre paysanne que le général, en rompant avec la vie de garçon, a mariée à un de ses valets de chambre. « Je sais tout, dit-elle à son mari quelques jours après le mariage. Alexis, promets-moi de m’accorder la demande que je vais te faire. » En homme prudent, le général se garde bien d’engager sa parole à la légère. La jeune femme continue en ces termes :


« — Je sais tout, — et s’arrêtant, elle appuya son front rougissant contre le sein de son mari, puis, s’étant remise, elle reprit sur le même ton : — Je sais que tu as une fille, fruit d’un amour illégitime. Ah ! je t’excuse ; l’inexpérience, l’entraînement de la jeunesse… Après tout c’est ta fille, ton sang coule dans ses veines ; elle te ressemble… Oh ! je t’aime ; je veux qu’elle soit ma fille : permets-moi de l’adopter, de l’élever à mes côtés… — Mais ici elle s’arrêta ; les larmes lui avaient coupé la parole.

« Le général ne s’attendait guère à pareille apostrophe, et il en parut d’abord un peu décontenancé, mais il finit par céder aux instances de Glafira Ivanovna, et la fille de la paysanne fut installée sous le toit seigneurial. La générale courut elle-même lui acheter une robe ; elle l’habilla comme une poupée, et, la pressant contre son sein, elle s’écria les larmes aux yeux : « Pauvre orpheline, tu n’as point de papa, de maman, c’est moi qui t’en tiendrai lieu ; ton papa est là-haut ! — Papa a des ailes ? » répondit la pauvre petite. À ces mots les larmes de la sensible Glafira redoublèrent. « Ah ! l’innocente créature ! » s’écria-t-elle en sanglotant. La réplique était pourtant fort naturelle : le plafond représentait, suivant l’ancienne mode, un ciel orné de quelques nuages au milieu desquels planait, à l’endroit où pendait le lustre, un petit Cupidon aux jambes ouvertes et aux yeux bandés. On baptisa cette enfant de l’amour du nom sentimental de Lioubineka[6]. Quant à sa mère, le jour où on lui enleva sa fille fut assurément le plus beau de sa vie ; elle courut tous les monastères de la ville pour y faire brûler des cierges en l’honneur de la maîtresse. »


Un séjour à Moscou de quelques années a suivi le mariage du général Négrof et de Glafira Ivanovna ; puis, l’existence de la ville leur étant devenue importune, ils sont venus se retirer à la campagne, où ils veillent à l’éducation d’un fils et d’une fille.

À côté de ces deux personnages principaux, le général Négrof et l’instituteur Dmitri, l’auteur a placé quelques figures secondaires dont il faut aussi dire un mot, car elles complètent ce tableau de l’intérieur d’une maison russe en province. Nous remarquons d’abord une vieille gouvernante française, la madame de la maison, comme disait en Russie les provinciaux. Les renseignemens que l’auteur nous fournit sur le compte de cette intéressante personne sont trop curieux pour que nous les passions sous silence. Arrivée en Russie dans les dernières années du règne de Catherine, Élisa Avgoustovna y exerça d’abord les modestes fonctions d’habilleuse attachée à la troupe des comédiens français de Saint-Pétersbourg. Son mari tenait l’emploi de second amoureux ; mais ayant été surpris un soir dans la chambre à coucher d’une actrice chez laquelle il se rendait parfois en secret, comme il convient à un homme marié, il fut jeté par la fenêtre à la suite d’une discussion qu’il eut avec un homme demeuré inconnu, et mourut des suites de cette aventure. Élisa Avgoustovna est donc restée veuve, et cela à l’âge où les femmes tiennent le plus à être mariées, c’est-à-dire vers trente ans. Quelque temps après cette catastrophe, elle est entrée comme dame de compagnie chez un paralytique, puis elle s’est placée en qualité de gouvernante dans la maison d’un homme veuf qu’elle a quitté bientôt pour une princesse, etc. On n’en finirait pas s’il fallait donner la liste de toutes les éducations qu’elle a faites ; celle des connaissances qu’elle possède est beaucoup moins considérable. La savante préceptrice n’enseigne que la grammaire française, et encore elle est loin d’en connaître à fond tous les mystères, car longtemps après qu’elle eut débuté dans cette carrière épineuse et lorsque déjà ses beaux cheveux noirs avaient complètement blanchi, il lui arrivait encore de faire des fautes d’orthographe assez grossières. Elle n’en raconte pas moins à qui veut l’entendre qu’elle a préparé pour l’université les fils d’un grand seigneur russe dont personne n’a entendu parler. C’est surtout par des mérites d’un tout autre genre qu’Élisa Avgoustovna a su mériter la confiance et l’estime des parens de ses élèves : elle se soumet par exemple, avec une rare humilité, à leurs moindres caprices, et fait preuve d’une incomparable habileté lorsqu’ils la chargent de quelque négociation officielle ou secrète. En somme, la profession ingrate qu’elle exerce ne lui est nullement pénible ; toujours souriante et tricotant, elle mène de front l’instruction de ses élèves et les petites intrigues dont on lui confie la direction, et qui, disons-le en passant, se dénouent ordinairement dans quelque chambre à coucher.

