Le Royaume de Westphalie et Jérôme Bonaparte/03

La bibliothèque libre.
LE
ROYAUME DE WESTPHALIE
ET
JEROME BONAPARTE
D’APRES LES DOCUMENS ALLEMANDS ET FRANCAIS

I. Le Moniteur westphalien, 1807-1813, journal bilingue. — II. Mémoires et Correspondance du roi Jérôme, 7 vol., 1861-1866 (renfermant le Journal de la reine Catherine, les rapports de Reinhard, etc.). — III. Correspondance de Napoléon Ier, t. XIII et suiv. — IV. Le Royaume de Westphalie, Jérôme Buonaparte, sa cour, ses favoris, ses ministres, Paris 1820. — V. Ernestine von L., König Jerome und seine Familie im Exil, Leipzig 1870. — VI. Lyncker, Geschichte der Insurrectionen widerdas westphälische Gouvernement, Gœttingen 1860. — VII. Vehse, Geschichte der deutschen Höfe seit der Reformation, 48 vol., Hambourg 1851-55. — VIII. Berlepsch, Sammlung wichtiger Urkunden und Actenstücke. — IX. Rückblicke auf die Zeit des westphälischen Kœnigreiehes, dans la Minerva, juillet 1826.


III.
LE GOUVERNEMENT ET LA COUR DE JÉRÔME BONAPARTE[1].


I.

Les finances, la guerre, les relations extérieures, peuvent bien être regardées comme les trois services les plus considérables d’un état indépendant. On se rendra mieux compte de la situation précaire du royaume de Westphalie en voyant comment les exigences de Napoléon avaient d’avance ruiné le nouvel état; comment l’armée westphalienne, organisée par ses ordres, d’après ses plans, de la main de ses généraux, était avant tout une division de l’armée française, comment enfin la Westphalie n’avait et ne pouvait avoir de diplomatie sérieuse, puisqu’elle ne pouvait avoir d’amis ou d’ennemis que ceux de Napoléon, et qu’elle ne devait pas survivre à la chute de l’empire.

Le ministre provisoire des finances, le comte Beugnot, comme la plupart des Français employés en Westphalie, avait la nostalgie de la France, de Paris, d’une scène plus en vue. Il demanda bientôt à quitter Cassel, et devint ensuite l’administrateur du grand-duché de Berg. Le successeur de Beugnot au ministère des finances fut un Allemand, le baron de Bülow, âgé alors de trente-quatre ans. Sa parenté avec Hardenberg lui avait valu d’abord une assez belle carrière dans l’administration prussienne. A l’époque d’Iéna, il était président du trésor à Magdebourg : il fit preuve de fidélité à son gouvernement en dérobant sa caisse à toutes les recherches des Français, bien différent de son ennemi et successeur Malchus, qui n’avait fait, dit-on, son chemin dans le monde qu’en dénonçant au gouvernement prussien les caisses du chapitre d’Hildesheim et au gouvernement français les caisses prussiennes, Bülow, après s’être acquitté loyalement envers la Prusse, accepta de passer au service de la Westphalie. Dans son ministère, il favorisa autant que possible les intérêts de la population allemande, donna les places surtout à des Allemands. Il considérait le roi Jérôme comme la seule garantie contre une annexion à la France, mais il regardait l’empereur Napoléon comme l’oppresseur de son pays. Tout en travaillant de son mieux à l’organisation des services financiers, en s’ingéniant à remplir le trésor toujours vide et à diminuer les charges toujours croissantes, en se montrant même, semble-t-il, complaisant pour le roi jusqu’à l’excès, il se tenait au courant des mouvemens de l’opinion allemande, et passait bientôt pour être en rapport avec le Tugendbund et les sociétés secrètes. Aussi, le 8 avril 1811, le roi crut devoir faire arrêter le secrétaire-général des finances et un autre employé de Bülow : il exigea la démission du ministre, mais lui fit un cadeau de 60,000 francs et une pension de 6,000. Récemment Bülow avait été élevé à la dignité de comte. Il vécut alors dans la retraite et dans l’étude jusqu’au moment où la Prusse, qui l’avait pour ainsi dire prêté au royaume de Westphalie, le trouva bon à reprendre comme ministre des finances prussiennes en 1813. Son administration des finances westphaliennes, comme on va le voir, avait été pour lui un rude apprentissage. Malchus, que Jérôme lui donna pour successeur, était peu estimé ; on savait que rien ne l’arrêterait pour conserver la faveur du roi. « C’était le pire des pires, dit Vehse, et sa comptabilité était susceptible d’erreurs qui pouvaient se monter à 1 million de florins. » On adjoignit à Malchus, en qualité d’intendant-général du trésor, Pichon, cet ancien consul de France à Washington à qui Jérôme dans sa jeunesse avait donné tant de souci; mais le surveillé et le surveillant furent en lutte perpétuelle, et c’est le dernier, Pichon, qui dut céder sa place.

Les exigences de Napoléon étaient simplement insensées. Un traité pour l’arrangement des difficultés financières, entre l’empereur des Français et son frère, avait été signé à Berlin, le 22 avril 1808, par Malchus, conseiller d’état, et Daru, intendant-général de la grande armée. Ce traité distinguait d’abord entre les créances que pouvaient avoir les anciens souverains, états, abbayes ou corporations ecclésiastiques de la Westphalie sur des princes ou des particuliers étrangers au royaume, et celles qu’ils pouvaient avoir sur des nobles ou des particuliers sujets du royaume ou domicilies dans le royaume. Les premières. Napoléon se les réservait « en vertu du droit de conquête : » or l’électeur de Hesse-Cassel à lui seul avait prêté 12 millions au Mecklembourg, 4,600,000 francs à Waldeck, 2 millions à la Bavière, 2,600,000 à la Hollande, 3 millions à Bade et des sommes considérables à d’autres états. Les créances de la seconde catégorie, Napoléon les abandonnait à son frère, mais uniquement pour lui donner « les moyens d’augmenter et d’entretenir son armée. » Par l’article 2 de la constitution, Napoléon s’était réservé la moitié des domaines allodiaux des princes dépossédés « pour être employés aux récompenses que nous avons promises aux officiers de nos armées qui nous ont rendu le plus de services dans la présente guerre. » Plus tard, il avait déclaré qu’il lui fallait la moitié de tous les domaines des princes, allodiaux ou autres, protestant contre « le ridicule de telles distinctions. » Dans le traité de Berlin, il se contentait de 7 millions de revenus en domaines; or les domaines entiers de la Westphalie ne rapportaient que 12 ou 14 millions, et ne pouvaient atteindre qu’après de longues années de bonne administration un revenu de 18 ou 19 millions. Les contributions de guerre dues par la Westphalie à Napoléon étaient fixées à la somme totale de 26 millions, payables en dix-huit mois à dater du 1er mai 1808, au moyen d’obligations souscrites par les principaux propriétaires et banquiers du pays. Enfin Napoléon déclarait « ne point se charger des traitemens et appointemens, soit fixes, soit casuels, des fonctionnaires publics westphaliens, pensions, rentes et autres charges des provinces, pendant tout le temps de son occupation; » il laissait à son frère la faculté d’en user à cet égard « comme bon lui semblerait. » Il créait ainsi à la charge du budget westphalien un déficit équivalent à une année de dépenses pour un certain nombre de services[2], au total environ 8 millions. En résumé, par le traité de Berlin, Napoléon enlevait à la Westphalie 7 millions de revenus, 20 ou 30 millions de créances sur les princes allemands ou étrangers, 26 millions de contributions extraordinaires, 8 millions d’impôts ordinaires. Il ruinait financièrement sa propre création. Il condamnait l’état modèle à vivre d’expédiens, à pleurer misère, à tenter inutilement des emprunts, à laisser ses engagemens en souffrance, à côtoyer perpétuellement la banqueroute, et cela au moment même où il allait exiger de lui les efforts les plus extraordinaires pour soutenir son aventureuse politique[3]. A toutes les lettres larmoyantes de Jérôme, il répondait gaillardement : « Je n’entre pas dans ces détails... Cet ordre que l’on veut mettre dans le budget est de l’enfantillage... Ces circonstances ne sont point nouvelles pour moi. J’ai été deux ans en France sans finances. Le roi de Naples commence à peine à régulariser les siennes. En Italie, j’ai été ainsi six ans, etc.[4]. »

En attendant, le budget du royaume de Westphalie s’établissait, pour la première année de son existence, de la manière suivante : 1° l’arriéré de l’année 1807, évalué à environ 8 millions; 2° les dépenses probables de 1808, à 35 millions; 3° 20 millions à payer sur la contribution de guerre : total, environ 60 ou 70 millions de dépenses. Or les revenus de cette année ne montaient pas à plus de 20 ou 30 millions : c’était un déficit d’environ 40 millions.

