Le Royaume de Westphalie et Jérôme Bonaparte/01

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LE
ROYAUME DE WESTPHALIE
ET
JEROME BONAPARTE
D’APRES LES DOCUMENS ALLEMANDS ET FRANCAIS

I. Le Moniteur westphalien, 1807-1813, journal bilingue. — II. Mémoires et Correspondance du roi Jérôme, 7 vol., 1861-1866 (renfermant le Journal de la reine Catherine, les rapports de Reinhard, etc.). — III. Correspondance de Napoléon Ier, t. XIII et suiv. — IV. Le Royaume de Westphalie, Jérôme Buonaparte, sa cour, ses favoris, ses ministres, Paris 1820. — V. Ernestine von L., König Jerome und seine Familie im Exil, Leipzig 1870. — VI. Lyncker, Geschichte der Insurrectionen widerdas westphälische Gouvernement, Gœttingen 1860. — VII. Vehse, Geschichte der deutschen Höfe seit der Reformation, 48 vol., Hambourg 1851-55. — VIII. Berlepsch, Sammlung wichtiger Urkunden und Actenstücke. — IX. Rückblicke auf die Zeit des westphälischen Kœnigreiehes, dans la Minerva, juillet 1826. — X. Demian, Statislik der Rheinbundstaaten, 2 vol., Francfort 1812. — XI. Voyez aussi un curieux roman de Kœnig, König Jerome’s Carneval, Leipzig 1855.


I.
LA FONDATION DU ROYAUME DE WESTPHALIE.

Depuis le triomphe inespéré des armes prussiennes, l’esprit allemand s’est subitement enorgueilli au point d’oublier qu’il dût quelque chose à l’esprit français. Pour employer le langage d’outre-Rhin, le germanisme (deutschthum) prétend ne plus rien avoir de commun avec le romanisme (welschthum). Il se targue fièrement de la pureté de son sang et de l’originalité de ses conceptions. Il ne nous doit rien; de quoi se compose après tout notre bagage[1]? La révolution française, les idées françaises sont des hâbleries parisiennes que le pur germanisme doit rejeter au même titre que ces modes françaises dont on a trop longtemps subi l’empire. On ne veut plus de nos chiffons d’aucune sorte. Ce dédain subit pour les choses françaises étonne bien un peu ceux qui savent tout ce qu’il y a de matériaux français dans la civilisation allemande. Sans remonter trop loin dans le passé, peut-on oublier que Berlin doit sa fortune à l’immigration des protestans français, et que le point de départ des progrès scientifiques et philosophiques de la Prusse, c’est la domination de l’esprit français à la cour de Frédéric II? La révolution et l’empire ont fait plus : l’Allemagne occidentale tout entière est devenue, par nos victoires et par nos exemples, une sorte de Germanie française. La rive gauche du Rhin a fait partie intégrante de notre territoire pendant vingt ans. Sur la rive droite, dans les cours et les capitales de la confédération du Rhin, à Carlsruhe, à Stuttgart, à Munich, à Darmstadt, on voyait dans la France l’amie et l’alliée, dans la Prusse et l’Autriche l’étranger et l’ennemi. C’est sous nos drapeaux, sous les ordres de nos généraux que se sont formées les armées badoise, bavaroise, hessoise, wurtembergeoise, thuringienne, saxonne. Partout on ne parlait que la langue française, on ne lisait que les livres français, on n’imitait que les administrateurs et les militaires français. C’était le code Napoléon qui, du Rhin à l’Elbe, détrônait les vieilles lois souabes, boïavares ou saxonnes. Cependant Napoléon voulut donner de plus parfaits « modèles » de réorganisation et d’administration française à nos imitateurs d’outre-Rhin. Sur la rive droite du grand fleuve, au cœur même de l’Allemagne, il créa de toutes pièces trois états franco-allemands, de grandeur inégale, mais également fondés sur les lois et les principes qui régissaient la France. Alors s’élevèrent successivement le grand-duché de Berg en 1806, le royaume de Westphalie en 1807, le grand-duché de Francfort ou état du prince-primat en 1810. Le grand-duché de Francfort, comme l’électeur-archevêque Dalbergle proclamait dans sa patente constitutionnelle, n’était qu’une copie du royaume de Westphalie; le grand-duché de Berg au contraire peut en être regardé comme l’ébauche.

Avant les fatales réunions de 1811 (Oldenburg, Hanovre, villes hanséatiques), Napoléon Ier avait paru tenir fortement à ce principe que le Rhin devait former la limite de la France. Il ne voulut rien prendre pour elle, ni des dépouilles autrichiennes en 1805, ni des dépouilles prussiennes en 1806. « J’ai assez du Rhin, » était le mot qu’il répétait sans cesse à ses confidens et aux députations berlinoises. En 1808, lorsque le sénatus-consulte du 21 janvier réunit à l’empire les villes et territoires de Kehl, Castel, Wesel, Flessingue, les considérans de cet acte invoquaient le même principe: « Si l’extrême modération de sa majesté l’empereur et roi n’avait déjà éclaté aux yeux de l’Europe,... on s’étonnerait sans doute de voir un prince, dont les aigles ont victorieusement plané depuis l’Adriatique jusqu’au Niémen, convoquer solennellement le sénat français pour ne lui proposer la conservation que de quatre points pour ainsi dire imperceptibles dans l’immense étendue de ses conquêtes... Son génie a fait la France assez grande. »

Mais constituer en pleine Allemagne un état presque français, plus étroitement rattaché à la France, à l’empire, à la dynastie, que les états allemands de la confédération, qui implanterait en Germanie les institutions, les lois, presque la langue et le sang français, qui, gouverné par un prince de la famille impériale, recevrait plus directement les ordres et les inspirations de l’empereur, était une idée déjà ancienne chez Napoléon. Dès 1806, cette idée avait pris corps dans le grand-duché de Berg. Formé de territoires cédés par la Bavière, la Prusse ou la maison de Nassau, peuplé d’environ 900,000 habitans, situé sur le Rhin, à la frontière même et sous la protection immédiate de la France, avec ses cantons industriels de la Marck et sa capitale artistique et lettrée de Düsseldorff, il constituait un charmant état. On y avait établi l’égalité devant la loi du bourgeois et du paysan, du maître et du compagnon, de l’ancien serf et de l’ancien seigneur. On avait aussi fait sa part à la liberté : comme à Francfort et dans la Westphalie, il devait y avoir à Düsseldorff une représentation nationale fondée sur les célèbres maximes de l’an VIII. Les communes, les districts, les départemens avaient leurs conseils quasi-électifs à côté des agens du pouvoir central. L’égalité religieuse s’était établie entre les catholiques de Düsseldorff, les réformés de Nassau, les luthériens de la Marck; en 1811. quand l’empereur visita le grand-duché, on lui présenta en une seule députation les ministres des différens cultes, et c’est le rabbin qui fit le compliment. Naturellement on dota le nouvel état du code Napoléon, de la conscription, du système décimal des poids et mesures, etc.