Les devoirs qu’elle remplit dans la famille Négrof sont du reste plus assujettissans que pénibles. Chaque matin elle conduit ses enfans dans la grande salle de la maison, où le général, en robe de chambre et la pipe à la bouche, accable d’injures l’intendant ou le starosta, qui comme nous l’avons dit, bravent ces orages quotidiens avec un calme et une impassibilité imperturbables. Pendant que les enfans baisent respectueusement la main de leur père, la vieille gouvernante, qui est de petite taille et extrêmement fluette, se reploie encore sur elle-même de manière à devenir presque imperceptible, et fait une profonde révérence à la Pompadour. Cette présentation accomplie, Élisa Avgoustovna n’a plus à s’occuper de ses pupilles pendant tout le reste de la matinée. La nature de ses fonctions change ; elle se transforme en dame de compagnie et suit Glafira Ivanovna à la promenade ; celle-ci sort rarement à pied, même pour aller dans la forêt voisine chercher des champignons, occupation qui est un de ses passe-temps favoris. Cette pénible excursion dure souvent une heure entière, et la générale rentre à la maison accablée de fatigue. Avant le dîner, Élisa Avgoustovna reprend ses fonctions de gouvernante : elle donne une leçon à ses élèves, mais la séance est levée à la voix du maître d’hôtel, et pendant tout le reste de la journée la vieille institutrice n’a plus d’autre tâche que de récréer ses nobles hôtes. La soirée est le moment où elle développe tout son savoir-faire ; elle a la tête pleine de petites histoires qu’elle débite avec une volubilité extrême et que le général écoute en faisant la grande patience à côté de sa femme étendue sur un divan.

Les détails que donne M. Hertzen sur la condition de Lioubineka dans la famille Négrof méritent aussi d’être recueillis ; ils caractérisent encore mieux peut-être que l’histoire d’Elisa Avgoustovna l’état moral d’une grande partie de la noblesse russe. La position de cette jeune fille, que les Négrof élèvent par charité sous leur toit, est des plus tristes. Ce n’est point que le général ni sa femme la maltraitent avec intention, mais ils l’humilient involontairement par suite de leurs préjugés et de ce défaut de délicatesse qui est le propre des natures incultes. Le général lui rappelle souvent que sans sa femme elle ne serait point demoiselle, mais femme de chambre, et ajoute, pour compléter cette petite leçon de morale, que si elle est élevée avec ses enfans, il n’y a pas moins entre elle et eux une très grande différence. La générale la traite, il est vrai, avec plus de ménagemens, elle lui témoigne même une sorte de tendresse, et a pour elle une foule de petites attentions ; mais lorsqu’une personne étrangère vient dans la maison, Glafira Ivanovna ne manque pas de lui dire en montrant la jeune fille : «C’est une orpheline que nous élevons avec nos enfans, » et cette déclaration faite, elle chuchote mystérieusement quelques mots à l’oreille du visiteur. Aussitôt que Lioubineka s’en aperçoit, elle rougit et baisse les yeux d’un air confus.

Ce personnage de la jeune orpheline et celui de l’instituteur vont dominer, on le devine, le récit de M. Hertzen. Vladimir Dmitri ne peut vivre longtemps dans l’intérieur du général Négrof sans remarquer la position qu’y tient la pauvre Lioubineka et sans éprouver pour elle un sentiment de tendre affection. La pauvre abandonnée devine bientôt de son côté les dispositions de Vladimir à son égard. Le malheur l’a mûrie depuis longtemps. Quoique parfaitement insensible en apparence aux humiliations dont on l’abreuve, elle agite en silence une foule d’idées dont le cercle n’est pas fort étendu, il est vrai, mais qui par cela même sont fort arrêtées. Que pourrait-elle faire ? Tout le monde la repousse. Elle accueille donc avec transport l’espoir d’être délivrée un jour par Vladimir de l’oppression dans laquelle on la retient. Cependant ni l’un ni l’autre n’osent se déclarer les sentimens qui les animent et dont personne ne se doute dans la maison. L’auteur indique très finement les rapports secrets qui s’établissent ainsi peu à peu entre deux êtres que le malheur rapproche. Il est probable toutefois que cette situation embarrassante se serait encore prolongée fort longtemps sans un incident imprévu qui vient fort à propos en précipiter le dénoûment.


« Un soir, Élisa Avgoustovna fit inopinément au jeune précepteur la question suivante : — Je gage que vous êtes amoureux ? — À ces mots, le novice rougit jusqu’aux oreilles. — Voyez, reprit la petite vieille, comme je suis perspicace ; voulez-vous maintenant que je vous tire les cartes ? — Le pauvre jeune homme se trouvait exactement dans la position d’un malfaiteur qui, amené devant un juge d’instruction et ignorant jusqu’à quel point la justice est éclairée sur le crime qu’il a commis, craint de se trahir par ses réponses. — Eh bien ! y consentez-vous ? — Avec plaisir, répondit le patient d’une voix tremblante. — La vieille gouvernante ne se le fit pas répéter, elle commença aussitôt le jeu, et son sourire avait quelque chose de diabolique. — Ah ! voilà la dame de vos pensées, elle repose sur votre cœur… Bien, je vous félicite ! Le valet de trèfle,… elle vous paie de retour… Mais qu’est-ce que je vois là ?… Elle n’ose pas vous l’avouer,… ni vous non plus ! Oh ! vous êtes par trop cruel ! pourquoi la laisser languir dans le doute ? qu’attendez-vous ?… — La maudite vieille continua pendant longtemps encore sur ce ton, en jetant de temps à autre sur sa victime un regard pétillant de malignité. Vladimir était au supplice, il ne savait quelle contenance garder, et ne pouvant plus y tenir, il se leva et regagna sa chambre en toute hâte. Rentré chez lui, il se prit à réfléchir aux propos de la vieille gouvernante. Comment avait-elle pu découvrir ce secret qu’il cachait avec tant de soin ? Lioubineka seule pouvait l’en avoir instruite ; mais alors elle l’avait deviné ? elle partageait l’attachement qu’il lui portait ? bonheur inattendu !. Transporté de joie par cette idée, il prit une feuille de papier et se mit en devoir d’exprimer les sentimens qui débordaient de son cœur. Il écrivit un hymne, tout un poème ; il pleurait de joie, et pendant qu’il tenait la plume, les émotions qui l’agitaient étaient comparables aux délices du paradis. Oh ! oui, il n’est point accordé à l’homme de plus grandes jouissances sur la terre, et Il ne sait pas les apprécier. Au lieu de les savourer longuement, il s’y arrêta à peine, les yeux fixés sur l’avenir. »