Les états de 1808 avaient autorisé un emprunt de 20 millions, que deux de leurs membres devaient aller négocier en Hollande. Malheureusement le crédit du royaume était fort mal établi. En outre, à ce moment même, l’empereur Napoléon ouvrait pour son propre compte un emprunt en Hollande; il fallut bien lui céder le pas. On trouva seulement quelque 1,800,000 francs à emprunter à des Juifs de Cassel. Enfin le ministre Bülow résolut de recourir à un emprunt forcé de 20 millions. On émit 100,000 obligations de 200 francs, et tout sujet westphalien, en proportion de sa fortune, dut souscrire depuis une demi-obligation jusqu’à 100 obligations. Malgré les primes offertes aux souscripteurs qui s’empresseraient d’opérer les versemens, malgré les flatteries, les menaces, les promesses des décrets royaux, l’emprunt ne fut couvert qu’à moitié. Jérôme avait donc bien raison d’écrire à son frère : « Il est certain que le royaume de Westphalie ne peut résister plus de six mois au mauvais état de ses finances (3 février 1809). »

Aux états de 1810, Bülow put enfin présenter un budget parfaitement régulier, mais qui n’en découvrait que mieux l’irrégularité de la situation. Les recettes montaient à 34,400,000 francs, les dépenses ordinaires, y compris le service de la dette publique, à 34,820,000 fr. Il ne subsistait plus qu’un déficit de 420,000 fr.; mais il y avait les dépenses extraordinaires, c’est-à-dire environ 11 millions, consacrés à la solde de la division westphalienne envoyée en Espagne et à l’entretien de 12,500 Français de Magdebourg. Cependant en 1810 le traité du 14 janvier, qui céda le Hanovre au roi de Westphalie, avait arrêté la contribution extraordinaire de guerre à 16 millions seulement et accordé dix années de délai. L’âpreté de l’empereur et de Daru avait été vaincue par la résistance passive du débiteur westphalien.

On a peu de détails sur le budget de 1811. Quanta celui de 1812, « l’armée westphalienne, selon les Mémoires du roi, ayant péri à peu près tout entière dans la campagne de Russie, non-seulement le trésor n’eut pas à la solder et à la nourrir pendant les six derniers mois de l’année, mais le budget des dépenses se trouva dégrevé d’une dizaine de millions qui représentaient l’entretien de ces troupes pendant ce semestre : triste économie réalisée sur la mort, et qu’aucun financier n’eût su faire entrer dans ses calculs! »

Une dépense qui pesa lourdement sur le budget westphalien était celle de la liste civile. Elle était fixée pour le roi et sa famille à 5 millions, somme énorme pour un budget dont les ressources variaient entre 25 et 30 millions. « Les employés des bureaux et les médecins des hôpitaux ne sont plus payés depuis quatre mois, écrivait Jollivet; il n’en est pas ainsi des 5 millions que le trésor fournit à la liste civile. Ils sont payés très exactement, et souvent quinze jours ou trois semaines avant l’échéance. » Si encore Jérôme s’était contenté de ces 5 millions! mais les témoignages contemporains constatent que le roi de Westphalie gardait pour son trésor privé une partie des revenus publics. Ainsi les créances que l’empereur lui avait abandonnées par le traité de Berlin, uniquement pour lui donner « les moyens d’augmenter et d’entretenir son armée, » les revenus d’une partie des domaines qui étaient administrés en son nom, ceux des domaines qui faisaient retour à la couronne, Jérôme n’hésitait point à se les attribuer. En outre il faisait verser à son trésor les sommes destinées aux relations étrangères et à la solde de la garde royale, et s’en appropriait une partie. Tout cela représentait près de 2 millions par an; la liste civile s’élevait ainsi à 7 millions, et absorbait près du cinquième des revenus bruts du royaume. On essaierait vainement d’atténuer cette coupable dilapidation des trésors arrachés à cette même Westphalie dont Jérôme dépeint la misère en termes si pathétiques. Ce n’est que 2 millions, dit-on. Mais Jérôme a eu beaucoup de mal à se faire prêter par ses sujets. même sous forme d’emprunt forcé, une somme égale à cette liste civile de 7 millions; les étrangers ne lui ont prêté 2 millions qu’avec des intérêts usuraires; les 1,800,000 francs qu’il avait empruntés à la caisse des consignations française, et qu’il ne pouvait payer, lui ont attiré de Napoléon les paroles les plus dures et les plus humiliantes. Voilà ce qu’étaient 2 millions pour la Westphalie! Il faut ajouter que l’empereur, parfaitement instruit des prodigalités de son frère, ne se souciait pas de lui abandonner un argent dont la grande armée avait besoin. Jérôme était mal venu à se plaindre à l’empereur de ses embarras financiers quand il donnait à un Le Camus en don gratuit un domaine qui rapportait 40,000 francs; il était mal venu à déplorer les souffrances du pays quand il consacrait 300,000 francs par an à la création d’un ordre inutile. On ne saurait imaginer combien Jérôme a fait ainsi de mal à ses sujets : il les appauvrissait non-seulement de l’argent qu’il gaspillait, mais de celui que l’empereur était bien décidé à ne pas laisser gaspiller. Quel intérêt pouvait porter Napoléon aux embarras financiers de la Westphalie lorsqu’il lisait en tête d’un rapport de Jollivet à Champagny ces reproches trop véridiques : « monseigneur, j’ai perdu maintenant l’espérance que sa majesté le roi de Westphalie, malgré ses excellentes qualités et son extrême sagacité, qui est l’apanage de la famille, puisse sortir de la position embarrassante où l’ont entraîné de mauvais conseils, l’inexpérience du gouvernement, des passions trop ardentes et un penchant irrésistible à la prodigalité. »


II.

Le ministère de la guerre, après le départ un peu précipité du général Lagrange, fut donné au général Morio, aide-de-camp de Jérôme pendant la campagne de Silésie, ancien élève de l’École polytechnique, et qui avait quelque mérite. Établi sans idée de retour en Westphalie, il avait épousé la sœur de Le Camus, favori du roi. Il fut destitué au mois d’août 1808 pour avoir pris, à l’insu de Jérôme, le titre de capitaine des gardes et les avoir fait manœuvrer sans prendre d’ordre. Cet essai de prétorianisme lui coûta son portefeuille, mais non l’affection du roi; il resta grand-écuyer jusqu’en 1811. Il fut assassiné par un maréchal ferrant nommé Lepage, à qui il avait fait perdre la clientèle de la cour[5]. Son successeur à la guerre n’est autre que cet admirable général Eblé, qui, tenu pendant toute la prospérité de l’empire dans une demi-disgrâce, resta simple général, tandis que tant d’autres, qui n’avaient pas contre eux d’avoir été amis de Moreau ou officiers de l’armée du Rhin, arrivaient au maréchalat. Dès le mois d’octobre 1809, il avait manifesté le désir de retourner en France, et Jérôme l’avait recommandé en termes chaleureux à Napoléon. « Votre majesté peut être convaincue que je fais une perte dans le général Eblé. Les hommes comme lui sont rares. Je suis trop juste pour ne pas sentir la vérité de son raisonnement lorsqu’il me dit : Votre majesté ne peut rien pour moi, puisque je suis Français, et elle voit très bien qu’en restant à son service je suis entièrement oublié de l’empereur; je commence à vieillir, et je sens le besoin de voir mon sort fixé[6]. » Son sort fut fixé par l’acte suprême de dévoûment qu’il accomplit trois ans après au passage de la Bérésina. Il eut pour successeur le général d’Albignac, puis Salha, ancien officier de marine et compagnon de Jérôme en Amérique. Comme on le voit, le portefeuille de la guerre resta constamment en des mains françaises.

