Le Rouge et le Noir (édition Martineau, 1927)/02/02

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome IIp. 26-39).

CHAPITRE II

entrée dans le monde

Souvenir ridicule et touchant : le premier salon où à dix huit ans l’on a paru seul et sans appui ! le regard d’une femme suffisait pour m’intimider. Plus je voulais plaire, plus je devenais gauche. Je me faisais de tout les idées les plus fausses ; ou je me livrais sans motifs, ou je voyais dans un homme un ennemi parce qu’il m’avait regardé d’un air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de ma timidité, qu’un beau jour était beau !
Kant.


Julien s’arrêtait ébahi au milieu de la cour.

— Ayez donc l’air raisonnable, dit l’abbé Pirard ; il vous vient des idées horribles, et puis vous n’êtes qu’un enfant ! Où est le nil mirari d’Horace ? (Jamais d’enthousiasme.) Songez que ce peuple de laquais, vous voyant établi ici, va chercher à se moquer de vous ; ils verront en vous un égal, mis injustement au-dessus d’eux. Sous les dehors de la bonhomie, des bons conseils, du désir de vous guider, ils vont essayer de vous faire tomber dans quelque grosse balourdise.

— Je les en défie, dit Julien en se mordant la lèvre, et il reprit toute sa méfiance.

Les salons que ces messieurs traversèrent au premier étage, avant d’arriver au cabinet du marquis, vous eussent semblé, ô mon lecteur, aussi tristes que magnifiques. On vous les donnerait tels qu’ils sont, que vous refuseriez de les habiter ; c’est la patrie du bâillement et du raisonnement triste. Ils redoublèrent l’enchantement de Julien. Comment peut-on être malheureux, pensait-il, quand on habite un séjour aussi splendide !

Enfin, ces messieurs arrivèrent à la plus laide des pièces de ce superbe appartement : à peine s’il y faisait jour ; là, se trouva un petit homme maigre, à l’œil vif et en perruque blonde. L’abbé se retourna vers Julien et le présenta. C’était le marquis. Julien eut beaucoup de peine à le reconnaître, tant il lui trouva l’air poli. Ce n’était plus le grand seigneur, à mine si altière, de l’abbaye de Bray-le-Haut. Il sembla à Julien que sa perruque avait beaucoup trop de cheveux. À l’aide de cette sensation, il ne fut point du tout intimidé. Le descendant de l’ami de Henri III lui parut d’abord avoir une tournure assez mesquine. Il était fort maigre et s’agitait beaucoup. Mais il remarqua bientôt que le marquis avait une politesse encore plus agréable à l’interlocuteur que celle de l’évêque de Besançon lui-même. L’audience ne dura pas trois minutes. En sortant, l’abbé dit à Julien :

— Vous avez regardé le marquis, comme vous eussiez fait un tableau. Je ne suis pas un grand grec dans ce que ces gens-ci appellent la politesse, bientôt vous en saurez plus que moi ; mais enfin la hardiesse de votre regard m’a semblé peu polie.

On était remonté en fiacre ; le cocher arrêta près du boulevard ; l’abbé introduisit Julien dans une suite de grands salons. Julien remarqua qu’il n’y avait pas de meubles. Il regardait une magnifique pendule dorée, représentant un sujet très-indécent selon lui, lorsqu’un monsieur fort élégant s’approcha d’un air riant. Julien fit un demi-salut.

Le monsieur sourit et lui mit la main sur l’épaule. Julien tressaillit et fit un saut en arrière. Il rougit de colère. L’abbé Pirard, malgré sa gravité, rit aux larmes. Le monsieur était un tailleur.

Je vous rends votre liberté pour deux jours, lui dit l’abbé en sortant ; c’est alors seulement que vous pourrez être présenté à madame de La Mole. Un autre vous garderait comme une jeune fille, en ces premiers moments de votre séjour dans cette nouvelle Babylone. Perdez-vous tout de suite, si vous avez à vous perdre, et je serai délivré de la faiblesse que j’ai de penser à vous. Après-demain matin, ce tailleur vous portera deux habits ; vous donnerez cinq francs au garçon qui vous les essaiera. Du reste, ne faites pas connaître le son de votre voix à ces Parisiens-là. Si vous dites un mot, ils trouveront le secret de se moquer de vous. C’est leur talent. Après-demain soyez chez moi à midi… Allez, perdez-vous… J’oubliais, allez commander des bottes, des chemises, un chapeau aux adresses que voici.