Napoléon avait donné à son beau-frère Murat, devenu son altesse royale le grand-duc Joachim, les plus sages conseils. « Ne vous pressez pas, lui disait-il ; pour bien constituer le pays de Berg et Clèves, il faut se donner le temps d’observer et de voir. Faites recueillir tous les renseignemens, après quoi il vous sera possible d’arriver à une organisation qui convienne aux habitans et à vous, et qui rende vos voisins envieux de faire partie de votre domination. C’est là surtout le but qu’il faut se proposer (4 août 1806). » Malheureusement le prince Murat, et surtout sa femme Caroline, ambitieuse comme une Bonaparte, se trouvaient déjà déplacés dans un simple grand-duché. Il fallait à Murat une couronne royale : l’Espagne surtout lui souriait ; Naples ne fut qu’un pis-aller. Dans ses courtes apparitions à Düsseldorff, il éblouit, il séduisit ces populations belliqueuses par ses façons de paladin, ses panaches et ses costumes de théâtre, sa belle prestance militaire, la réputation de ses hauts faits, sa hâblerie méridionale ; mais il s’y occupa surtout à faire un peu d’argent aux dépens des forêts et des domaines. Il traita les affaires du grand-duché comme il eût mené une charge de cavalerie. Il manqua même de se faire déclarer la guerre par le roi de Prusse, et parla un jour de s’enfermer dans Wesel pour y soutenir un siège contre Napoléon. Quand il « passa roi de Naples, » l’empereur disposa du grand-duché en faveur d’un fils de Louis de Hollande. Administré par un conseil de tutelle dont fut membre le comte Beugnot[2], Berg cessa de figurer dans les grands projets napoléoniens de remaniement de l’Allemagne. C’était le tour de la Westphalie.

Les projets de Napoléon se précisent et s’agrandissent à mesure que les circonstances semblent les favoriser. Après la déclaration de guerre à la Prusse, c’est déjà un grand état, c’est un royaume qu’il veut fonder, c’est un de ses frères qu’il veut asseoir sur ce trône nouveau. La sollicitude toute spéciale avec laquelle il suit les progrès ou les fautes de son frère Jérôme, l’âpreté avec laquelle il combat le mariage avec Mme Patterson, cette alliance wurtembergeoise décidée dans les premiers mois de 1806, ce commandement en chef des auxiliaires bavarois et wurtembergeois confié à un jeune homme qu’on voulait signaler à l’attention du monde et surtout de l’Allemagne, ne laissent aucun doute sur l’objet de son choix. Après Iéna, il sait où il placera le nouveau royaume ; après la chute de l’électeur de Hesse-Cassel, il sait quelle en sera la capitale ; en décembre 1806, il en a déjà déterminé les limites, car, dans un traité du 11 décembre avec l’électeur de Saxe, il oblige celui-ci à céder au prince désigné par sa majesté l’empereur des Français, roi d’Italie, ses possessions de Thuringe situées entre l’Eichsfeld et Erfurt. Après avoir hésité longtemps s’il n’y engloberait pas les petits duchés saxons de Weimar, Gotha, Coburg, Meiningen, Hildburghausen, il se décide à ne pas lui faire dépasser le cours de la Werra. Il nous reste à voir aux dépens de quelles dynasties Napoléon réussie à établir la sienne sur un des trônes de l’Allemagne nouvelle.


I.

La journée du 14 octobre 1806 fut le coup de mort de la domination prussienne en Allemagne. La puissance morale fondée par Frédéric II fut brisée comma la puissance matérielle; le fruit de tant d’efforts depuis la fameuse ligue des princes pour amener les états secondaires de l’Allemagne à se ranger sous l’hégémonie prussienne parut perdu. Les cliens de la Prusse furent partout sacrifiés. Dans l’Allemagne occidentale, trois maisons souveraines avaient « cessé de régner. » La maison d’Orange, qui avait déjà été chassée de Hollande, terminait son éphémère domination à Fulda; son chef avait commandé une division de l’armée prussienne, c’en fut assez pour attirer la colère intéressée de l’empereur. Deux autres dynasties, qui avaient jeté dans les pays qu’elles gouvernaient des racines profondes et dont la fortune remontait aux origines mêmes de l’Allemagne, ne coûtèrent pas plus d’effort à déraciner : la Hesse-Cassel et Brunswick.

Il est curieux que la Hesse-Cassel ait deux fois, en 1806 et en 1866, payé les frais de la réorganisation de l’Allemagne. Le fondateur de la confédération du Rhin la rencontra sur son chemin, comme plus tard le promoteur de la confédération de l’Allemagne du nord ; tous deux la brisèrent sans pitié.

Le landgrave Guillaume, qui fut plus tard Guillaume Ier, électeur de Hesse-Cassel, était né en 1743 du landgrave Frédéric II et d’une mère anglaise, Marie, fille du roi George II. Quand le landgrave Frédéric se fit catholique, il fallut donner des garanties aux sentimens protestans du pays violemment surexcités. Sous la médiation du roi de Prusse Frédéric le Grand fut conclu un acte de garantie religieuse (1754), en vertu duquel le prince héritier dut être soigneusement élevé dans la religion de ses pères et obtenir à sa majorité le gouvernement du comté de Hanau. Élevé à Gœttingen, puis à la cour de son oncle Frédéric V de Danemark, il dut partager avec ses deux frères, Charles et Frédéric, les leçons excellentes de Severy, dont le premier nous parle dans ses mémoires[3], Guillaume profita médiocrement de ces leçons exceptionnelles, et ressembla fort peu à son frère Charles, dont l’esprit était si ouvert aux idées nouvelles et même chimériques du siècle. Un touriste suédois, Biornstal, qui le visita en 1774 à sa petite cour de Hanau, assure pourtant qu’il était « grand ami des sciences, et qu’il vivait pour ainsi dire dans sa bibliothèque. » Il avait même écrit de sa propre main des Tableaux de l’histoire de Hanau, de la Hesse-Cassel et de la France, un arbre généalogique des landgraves de Cassel et des comtes de Hanau, une Histoire des Romains depuis Auguste jusqu’à Sigismond, etc. Il prenait plaisir à graver sur cuivre, à sculpter, à tourner, à dessiner des cartes et des plans; mais ce qu’il devait préférer à l’histoire d’Auguste et de Sigismond, c’était de faire manœuvrer les deux bataillons de troupes hanovriennes que le roi d’Angleterre entretenait à Hanau pour le maintien de l’acte de garantie. Une fois soustrait à l’influence de sa mère, l’intelligente et lettrée Marie d’Angleterre, il dut redevenir ce qu’il avait toujours été virtuellement : un maniaque de militarisme et un trafiquant de chair humaine. Après avoir servi sous les drapeaux du grand Frédéric, il en devint, comme tant d’autres, l’inintelligent et fanatique admirateur.

En 1784, le landgrave Frédéric rappela ses trois fils à Cassel et les présenta aux troupes. « On pleura si fort, écrivait Forster, que tous les soldats sous les armes versèrent des larmes lorsque le landgrave proclama son fils Guillaume lieutenant-général de toutes les troupes hessoises. Lui-même pleura longtemps, et tous les princes aussi. Les princes Charles et Frédéric couraient à leurs connaissances parmi les officiers et disaient : Gloire et merci à Dieu ! maintenant nous voici de nouveau tous ensemble. » — Guillaume était peu fait pour comprendre ces épanchemens et ces effusions. Il était au contraire froid calculateur, étranger à toute vaine sentimentalité. Dans tous les grands événemens du siècle, il ne vit qu’une série de bonnes affaires, dans ces soldats si sensibles une marchandise. Il considérait l’art militaire comme une lucrative industrie qui méritait toute sa sollicitude. Il s’occupait à bien affermer ses hommes, à bien placer l’argent qu’il en tirait. S’il tenait tant aux minuties de caserne, c’était pour que ses régimens eussent meilleur air et fussent de plus facile défaite. Lorsqu’il prit le gouvernement, il renonça au luxe, aux frais inutiles. Les marquis français, Luchet, Trestondam, Nerciat, qui avaient été sous son père surintendans de la musique et du théâtre, furent congédiés. L’université de Cassel eut les vivres coupés; les Müller, les Forster, les Sœmmering, les Dohm durent aller chercher fortune ailleurs. Même dans le militaire il ne voulait pas de dépenses de fantaisie : il fondit la garde dans les régimens de ligne. Tout le monde était soldat dans la Hesse-Cassel : 33,000 hommes sur 500,000 habitans portaient l’uniforme ; mais il distinguait entre régimens de campagne, régimens de garnison ou milices rurales, et ne donnait de solde qu’aux premiers, environ à 4,000 ou 5,000 hommes. Le soldat et le sous-officier étaient instruits, honnêtes, braves, aveuglément dévoués au maître. Le corps d’officiers au contraire était médiocre : les minuties et l’avidité mercantile de l’électeur rebutaient ceux qui avaient conscience de leur mérite; ils prenaient du service à l’étranger. Les instincts autoritaires du prince ne lui permettaient pas d’ouvrir le corps d’officiers aux «bas-officiers ; » il ne restait donc plus pour commander l’armée qu’une noblesse incapable, insolente pour le bourgeois, dure pour le soldat, d’autant plus servile plus tard devant les conquérans étrangers.