Dmitri est victime d’un triste quiproquo : ce n’est pas avec Lioubineka, c’est avec la femme du général que la vieille gouvernante cherche à lui ménager un rendez-vous. On devine la surprise du jeune instituteur, on devine les suites de cette triste intrigue. La réception que le général informé de cette affaire fait à Dmitri est un des meilleurs morceaux du roman. Le noble personnage nous révèle un des côtés les plus remarquables du caractère russe. Le général n’est assurément pas un homme intelligent, mais il est doué au plus haut point de cet esprit positif qui est si répandu en Russie, surtout parmi le peuple. Il y avait longtemps que le digne homme voulait se débarrasser de Lioubineka. L’idée d’obliger Dmitri à l’épouser s’était donc déjà présentée à son esprit. Il saisit avec empressement l’occasion qui s’offre de réaliser ce plan. Le mariage de Dmitri et de Lioubineka ne tarde pas à être célébré, et le bon docteur Kroupof, qui a cherché à détourner Dmitri de l’union qu’on lui impose, n’en fait pas moins son possible pour décider Négrof à doter convenablement Lioubineka. Le général ne peut se résoudre à lui donner plus de dix mille roubles, mais il se charge de l’installation du jeune ménage à ***, où Vladimir a obtenu, par son entremise, une place de maître dans le gymnase impérial. Lorsque celui-ci vient prendre congé du général avec sa femme, Négrof fait appeler un de ses domestiques, Nikolachka, jeune homme de vingt-cinq ans, mais poitrinaire, et Palachka, femme de chambre, presque défigurée par la petite vérole. Ces deux serviteurs s’étant présentés, le général prend un air grave et même sévère. « Prosternez-vous, leur dit-il, et baisez la main de Lioubove Alexandrovna et de Dmitri Vladimirovitch. Ce sont vos nouveaux seigneurs. » Et il prononce ces derniers mots d’une voix forte et avec l’inflexion qui convient à la circonstance. « Servez-les bien, et vous en serez récompensés. »


« — Et vous, ajouta-t-il en s’adressant aux nouveaux époux, traitez-les avec indulgence, s’ils se conduisent bien, et dans le cas contraire, envoyez-les-moi ; j’ai à l’usage des mauvaises têtes une gymnastique de ma façon, qui est très salutaire. Je vous les rendrai souples comme de la soie. Il ne faut pas gâter son monde, non. Voilà mon cadeau de noces. Mais comment allez-vous faire avec des domestiques libres ? Croyez-m’en : un domestique libre est un animal de la même espèce qu’un serf. Comme il n’a rien à craindre, il prend son passe-port et se met à courir les antichambres jusqu’à ce qu’il ait trouvé une place. Allons ! vous autres, dit-il éloquemment à Nikolachka et à sa compagne, saluez vos maîtres et allez-vous-en. — Les domestiques se jetèrent une dernière fois aux pieds des jeunes mariés et s’éloignèrent pour se disposer à suivre ceux-ci dans leur nouveau domicile. Quelques jours après, le général, fidèle à la promesse qu’il avait faite de veiller à l’installation de Dmitri et de sa femme, leur envoya tous les meubles hors d’usage qu’il avait dans ses greniers, une calèche qu’il avait achetée à Moscou, à l’époque de son mariage, et un vieux cheval ; mais celui-ci, ayant probablement perdu l’habitude du grand air, creva en route, et le malheureux paysan qui était chargé de le conduire en fut tellement terrifié, qu’il erra plus d’un mois dans les environs avant d’oser reparaître devant son maître. »


Avec le mariage de Dmitri, la première partie du roman est terminée. Dans la seconde, nous sommes transportés à ***, et le romancier nous décrit l’existence paisible dont y jouit le jeune ménage pendant quatre ans. L’honnête professeur a un enfant qu’il adore ; rien ne trouble la paix qui règne dans cet intérieur. Les convictions anti-matrimoniales du docteur Kroupof, commensal ordinaire de la maison, sont fortement ébranlées ; mais patience, elles vont recevoir une pleine justification. L’époque des élections de la noblesse est arrivée ; tous les propriétaires des environs accourent dans le chef-lieu du district, et nous assistons à un tableau assez curieux de la vie publique en Russie. La petite ville de ***, si calme ordinairement, devient un foyer d’intrigues dont l’auteur nous dévoile les mystères sans ménagement aucun. Ces rues boueuses, bordées de petites maisons de bois à la porte desquelles on ne rencontrait, il y a quelques jours, que des vieilles femmes se chauffant au soleil, changent complètement d’aspect, et l’on y voit maintenant passer de grotesques équipages escortés d’énormes laquais et traînés par quatre haridelles. Cependant un nouvel arrivé fixe bientôt l’attention générale. C’est un jeune noble, Voldemar Beltsof, qui revient des pays étrangers et dont la mère habite dans les environs. L’extérieur de ce jeune homme est distingué, ses traits sont beaux ; mais un sourire ironique erre perpétuellement sur ses lèvres, et son regard trahit la tristesse et l’ennui. La nuée de fonctionnaires et de seigneurs qui encombrent la ville se presse autour de lui avec une curiosité maligne, ou épie ses moindres actions ; toutes les démarches qu’il fait pour obtenir de ses concitoyens quelque poste de confiance dans l’administration du district sont commentées de mille manières. Il échoue complètement ; les élections sont finies, chacun se retire, et la ville reprend son aspect accoutumé. Seul, Beltsof est obligé de rester ; il a un procès qui exige sa présence au chef-lieu.