La constitution westphalienne avait porté à 20,000 fantassins, 3,500 cavaliers, 1,500 artilleurs, le contingent du royaume : provisoirement il se composerait pour moitié de troupes françaises. La conscription était devenue loi fondamentale et le remplacement à prix d’argent interdit. Napoléon, dans plusieurs lettres remarquables, avait développé ses intentions et communiqué les résultats de son expérience à Jérôme. Il devait plutôt travailler à dépasser le contingent que rester au-dessous : l’électeur de Hesse, qui ne possédait qu’une partie de la Westphalie actuelle, n’avait-il pas une armée de 33,000 hommes? Il blâmait l’institution de gardes du corps comme contraire « à l’étiquette de notre famille; » mais il conseillait de former une garde composée de chevau-légers, de grenadiers et de chasseurs à pied. Chacun de ces trois corps comprendrait 400 hommes, total : 1,200. Il essayait de prémunir son frère contre l’écueil où échouaient tous les roitelets de fabrique napoléonienne : a il ne faut se modeler en rien sur la formation de ma garde, qui, étant destinée à offrir des récompenses à une grande armée, me coûte immensément cher. » Sur ces 1,200 hommes de la garde, 300 devaient être Français, vieux soldats, parlant allemand, dévoués à la dynastie, « propres à donner l’esprit militaire à la jeunesse et à faire l’amalgame avec la France. » Les 900 autres devaient être pris parmi des « jeunes gens de famille, c’est-à-dire de bons bourgeois ou des fils de fermiers » auxquels leurs parens pourraient faire une pension. « Jeune, ajoutait-il, prenez, pour vous servir, de la jeunesse, qui s’attachera à vous. » La garde devait être complétée par une compagnie de 100 gendarmes, tous Français parlant allemand. Ces quatre corps seraient commandés par quatre capitaines-généraux « équivalens à mes quatre maréchaux, » qui devraient être officiers de la couronne et dont deux seraient Français. Pour l’armée de ligne, il fallait commencer à former quatre régimens d’infanterie, « selon la mode hessoise, qui est si économique, pour employer les officiers et soldats des différens princes qui régnaient dans les états où vous êtes. » Napoléon ne trouvait pas utile pour son frère d’avoir des cuirassiers : « vous n’êtes pas une puissance assez grande pour avoir un corps respectable de grosse cavalerie ; ce qu’il vous faut, c’est de la cavalerie légère. » Il lui faisait donner des canons et des fusils, ceux-ci assez médiocres d’ailleurs, pris sur la Hesse et la Prusse. Il recommandait de veiller à bien organiser le service des transports, d’avoir tant de caissons par mille hommes, de pourvoir les troupes en campagne de bonnes capotes et de fusils de rechange, etc.

Jérôme prit des conseils de son frère ce qu’il lui plut d’en suivre, mais travailla avec une certaine ardeur à organiser son armée. Il espérait se débarrasser de 12,500 Français qui vivaient les uns dans les garnisons de Magdebourg, Brunswick et Cassel, les autres en quartier chez l’habitant. Naturellement ils coûtaient plus cher que les troupes allemandes, et leur présence était compromettante pour la dignité de la couronne westphalienne. Napoléon avait envoyé dans le royaume des troupes polonaises en supplément. Jérôme réclama avec énergie. « Tout le monde est soldat dans la Westphalie, et l’on voit avec peine que, tandis que les nationaux, officiers et soldats, meurent de faim, je prenne à mon service 9,600 Polonais. » Il finit par obtenir leur départ pour la France. Alors il se mit à l’œuvre : le royaume fut partagé en trois divisions et huit subdivisions militaires; les généraux de division étaient Rewbell à Cassel, Rivaud à Brunswick, Eblé à Magdebourg. Ils avaient sous leurs ordres les généraux de brigade Diemar et Bœrner à Osnabrück et Marbourg, Webern et Lehsten à Heiligenstadt et Gœttingen, Motz à Halberstadt. Rivaud ayant été remplacé par Lepel, ancien officier de l’électeur, on voit que la presque totalité des chefs supérieurs étaient de nationalité allemande. L’armée westphalienne était tombée un peu dans le vice des petites armées, le trop grand nombre des généraux, car le Hessois Von Usslar, les Français Morio, Sahla, Ducoudras, d’Albignac, étaient également des généraux.

D’autres décrets organisèrent la conscription, une caisse des invalides, enfin la garde royale. Malgré les avis de Napoléon, elle fut composée de gardes du corps, de grenadiers, de chasseurs et de chevau-légers. La solde de l’armée de ligne, inférieure à celle des troupes françaises, était pourtant supérieure à celle des autres troupes allemandes. « La solde de l’infanterie hessoise et prussienne, écrivait Jérôme à Napoléon, était trop faible; le soldat était obligé de vivre chez l’habitant, qu’il ruinait, et chez lequel il perdait son esprit militaire en détruisant l’esprit public. Par cette mesure vexatoire, citoyens et soldats, tous étaient mécontens. »

Un décret du 2 avril était ainsi conçu :


« Considérant que l’honneur est le premier mobile du soldat, et qu’il importe de bannir à jamais, dans les punitions des fautes de discipline, celles qui, en rappelant les souvenirs de la féodalité, tendraient à avilir la dignité de l’homme ;

« Sur le rapport de notre ministre de la guerre :

« Art. 1er. Les coups de bâton seul expressément défendus dans notre armée. »


Ainsi se réalisa, par les soins de Jérôme, la promesse que Custine, général de la république, avait faite autrefois aux soldats de Guillaume IX. L’armée Westphalienne fut alors la seule armée allemande et, à part l’armée française, la seule armée monarchique où le soldat ne fût pas fouetté ou bâtonné. Cette mesure du roi Jérôme eut à ce moment un grand retentissement en Allemagne. Peu de temps après, Scharnhorst en Prusse, l’archiduc Charles en Autriche, apportèrent des restrictions momentanées à l’usage des verges et du bâton.

Enfin le 1er juillet 1808 l’armée westphalienne se trouva ainsi constituée : cinq régimens d’infanterie de ligne, un bataillon d’infanterie légère, quatre compagnies d’artillerie, un régiment de cuirassiers, un régiment de chevau-légers, ce qui, avec les 1,800 hommes de la garde, formait un total d’environ 10,000 hommes. Le roi les passa en revue, ayant la reine à ses côtés, leur remit les drapeaux, blanc et bleu, les exhortant à la bravoure et à la fidélité. Officiers et soldats accueillirent son allocution par des vivat presque enthousiastes.

Ces régimens se recrutèrent avec la plus grande facilité, non-seulement par la conscription, mais aussi par les enrôlemens. Le roi avait cru devoir publier un décret de rappel pour tous les militaires westphaliens au service étranger; mais il n’avait aucun intérêt à faire exécuter son décret à la rigueur, les hommes ne lui manquaient pas. Aussi un très petit nombre seulement de réfractaires eurent leurs biens placés sous le séquestre. Soldats et officiers des anciennes armées hessoise ou brunswickoise répondirent avec le plus grand zèle à l’appel du roi : tous se morfondaient dans leurs foyers, quelques-uns périssaient de misère. La Prusse avait été obligée de réduire son armée de 200,000 hommes à 42,000 hommes. On peut croire que les militaires de la rive gauche de l’Elbe accueillirent avec joie les offres westphaliennes; beaucoup d’hommes, même des provinces conservées à la Prusse, vinrent s’enrôler. Ils apportaient dans l’armée nouvelle d’excellentes habitudes militaires, mais d’amers ressentimens. Jérôme se montra libéral, ceux des officiers qu’on ne put placer immédiatement reçurent une solde d’attente (wartegeld). Malgré la constitution nouvelle, qui supprimait les privilèges nobiliaires, il fallut bien se résigner à composer le corps d’officiers, pour les deux tiers, de nobles des anciennes armées. Les écrivains allemands eux-mêmes sont forcés de constater qu’en 1808 les réformes du roi furent très bien accueillies dans les régimens de nouvelle formation. On ne trouvait plus trace des résistances ou de la mauvaise volonté qu’on avait opposée aux enrôlemens de Lagrange; on avait cessé d’espérer ou de craindre le retour de l’électeur. Ce n’était pas encore la fermentation nationale de 1813; à défaut de la patrie allemande, on se trouvait bien dans la patrie westphalienne. Les Juifs surtout, qui pour la première fois arrivaient à des grades d’officiers, étaient pleins de ferveur pour la constitution nouvelle; les Niepce et les Wolff comptaient parmi les plus dévoués et les plus brillans militaires de l’armée[7].