Julien regardait l’écriture de ces adresses.

— C’est la main du marquis, dit l’abbé ; c’est un homme actif qui prévoit tout, et qui aime mieux faire que commander. Il vous prend auprès de lui pour que vous lui épargniez ce genre de peines. Aurez-vous assez d’esprit pour bien exécuter toutes les choses que cet homme vif vous indiquera à demi-mot ? C’est ce que montrera l’avenir : gare à vous !

Julien entra sans dire un seul mot chez les ouvriers indiqués par les adresses ; il remarqua qu’il en était reçu avec respect, et le bottier, en écrivant son nom sur son registre, mit M. Julien de Sorel.

Au cimetière du Père-Lachaise, un monsieur fort obligeant, et encore plus libéral dans ses propos, s’offrit pour indiquer à Julien le tombeau du maréchal Ney, qu’une politique savante prive de l’honneur d’une épitaphe. Mais en se séparant de ce libéral, qui, les larmes aux yeux, le serrait presque dans ses bras, Julien n’avait plus de montre. Ce fut riche de cette expérience que le surlendemain, à midi, il se présenta à l’abbé Pirard, qui le regarda beaucoup.

— Vous allez peut-être devenir un fat, lui dit l’abbé d’un air sévère. Julien avait l’air d’un fort jeune homme, en grand deuil ; il était à la vérité très-bien, mais le bon abbé était trop provincial lui-même pour voir que Julien avait encore cette démarche des épaules qui en province est à la fois élégance et importance. En voyant Julien, le marquis jugea ses grâces d’une manière si différente de celle du bon abbé, qu’il lui dit :

— Auriez-vous quelque objection à ce que M. Sorel prît des leçons de danse ?

L’abbé resta pétrifié.

— Non, répondit-il enfin, Julien n’est pas prêtre.

Le marquis montant deux à deux les marches d’un petit escalier dérobé, alla lui-même installer notre héros dans une jolie mansarde qui donnait sur l’immense jardin de l’hôtel. Il lui demanda combien il avait pris de chemises chez la lingère.

— Deux, répondit Julien, intimidé de voir un si grand seigneur descendre à ces détails.

— Fort bien, reprit le marquis d’un air sérieux et avec un certain ton impératif et bref, qui donna à penser à Julien, fort bien ! prenez encore vingt-deux chemises. Voici le premier quartier de vos appointements.

En descendant de la mansarde, le marquis appela un homme âgé : Arsène, lui dit-il, vous servirez M. Sorel. Peu de minutes après, Julien se trouva seul dans une bibliothèque magnifique ; ce moment fut délicieux. Pour n’être pas surpris dans son émotion, il alla se cacher dans un petit coin sombre ; de là il contemplait avec ravissement le dos brillant des livres : Je pourrai lire tout cela, se disait-il. Et comment me déplairais-je ici ? M. de Rênal se serait cru déshonoré à jamais de la centième partie de ce que le marquis de La Mole vient de faire pour moi.

Mais, voyons les copies à faire. Cet ouvrage terminé, Julien osa s’approcher des livres ; il faillit devenir fou de joie en trouvant une édition de Voltaire. Il courut ouvrir la porte de la bibliothèque pour n’être pas surpris. Il se donna ensuite le plaisir d’ouvrir chacun des quatre-vingts volumes. Ils étaient reliés magnifiquement, c’était le chef-d’œuvre du meilleur ouvrier de Londres. Il n’en fallait pas tant pour porter au comble l’admiration de Julien.

Une heure après, le marquis entra, regarda les copies, et remarqua avec étonnement que Julien écrivait cela avec deux ll, cella. Tout ce que l’abbé m’a dit de sa science serait-il tout simplement un conte ! Le marquis, fort découragé, lui dit avec douceur :

— Vous n’êtes pas sûr de votre orthographe ?

— Il est vrai, dit Julien, sans songer le moins du monde au tort qu’il se faisait ; il était attendri des bontés du marquis, qui lui rappelait le ton rogue de M. de Rênal.

C’est du temps perdu que toute cette expérience de petit abbé franc-comtois, pensa le marquis ; mais j’avais un si grand besoin d’un homme sûr !