Ces troupes ne recevaient d’instruction sérieuse que sur les champs de bataille britanniques. L’électeur n’entendait rien à l’art de Frédéric II. En revanche, il passa, dit-on, plus d’une année à disputer avec ses conseillers « la question du raccourcissement des queues. » Il sortit de ses méditations un règlement fameux où la longueur, la grosseur de cet appendice militaire, la forme du nœud, la couleur du ruban, étaient soigneusement déterminées. « La queue, dit Kœnig, était le pendule qui, dans l’administration comme dans la société, mettait tout en mouvement. » Guillaume, malgré tant de vicissitudes, resta fidèle à ce grand principe. Lorsqu’en 1813 il fut restauré dans ses états, son premier soin fut de restaurer les queues, supprimées par le roi Jérôme et l’empereur Napoléon; mais, comme ces deux usurpateurs avaient fait couper les cheveux de l’armée, il fallut bien se contenter, pendant quelque temps, de queues postiches. Des étudians de Gœttingen, qui s’étaient permis de se promener en voiture avec t’es queues gigantesques qui tombaient des portières jusque sous les roues, faillirent s’attirer une mauvaise affaire.

L’électeur était fort soigneux de sa fortune. Le jour de son avènement, les états du pays lui offrirent un don gratuit de 100,000 thalers. Il refusa en déclarant que, « bien éloigné de vouloir augmenter les charges de ses fidèles sujets, il ne songeait au contraire qu’à les diminuer; » mais, avant la fin de la session, il leur présenta une note de 1,100,000 thalers, qu’on était censé redevoir à la couronne pour les impôts arriérés depuis 1704. Pour encourager le commerce et l’industrie, il prêtait à ses sujets, mais ne prêtait qu’aux riches : il faisait impitoyablement rentrer les capitaux à l’échéance et percevait rigoureusement les intérêts. Il ne tarda pas à devenir un des princes les plus riches de l’Allemagne : on évaluait son trésor à 50 millions. Aussi était-il le banquier de la Prusse et de tous ses voisins. Il eut pour principal administrateur de son immense fortune Mayer-Anselme Rothschild, premier du nom. Il avait démêlé dans ce petit banquier Israélite une activité, une capacité, une probité à toute épreuve. Il le créa d’abord hofagent, puis oberhofagent (agent supérieur de la cour). Rothschild consacra toute son intelligence et son honnêteté à faire fructifier ce bien mal acquis. Quand les Français s’emparèrent de la Hesse, il devint le dépositaire d’une partie du trésor, et au péril de sa vie ou de sa liberté parvint à la dérober aux recherches de la police napoléonienne.

On conçoit qu’un tel prince dût éprouver peu de sympathies pour la révolution française. Il avait toujours eu de l’aversion pour les idées et les modes de France. Comme le maniaque Paul Ier de Russie, il proscrivit les chapeaux ronds, les grandes cravates, les pantalons, autant d’insignes jacobins, comme chacun sait. La littérature, qui jusqu’alors était tout au plus tolérée dans ses états, passa au rôle de persécutée. Il se montra tout disposé à aider la Prusse et l’Autriche dans leur croisade contre la France ; mais à quel prix ? D’abord il lui fallait le chapeau électoral. Il prétendait en outre que le roi de Prusse prît à sa charge le contingent hessois de 6,000 hommes, et que, si le duc de Brunswick donnait sa démission de généralissime, il recueillît sa succession. Ces négociations traînèrent plus d’un mois ; Guillaume s’engagea finalement à entretenir lui-même son armée moyennant une forte indemnité. Les Hessois firent la campagne de France (1792); aussi à l’arrivée de Custine sur le Rhin le landgrave fut un des souverains qui trouvèrent prudent de quitter leur résidence. Toutefois les proclamations républicaines répandues en Allemagne, les invitations aux soldats hessois de se joindre à l’armée française, la promesse de leur donner une bonne solde, les droits de l’homme et « pas de coups de bâton, » ne produisirent que peu d’effet. Les troupes hessoises se distinguèrent à la reprise de Francfort, au siège de Mayence, en Belgique, et en 1793 elles avaient dû passer à la solde de l’Angleterre.

Le landgrave fit, presque en même temps que la Prusse, sa paix avec la république française (1796), promit de ne plus fournir de troupes aux Anglais, céda ses possessions de la rive gauche, et en 1803 reçut le chapeau électoral et un agrandissement considérable. Quand l’empire fut proclamé, Guillaume fut mis en demeure de prendre une résolution sur la politique à suivre vis-à-vis de la France nouvelle ; il fallait opter pour la clientèle prussienne ou la clientèle française. C’était de ce côté qu’il y avait le plus à gagner, sinon en argent, du moins en territoires; mais fils d’une Anglaise, élève de la Prusse, feld-maréchal prussien et pensionnaire anglais, jaloux à l’excès de son autorité, dans Napoléon il méprisait le parvenu, haïssait le Français, craignait le maître. Lors du voyage triomphal du nouveau césar sur les bords du Rhin (septembre 1804). il se mit en route pour saluer le conquérant, que tous les princes allemands accablaient déjà de leurs adulations[4], et qui commençait à poser les bases de la confédération du Rhin. Cependant Guillaume n’alla pas plus loin que Hanau, et se fît excuser auprès de l’empereur sur une maladie qui lui serait survenue[5]. Cet accident ou cette hésitation eut une influence fatale sur sa destinée.

Le ministre de France à Cassel, alors M. Bignon, assure que c’est à la Hesse-Électorale que revient l’idée première de ce Rheinbund dont elle devait être exclue et qui devait même recueillir ses dépouilles[6]. A la cour de Cassel, le parti de l’alliance française était représenté par le baron de Waitz ; désireux de soustraire son maître à la dépendance prussienne, il aurait soumis à Bignon l’idée d’une grande confédération des états secondaires de l’Allemagne sous la protection de la France. Napoléon chargea son ministre de déclarer à l’électeur que « l’empereur comptait sur lui pour être l’homme d’armes de la confédération projetée; » mais les exigences de Guillaume étaient extrêmes : il aurait voulu, assure-t-on, que Napoléon lui sacrifiât ses cousins de Hesse-Darmstadt. Déjà il avait déplu par son obstination à garder à sa cour l’intrigant ambassadeur anglais Taylor, dont Napoléon voulait se débarrasser. Après Austerlitz, il ne fut pas compris dans la grande promotion de rois et de grands-ducs qui accompagna la conclusion de la confédération rhénane. Son dépit fut extrême. Il déclarait hautement qu’il « aimait mieux être un simple maréchal prussien qu’un roi de la fabrique de Napoléon. » Cependant il imagina, pour se donner de l’importance, « de faire entendre à la cour de Prusse que la France était très jalouse d’attirer la Hesse dans la confédération du Rhin; à l’en croire, le ministre de France à Cassel lui aurait offert pour le décider les dépouilles de la maison d’Orange-Fulda, alliée à la Prusse[7]. » Cette vanterie fut une des choses qui contribuèrent le plus à exciter la cour de Prusse contre Napoléon et à précipiter la catastrophe dont l’électeur de Cassel allait être la première victime. À ce moment d’ailleurs, Napoléon devait avoir déjà d’autres vues sur la Hesse. Prévoyant le cas où il lui faudrait reprendre le Hanovre à la Prusse pour le restituer à l’Angleterre, il se réservait dans la Hesse un en-cas pour indemniser les Hohenzollern.