On introduisit dans la nouvelle armée les règlemens de service et les exercices à la française. Les commandemens se faisaient en français pour la garde et les corps d’élite, en allemand pour les troupes de ligne. Cette armée, où l’on apprenait l’art de la guerre à la première école du monde et sous les généraux de la grande armée, où l’officier et le soldat s’imprégnaient d’idées égalitaires et françaises, où le catholique de Paderborn, le luthérien de la Hesse, le calviniste de la Prusse, le juif de Cassel, étaient soumis aux mêmes obligations et jouissaient des mêmes droits, où les habitans de tant de provinces jadis étrangères l’une à l’autre se confondaient sous les plis du même drapeau, eût été assurément le meilleur instrument d’unification et de transformation pour la Westphalie, si on lui avait laissé assez de temps pour accomplir son œuvre.

Il est certain que Napoléon n’avait pas pressé l’organisation d’une armée westphalienne pour fournir à son frère les moyens de jouer aux soldats. Jérôme alla au-devant de ses désirs. Dès le 12 septembre 1808, il mit à la disposition de l’empereur son régiment de chevau-légers, fort de 550 hommes. « Lorsque, pour les tranquilliser, écrit-il, je leur ai fait dire qu’il n’était pas certain qu’ils aillent en Espagne, ils ont toujours répondu que c’était un malheur pour eux, puisque c’était le seul endroit où l’on se battait, et que le plus grand plaisir que le roi pût faire au régiment était de l’envoyer vis-à-vis de l’ennemi. Les officiers, sous-officiers et soldats restés au dépôt sont au désespoir de ne pouvoir rejoindre le régiment. » Ils partirent en effet pour l’Espagne, de tout aussi bon cœur qu’ils avaient pu s’embarquer autrefois pour l’Indoustan ou l’Amérique, lis se distinguèrent au combat d’Hinojosa contre les guérillas de l’indépendance espagnole. Napoléon leur faisait les mêmes reproches qu’adressait naguère Jérôme aux auxiliaires bavarois ou wurtembergeois dans la campagne de Silésie : « votre régiment est indiscipliné et a fait du tapage en France; écrivez-lui que cela est mal. » Il usait pourtant de grands ménagemens et insistait auprès de son frère pour qu’on ne lui envoyât que des troupes « qui vinssent volontiers. »

Après Baylen, Napoléon demanda 1,000 ou 1,800 hommes à son frère. Celui-ci mit toute une division à ses ordres : elle se composait de trois régimens d’infanterie de ligne, de deux batteries à pied, deux régimens de cavalerie, se montait à 6,000 hommes environ, et était placée sous le général de division Morio et les généraux de brigade Bœrner et Webern. Elle arriva le 12 mars 1809 à Metz, où le général français Roger la félicita de sa bonne tenue, de son attitude militaire, de son instruction, de sa discipline; elle partit aussitôt pour l’Espagne. Nous la retrouvons sept mois après, cette malheureuse division; il en est question dans une lettre de Jérôme à son frère, datée du 10 octobre. « Sire, je prie votre majesté de permettre que je fasse revenir d’Espagne une division qui, de 5,800 hommes qu’elle était, se trouve réduite à 1400 hommes, de sorte que, si elle reste plus longtemps, je n’en retirerai pas l’avantage que je m’en étais proposé, celui d’aguerrir des troupes et de former des fonds de régimens qui, de retour dans leur pays et étant complétés, seraient très bons... Je suis assuré en outre que cela produira un effet excellent en leur prouvant qu’ils ne sont pas vendus à la France, comme ils se le sont persuadé. » En cette même année 1809, les autres troupes westphaliennes eurent à lutter contre l’insurrection de Dœrnberg et Martin, contre les incursions de Katt, de Schill, de Brunswick-OEls, etc.

Pendant les campagnes de 1809, l’armée westphalienne reçut un nouveau développement. Le royaume ayant fourni cette année 16,000 conscrits et 1,000 enrôlés volontaires, on forma un nouveau régiment de cavalerie légère, d’infanterie de ligne, un bataillon d’infanterie légère. Après l’annexion du Hanovre, on mit encore sur pied trois régimens d’infanterie, le 2e cuirassiers, le 2e hussards. En 1812, l’armée westphalienne fournit pour l’expédition insensée de Russie toute la garde, sauf les gardes du corps, toute l’artillerie, deux régimens de hussards, deux de cuirassiers, quatre d’infanterie de ligne, trois bataillons d’infanterie légère, au total environ 25,000 hommes. Ils se battirent bravement en Russie comme en Espagne, à Smolensk, à Valoutina, à la Moskova, à la Bérésina. Ils étaient partis 25,000, ils revinrent 500, Il n’y avait plus d’armée westphalienne, il allait ne plus y avoir de royaume. Jérôme eut beau s’épuiser à créer de nouveaux régimens, à reconstituer les anciens : la désertion provoquée par la fermentation nationale allemande lui enlevait ses soldats. Leipzig vint mettre un à ce labeur désespéré. Au moment de se dissoudre ou de passer à l’ennemi, l’armée westphalienne avait reçu un dernier témoignage de Napoléon : aux débris de l’armée d’Espagne, il distribua 13 rubans de la légion d’honneur, aux revenans de Russie 81. C’était peu; « mais on pouvait dire, s’écrie Hellrung, que le soldat qui portait ces décorations était brave entre des milliers de braves! »

Outre l’armée, la garde, la gendarmerie, les compagnies de vétérans, il y avait dans certaines villes, notamment à Cassel, une garde bourgeoise pour la police municipale.

A l’organisation militaire de la Westphalie peut se rattacher la création de l’ordre royal de la couronne de Westphalie, bien que cette décoration ait été attribuée indistinctement au mérite civil et aux services militaires. Dès le 11 juillet 1808, Jérôme en envoyait le projet à Napoléon; il essaya de désarmer sa rude ironie, dont Louis de Hollande avait essuyé tant de boutades. « Je sais, insinuait-il, que cette institution plaira beaucoup aux Allemands. Votre majesté connaît leur caractère. Beaucoup d’entre eux ont été obligés de quitter leurs décorations, et rien ne leur sera plus agréable que de voir fonder un nouvel ordre de leur royaume. » Napoléon, paraît-il, montra de l’indulgence pour cette faiblesse des Allemands et pour celle de son frère.

Les biens de l’ancienne abbaye de Quedlinburg, de l’ancienne prévôté de Magdebourg, et bientôt ceux des ordres de Malte et teutonique furent affectés à la dotation de cet ordre, exactement calqué sur celui de la Légion d’honneur. Le roi était grand-maître. Le Camus grand-chancelier provisoire. Les chevaliers avaient un revenu de 250 fr., les commandeurs de 2,000; les trois grands-commandeurs avaient de 6,000 à 12,000, le trésorier 12,000 et le grand-chancelier 20,000, dépense excessive dans la situation financière du royaume. La décoration consistait en une médaille à jour surmontée d’une aigle couronnée et tenant dans ses serres un foudre avec cette inscription : Je les unis. L’aigle impériale unissait en effet d’autres animaux héraldiques : les deux lions de Brunswick et de Hanovre, le cheval de la Hesse, l’aigle de Prusse. Un serpent qui se mordait la queue formait le bord de la médaille. Une inscription servait de devise : Character und Aufrichtigkeit (caractère et loyauté). L’empereur voulut bien accepter pour le roi d’Italie, pour le prince-primat, pour Champagny, et porta lui-même la grand’croix en public.

Le portefeuille du ministre secrétaire d’état et celui des affaires étrangères étaient entre les mains de Le Camus. C’était lui qui avait accompagné autrefois Jérôme dans ses voyages d’Amérique, et qui avait été son confident dans l’affaire Patterson. L’éducation de ce jeune créole avait été fort négligée, il manquait des premiers élémens. Personne n’était moins fait pour diriger les affaires étrangères d’un état. Sachant peu, n’apprenant rien, ne travaillant pas, il ne pouvait avoir d’influence sur aucune question, ne cherchait même pas à en avoir, et on lui savait quelque gré de cette réserve. « Il est devenu nécessaire au roi, qui a pris avec lui une habitude d’intimité, et qui presque littéralement a besoin de sa présence pour s’endormir. Il ne fait guère d’autre mal que celui de ne faire guère de bien; c’est un excellent favori, c’est un mauvais ministre. » Seulement, comme le meilleur des favoris ne vaut rien, Le Camus coûtait horriblement cher. Un jour, le roi lui faisait don d’une terre avec 40,000 livres de revenu ; un autre jour, on créait pour lui la charge de grand-chancelier de l’ordre de Westphalie, avec 20,000 ou 30,000 francs d’appointemens. En revanche, il laissait la liste civile puiser à pleines mains dans les fonds des affaires étrangères.