Ce Beltsof est le type d’une classe de gentilshommes assez commune en Russie. Après des études tour à tour dirigées vers la littérature, les beaux-arts et la science, il s’est jeté dans la vie dissipée de Saint-Pétersbourg, puis dans ces voyages à travers l’Europe qui sont une des distractions favorites de la noblesse russe. Il est revenu dans son pays ; il voudrait trouver dans la vie active une sorte de refuge contre le scepticisme qu’il a rapporté de ses voyages et qui pèse prématurément sur sa vie. Ses démarches pour obtenir un emploi ont par malheur échoué, et il reste à ***, livré à toutes les tristes inspirations du désœuvrement. Tel est l’homme que le docteur Kroupof a la fatale pensée d’introduire dans le paisible intérieur de ses jeunes amis, un jour qu’il le rencontre plus triste et plus ennuyé que de coutume dans le jardin de la ville.

Cet intérieur modeste et le calme que Beltsof y respire sont nouveaux pour un homme dont la vie s’est passée dans les salons et les boudoirs ; mais à cette première impression succède bientôt un sentiment moins excusable, et c’est la beauté de Lioubineka qui le fait naître. Comment Beltsof réussit à gagner son cœur en frappant l’intelligence naïve et curieuse de la jeune femme, c’est ce que le romancier nous apprend en faisant parler Lioubineka elle-même, qui retrace chaque soir ses sentimens de la journée. Un accord secret d’idées et de sentimens s’établit entre Lioubineka et Beltsof, comme entre elle et Dmitri dans la maison du général ; mais cette fois ce n’est point Lioubineka qui domine : elle est au contraire subjuguée par la supériorité de Beltsof, elle se sent attirée vers lui par une irrésistible puissance. Beltsof est un dialecticien habile, et en exposant ses théories sur l’amour, il réussit à jeter dans l’âme de Lioubineka un trouble dont il saura profiter. Toute la dernière partie du roman nous montre, d’un côté Beltsof et Lioubineka engagés dans une sorte de lutte où la passion est sans cesse au moment de triompher du devoir, de l’autre Dmitri atteint par la jalousie, et le docteur Kroupof assistant avec une émotion contenue à cette démonstration trop éloquente de ses doctrines contre le mariage. Enfin Beltsof se rend aux exhortations du docteur et se décide à s’éloigner : un adieu éternel est prononcé entre le gentilhomme et la femme du professeur ; mais cet héroïque sacrifice est accompli trop tard. Le calme a cessé de régner au sein de cette famille, si unie avant l’arrivée du séduisant gentilhomme. La santé de Lioubineka n’a pu résister à la crise violente qu’elle vient de traverser, et tandis qu’elle s’éteint sous l’action lente et cruelle d’une maladie de langueur, Dmitri cherche hors de sa maison l’oubli de sa douleur dans de tristes orgies. Ainsi les prédictions du docteur Kroupof se sont vérifiées ; l’épreuve du mariage s’est terminée fatalement pour Dmitri comme pour Lioubineka.

Tel est le roman qui a marqué la place de M. Hertzen, sinon parmi les conteurs les plus habiles de son pays, du moins parmi les peintres les plus exacts et les plus pénétrans de la société russe actuelle. Nous n’avons pu qu’indiquer les traits essentiels de ce récit. Ce n’est point par l’action, ce n’est point non plus par l’originalité de l’idée première, que le roman de M. Hertzen excite l’intérêt ; mais qu’on observe ces personnages, qu’on les suive dans les mille détails où le romancier s’est complu, on reconnaîtra une singulière finesse d’analyse, souvent même une remarquable verve comique, et quiconque a vécu de la vie russe rendra justice à la vérité du tableau qu’en trace M. Hertzen. Ce soin du détail, cette prédominance de l’analyse sur l’invention, ne sont pas d’ailleurs un caractère particulier à M. Hertzen, et c’est là ce qu’il importe de faire remarquer. La tendance commune des écrivains russes les porte à décrire plutôt qu’à raconter. Il se produit de nos jours en Russie une sorte de réaction contre les compositions un peu théâtrales que l’influence byronienne y avait mises à la mode pendant quelques années. Le public russe accueille aujourd’hui avec un empressement significatif des récits naturels, empruntés aux mœurs domestiques du pays, et souvent exacts jusqu’à la minutie. Ne nous en plaignons pas : on n’a commencé en France à bien connaître la Russie que depuis l’époque où la littérature russe est entrée dans cette nouvelle voie.

C’est aussi à cette tendance vers l’étude scrupuleuse de la réalité que nous devons quelques-uns des meilleurs portraits tracés dans le roman de M. Hertzen. Le personnage de Beltsof représente par exemple avec une fidélité parfaite un seigneur russe de la nouvelle génération. D’autres écrivains, Pouchkine, Lermontof, avaient déjà mis en scène de pareils héros de scepticisme et d’ironie élégante ; mais ils avaient marqué leur création d’un cachet individuel qui en altérait la vérité générale. Le Beltsof de M. Hertzen n’est point jeté dans ce moule, et il n’en est que plus vrai, plus vivant : le caractère du séducteur de Lioubineka soulève cependant une question. En opposant Beltsof au général Négrof, M. Hertzen aurait-il voulu mettre en présence la nouvelle et l’ancienne génération des nobles russes, et aurait-il songé à exalter la première aux dépens de la seconde ? — S’il en est ainsi, son intention n’a été qu’imparfaitement rendue. Sans doute Négrof est un triste exemple de sensualité brutale, mais l’élégant Beltsof est-il donc un modèle à suivre ? Vous nous le montrez, il est vrai, accomplissant un douloureux sacrifice ; mais lorsqu’il s’y décide, esprit orgueilleux et incertain, il a déjà pleinement assouvi la passion qui le domine, et le renoncement que vous lui attribuez ne saurait avoir un grand mérite. Croyez-nous, votre héros n’est qu’un raisonneur, dont l’esprit, nourri de brillans paradoxes, a étouffé la conscience. Si la vie de Négrof s’achève dans une oisiveté grossière, elle compte au moins quelques années utilement remplies. Négrof a aimé son pays et l’a servi selon ses moyens. Qu’a fait Beltsof ? Epuisé par le désœuvrement, étranger à ses compatriotes, il les fuit, il passe son temps à les décrier dans toutes les capitales européennes, et quand il revient dans son pays, la force lui manque pour aborder résolument la vie active, pour donner à ses facultés brillantes une direction utile. Si Pierre le Grand revenait au monde, à coup sûr il verrait avec chagrin ce qu’est devenue la noblesse russe. Elle n’a point su, à son exemple, tirer des civilisations occidentales ce qu’elles contiennent d’élémens salutaires ; elle n’a mordu au fruit de l’arbre de science que pour en savourer le poison, et si elle a dépouillé les mœurs grossières de ses ancêtres, c’est pour copier les sociétés étrangères dans ce qu’elles ont à la fois de plus superficiel et de plus corrompu. Si donc M. Hertzen a voulu sacrifier l’ancienne noblesse à la nouvelle, son livre même va contre cette intention, et le romancier n’a réussi qu’à nous rendre également haïssables l’égoïsme grossier dans l’une, le scepticisme et la corruption dans l’autre.