Cela ne s’écrit qu’avec une l, lui dit le marquis ; quand vos copies seront terminées, cherchez dans le dictionnaire les mots de l’orthographe desquels vous ne serez pas sûr.

À six heures, le marquis le fit demander, il regarda avec une peine évidente les bottes de Julien : J’ai un tort à me reprocher, je ne vous ai pas dit que tous les jours à cinq heures et demie, il faut vous habiller.

Julien le regardait sans comprendre.

— Je veux dire mettre des bas. Arsène vous en fera souvenir ; aujourd’hui je ferai vos excuses.

En achevant ces mots, M. de La Mole faisait passer Julien dans un salon resplendissant de dorures. Dans les occasions semblables, M. de Rênal ne manquait jamais de doubler le pas pour avoir l’avantage de passer le premier à la porte. La petite vanité de son ancien patron fit que Julien marcha sur les pieds du marquis, et lui fit beaucoup de mal à cause de sa goutte. — Ah ! il est balourd par-dessus le marché, se dit celui-ci. Il le présenta à une femme de haute taille et d’un aspect imposant. C’était la marquise. Julien lui trouva l’air impertinent, un peu comme madame de Maugiron, la sous-préfète de l’arrondissement de Verrières, quand elle assistait au dîner de la Saint Charles. Un peu troublé de l’extrême magnificence du salon, Julien n’entendit pas ce que disait M. de La Mole. La marquise daigna à peine le regarder. Il y avait quelques hommes parmi lesquels Julien reconnut avec un plaisir indicible le jeune évêque d’Agde, qui avait daigné lui parler quelques mois auparavant à la cérémonie de Bray-le-Haut. Ce jeune prélat fut effrayé sans doute des yeux tendres que fixait sur lui la timidité de Julien, et ne se soucia point de reconnaître ce provincial.

Les hommes réunis dans ce salon semblèrent à Julien avoir quelque chose de triste et de contraint ; on parle bas à Paris, et l’on n’exagère pas les petites choses.

Un joli jeune homme, avec des moustaches, très-pâle et très-élancé, entra vers les six heures et demie ; il avait une tête fort petite.

— Vous vous ferez toujours attendre, dit la marquise, à laquelle il baisait la main.

Julien comprit que c’était le comte de La Mole. Il le trouva charmant dès le premier abord.

Est-il possible, se dit-il, que ce soit là l’homme dont les plaisanteries offensantes doivent me chasser de cette maison

À force d’examiner le comte Norbert, Julien remarqua qu’il était en bottes et en éperons ; et moi je dois être en souliers, apparemment comme inférieur. On se mit à table. Julien entendit la marquise qui disait un mot sévère, en élevant un peu la voix. Presque en même temps il aperçut une jeune personne, extrêmement blonde et fort bien faite, qui vint s’asseoir vis-à-vis de lui. Elle ne lui plut point ; cependant en la regardant attentivement, il pensa qu’il n’avait jamais vu des yeux aussi beaux ; mais ils annonçaient une grande froideur d’âme. Par la suite, Julien trouva qu’ils avaient l’expression de l’ennui qui examine, mais qui se souvient de l’obligation d’être imposant. Madame de Rênal avait cependant de bien beaux yeux, se disait-il, le monde lui en faisait compliment ; mais ils n’avaient rien de commun avec ceux-ci. Julien n’avait pas assez d’usage pour distinguer que c’était du feu de la saillie que brillaient de temps en temps les yeux de mademoiselle Mathilde, c’est ainsi qu’il l’entendit nommer. Quand les yeux de madame de Rênal s’animaient, c’était du feu des passions, ou par l’effet d’une indignation généreuse au récit de quelque action méchante. Vers la fin du repas, Julien trouva un mot pour exprimer le genre de beauté des yeux de mademoiselle de La Mole : Ils sont scintillants, se dit-il. Du reste, elle ressemblait cruellement à sa mère, qui lui déplaisait de plus en plus, et il cessa de la regarder. En revanche, le comte Norbert lui semblait admirable de tous points. Julien était tellement séduit, qu’il n’eut pas l’idée d’en être jaloux et de le haïr, parce qu’il était plus riche et plus noble que lui.

Julien trouva que le marquis avait l’air de s’ennuyer.

Vers le second service, il dit à son fils :

— Norbert, je te demande tes bontés pour M. Julien Sorel que je viens de prendre à mon état-major, et dont je prétends faire un homme, si cella se peut.