On conçoit que la politique extérieure de la Westphalie ne devait pas avoir un grand essor, ni une grande liberté : Napoléon se chargeait de négocier et d’agir pour elle. Pourtant Jérôme avait des ambassadeurs à Paris, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Dresde, à Munich, à Stuttgart, à Berlin, à Copenhague, à Darmstadt, à Francfort, à Carlsruhe. Toutes ces cours étaient également représentées à Cassel. Avec la cour de Saxe à cause de la solidarité d’intérêts, avec celles de Bade et de Wurtemberg à cause des liens de parenté ou d’amitié, on était en très bonne intelligence. Avec les petits états voisins, Jérôme était hautain et menaçant: on sentait qu’il n’avait pas perdu l’espérance de s’annexer ou de se subordonner les principautés de Thuringe, d’Anhalt, de Waldeck, etc. Tantôt il représente à Napoléon les habitans de Francfort comme animés de sentimens antifrançais et le prince-primat comme « tombé en enfance; » tantôt il lui envoie une carte dressée de sa propre main pour lui montrer « de combien son royaume est découpé et quelle irrégularité présentent ses frontières. » Le plus affairé de tous les ambassadeurs westphaliens, c’était celui de Berlin, M. de Linden, « espèce de furet politique qui recueille tous les bruits et tous les faits concernant la malveillance du cabinet ou des sujets de Prusse.» Jérôme craignait la Prusse, convoitait ses possessions; il sentait qu’avec elle il ne serait jamais en sûreté à Cassel, et ses courtisans disaient couramment qu’il n’y avait que Berlin qui pût être une capitale pour la Westphalie. Entre les deux royaumes, c’était une question de vie ou de mort. Aussi recueillait-on avidement tous les bruits et tous les commérages sur les armemens de la Prusse, les fanfaronnades de Blücher, les témérités des professeurs, les indiscrétions des sociétés secrètes. Tous ces rapports, quelquefois singulièrement amplifiés et envenimés, allaient de Cassel à Paris. La Westphalie jouait le même jeu que le grand-duché de Berg en 1806; elle excitait l’empereur contre la Prusse. Les événemens de 1809 prouvèrent qu’elle avait raison dans ses craintes.

Le premier rang à la cour de Westphalie appartenait naturellement à l’ambassadeur de France Reinhard, en sa qualité de « ministre de famille. » Reinhard était né à Schœndorff, dans le Wurtemberg (1761). Il avait fait ses études de théologie à Tubingue : c’était donc un Allemand, un Souabe de naissance et d’éducation; mais c’était en France qu’il avait fait sa fortune. Il avait été secrétaire aux affaires étrangères sous Sieyès, ambassadeur à Londres sous Dumouriez, appelé au ministère des relations extérieures sous le directoire; Napoléon, qui ne l’aimait pas, l’avait, après le 18 brumaire, exilé dans la légation de Suisse; puis on l’avait promené à Hambourg, à Iassy, où il avait été enlevé par les Russes et emmené dans l’intérieur de l’empire, finalement à Cassel, où il représentait Napoléon auprès de son frère. On le retrouve plus tard accrédité à Francfort sous les Bourbons, auprès des cours de Thuringe sous Louis-Philippe. Le fils du pasteur de Schœndorff meurt pair de France en 1837. Les instructions de 1808 pour la légation de Cassel lui prescrivaient de renseigner le gouvernement impérial sur toutes les branches et tous les détails de l’administration du royaume, sans négliger cependant les nouvelles de l’Allemagne. Aussi les rapports adressés par lui à M. de Champagny, et plus tard à Maret, sont-ils les documens les plus curieux où nous puissions puiser pour faire connaître cette étrange création napoléonienne. Sur l’état général des services publics, sur les troubles qui un moment agitèrent le royaume, sur le caractère du roi, de la reine, des favoris, des ministres, on trouve chez lui des aperçus clairs et concis, des mots vifs et profonds, assez de finesse, beaucoup de franchise. En sa qualité d’Allemand francisé, il s’intéressait vivement à la prospérité de cet état moitié germanique, moitié français. Sans cesse il recommandait de ménager les Allemands : on ne pouvait rien fonder de sérieux, assurait-il, sans leur concours. Comme il n’était le complaisant ni de Napoléon ni de Jérôme, il n’avait intérêt ni à flatter les défiances du premier ni à pallier les fautes du second. Il indiqua toujours avec certitude les moyens qui auraient fait prospérer le royaume et les vices par lesquels il tomba.


III.

Les hommes d’état de la Westphalie. ne pouvaient, dans leurs finances, que songer à satisfaire aux exigences de l’empereur, dans leur armée que lui préparer des auxiliaires, dans leurs relations extérieures qu’attendre et suivre docilement son impulsion. Ils avaient plus de liberté d’action dans la réforme de l’église, des lois et des tribunaux, dans l’organisation intérieure de l’état, dans le service de l’enseignement public. Là, ils avaient un modèle à suivre plutôt que des ordres à exécuter. Jusqu’à présent, nous les avons vus forcés de sacrifier à Napoléon la fortune, les hommes, l’indépendance politique de la Westphalie; maintenant nous les trouvons imitant avec joie des institutions presque démocratiques dont ils avaient déjà admiré la supériorité. Les bienfaits de la révolution de 1789 viennent indemniser les Allemands des sacrifices que leur impose le despotisme militaire. L’égalité civile, que nous avions achetée en France au prix de si cruelles épreuves et de si formidables bouleversemens, va être réalisée dans le peuple westphalien sans qu’il lui en coûte ni révolution, ni terreur, ni guerres civiles, ni journées. L’empire passera, la conscription à outrance, les contributions de guerre, les volontés impérieuses du césar welche passeront; mais l’égalité, une fois inscrite dans la loi, restera. En dépit des restaurations légitimes, le paysan en Westphalie ne pourra plus être serf, ni le dissident persécuté, ni le bourgeois humilié par le seigneur. La suppression même du code civil n’effacera pas de la conscience des peuples de l’Allemagne occidentale les principes qu’il aura proclamés : ils restent, dans les pays que nous avons occupés, l’âme des institutions ou le germe de l’avenir. Ces principes introduits dans les lois westphaliennes, ce sont ceux que les populations germaniques des bords du Rhin avaient acclamés en 1792, à l’aurore de cette liberté française qui promettait d’être celle du genre humain, lorsque, suivant l’expression de Goethe[8], « la danse joyeuse commença autour des nouveaux étendards. » Parmi les hommes qui rédigèrent les codes nouveaux, plus d’un Français avait été entraîné dans l’ardente mêlée de la révolution parisienne, plus d’un Allemand avait salué « les joyeux arbres de liberté » plantés en 1792 sur la terre rhénane.

La constitution n’avait établi qu’un seul ministère pour l’intérieur et la justice; en réalité, il y en eut deux. La justice fut confiée à un Français, Siméon, un vétéran de nos luttes révolutionnaires, qui, après avoir assisté au laborieux enfantement du nouveau droit français, était chargé d’en surveiller la transplantation en Westphalie. C’était un esprit libéral et étendu, un caractère probe et ouvert. Son titre de conseiller d’état de l’empire français lui donnait une grande situation en Westphalie. Quand la haute police osa faire une perquisition chez son collègue Bülow, Siméon seul dans le conseil du roi eut le courage de flétrir ces procédés. Il fut heureusement secondé, dans les travaux pour l’introduction du code civil et l’organisation des tribunaux, par plusieurs jurisconsultes allemands; dans les universités et les anciens tribunaux, il ne manquait pas d’hommes qui avaient suivi avec intérêt le progrès des idées nouvelles en-deçà du Rhin, et qui avaient fait une étude particulière des lois révolutionnaires et du code Napoléon. C’est le professeur Leist qui eut la plus grande part à la traduction de nos lois en allemand.