Ce que nous avons dit suffit pour montrer que M. Hertzen possède la veine du roman satirique. Ce serait cependant mal comprendre son talent que de ne l’envisager que sous cet aspect. Il y a en lui, avons-nous dit, un fonds de mélancolie allemande qui se mêle à l’esprit russe. Un autre roman, le Docteur Kroupof, nous montre surtout ce côté gracieux et original de son talent. Les conversations du vieux docteur, ses souvenirs, ses observations, tel est le cadre choisi par le romancier pour mettre en scène quelques épisodes comiques ou touchans, et la conclusion de cette revue humoristique, c’est que la folie existe à l’état latent chez la plupart des hommes. C’est à cet ensemble de tableaux, empreints à la fois d’ironie et de sensibilité, que nous empruntons quelques pages qui montrent assez bien son double caractère de penseur et d’écrivain. C’est le docteur qui raconte un souvenir de sa jeunesse, et qui, en traçant le portrait d’un pauvre idiot, explique les raisons qui l’ont entraîné vers l’étude de la médecine, comme vers le meilleur moyen de pénétrer le secret des infirmités humaines.


« Je suis né dans un village seigneurial situé sur les bords de l’Oka. Mon père était diacre. À côté de la petite maison que nous habitions vivait le sacristain, homme pauvre, malingre et chargé d’une nombreuse famille. Dans le nombre des huit enfans dont le ciel l’avait gratifié, il y en avait un qui était du même âge que moi. Nous grandissions ensemble, et je jouais tous les jours avec lui devant la maison, dans le verger ou dans le cimetière. J’étais extrêmement attaché à mon petit camarade ; je partageais avec lui toutes les friandises qu’on me donnait, et je volais même à son intention des morceaux de gâteau servis par ma mère, du kacha[7], et je lui passais tout cela par-dessus la haie. On avait surnommé mon ami — Lévka, le Louche, et en effet il louchait un peu. Plus j’y pense, et plus il me paraît évident que le fils du sacristain était un enfant extraordinaire. À six ans, il nageait comme un poisson, il grimpait aux arbres les plus élevés, allait souvent seul à plusieurs verstes de la maison, et traversait les bois les plus épais aussi tranquillement que la cour de la maison. Il n’avait peur de rien, et les moindres sentiers du pays lui étaient connus ; mais avec tout cela il était d’une distraction extrême et même tout à fait borné… À huit ans, on nous mit à la grammaire, et quelques mois après, je lisais couramment les psaumes ; mais Lévka ne savait pas encore épeler. La grammaire bouleversa complètement son existence. Tous les moyens auxquels le sacristain eut recours pour rompre cette intelligence rebelle demeurèrent sans succès. Il avait beau priver Lévka de nourriture, quelquefois un jour entier, le fouetter avec tant de force qu’on voyait encore les traces de ces flagellations quinze jours après, l’enfermer pendant vingt-quatre heures dans un cabinet obscur : rien n’y pouvait ; Lévka ne devenait pas plus savant. Seulement ces mauvais traitemens firent une profonde impression sur lui ; il les subissait avec un sentiment de haine concentrée.

« Depuis ce moment il commença à maigrir, et sa physionomie, qui jusqu’alors avait exprimé une innocente gaieté et l’insouciance de son âge, devint sombre comme celle d’un animal sauvage effarouché. La présence de son père lui inspirait un mouvement de crainte mêlé d’aversion. Après l’avoir tenu à ce régime pendant quelques années, le sacristain finit par le considérer comme un idiot et lui donna pleine liberté.

« Le pauvre Lévka en profita. Il disparaissait souvent des journées entières, et lorsqu’il rentrait à la maison pour se chauffer ou se mettre à l’abri du mauvais temps, il s’asseyait dans un coin et n’ouvrait pas la bouche. Quelquefois cependant il lui arrivait de prononcer des mots inarticulés dont personne ne comprenait le sens. Il n’aimait que deux êtres au monde, moi et un petit chien dont la propriété lui était acquise de bon droit. Pendant qu’il était un jour couché sur le sable au bord de la rivière, il vit un jeune paysan jeter quelque chose dans l’eau ; c’était le petit chien en question auquel on avait attaché une pierre au cou. Prompt comme l’éclair, Lévka plongea dans l’endroit où le pauvre animal venait de disparaître et le rapporta sain et sauf sur le rivage. Depuis ce jour, ils ne s’étaient plus quittés.