La situation de l’électeur, au commencement de 1806, était devenue fort difficile. Il se sentait repoussé de la confédération du Rhin, pour laquelle il avait d’ailleurs de la répulsion, exclu de la protection hautaine de Napoléon, peut-être en butte à ses convoitises; mais il ne pouvait se décider à entrer dans la confédération du nord, que la Prusse essayait alors de fonder. Vis-à-vis de Frédéric-Guillaume III comme de Napoléon, il se faisait valoir, tenait à se faire payer cher. Il cherchait aussi à constituer autour de lui avec les petites principautés de Waldeck et de Lippe une sorte de confédération des Cattes; mais ces faibles états se trouvaient bien autrement attirés par le Rheinbund. Son collègue en maréchalat, le duc de Brunswick, était prêt à se sacrifier à la grandeur de la Prusse et à reconnaître son hégémonie. Guillaume ne voulait rien céder, rien hasarder, rien conclure. En août 1806, il ordonna au baron Waitz de rédiger un traité d’alliance avec la Prusse; puis, quand il vit que la situation tournait à la guerre, il refusa de signer. Si la Prusse, en cette fameuse année 1806, se montra indécise par faiblesse, l’électeur fut bien plus indécis par avarice et par ambition.

L’armée prussienne venait d’envahir la Saxe et de commencer la guerre. L’électeur commit, en cet instant critique, la plus grave imprudence. Sans doute il refusa avec une certaine fermeté l’offre que lui fit le roi de commander, outre ses propres troupes, un des corps de l’armée prussienne, sans doute il fit respecter la neutralité de son territoire par la puissance dont il était l’allié honteux; mais il mit sa petite armée sur le pied de guerre et sa forteresse de Hanau en état de défense. Son agent à Paris, M. de Malsburg, fut prévenu que tout armement de la Hesse serait considéré par la France comme un acte d’hostilité; sans donner aucune explication, le ministre hessois quitta brusquement Paris. Cette conduite ne laissait aucun doute sur les intentions de l’électeur. Il était évident que, dans aucune hypothèse, le feld-maréchal prussien ne se joindrait à l’armée française; s’il armait, c’était uniquement pour tomber sur ses derrières lorsque l’occasion s’en présenterait. Peut-être aussi était-ce une spéculation de son avarice. Gentz pense qu’il « comptait négocier pour son propre compte et obtenir des subsides de l’Angleterre. » C’est aussi l’opinion de Walter Scott.

L’électeur parut un moment avoir compris la situation. Il envoya Bignon proposer à l’empereur sa neutralité, et partit lui-même pour le camp prussien dans l’intention, assurait-il, d’obtenir qu’on la respectât. Bignon ne trouva plus l’empereur à Mayence, mais Talleyrand le renvoya à Cassel avec un employé des affaires étrangères et les pleins pouvoirs nécessaires pour conclure avec la Hesse une convention de neutralité. « Si l’électeur veut rester neutre, portaient les instructions, il convient qu’il le déclare moins encore par des paroles que par des faits. La situation géographique de la Hesse ne lui permet guère d’être à la fois neutre et armée... L’empereur respectera fidèlement la neutralité de la Hesse tenant ses troupes sur le pied de paix et ne recevant aucunes troupes prussiennes. »

En l’absence de l’électeur, un grave incident s’était produit. Un détachement du corps de Rüchel, conduit par Blücher, était entré dans l’électoral. Le prince électoral, en uniforme de général prussien, était allé au-devant de lui et avait fait son entrée dans Cassel, chevauchant aux côtés de Blücher. Bignon protesta contre cette violation de la neutralité; mais, si les troupes prussiennes évacuèrent la Hesse, il parut que c’était bien moins en vertu de cette protestation qu’à la suite d’un mouvement général de concentration ordonné par Brunswick. L’électeur à ce moment revint de Naumburg; sur le résultat de sa démarche au camp prussien, il garda un silence suspect. Il fit mine de disperser quelques régimens, érigea le long de sa frontière des poteaux de neutralité, distribua des cordons de troupes, lorsque le prince électoral Guillaume quitta tout à coup la capitale et se rendit à son tour au quartier-général du roi de Prusse. On répandit le bruit qu’il y avait brouille entre le père et le fils, et que le ministre von Waitz avait couru après l’enfant prodigue sans pouvoir le ramener. Malheureusement les Français savaient que lord Morpeth, qui était chargé de négocier le traité de subsides avec la Hesse, était attendu au quartier-général prussien, ils pensèrent que le prince ne fuyait pas son père; il allait à un rendez-vous.

Le prince revint peu de jours après avec la terrible nouvelle d’Iéna. L’électeur se hâta de réduire son armée, qui était montée au chiffre énorme de 20,000 hommes; c’était trop tard. Il affecta de mettre sa confiance en cette neutralité qu’il avait si mal gardée. Quand Bignon fut appelé auprès de Napoléon, l’électeur lui remit une lettre où il recommandait à la clémence impériale l’un de ses gendres, le prince d’Anhalt-Bernburg; croyait-il vraiment n’avoir rien à craindre pour lui-même? Son illusion ne fut pas de longue durée, et le 31 octobre il reçut une réponse foudroyante. A la réception même de cette « terrible note, » on apprit que le roi Louis de Hollande était entré dans la Hesse-Cassel par la frontière du nord et le maréchal Mortier, avec 6,000 hommes, par la frontière sud-est. Les instructions de l’empereur à ce dernier, en date du 22 octobre, étaient conçues dans les termes les plus rigoureux. Mortier devait désarmer toutes les troupes, envoyer prisonniers à Luxembourg tous les officiers au-dessus du grade de lieutenant, arrêter « comme généraux prussiens » l’électeur et le prince électoral, faire abattre leurs armoiries, mettre les scellés sur leurs propriétés, déclarer aux populations qu’ils avaient cessé de régner. « Ordonnez, ajoutait-il, que tout homme qui gardera des armes, après l’ordre de désarmement, sera fusillé. »

Le soir même, l’électeur réunit son conseil. Le conseiller intime von Malsburg, le général de Webern et le référendaire intime Schmerfeld allèrent au-devant de Mortier pour lui déclarer que leur maître était prêt à accéder à la confédération du Rhin. Le maréchal répondit que la politique n’était point son affaire, et il continua sa marche sur Cassel. L’électeur se décida dès lors à réserver sa précieuse personne pour des temps meilleurs. Revêtu pour la première fois peut-être d’habits civils, accompagné de son fils, il essaya de sortir par la porte de Leipzig, puis par la porte du nord, qu’il trouva occupées par les avant-gardes françaises; il finit par gagner celle de Cologne, d’où il s’enfuit dans la principauté de Waldeck, puis en Danemark, pour tâcher de négocier d’un lieu sûr avec Napoléon.

Cependant, si l’on voulait épargner au pays d’être « le théâtre des désastres de la guerre, » les ministres électoraux n’avaient que le temps de signer l’ordre de désarmement. Les Français firent leur entrée dans Cassel le 1er novembre à neuf heures du matin, les Hollandais dans l’après-midi. Le maréchal adressa aux habitans une proclamation rassurante pour leurs intérêts privés, fort peu pour leur dynastie; l’impression de cette soudaine conquête fut profonde. Les campagnes et les petites villes, absolument dévouées à l’électeur, éprouvèrent la plus vive douleur; pourtant la population de Cassel, qui, connaissant mieux son maître, le jugeait plus sévèrement, se montra plus calme. Les troupes étaient indignées d’être ainsi contraintes à poser les armes sans même avoir combattu. Plusieurs officiers entrèrent, de dépit, au service de Napoléon. C’est ainsi que l’ingénieur Eckemeyer, en 1792, était passé sans transition du service de l’électeur-archevêque de Mayence à celui de la république française.