Chargé également du service des cultes, Siméon avait la double tâche de rallier les clergés indigènes à l’ordre de choses établi et de faire prévaloir les principes nouveaux de tolérance. Partout, excepté peut-être dans le Brunswick, sous la libérale administration de Charles-Guillaume, on avait vécu sous le régime des religions d’état. Dans la Hesse, c’était le protestantisme, dans les ci-devant évêchés c’était le catholicisme, qui étaient religions dominantes, quelquefois oppressives. Toutes les sectes s’unissaient pour persécuter et humilier les Juifs. Ces derniers avaient eu un commencement de réhabilitation dans le Brunswick, grâce au généreux Jacobson, un de leurs coreligionnaires, qui avait été le principal ministre du dernier duc. Jacobson continua son œuvre d’affranchissement sous la nouvelle domination. Il finit par gagner sa cause. Un décret du 27 janvier, par l’abolition des taxes spéciales imposées aux Juifs, acheva de leur donner l’égalité civile et politique. Le 8 février 1808, vingt-deux délégués juifs des huit départemens westphaliens se réunirent à Cassel pour remercier le roi Jérôme et le ministre Siméon. Trois jours après, un office religieux fut célébré à la synagogue en action de grâces. « Quelques Juifs d’un état voisin, dit le Moniteur westphalien, assistaient à cette fête avec des sentimens moins heureux et comparaient douloureusement la différence de leur sort à la même époque.» En janvier 1809, sur la demande du ministère westphalien, le roi de Saxe accorda aux sujets Israélites du roi Jérôme le droit de s’établir librement aux foires de Leipzig et de Nauembourg, et de vaquer à leurs affaires aux mêmes conditions que les chrétiens.

Les partisans des anciennes religions d’état ne manquèrent pas de se plaindre, sans voir que, s’ils perdaient un privilège dans tel pays, ils recouvraient les avantages du droit commun dans tel autre. Les catholiques surtout se déclaraient sacrifiés; à Duderstadt par exemple, on avait donné la plus grande église aux protestans. Il est possible que, dans la ferveur nouvelle des principes de tolérance, on ait pris plaisir à renverser en quelques localités les anciens rapports entre les diverses religions; il est difficile de croire pourtant que ce soient les catholiques, sous un roi catholique, à une époque où Napoléon affectait de protéger les catholiques à Dantzig et en Saxe, qui aient été le plus à plaindre. Le seul grief bien fondé de leur clergé, c’est l’âpreté avec laquelle Jérôme, moins par principe révolutionnaire que par besoin d’argent, poursuivit la clôture et la vente des couvons. Les religieuses expulsées ne recevaient qu’une pension de 200 francs; le Juif Jacobson honora sa religion et ses principes libéraux en y ajoutant une rente viagère de 100 francs.

La haute police, qui aurait dû être dans les attributions du ministère de la justice, en était au contraire entièrement indépendante. Elle avait pour chef Legras de Bercagny, qui portait le titre de secrétaire des commandemens. « M. Bercagny, écrivait Reinhard, est un homme très actif et très intelligent; il serait à désirer seulement qu’il sût l’allemand : une traduction de propos, de lettres, de livres, de mœurs et d’usages fait disparaître le coloris, et en matière de police le coloris fait beaucoup. » Les employés supérieurs de ce service laissaient également à désirer sous ce rapport : la police, privée en quelque sorte de moyens sûrs et directs d’informations, en devenait à la fois plus impuissante et plus tracassière. La violation du secret des correspondances faisait qu’on n’osait plus confier de lettres à la poste westphalienne. Les perquisitions intempestives ou maladroites, l’espionnage dans les promenades, la corruption par la police des domestiques de grande maison, étaient des moyens bas et vexatoires qui ne pouvaient pas suppléer à une vraie connaissance de l’esprit public. Les agens de bas étage ne manquaient pas, surtout parmi les Allemands; dans le roman de Kœnig, on met en scène Bercagny lui-même, qui refuse d’employer des Français. « Les Allemands, lui fait-on dire, sont plus empressés à dénoncer, à découvrir, à trahir les secrets; si je puis m’exprimer ainsi, ils rapportent mieux. » Tout cela ne constituait pas une bonne police. Bercagny pouvait communiquer au roi, tous les matins, beaucoup de commérages, d’histoires scandaleuses et de bruits de ville; mais Napoléon avait raison de trouver « qu’il y avait peu de police dans le royaume, » et qu’impunément « les agens des princes s’y agitaient de toutes manières. » Le ministre de France estimait donc que cette institution était plus nuisible qu’utile, et que son budget de 200,000 francs était dépensé en pure perte. « Il est dans le caractère allemand, prétendait Reinhard, quelque chose qui répugne indéracinablement à une pareille institution. Sa bonne foi s’en inquiète, et comme, dans la conscience qu’il a de manquer d’adresse, il se sent sans défiance, un agent de la haute police à ses yeux n’est qu’un assassin... La haute police est en guerre avec tous les ministères, celui des relations extérieures excepté, avec toutes les administrations départementales; elle rend irrémédiable la scission entre les Français et les Allemands en exaltant les craintes et les défiances des uns, en inspirant aux autres ou l’indignation ou la terreur[9]. »


IV.

Le ministère de l’intérieur était aux mains du baron de Wolfradt, ancien ministre du duc de Brunswick, homme intelligent, dévoué à la Westphalie par crainte de l’annexion, et qui s’entourait indistinctement d’hommes de mérite français et allemands. Il est à remarquer cependant que les huit départemens du royaume étaient administrés par huit préfets allemands, dont quelques-uns, comme de Hardenberg, Reinmann, Gossler, avaient été élevés à l’école de la Prusse. Il en était de même assurément pour les sous-préfets, et à plus forte raison pour les maires, conseillers de département, d’arrondissement, conseillers municipaux. Tout au plus pouvait-on trouver quelques légistes français dans les conseils de préfecture. Confié aux Allemands, du haut en bas de la hiérarchie, le service de l’intérieur était de tous le plus suspect et le plus hostile à la haute police. Bercagny et Wolfradt étaient en lutte perpétuelle.

Au ministère de l’intérieur devait se rattacher la direction de l’enseignement. Elle fut d’abord donnée à Jean de Müller. Le « Tacite allemand, » comme les Français se plaisaient à l’appeler, avait, à l’avènement de Jérôme, cinquante-six ans; né à Schaffouse, mais élève de l’université de Gœttingen, il pouvait passer à la rigueur, quoique républicain suisse, pour un sujet du royaume. Dans sa carrière un peu nomade, oscillant sans cesse des recherches scientifiques aux affaires politiques, il avait servi presque tous les gouvernemens de l’Allemagne et des pays voisins. A Genève, il avait professé devant un auditoire de jeunes étrangers, la plupart Anglais, l’histoire universelle. Un voyage à Berlin et une dédicace à Frédéric II n’avaient pas réussi à lui ouvrir l’administration prussienne. On le retrouve ensuite à Cassel, à Mayence, à Vienne, investi des charges les plus diverses. A Berlin en 1804, il est conseiller intime de la guerre et historiographe. Il allait écrire l’histoire de Frédéric II, lorsque la guerre de 1806 éclata. Il se montra un des plus ardens contre Napoléon; pourtant il resta à Berlin en attendant le vainqueur. Le 20 novembre, il eut un entretien avec l’empereur, qui le séduisit par ses flatteries, ses prévenances, l’étendue de ses connaissances et l’élévation apparente de ses aperçus philosophiques. Jean de Muller fut conquis ; d’ardent Prussien, il devint un admirateur de Napoléon. Au reste, étranger à l’Allemagne par sa naissance, sinon par son éducation, l’ardeur des passions nationales n’avait pas prise sur lui. Comme il avait fréquenté les princes plus que les peuples, il ne pouvait guère se laisser enthousiasmer par l’idée d’une Allemagne libre et une Républicain, quoique assez tiède, il n’avait aucun motif pour préférer les princes de droit divin aux parvenus de la révolution. Il fit partie des délégations westphaliennes à Paris, fut distingué par le roi Jérôme, qui le nomma d’abord secrétaire d’état et ministre des affaires étrangères, puis lui confia la direction de l’enseignement dans cette même ville de Cassel où il avait été professeur. Aucune conversion de cette époque n’est plus explicable; aucune peut-être n’a plus excité la bile des teutomanes. Il faut convenir que la transition fut un peu brusque. Toutefois il se fit beaucoup pardonner à cette époque par son administration libérale, son affection pour les jeunes gens, son zèle pour la science et l’opiniâtreté avec laquelle il défendit les vieilles institutions universitaires de la Germanie.