« À l’âge de douze ans, on m’envoya au séminaire, et je ne revins à la maison que trois ans après, pour les vacances. Le lendemain de mon arrivée, je mis mon habit neuf et me disposai à aller revoir les lieux que j’avais si souvent parcourus jadis. À peine étais-je hors de la cour, que j’aperçus Lévka ; il se tenait près de la baie, à l’endroit même où j’avais l’habitude de lui donner des gâteaux. Il courut à moi avec une telle précipitation que mes yeux se remplirent de larmes. — Séneka, me dit-il, j’ai attendu Séneka toute la nuit ; c’est Groucha qui m’a dit hier au soir que Séneka était arrivé. — Et tout en parlant ainsi, il me caressait comme une petite bête fauve avec une sorte de câlinerie sauvage ; puis il me regarda fixement, et me demanda : — Tu n’es pas fâché contre moi ? Tout le monde en veut à Lévka ; ne me gronde pas, Séneka, je me mettrais à pleurer, ne me gronde pas. Je t’ai attrapé un écureuil.

« Je serrai l’idiot dans mes bras ; ce mouvement d’intérêt le surprit tellement qu’il se mit à sangloter, et saisissant une de mes mains, il la couvrit de baisers, mais avec une telle ardeur, qu’il m’était impossible de la retirer.

« — Allons dans le bois, lui dis-je.

« — Oui, allons bien loin, me répondit-il, derrière le ravin, il fait bon là.

« Nous partîmes ; il me conduisit à trois verstes de là, au travers des bois. Après avoir marché longtemps, nous débouchâmes enfin au sommet d’une colline, devant une plaine arrosée par l’Oka, et qui embrassait plus de vingt verstes d’étendue ; c’était un des plus beaux sites que j’aie jamais vus.

« — On est bien ici, me dit-il, très-bien.

« — Pourquoi cela ! lui demandai-je avec curiosité.

« Il me regarda d’un air indécis, ses traits prirent une expression de souffrance, puis branlant la tête : — Lévka ne sait pas, me répondit-il, il fait bon ici ; c’est tout.

« Depuis ce jour, Lévka m’accompagna dans toutes mes promenades ; il avait pour moi un attachement dont il est impossible de se faire une idée ; mais ce sentiment était bien naturel : j’étais le seul qui lui témoignât de l’intérêt dans le village. Ses parens en étaient honteux ; tous les petits paysans le tourmentaient sans cesse, et même les hommes d’un âge mûr ne se faisaient pas faute de le taquiner et de l’humilier, tout en disant, bien entendu : On ne doit point faire de peine aux idiots ; ce sont les enfans de Dieu. — Aussi évitait-il ordinairement de traverser le village. Lorsqu’il lui arrivait de passer dans la rue, les chiens seuls le traitaient humainement ; dès qu’ils l’apercevaient, ils couraient à lui en remuant la queue, sautaient à son cou, léchaient sa figure, et ces marques d’amitié touchaient à un tel point Lévka qu’il s’accroupissait au milieu de la rue et se consacrait entièrement à ses joyeux amis jusqu’au moment où quelque enfant lançait une pierre dans le groupe au hasard ; qu’elle atteignît Lévka ou un des chiens, peu lui importait. À ce signal, le pauvre idiot se levait et s’enfuyait dans le bois.

« À l’époque de la fête du village, mon père, ayant remarqué que Lévka était tout déguenillé, dit à ma mère de lui faire coudre une chemise par mes sœurs. L’intendant ne voulut point rester en arrière ; il donna du gros drap pour un kajetane[8]. Il y avait dans la maison du seigneur un vieux laquais dont l’ivrognerie était la seule occupation, mais qui était à la fois barbier et tailleur. Ce fut lui que l’on chargea de confectionner le vêtement en question ; mais jamais il ne lui était arrivé encore de faire un habit destiné à un idiot, et son embarras fut grand. Il se décida enfin à y coudre un collet rouge, débris de quelque vieille livrée. Lévka ne se sentit point d’aise lorsqu’il se vit une chemise neuve, un kafetane et un collet rouge. On lui avait pourtant fait un triste cadeau. Les petits paysans l’avaient encore un peu ménagé jusque-là ; mais dès qu’il eut endossé cette grande tenue d’idiot, les plaisanteries et les persécutions redoublèrent. Les femmes et les filles du village prenaient seules le parti de Lévka ; elles lui donnaient des galettes, du kvass[9] et du bragui[10], en lui parlant avec douceur ; écrasées comme elles le sont par l’autorité patriarcale de leurs pères ou de leurs maris, il était fort naturel qu’elles témoignassent de l’intérêt à un pauvre enfant opprimé. Je plaignais Lévka de tout mon cœur, mais il m’était impossible de lui être d’aucun secours. Ses persécuteurs croyaient se grandir en le vouant au mépris public. Personne ne lui parlait d’un ton raisonnable ; mon père lui-même, qui était cependant humain, quoique peu indulgent et rempli de préjugés, n’adressait jamais la parole à Lévka que d’un ton d’autorité blessant…

« Je finissais alors ma rhétorique, et on ne sera pas étonné d’apprendre qu’il me vint à l’esprit de composer un traité sur les mauvais procédés que les hommes ont à l’égard des idiots. Afin de méditer ce sujet difficile et d’en coordonner toutes les parties suivant les règles, je résolus d’aller faire un tour de promenade, et, tout en marchant, je finis par me trouver dans le bois. Comme j’y étais entré sans m’en douter, je m’y égarai complètement ; mais ayant entendu à peu de distance les aboiemens de Charik, le chien de Lévka, je me dirigeai de ce côté, et j’aperçus bientôt Lévka endormi sous un arbre. Je m’approchai doucement de lui et m’arrêtai ; il reposait paisiblement. Au premier abord, il paraissait laid : il avait la tête singulièrement conformée, ses cheveux longs et d’un jaune clair tombaient disgracieusement sur ses tempes, son teint était d’une pâleur maladive, et ses yeux louches étaient bordés de cils blanchâtres ; mais, lorsqu’on les examinait attentivement, ses traits n’étaient point sans charmes, et en ce moment surtout que ses joues étaient colorées par le sommeil et qu’il avait les yeux fermés, sa physionomie exprimait un si grand calme, une telle innocence, que j’en fus vivement frappé.