L’électrice Wilhelmine-Caroline de Danemark resta encore assez longtemps à Cassel; à la fin, elle dut s’en éloigner sur l’ordre de Napoléon, et se retira chez son gendre, le duc de Saxe-Gotha. Quant à la femme du prince électoral, Augusta, sœur du roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, Napoléon tint à honneur de lui témoigner la plus grande courtoisie à un moment où il était si peu courtois pour les reines malheureuses; mais de cette générosité il fit trop d’étalage dans les bulletins qu’il adressait à la grande armée. «...Dans le palais qu’habite l’empereur à Berlin se trouve la sœur du roi de Prusse, princesse électorale de Hesse-Cassel. Cette princesse est en couches. L’empereur a ordonné à son grand-maréchal du palais de veiller à ce qu’elle ne fût pas incommodée par les bruits du quartier-général... » On trouve dans sa Correspondance plusieurs lettres de consolation adressées à cette princesse, si cruellement frappée dans la fortune de son frère et dans celle de son beau-père et de son mari. « Je désire, lui écrit-il, trouver des occasions plus réelles de donner à votre altesse des preuves de l’estime que j’ai pour elle[8]. » Il lui accorda, sur les dépouilles de la Prusse et de la Hesse, une pension de 50,000 thalers, dont elle employa d’ailleurs la plus grande partie à lui susciter des ennemis. Il ordonna de laisser au frère de l’électeur « la jouissance absolue des biens patrimoniaux qui lui appartiennent; » mais, suivant une règle invariable, il le fit éloigner du pays.

Napoléon ne semble pas avoir été décidé tout d’abord sur ce qu’il ferait de la Hesse-Cassel. Elle n’avait pas été comprise dans le décret du 23 octobre qui frappait Brunswick et Orange. Dans l’intérêt de la France et même de la politique impériale, il valait mieux peut-être avoir à Cassel un prince subordonné bien qu’agrandi, roi par la grâce de Napoléon, que d’y fonder une nouvelle et éphémère dynastie napoléonienne. Deux plénipotentiaires de l’électeur, le baron de Malsburg et le général Lepel, vinrent négocier à Berlin le rétablissement de leur maître. Talleyrand les renvoyait à Berthier sous prétexte que la question hessoise était une affaire militaire, Berthier à Talleyrand, attendu que l’affaire était essentiellement politique. Pendant ce temps, l’empereur avait un entretien avec Bignon et Duroc sur les propositions de l’électeur. Guillaume offrait d’accéder à la confédération du Rhin, de laisser aux Français ses places fortes, Rinteln, Marburg, Hanau, de fournir 12,000 hommes contre son alliée la Prusse, et, chose plus singulière chez un avare, de payer une forte contribution de guerre. Ces 12,000 hommes eussent été plus utiles sans doute entre les mains de leur prince naturel qu’entre celles du roi Jérôme. L’empereur réfléchit quelque temps, fit beaucoup de questions à Bignon sur ces troupes, sur les qualités de l’électeur, son esprit d’ordre, sa fermeté, son économie, qui en faisaient tout l’opposé de son frère Jérôme. « Il parla pendant quelque temps, dit Bignon, de manière à me donner l’espoir qu’il allait accepter les propositions de l’électeur lorsque, s’interrompant tout à coup et changeant brusquement de ton, il me dit: « Bah!... Brunswick, Nassau, Cassel, tous ces princes-là sont essentiellement anglais; ils ne seront jamais nos amis. » Deux jours après (4 novembre 1806) paraissait l’arrêt du destin dans le vingt-septième bulletin de la grande armée; on y voyait la série des griefs impériaux contre l’électeur.


« Il paiera cette frénésie de la perte de ses états. Il n’y a pas en Allemagne une maison qui ait été plus constamment ennemie de la France. Depuis bien des années, elle vendait le sang de ses sujets à l’Angleterre pour nous faire la guerre dans les deux mondes, et c’est à ce trafic de troupes que ce prince doit les trésors qu’il a amassés, dont une partie est enfermée à Magdeburg et une autre a été transportée à l’étranger. Cette sordide avarice a entraîné la catastrophe de sa maison, dont l’existence sur nos frontières est incompatible avec la sûreté de la France... Les peuples de Hesse-Cassel seront plus heureux. Déchargés de ces immenses corvées militaires, ils pourront se livrer paisiblement à la culture de leurs champs; déchargés d’une partie des impôts, ils seront aussi gouvernés par des principes généreux et libéraux, principes qui dirigent l’administration de la France et de ses alliés. »


Les accusations étaient justes, les promesses de dégrèvement un peu suspectes. Quoi qu’il en soit, la maison de Hesse était déchue du trône. Son chef n’avait su ni aider la Prusse, ni se concilier la France, ni garder la neutralité. Il tombait victime de ses propres ruses, de ses convoitises, de ses calculs mercantiles. Les patriotes allemands portèrent sur lui le même jugement que les Français. « Tous les hommes, dit l’historien Schlosser, et vraisemblablement les anges du ciel, se réjouirent quand il perdit argent, terre et sujets pour avoir voulu pêcher aux deux rivages. »


II.

L’impression fut toute différente en Allemagne quand Napoléon détrôna l’antique maison de Brunswick. Le vieux duc Charles-Guillaume-Ferdinand était, avant sa défaite d’Iéna, un des souverains les plus aimés et le général le plus admiré de l’Allemagne. Le duc Charles, son père, avait été un prince magnifique et dépensier qui avait endetté ce petit pays de 11 ou 12 millions de thalers. Le Brunswick eût fait banqueroute, si Charles-Guillaume, prince héritier, n’eût dès lors pris en main l’administration financière. Devenu duc en 1780, il ne mit que onze années à réduire la dette à 4 millions de thalers. Ce résultat parut prodigieux; ses ennemis osèrent l’accuser, en 1792, d’avoir touché de l’argent français. Les subsides mêmes qu’il recevait de l’Angleterre pour des fournitures de soldats eussent à peine suffi à payer les intérêts de la dette. C’était donc l’économie, l’économie seule, qui avait opéré ce miracle, et, ce qui était rare chez un prince allemand, c’était sur sa dépense personnelle qu’il cherchait à épargner; chose plus rare encore, il réduisit l’armée. Dès 1790, il pouvait déjà soulager ses sujets de presque tous les impôts extraordinaires.