— C’est mon secrétaire, dit le marquis à son voisin, et il écrit cela avec deux ll.

Tout le monde regarda Julien, qui fit une inclination de tête un peu trop marquée à Norbert ; mais en général on fut content de son regard.

Il fallait que le marquis eût parlé du genre d’éducation que Julien avait reçue, car un des convives l’attaqua sur Horace : C’est précisément en parlant d’Horace que j’ai réussi auprès de l’évêque de Besançon, se dit Julien, apparemment qu’ils ne connaissent que cet auteur. À partir de cet instant, il fut maître de lui. Ce mouvement fut rendu facile, parce qu’il venait de décider que mademoiselle de La Mole ne serait jamais une femme à ses yeux. Depuis le séminaire, il mettait les hommes au pis, et se laissait difficilement intimider par eux. Il eût joui de tout son sang-froid, si la salle à manger eût été meublée avec moins de magnificence. C’était, dans le fait, deux glaces de huit pieds de haut chacune, et dans lesquelles il regardait quelquefois son interlocuteur en parlant d’Horace, qui lui imposaient encore. Ses phrases n’étaient pas trop longues pour un provincial. Il avait de beaux yeux, dont la timidité tremblante ou heureuse, quand il avait bien répondu, redoublait l’éclat. Il fut trouvé agréable. Cette sorte d’examen jetait un peu d’intérêt dans un dîner grave. Le marquis engagea par un signe l’interlocuteur de Julien à le pousser vivement. Serait-il possible qu’il sût quelque chose, pensait-il !

Julien répondit en inventant ses idées, et perdit assez de sa timidité pour montrer, non pas de l’esprit, chose impossible à qui ne sait pas la langue dont on se sert à Paris, mais il eut des idées nouvelles quoique présentées sans grâce ni à propos, et l’on vit qu’il savait parfaitement le latin.

L’adversaire de Julien était un académicien des Inscriptions, qui, par hasard, savait le latin ; il trouva en Julien un très-bon humaniste, n’eut plus la crainte de le faire rougir, et chercha réellement à l’embarrasser. Dans la chaleur du combat, Julien oublia enfin l’ameublement magnifique de la salle à manger, il en vint à exposer sur les poètes latins des idées que l’interlocuteur n’avait lues nulle part. En honnête homme il en fit honneur au jeune secrétaire. Par bonheur, on entama une discussion sur la question de savoir si Horace a été pauvre ou riche : un homme aimable, voluptueux et insouciant, faisant des vers pour s’amuser, comme Chapelle, l’ami de Molière et de La Fontaine ; ou un pauvre diable de poète lauréat suivant la cour et faisant des odes pour le jour de naissance du roi, comme Southey, l’accusateur de lord Byron. On parla de l’état de la société sous Auguste et sous George IV ; aux deux époques l’aristocratie était toute-puissante ; mais à Rome, elle se voyait arracher le pouvoir par Mécène, qui n’était que simple chevalier ; et en Angleterre elle avait réduit George IV à peu près à l’état d’un doge de Venise. Cette discussion sembla tirer le marquis de l’état de torpeur où l’ennui le plongeait au commencement du dîner.

Julien ne comprenait rien à tous les noms modernes, comme Southey, lord Byron, George IV, qu’il entendait prononcer pour la première fois. Mais il n’échappa à personne que toutes les fois qu’il était question de faits passés à Rome, et dont la connaissance pouvait se déduire des œuvres d’Horace, de Martial, de Tacite, etc., il avait une incontestable supériorité. Julien s’empara sans façon de plusieurs idées qu’il avait apprises de l’évêque de Besançon, dans la fameuse discussion qu’il avait eue avec ce prélat ; ce ne furent pas les moins goûtées.

Lorsque l’on fut las de parler de poètes, la marquise qui se faisait une loi d’admirer tout ce qui amusait son mari, daigna regarder Julien. Les manières gauches de ce jeune abbé cachent peut-être un homme instruit, dit à la marquise l’académicien qui se trouvait près d’elle ; et Julien en entendit quelque chose. Les phrases toutes faites convenaient assez à l’esprit de la maîtresse de la maison ; elle adopta celle-ci sur Julien, et se sut bon gré d’avoir engagé l’académicien à dîner. Il amuse M. de La Mole, pensait-elle.