A sa mort (20 mai 1809), la direction de l’enseignement passa entre les mains du professeur Leist. « C’est un homme instruit, disait Reinhard, et d’un caractère pliant. » On ne saurait mieux le connaître que par cette autre appréciation d’un ami du gouvernement qu’il a servi. « Il fit disparaître des universités westphaliennes les associations des étudians, cause de grands désordres. On lui fit un grand mérite de cette mesure. Il sut insinuer adroitement aux professeurs de ne pas se mêler de politique... Les professeurs, sachant qu’ils étaient surveillés, s’observèrent à leur tour, et les élèves s’abstinrent de politiquer. M. de Leist était du reste un homme fort ambitieux, présomptueux comme un véritable professeur allemand, aimant la louange. D’abord dévoué à l’ancien gouvernement de son pays, il n’avait pas été plus tôt nommé conseiller d’état, qu’ébloui, son amour pour cet ancien gouvernement (celui de Hanovre) était devenu de la haine. Il se figurait quelquefois que la Westphalie n’avait pas besoin de la France, et que Jérôme pouvait et devait se passer de son frère. »

La grande affaire qui tourmenta les derniers jours de Jean de Müller, et qui ne fut terminée que grâce au « caractère pliant » de Leist, est celle des universités. Elles étaient au nombre de cinq dans le royaume de Westphalie : une université hanovrienne, Gœttingen (Georgia Augusta), fondée en 1734 par George II d’Angleterre; deux hessoises, Marbourg, fondée en 1527 par le landgrave Philippe le Magnanime, et Rinteln, en 1627, par Ernest III, comte de Holstein et Schaumburg; une brunswickoi.se, Helmstaedt, en 1575, par le duc Jiilius; enfin une prussienne, Halle, en 1694, par le roi Frédéric Ier[10].

Napoléon n’aimait pas les universités allemandes, qui différaient si fort du type qu’il avait adopté pour l’enseignement français. Un autre péril venait de la détresse financière du roi Jérôme; il n’eût pas mieux demandé que de traiter les biens des universités comme ceux des couvons. Gœttingen seul avait déjà perdu 150,000 francs de ses revenus. Jean de Müller, élève de ces universités, imbu des grands souvenirs de la réforme allemande, dont elles étaient des monumens, lutta pour leur conservation. Le 28 mars 1809, Jérôme déclara positivement à son ministre de l’intérieur qu’il voulait un projet de suppression pour Marbourg, Rinteln et Helmstaedt. Müller était au désespoir : vainement il s’efforça de démontrer que « chacun de ces établissemens littéraires faisait la seule ressource d’un district entier par l’argent qu’ils y faisaient circuler et dont une partie y était apportée par des étrangers, qu’ils y tenaient place d’une industrie qui n’existait pas et qui ne pouvait être introduite, que les pensions à payer aux titulaires actuels emporteraient la plus grande partie des profits que le trésor pouvait se promettre de la suppression. » Si on l’invitait à choisir, il avait de bonnes raisons en faveur de chacune de ces universités : Helmstaedt n’avait besoin que de 10,000 francs de subvention, Rinteln vivait de ses propres ressources, Marbourg était la seule université calviniste du royaume. Le souvenir des fondateurs était cher aux peuples. Si l’on voulait travailler à une régénération de l’esprit allemand, on n’avait pas de plus puissant moyen d’action. Reinhard lui-même, qui comprend la situation financière, mais qui, lui aussi, a été l’élève d’une université allemande, s’émeut à l’idée de ces destructions. « Lorsqu’on pense que tous les frais d’entretien de tous ces établissemens respectables et utiles sous tant de rapports, écrit-il à Champagny, n’excèdent guère 600,000 francs, que l’ameublement d’un palais de moins suffirait pour couvrir cette dépense, comment croire à la nécessité indispensable de les supprimer? » Dans son rapport du 10 août 1809, il constate que Rinteln et Helmstaedt n’existent plus, que Marbourg même est menacé. Le mouvement insurrectionnel allemand de 1809 parut même devoir tout emporter; le roi, exaspéré, comme autrefois son frère, par le « mauvais esprit de cette jeunesse, » voulait « brûler toutes les universités. » Une autre source de difficultés, c’étaient les conflits entre les antiques juridictions universitaires et les nouvelles juridictions, juges de paix, tribunaux de police, tribunaux de district. Après beaucoup de luttes, les privilèges des étudians disparurent sous le niveau de la loi commune, et leurs associations mêmes tombèrent en dissolution.

Cependant nous voyons, par l’exposé présenté aux états de 1810, que quelques progrès ont été accomplis. Halle a été réorganisé et pourvu de professeurs illustres : le philologue Schütz, les médecins Reil, Meckel, etc. Le roi a donné à Gœttingen sa collection d’histoire naturelle; on y construit une serre chaude et un nouvel observatoire. Les revenus et les professeurs des deux universités supprimées sont réunis à ceux des trois universités conservées. A Brunswick, on a réorganisé une école militaire pour soixante élèves. « La littérature westphalienne, dit M. Reinhard, a pris une direction utile vers le code; Napoléon, la statistique et la constitution du royaume. Deux ouvrages remarquables qui lui appartiennent sont le Dictionnaire allemand de M. Campe[11] et la Théorie du mouvement des corps célestes, par M. Gauss. »

L’idée de réconcilier les Français et les Allemands sur le terrain de la science et de la littérature, d’opérer entre les deux nations « la fusion des mœurs et des lumières, » avait été entrevue; mais ceux qui s’imaginaient en prendre l’initiative avaient plus de prétentions que d’idées claires. Pendant qu’on supprimait les universités, la feuille officielle consacrait de longs articles à la littérature westphalienne. Le 14 novembre 1808, on représente, devant le roi et devant 1,200 invités, un opéra en trois actes dont le héros était Jérôme Napoléon lui-même allant en 1805 délivrer les Génois prisonniers à Alger. Sommé de restituer ses captifs, « chrétien, répond le dey, tu connais nos usages; acquitte leurs rançons. — Je vais les acquitter, » répond Jérôme :

Vois-tu tous ces vaisseaux qui bordent tes rivages ?
Ils renferment, sultan, de quoi te contenter!
Dans une heure, au plus tard, si ceux que je réclame,
Sans en excepter un, ne me sont point rendus,
J’apporte en ton palais et le fer et la flamme,
Et des torrens de sang couleront répandus.
Je te laisse y penser. Ce sont là les tributs
Que désormais prétend payer la France...

Ce n’est pas plus mauvais en somme que toute autre poésie officielle; mais ce n’était guère westphalien : l’auteur était un Français nommé Brugnières.

Le gouvernement dut se préoccuper aussi de la situation faite aux beaux-arts dans la Westphalie. Guillaume VIII, n’étant encore que prince héréditaire et gouverneur de la Frise pour la république de Hollande, avait commencé à former une galerie de tableaux, pour la plupart de l’école hollandaise. Devenu landgrave, il entretint dans les Pays-Bas un agent chargé de continuer les achats. La collection n’avait cessé de s’accroître sous ses successeurs, et le landgrave Frédéric II l’avait ouverte au public et aux artistes. Elle devait être alors presque aussi considérable qu’aujourd’hui (1,392 tableaux). Les écoles allemande, espagnole, italienne, y étaient brillanment représentées, mais les écoles flamande et hollandaise, avec Rubens, Snyders, Teniers, Jordaens, Van Dyck, Gérard Dow, en constituaient la majeure partie. Après le renversement de l’électeur. Napoléon, avec cette barbare passion pour les beaux-arts qu’il semble avoir imitée des contemporains de Mummius, s’empressa de faire trophée de tous ces chefs-d’œuvre. Il envoya le directeur-général Denon à Cassel avec mission de choisir les meilleurs tableaux pour le musée du Louvre. Denon fit aux Casselois ce singulier compliment : « j’ai déjà eu mission dans plusieurs galeries ou musées de choisir pour nous ce qu’il y avait de plus beau, mais jamais je n’ai été si embarrassé de mon choix qu’aujourd’hui; tous vos tableaux sont des perles et des bijoux. » Pour sortir d’embarras, il expédia à Paris la plus grande partie de la collection. D’autres tableaux furent donnés en présent à l’impératrice Joséphine pour sa galerie de la Malmaison : ils figurent aujourd’hui à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. D’autres furent donnés à différentes personnes : un Raphaël tomba entre les mains du général Lagrange. D’autres enfin furent vendus aux enchères[12].

L’avènement de Jérôme vint, quoique un peu tard, mettre un terme à ce vandalisme. Ce qui restait encore de tableaux fut réservé à l’académie des beaux-arts et mis à la disposition des artistes. Les courtisans ne manquèrent pas de voir dans cet acte incomplet de réparation le point de départ d’une ère nouvelle de prospérité pour l’art westphalien.