S’il était économe, il n’avait pas la cruelle avarice de son voisin de Hesse-Cassel; il était instruit, vraiment humain. Dans sa jeunesse, il avait voyagé à travers l’Europe, vu Paris, visité Rome avec Winckelmann. Sans avoir de grandes idées économiques, il maintint en bon point l’agriculture et l’industrie. Il perfectionna l’éducation publique. Il avait beaucoup recherché les femmes, et Mirabeau, qui le visita vers 1784, quand le duc avait déjà quarante-neuf ans, nous le dépeint comme « un véritable Alcibiade : il aime les grâces et les voluptés ; mais elles ne prennent jamais sur son travail. » Comme son maître Frédéric II, il tint à gagner l’opinion des Français, fut en correspondance avec Voltaire, et ne manqua pas la visite à Ferney. Il pratiqua aussi la tolérance, «A une époque où les juifs étaient honteusement persécutés en Allemagne, il avait placé dans son conseil d’état un négociant de Brunswick, nommé Jacobson, juif et attaché à sa religion, mais homme vertueux et sincèrement philanthrope, » dit Beugnot. Ce Jacobson joua un rôle assez remarquable sous le royaume de Westphalie. Comme Frédéric II enfin, Charles-Guillaume aimait à ouvrir dans ses états un asile aux proscrits. Lui qui se montra si dur et si défiant contre les émigrés dans la campagne de France, attira cependant dans sa capitale les plus distingués d’entre eux, qu’il avait pu connaître et apprécier dans la société parisienne d’autrefois. « Et apparemment, raconte encore Beugnot dans ses Mémoires, il était parvenu, à force de soins délicats, à les guérir de l’impatience du retour, car je les ai retrouvés à Brunswick quand j’ai été en prendre possession pour le roi de Westphalie. » En cela, il se distinguait avantageusement de Guillaume de Hesse, qui, tout en partageant leurs passions contre la révolution, n’accorda jamais de secours à leur détresse.

Quand Frédéric II n’eût pas été le plus grand homme de guerre de son temps, la tradition de sa famille aurait poussé Charles-Guillaume à faire son éducation et ses débuts dans l’armée prussienne. Frédéric II et son frère Frédéric-Guillaume avaient épousé deux de ses tantes paternelles; sa mère Charlotte était la propre sœur du grand homme; son oncle Ferdinand de Brunswick était son lieutenant favori et l’un des héros de la guerre de sept ans. C’est sous de tels auspices que Charles-Guillaume, n’étant encore que prince héréditaire, fit ses premières armes contre les Français. Il accompagna Frédéric II en Silésie, en Westphalie, fit avec lui la guerre de la succession de Bavière. Le roi de Prusse parle de lui avec éloge dans ses Mémoires et lui a consacré un des produits de sa veine poétique, l’ode au prince héréditaire de Brunswick. Devenu duc. il commanda les armées prussiennes, en 1784 contre les républicains de Hollande, en 1792 dans l’invasion de Champagne, en 1793 et 1794 dans les innombrables petits combats du Palatinat bavarois, en 1806 dans la guerre désastreuse contre Napoléon.

Toutefois, on vient de le voir, ce prince, qui combattit si souvent les Français, eut toujours de grandes sympathies pour la France. Dumouriez avait cru pouvoir au début de la première coalition lui faire offrir le commandement des armées révolutionnaires. Jamais il ne sut fermer l’oreille à des propositions pacifiques. Il négocia après Valmy ; il fut l’un des conseillers de la paix de Bâle et de la ligne de démarcation ; en 1805, lorsque Haugwitz revint de Moravie avec les propositions si nouvelles de Napoléon, il conseilla d’accepter le Hanovre et l’alliance française. En 1806, il marchait à regret ; comme à Napoléon, cette guerre lui paraissait impolitique et funeste. Beaucoup de ses hésitations militaires dans la campagne de Thuringe furent causées, assure-t-on, par la secrète espérance qu’on pourrait encore avoir la paix.

On peut trouver bien rigoureuse la conduite de Napoléon envers un prince qui après tout pensait comme lui sur cette même guerre dont il tombait victime. Tout ce qu’on peut reprocher à Brunswick, c’est de n’avoir point usé assez énergiquement des droits que lui donnaient sur la cour de Prusse sa situation de prince souverain, son expérience militaire, ses longs services, son glorieux passé, son dévoûment éprouvé pour les Hohenzollern. Il excita tout d’abord la colère de Napoléon par cette « lettre très mauvaise, écrite dans le sens de l’exaltation patriotique allemande, » qu’il avait adressée au roi de Wurtemberg à l’ouverture des hostilités, et que celui-ci n’avait pas manqué de livrer à l’empereur[9]. Napoléon lui reprochait encore d’avoir « méconnu jusqu’aux lois du sang en armant un fils contre son père[10], » allusion à l’accueil que le prince Paul de Wurtemberg avait trouvé auprès de lui.

On l’emporta du champ de bataille d’Auerstaedt mortellement blessé d’un coup de feu qui lui avait ravi l’usage des deux yeux ; il montra autant de courage dans les souffrances qu’il avait montré d’intrépidité dans le combat. « J’en resterai aveugle, disait-il au chirurgien ; eh bien ! cela n’ira pas trop mal à mon âge. » Quand il fut transporté à son château de Brunswick, son ministre Wolfradt le supplia de ne pas s’arrêter, les Français arriveraient dans les vingt-quatre heures ; le ministre avait pu pressentir à certains indices, à certaines expressions des bulletins napoléoniens, qu’il n’y avait pas de ménagemens à attendre. Le duc, plus confiant ou moins bien informé, se refusait à partir. « Je connais les Français mieux que vous, disait-il, et il y a longtemps! Ils auront du respect pour un vieux général blessé sur le champ de bataille. Les officiers donneront le bal et iront à la comédie, les soldats caresseront un peu nos filles. Soignez les logemens, et que rien ne leur manque. Je suis assuré qu’il y a un courrier de l’empereur en route pour savoir de mes nouvelles[11]. » Pauvre vieil ennemi de la France, son adversaire malgré lui! pauvre prince de la Paix, comme l’appelaient les hobereaux du parti de la guerre! sa confiance fut trompée. Napoléon devait se conduire à son égard comme eussent agi vis-à-vis de lui les frénétiques de la cour de Prusse, s’il eût été vaincu, blessé et prisonnier. Wolfradt, sur de nouveaux avis, paraît-il, revint à la charge sur la nécessité d’un prompt départ. Il lui fit craindre que sa présence à Brunswick ne servît de prétexte pour aggraver les rigueurs de l’occupation militaire. Alors seulement il céda et consentit à être transporté ailleurs. « Je me sens trop faible, dit-il, et je ne supporterai pas le voyage bien loin; mais, si ma présence ici doit ajouter au malheur de mes sujets, il faut quitter la place, et je ne balance plus. » Il fut installé à Ottensee, près d’Altona. « On vit un prince souverain, raconte Bourrienne dans ses Mémoires, jouissant à tort ou à raison d’une grande réputation militaire, naguère puissant et tranquille dans sa capitale, maintenant battu et blessé à mort, faisant son entrée dans Altona sur un misérable brancard porté par dix hommes, sans officiers, sans domestiques, escorté par une foule d’enfans et de vagabonds qui le pressaient par curiosité, déposé dans une mauvaise auberge et tellement abattu par la fatigue et la douleur de ses yeux que le lendemain de son arrivée le bruit de sa mort était général. » il mourut en effet le 10 novembre 1806, âgé de soixante-seize ans, dans la vingt-sixième année de son règne.