« C’est alors, en présence de cet idiot sommeillant, que je conçus une pensée qui ne m’a point quitté depuis.

« — Pourquoi, me demandai-je, les hommes au milieu desquels vit Lévka s’imaginent-ils qu’ils valent mieux que lui ? Pourquoi se croient-ils le droit de mépriser, de persécuter ce pauvre enfant qui n’a jamais fait de mal à personne ? Une voix secrète me répondit que s’ils en agissaient ainsi à son égard, c’est qu’ils étaient tout aussi pauvres d’esprit que lui, mais à leur manière ; ils le maltraitaient par suite d’un mouvement de jalousie ; c’est ainsi que les joueurs et les ivrognes détestent ordinairement les hommes qui n’aiment point les cartes et qui sont sobres. Cette pensée étrange me fit perdre le fil de mes réflexions ; je m’éloignai de Lévka, et m’engageai au hasard dans le bois en méditant ce nouveau sujet. — Pourquoi, me demandai-je encore, Lévka aurait-il moins de valeur que la plupart des hommes ? Serait-ce parce qu’il n’est d’aucune utilité en ce monde ? Mais toutes les générations qui ont passé sur cette terre sans avoir d’autre souci que de pourvoir à la nourriture quotidienne de leurs enfans, et comme si elles s’étaient donné le mot pour cacher le motif et le but de leur existence, quelle a été leur utilité en ce monde ? Tous ces millions d’êtres humains ont joui de la vie, me direz-vous ? — Non vraiment, ou du moins beaucoup moins que ce pauvre idiot. Ils ont procréé des enfans ; Lévka pourrait fort bien en avoir aussi, vous en conviendrez. Mais Lévka ne travaille pas ? — Le beau malheur ! il ne demande rien à personne et se contente de peu. Le travail ne procure point de jouissance ; celui qui peut rester inactif en profite ; la plupart des hommes travaillent sans en retirer aucun bien ; ils s’épuisent pour gagner un morceau de pain grossier à la sueur de leur front, et Ils ne le mangent que pour avoir la force de recommencer leurs travaux le lendemain, dans la ferme persuasion qu’ils ne jouiront jamais du fruit de leurs efforts. Le seigneur du village, Fédor Grégorievitch, est le seul ici qui ne travaille pas, et les jouissances dont il dispose l’emportent de beaucoup néanmoins sur celles de tous les autres habitans du pays ; mais il n’y est pour rien, elles lui viennent tout naturellement. Il vit, à ce que l’on prétend, dans une oisiveté beaucoup plus complète que Lévka ; seulement celui-ci supporte très patiemment les privations, tandis que Fédor Grégorievitch est d’une exigence extrême.

« Je ne sais vraiment pas de quoi Lévka se nourrit ; mais tout idiot qu’il est, lorsqu’il a cueilli des fraises ou des champignons, ne croyez point que vous parviendriez facilement à lui faire comprendre qu’il ferait bien de ne manger que les fraises vertes et les champignons communs, et de laisser à d’autres, au père Vassili par exemple, les fraises mûres et les champignons les plus délicats. Lévka n’a point, il est vrai, de domicile, et il ne remplit aucun des devoirs que la société impose à chacun de nous comme citoyen et comme membre d’une famille ; mais tous les hommes qui habitent sous un toit sont-ils irréprochables à cet égard ? Le sacristain a sept autres enfans des deux sexes, et ils vivent dans un état de guerre perpétuelle entre eux et avec leur père. — Tout cela est bien, me direz-vous ; mais, au demeurant, Lévka mène une bien triste existence ? — C’est une question ; il s’est rapproché de la nature ; il en comprend toutes les beautés à sa façon, tandis que, pour la plupart des hommes, la vie n’est qu’une suite de formalités, de devoirs fatigans et qui n’amènent aucun résultat.

« Cependant, le temps des vacances étant passé, il fallut retourner dans le couvent. Lorsque mon père eut attelé notre cheval pie au téléga, pour me reconduire, Lévka vint se poster près de la haie ; il s’y tenait à l’écart, appuyé contre un poteau, et essuyait de temps en temps ses yeux avec la manche sale de sa chemise. Je le quittais avec regret, et lui donnai plusieurs objets de peu de valeur ; il les regardait d’un air triste. Tout étant prêt, il fallut monter en téléga ; Lévka s’approcha de moi et me dit, avec une expression de douceur et de chagrin qui m’émut profondément : — Adieu, Séneka ; — Puis il se baissa, prit Charik dans ses bras et me le tendit en ajoutant : — Séneka, emmène Charik avec toi. — Ce chien était ce qu’il avait de plus cher au monde, et il me le donnait. J’eus beaucoup de peine à le lui faire reprendre ; je lui dis que j’acceptais Charik, mais que ne pouvant le garder auprès de moi, je le priais d’en avoir soin ; c’est à cette condition seulement qu’il consentit à ne point s’en séparer. Nous partîmes ; Lévka se jeta dans le bois et gagna un monticule au pied duquel passait la route. L’ayant aperçu de loin, je lui fis des signes avec mon mouchoir ; il resta immobile, appuyé sur son bâton.