Déjà le quinzième bulletin de la grande armée avait laissé entrevoir des dispositions peu bienveillantes pour le vaincu d’Auerstaedt. On y avait parlé de ce « duc de Brunswick, homme connu pour être sans volonté et sans caractère, » qui s’était laissé « enrôler dans le parti de la guerre, » et qui avait signé le mémoire belliqueux composé par le général Schmettau et présenté au roi par la reine, allusion pleine d’inexactitudes à la démarche des princes auprès du roi le 2 septembre 1806 pour obtenir le renvoi de Beyme et Lombard. En revanche. Napoléon parlait avec une émotion affectée du « respectable feld-maréchal Mœllendorf. » Pourquoi cette différence entre les deux frères d’armes? Ne pouvait-on accuser Napoléon de chercher, par ses déclamations contre Brunswick, à se créer un droit à le dépouiller? Le seizième bulletin (23 octobre 1806) fut l’explosion de l’orage. Le malheureux duc avait envoyé à l’empereur son maréchal du palais pour lui recommander ses états. « L’empereur lui a dit : — Si je faisais démolir la ville de Brunswick et si je n’y laissais pas pierre sur pierre, que dirait votre prince? La loi du talion ne me permet-elle pas de faire à Brunswick ce qu’il voulait faire dans ma capitale?.. » Et parmi trois pages de développemens semblables : « — Dites au général Brunswick, concluait le bulletin, qu’il sera traité avec tous les égards dus à un officier prussien, mais que je ne puis reconnaître dans un général prussien un souverain... » S’il était juste de ne traiter le général Brunswick que comme un feld-maréchal prussien, si son attitude pendant cette guerre justifiait l’occupation de ses états, à quoi bon ce débordement d’éloquence révolutionnaire et soldatesque? Napoléon pouvait-il ignorer qu’en 1806, pas plus qu’en 1792, Brunswick n’avait été « le premier à courir aux armes? » Ne savait-il pas que le fameux manifeste n’était point l’œuvre de Brunswick, que sa signature avait été surprise, et que la célèbre phrase sur la subversion de Paris avait même excité son indignation[12] ? Si on pouvait lui reprocher beaucoup de faiblesse, pouvait-on lui faire un crime de n’avoir pas tenu à la reine de Prusse le langage peu courtois que lui conseillait et que se permettait Napoléon : « Femmes, retournez à vos fuseaux et rentrez dans l’intérieur de vos ménages?.. »

La colère de Napoléon contre la maison de Brunswick s’exhalait en toute occasion. « Vous voyez ce que j’ai fait du duc de Brunswick, disait-il au chancelier du duc de Weimar. Je veux renvoyer ces Welfs dans les marécages italiens d’où ils sont sortis. Je veux les fouler et les anéantir... comme ce chapeau,... et qu’on ne se souvienne plus d’eux en Allemagne[13]. » Le décret du 23 octobre, daté de Wittemberg, ne laissa plus aucun doute sur les intentions de l’empereur. Ordre était donné d’occuper les états de Brunswick et d’Orange, de désarmer le pays, d’envoyer les troupes prisonnières en France. « Déclaration sera faite que ces pays ne doivent plus rentrer dans la possession desdits princes. « 

Trois jours avant la mort du duc de Brunswick, son quatrième fils Frédéric-Guillaume, héritier du duché d’OEls en Silésie[14], capitulait à Ratkau avec Blücher, le duc de Weimar, Scharnhorst, York de Wartenburg et les derniers soldats prussiens échappés d’Iéna. Le 7 novembre, il était prisonnier de Napoléon; le 10, il était duc de Brunswick par la mort de son père, duc sans duché. Il crut devoir à ce moment quitter le service de la Prusse, où il avait en quelque sorte grandi, où il avait successivement conquis tous ses grades, et vécut paisiblement à Bruchsal, près de Carlsruhe, chez le grand-duc de Bade, dont il avait épousé la fille Marie-Élisabeth. Il y perdit sa femme. Alors, plein de haine contre Napoléon, qu’il regardait comme le destructeur de sa maison, comme l’auteur de ses malheurs publics et privés, il fit en 1808 un voyage secret, sous un déguisement, dans ses états de Brunswick pour y visiter ses adhérens. Il devait y reparaître en 1809 les armes à la main.

Les trois frères aînés, Charles, George et Auguste n’étaient pas de la même trempe. L’aîné mourut deux mois avant son père; les deux autres, faibles de corps et d’esprit, laissèrent passer au duc d’OEls tous leurs droits sur un trône qui était à reconquérir. Le 1er janvier 1808, George écrivit au roi Jérôme une lettre humble et résignée jusqu’à l’adulation pour lui demander l’autorisation de rentrer dans le Brunswick.


« ... Cette grâce de votre majesté me serait d’autant plus précieuse que mon expatriation m’est rendue plus pénible encore par le malheur que j’ai d’être aveugle depuis plusieurs années, et que mon plus vif désir est de finir mes jours dans ma patrie en simple particulier... J’ai attendu l’heureux moment de l’arrivée de votre majesté dans ses états pour mettre à ses pieds ma respectueuse demande et pour lui offrir en même temps mes félicitations sur son avènement au trône et mes vœux les plus ardens pour la conservation de sa personne sacrée, ainsi que pour la prospérité de son illustre maison...[15] »


Napoléon, à qui son frère communiqua cette lettre princière, répondit simplement :


« Je pense que vous ne devez rien répondre à ce prince, puisqu’il n’a pas mis dans sa lettre le mot sujet, et que vous ne devez reconnaître à Brunswick que des sujets. »


La paix de Tilsit vint consacrer la dépossession des maisons de Hesse, de Brunswick et d’Orange, en stipulant toutefois au profit de leurs chefs une rente viagère. Il n’était pas indifférent, pour bien comprendre les affaires du royaume de Westphalie, de rappeler à quels gouvernemens et à quels souverains succédait le roi Jérôme Bonaparte. L’occupation de la Hesse, de Fulda et du Brunswick par Napoléon Ier était une mesure commandée par l’altitude toute prussienne de leurs souverains et par le devoir d’assurer la sécurité de l’armée française. En était-il de même de la conquête de ces pays? Ce que les Hessois et les Brunswickois ont pu gagner à cette conquête et ce que la puissance réelle de la France a pu y perdre, la suite de cette histoire nous l’apprendra. Au point de vue du droit des gens, elle doit être blâmée. Il était trop visible que Napoléon y avait cherché moins la punition de souverains tyranniques, imprudens ou perfides que le profit de « sa maison. » Les historiens prussiens, qui ont tant déclamé contre la spoliation de la maison de Hesse par Napoléon, doivent, après les événemens d’il y a six ans, rentrer en eux-mêmes et s’attrister avec nous que le respect des petites puissances ait fait si peu de progrès de 1806 à 1866. Qui donc a le droit aujourd’hui en Prusse de jeter la pierre à Napoléon Ier ?


III.

Le nouvel état élevé sur toutes ces ruines portait un de ces noms comme l’empereur aimait à en évoquer de la poussière de l’antiquité et du moyen âge : le royaume de Westphalie. Il se composait : 1° des états du duc de Brunswick, y compris le duché de Wolfenbüttel, les comtés de Rheinstein et de Blankenburg; 2° des états de l’électeur de Hesse-Cassel, moins Katzenelbogen, sur le Rhin, et le comté de Hanau, sur le Mein; 3° de l’abbaye de Corvey, une des possessions de la maison d’Orange-Fulda; 4° des pays de Gœttingen, Osnabrück et Grubenhagen, enlevés à l’électeur de Hanovre, roi d’Angleterre; 5° parmi les territoires prussiens qui entrèrent dans le royaume de Westphalie, les uns étaient d’anciennes possessions des Hohenzollern acquises par les guerres, les traités, les héritages, les sécularisations du XVIIe et du XVIIIe siècle, comme l’ancien évêché d’Halberstadt, le comté de Mansfeld, la ville et l’évêché de Magdeburg, et surtout cette Vieille-Marche de Brandenburg, située sur la rive gauche de l’Elbe, et qui avait été autrefois le boulevard de la Germanie et le point de départ de la colonisation allemande dans l’Europe orientale. Les autres étaient de récentes acquisitions de la Prusse lors du recès germanique de 1803 : ainsi Paderborn et Hildesheim se souvenaient encore de leurs évêques, Quedlinburg de son abbé, Mûlhausen, Nordhausen, Gosslar, de leur liberté municipale, l’Eichsfeld (en Thuringe) de l’électeur ecclésiastique de Mayence. Il y avait une grande différence, au point de vue politique, entre les anciens et les nouveaux pays prussiens. Les premiers étaient restés attachés à la dynastie des Hohenzollern de toute la force des traditions anciennes, de toute l’énergie du patriotisme humilié et blessé; les autres, qui avaient déjà passé en tant de mains, ne regrettaient pas plus les Prussiens que leurs anciens maîtres, et devaient se plier facilement à la domination napoléonienne. Venaient enfin : 6° le comté de Stolberg, fief de la Prusse, et le comté de Rietberg, fief de Hesse-Cassel ; 7° les territoires saxons situés entre Erfurt et l’Eichsfeld. Peu de temps après, Napoléon y ajouta d’autres parties du comté de Henneberg, de la principauté de Corvey, et en 1808 la partie saxonne du comté de Mansfeld. Nous ne parlons pas ici des remaniemens territoriaux de 1810 et 1811.

Le royaume de Westphalie en 1808 comprenait plus de 1,900 lieues carrées et 2 millions d’habitans. Il se trouvait dans une situation des plus avantageuses : au nord, à l’ouest et au sud, il confinait partout aux états de la confédération du Rhin; à l’est, où il avoisinait un état hostile ou suspect, le royaume de Prusse, il pouvait opposer la frontière de l’Elbe et l’importante forteresse de Madgeburg. Jérôme se plaignait seulement de quelques enclaves appartenant à des princes « confédérés, » qui venaient rompre la continuité de ses états. Ainsi le pays de Smalkade se trouvait séparé du reste de la monarchie par le duché de Saxe-Meiningen; ainsi, dans la partie septentrionale du royaume, subsistaient la principauté de Calenberg et le comté de la Lippe, etc.

Chose étrange, le pays que Napoléon avait choisi pour y faire son expérience de greffe française sur souche allemande était précisément celui où le sang germanique passe pour être le plus pur, où les traditions de la vieille Allemagne sont les plus vivantes. Partout se dressaient devant la royauté étrangère de glorieux et terribles souvenirs nationaux. On ne pouvait prononcer le nom d’une des préfectures du roi Jérôme sans réveiller un monde de traditions ou de légendes[16]. Ici était cette forêt de Teuteberg, qui avait vu le désastre de Varus et les larmes de Germanicus; là, ces fameux champs de bataille des guerres carolingiennes : le Sünthal, où les Saxons avaient exterminé une armée franque; le Weser, que Charlemagne avait rougi du sang des vaincus décapités; Paderborn, où, décimés par le glaive du conquérant, ils étaient venus demander la paix et le baptême. Corvey rappelait les hardis missionnaires qui s’étaient aventurés dans la solitude des forêts germaniques pour y bâtir la première chapelle et le premier cloître; Osnabrûck, Halberstadt, Hiklesheim, les belliqueux évêques, armés de la crosse et du sabre, qui avaient imposé aux Saxons, sous peine de mort, la dîme et l’abstinence du vendredi. En revanche, c’était dans les profondes vallées du Harz, sur le sinistre plateau de Brocken, que s’étaient réfugiés les dieux de la Teutonie, anathématisés par l’église. Quedlinburg avait été bâti par Henri l’Oiseleur pour tenir en respect les Slaves et les Hongrois. Magdeburg avait été la citadelle de Henri le Superbe et de Henri le Lion dans leurs éternelles campagnes contre les Obotrites et les Wendes. Si dans les turbulens et belliqueux Hessois revivaient ces rudes Catti de Tacite, qui déjà dans la Germanie ancienne donnaient l’exemple de la discipline militaire, traitaient la guerre comme un art, portaient des anneaux de fer en signe d’emprise et ne se rasaient qu’après avoir tué un ennemi, le Brunswick à son tour rappelait ces orgueilleux Welfs, qui avaient reculé à l’orient les frontières de l’Allemagne et disputé l’empire aux Barberousses. Ce royaume de Jérôme, berceau de l’antique Germanie, noyau du saint-empire allemand, avait été aussi le centre de la réforme, le champ de bataille entre l’Autriche et les princes de Hesse et de Saxe, entre Charles-Quint et Philippe le Magnanime, entre Rome et Luther. A Smalkade, les protestans s’étaient confédérés contre la maison de Habsbourg; à Mülhausen, les paysans insurgés avaient été massacrés par les seigneurs; Magdeburg se souvenait de sa belle résistance au vainqueur de François Ier et des épouvantables cruautés de Tilly; — de Mansfeld, de Brunswick, étaient sortis ce terrible Ernest qui, avec une poignée d’aventuriers, tint en échec la fortune de Ferdinand II, et cet indomptable Christian qui avait inscrit sur ses étendards « ami de Dieu, ennemi des prêtres. »

Et, par un étrange caprice de la fortune, c’était un Français, du pays le moins germanique de France, de l’île de Corse, c’était le fils d’un avocat d’Ajaccio qui venait asseoir son trône sur la terre des Arminius et des Witikind, qui succédait aux princes des Cattes et des Chérusques, aux empereurs saliques et aux empereurs saxons, aux Welfs et aux Hohenzollern, aux abbés et aux évêques-princes, aux comtes d’empire et aux magistrats des villes libres. C’était lui qui recueillait le fruit des conquêtes de Charlemagne, des prédications des missionnaires chrétiens, de la courageuse résistance des landgraves luthériens. C’était pour lui que Henri le Lion et Henri l’Oiseleur avaient bâti ces forteresses. À cette même frontière de l’Elbe, c’était lui qui était chargé, sous un nouvel empereur d’Occident, de défendre l’Allemagne des Ottons contre les Prussiens, héritiers des Slaves, et les Autrichiens, successeurs des Hongrois.


ALFRED RAMBAUD.

  1. « Si les Français ne veulent pas s’abîmer entièrement dans la vieille corruption et frivolité gallo-romaine, ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est de se réconcilier loyalement avec nous, Allemands, et d’apprendre enfin quelque chose de nous, qui avons imité si longtemps leurs extravagances... à y a encore parmi eux quelques bons élémens qui proviennent du sang germanique, franc, burgonde, wisigoth, qui coule dans leurs veines, etc. » W. Menzel, Elsass imd Lothringen sind und bleiben unser, Stuttgart 1870. — Avec un peu plus de ménagemens que le vieux mangeur de Français, les historiens plus sérieux disent à peu près la même chose. «Longtemps l’imagination de tous les libéraux en Europe a été possédée de cette idée que la révolution française avait été le point de départ d’une ère nouvelle, et que son programme avait été le modèle de toutes les créations futures de la liberté. » Préface du t. IV, partie II, de l’Histoire de la Révolution par M. de Sybel (Düsseldorff 1871), qui a « changé tout cela.»
  2. Voyez les Mémoires du comte Beugnot, 2 vol. in-8o ; Paris 1808.
  3. M. Saint-René Taillandier, Un prince allemand au dix-huitième siècle, dans la Revue des 1er décembre 1865 et 15 février 1866.
  4. Treitschke, Canzleistil aus den napoleonischen Tagen, dans Preussische Jahrbücher, janvier 1872.
  5. Voyez la réponse de Napoléon dans la Correspondance de Napoléon Ier, 2 octobre 1804.
  6. Bignon, Histoire de France depuis le 18 brumaire, t. IV, p. 127.
  7. Bignon, t. V, p. 382.
  8. Lettres des 9, 24 novembre 1806, et 10 janvier 1807.
  9. Correspondance de Napoléon Ier, lettre à Talleyrand, 5 octobre 1806.
  10. Seizième bulletin de la grande armée.
  11. Mémoires du comte Beugnot.
  12. Voyez Sybel, Geschichte der Revolutionszeit, et surtout les Mémoires tirés des papiers d’un homme d’état.
  13. F. von Müller, Erinnerungen.
  14. Depuis la mort de son oncle en 1805.
  15. Mémoires et Correspondance du roi Jérôme, t. III, p. 238.
  16. Voyez sur ces vieux souvenirs une lettre insérée dans le Moniteur westphalien du 8 mars 1808.