« Le souvenir de Lévka ne me quittait pas, et je réfléchissais souvent aux causes qui avaient pu déterminer l’état étrange de son esprit. Cette question me préoccupa bientôt à un tel point que j’en vins à négliger les graves considérations que l’on nous exposait au séminaire pour des sujets d’études purement terrestres, quoique je reconnusse, comme tous mes condisciples, la misère de notre condition et le néant des choses humaines. L’idée d’étudier la médecine s’étant présentée à mon esprit, j’osai en parler à mon père. À cette insinuation il entra dans une colère épouvantable. — Ah ! misérable que tu es, s’écria-t-il, je vais te prendre par le toupet, et quand je t’aurai bien secoué, tu m’en diras des nouvelles. Nos ancêtres, qui te valaient bien, n’ont jamais eu l’idée d’embrasser une autre condition, et toi tu oses y songer ! Quelle honte pour moi ! Voilà donc les consolations que ce fruit de mon amour réservait à ma vieillesse ! Le sacristain n’aura plus rien à m’envier ; voilà ce l’on gagne à fréquenter un imbécile ; on finit par se mettre à son niveau. Et c’est toi, esprit simple, ajouta-t-il en s’adressant à ma mère, qui l’as perverti à ce point. — Il me fut impossible de comprendre ce que la tendresse de ma pour moi pouvait avoir de commun avec mon désir d’étudier la médecine. — Seigneur Dieu ! pensai-je, suis-je donc vraiment si coupable ? À entendre mon père, on dirait que je lui demande la permission d’aller détrousser les passant sur la grande route. »


À partir de ce moment, et malgré le désir de ses parens, la vocation du jeune étudiant est fixée. Il sera médecin, et toute sa vie sera consacrée à l’étude de ces maladies morales dont il a déjà observé quelques traits dans son village. Quant à l’idiot Lévka, l’obscurcissèment de ses facultés augmente avec l’âge, et l’auteur le montre condamné à l’isolement, à la misère, mais heureux encore dans sa sauvage indépendance. Ces premières pages du roman intitulé le Docteur Kroupof nous ont paru dessiner avec une simplicité touchante l’idée de ce livre, espèce de tableau des souffrances et des folies humaines, où l’humeur satirique propre au génie russe est tempérée par la sensibilité germanique.

C’est dans ce contraste de l’esprit russe et de l’esprit allemand que réside surtout, nous le répétons, le charme des compositions dont nous avons cherché à donner une idée en unissant la citation à l’analyse. Tandis que la vie russe est décrite de plus en plus par des romanciers préoccupés de rester fidèles au génie national, M. Hertzen aborde la même tâche en conciliant cette préoccupation un peu exclusive avec des sentimens et des souvenirs puisés à une autre source. Comme cet instituteur Dmitri placé en présence du général Négrof, il apporte au milieu d’une société façonnée à l’obéissance et au culte de la tradition les habitudes rêveuses et les inquiètes aspirations des universités allemandes. Aussi, tout en marchant dans la voie tracée par Gogol, se distingue-t-il des écrivains contemporains de la Russie par une sorte d’exaltation fébrile qui leur est étrangère. À côté des calmes et minutieux tableaux où ils se complaisent, et où domine l’instinct satirique, les récits de M. Hertzen gardent un cachet d’émotion et de mélancolie qui leur est propre. Un esprit si heureusement doué, si bien préparé pour fixer quelques-uns des plus curieux aspects de la société russe, abandonnera-t-il une tâche qu’il a commencée avec tant de succès ? Le pamphlétaire prendra-t-il décidément chez M. Hertzen le pas sur le romancier ? Le caractère même de ses derniers écrits politiques nous autorise à en douter, et s’il veut rentrer dans une voie où de brillans récits marquent dignement sa trace, la Russie pourra compter une de ses gloires littéraires dans celui qui a déjà pris place parmi les plus habiles continuateurs de Gogol.


H. Delaveau.
  1. Une sorte d’apaisement semble néanmoins s’être fait depuis peu chez l’écrivain russe. C’est ce que constate un ouvrage de M. Hertzen publié au moment même où nous terminons cette étude, et que nous espérons faire connaître ici même mieux que par une simple analyse. Dans cet ouvrage, M. Hertzen raconte avec une modération digne d’éloges ses années de prison et d’exil. C’est un récit dégagé de toute amertume, et où s’encadrent plusieurs esquisses curieuses de la vie contemporaine en Russie.
  2. Mot persan, synonyme d’Alexandre.
  3. Avant Pierre le Grand, les Russes des classes élevées ne se réunissaient guère que pour les fêtes de famille. Ce prince, ayant cru nécessaire de réformer cet usage, les contraignit de se rendre dans des réunions publiques auxquelles on donna le nom d’assemblées. Il rédigea même à cet effet un règlement dont voici quelques passages. Avant tout, il était bon de définir le terme que l’on venait d’introduire dans la langue. « Ce mot, dit le règlement, ne peut être rendu en russe. Il signifie un certain nombre de personnes qui se réunissent pour parler de leurs affaires ou s’amuser. » Puis viennent les règles à suivre, et celles-ci entre autres : « L’assemblée ne doit pas commencer avant quatre ou cinq heures, ni se prolonger au-delà de dix. On y vient à l’heure que l’on veut ; il suffit d’y paraître. Le maître de la maison n’est pas obligé d’aller au-devant de ses hôtes ni de les reconduire ; il doit seulement faire en sorte qu’ils soient pourvus de chaises, de chandelles et de tout ce qu’il faut pour jouer, qu’ils aient à boire, etc. Chacun peut s’asseoir, se promener, jouer, suivant qu’il lui plaira. Personne ne doit le gêner ni s’offenser de ce qu’il fait, sous peine de vider le grand-aigle (grand gobelet plein de vin ou d’eau-de-vie). Les gentilshommes, officiers, négocians, constructeurs de vaisseaux, employés impériaux, ont le droit d’assister avec leurs femmes et leurs enfans aux assemblées, »
  4. Ces deux ouvrages, qui ont été traduits d’un manuscrit russe inédit, parurent en 1850.
  5. Le docteur Kroupof est le héros d’un autre roman de M. Hertzen. Ici il n’intervient que comme personnage épisodique.
  6. Diminutif de Lioubove (amour).
  7. Bouillie de gruau.
  8. Tunique.
  9. Boisson populaire faite de farine fermentée.
  10. Boisson faite d’orge et de miel.