V,

Quels que fussent les qualités ou les défauts des ministres du roi, ceux du roi lui-même devaient avoir une plus grande influence sur les destinées de l’état. Reinhard lui reconnaît de la bonté et de l’intelligence. On ne peut nier en effet que Jérôme n’ait fait en mainte occasion preuve d’humanité et de clémence : aux émigrés qui refusaient de rentrer dans le royaume, aux réfractaires qui se dérobaient à la conscription, aux conspirateurs de 1809, il ne fit jamais sentir toute la rigueur des lois impériales. Il était attaché à ses amis, fidèle aux vieilles affections; mais ses amis étaient trop souvent des favoris, et sa bonté, trop prodigue pour eux, devenait cruauté pour ses sujets. Dans sa correspondance, il se montre vivement ému de la misère des paysans ou des pensionnaires de l’état; mais il ne demanda jamais un million de moins pour la liste civile. Au conseil, on admirait a son coup d’œil, sa perspicacité, son talent pour résumer les opinions; » mais la représentation, le théâtre, les ballets, les parties de campagne, les parties de chasse, ne lui laissaient pas le temps d’étudier les affaires. « Ses décisions, dit Reinhard, résultent de cette conviction vive qui jaillit du moment; elles sont l’ouvrage du génie, puisqu’elles sont autant de découvertes... Peut-être, entravé par des études préliminaires, son coup d’œil serait-il moins juste. » Le ministre de France ne tardera pas à revenir de cet enthousiasme pour les princes qui improvisent leurs décisions et qui font des « découvertes » au conseil. Plus tard, il souhaitera au jeune roi « d’écarter de ses heures consacrées au travail la frivolité et l’inexpérience. » On a vu que Jollivet était bien autrement sévère.

Reinhard a remarqué aussi que le caractère de Jérôme, qui d’ailleurs n’avait que vingt-trois ans à son avènement, n’était réellement pas formé. « Avoir ses volontés, c’est à ses yeux avoir du caractère, tandis que trop souvent c’est en manquer. L’empereur aime qu’on ait du caractère, voilà son refrain. » De là ces emportemens violens où il ne parlait d’abord que de juger en personne les rebelles et de brûler les universités, puis ces accès de clémence qui allait jusqu’à la faiblesse; de là cette impuissance absolue de suivre avec fermeté une réforme commencée, et surtout de se réformer lui-même. Un éloge que les contemporains lui attribuent sans restriction, c’est de savoir bien représenter. « Rien n’est comparable à l’aisance et à la dignité avec laquelle il représente. Rien n’est appris, rien n’est étudié. On voit que la couronne ne lui pèse pas parce qu’il se sent digne de la porter. » Une telle qualité, si elle est seule, peut bien faire un mannequin royal, non un roi. Malheureusement le talent de représenter s’alliait chez lui à un amour exagéré du faste, de l’ostentation, de l’étiquette. C’est une des choses qui ruinèrent la Westphalie et qui autorisèrent l’empereur à écrire le 5 janvier 1812 : « La France n’a pas demandé que la cour de Cassel rivalisât de luxe et d’éclat avec la cour impériale. » La royauté nouvelle héritait naturellement des palais et des nombreuses maisons de plaisance qu’avaient élevés plusieurs générations de landgraves, presque tous marchands d’hommes, mais tous passionnés pour les arts et les bâtimens. A Cassel, c’était le palais de l’Orangerie avec son splendide bain de marbre, qu’un sculpteur français, Monnot, éleva de 1692 à 1728 pour le landgrave Carl. Les statues et les bas-reliefs en marbre de Carrare offrent un choix de sujets mythologiques que n’eussent pas désavoué les plus raffinés épicuriens de la Rome impériale : Europe enlevée par Jupiter, l’indiscrétion d’Actéon, Diane découvrant la faute de la nymphe Calisto, etc. On a toujours mené joyeuse vie dans le palais des landgraves : les Allemands peuvent-ils être si sévères pour la nouvelle cour, qui n’aurait fait, après tout, que suivre les traditions de l’ancienne? Mais la plus magnifique des résidences électorales, c’est Wilhemshœhe. Qu’on imagine un château de la renaissance, avec toutes les élégances de l’art italien, dans un des sites les plus pittoresques de l’Habichtswald, au milieu d’une forêt de sapins solennels comme des piliers de cathédrale, parmi les rochers, les précipices et les senteurs résineuses, dans une solitude à tenter un fondateur de chartreuse. Le Versailles hessois a un double avantage sur celui de Louis XIV : il est à la fois plus solitaire et plus rapproché de la capitale; mais il témoigne chez les anciens maîtres du pays d’un despotisme autrement impérieux que celui du grand roi. Le château des Géans, qui derrière le château d’habitation se dresse au sommet de la hauteur, avec sa pyramide et sa statue colossale de l’Hercule Farnèse, avec ses escaliers de 842 marches, ses immenses cascades de 100 mètres de longueur, ses précipices artificiels qui donneraient pourtant le vertige, cet entassement inutile et prodigieux de blocs énormes semble appartenir à l’Orient plutôt qu’à l’Europe. Si les Nemrod et les pharaons avaient eu à bâtir des donjons, c’est dans ces proportions qu’ils auraient travaillé. La colline disparaît sous ces masses de granit, naturellement ou artistement brut : beaucoup de ces blocs ont deux fois la hauteur d’un homme; on dirait les alignemens de Carnac à l’assaut de cette colline de 300 mètres de hauteur.

Le landgrave était revenu d’Italie, résolu à rivaliser avec les cascades de Tivoli et à éclipser, à force de labeur, les merveilles de la nature. De la pyramide, de l’Hercule en cuivre forgé, qui, vu de la plaine, paraît une statuette, et qui peut loger sept ou huit personnes dans une de ses jambes, on a une vue splendide sur la Hesse. De là les landgraves voyaient à leurs pieds leur capitale, et embrassaient du regard une immense étendue de leurs états : c’est la seule utilité de cette construction; le massif château des Géans n’a pas été fait pour être habité. Que de journées de travail ce caprice du landgrave Carl et le tour de force de son artiste favori, l’Italien Guerneri, ont dû coûter aux populations serves de la Hesse! Ce fut comme une plaie d’Egypte qui de 1701 à 1714 s’abattit sur les pauvres gens. On dit que 2,000 ouvriers travaillèrent pendant ces quatorze années, et que le landgrave brûla les livres de compte pour ne pas révéler l’énormité de la dépense. Le jour de l’inauguration des cascades, toute la cour était dans une admiration et une allégresse de commande, et le landgrave, orgueilleux de son œuvre comme un autre Nabuchodonosor, se demandait seulement quelle statue il mettrait au sommet de la pyramide. « Le meilleur couronnement d’un tel édifice, dit alors le prince royal Frédéric, ce serait une potence pour l’architecte dont les plans ont fait verser tant de larmes à ce peuple[13]. » Jérôme Bonaparte, qui venait au contraire affranchir le paysan, n’avait nulle envie de rivaliser avec le faste titanesque de ses prédécesseurs; il jouissait en bon prince, en bon vivant si l’on veut, de ces enchantemens de l’art et de la nature. Une cour brillante, d’une vivacité toute française malgré le mélange germanique, emplissait de ses rumeurs cette solitude trop imposante. Une société légère, avide de plaisirs comme celle de l’ancien Versailles, un peu plus mêlée cependant, venait égayer ces tritons, ces nymphes, ces néréides, qui se trouvaient sans doute fort dépaysés au milieu de cette sapinière teutonique, où l’on se fût attendu à rencontrer plutôt le dieu Thor ou le loup Fenris.

A tort ou à raison, la légèreté de cette cour a laissé un souvenir vivace dans les imaginations hessoises. Les Allemands étaient portés à regarder Wilhemshœhe comme une espèce de Caprée ou de Babylone française. Ils ne tarissaient pas sur les complaisances attribuées aux dames de la cour envers leur jeune maître, chose assurément peu honorable pour leur noblesse, — sur les complots de Jérôme et de son chambellan Marainville contre la vertu des jolies bourgeoises, — sur les actrices parisiennes qui trouvaient moyen de se glisser dans la société casseloise pour rappeler à Jérôme d’anciennes relations, et que l’empereur, en haine du scandale, faisait enlever d’autorité et ramener à Paris, — sur cette loge discrète et obscure qu’affectionnait Jérôme au théâtre et dont les rideaux se fermaient parfois d’une façon compromettante, — sur ces bains d’eau de Cologne ou de vin de Bordeaux où Jérôme cherchait à retremper ses forces épuisées. Il faut ici tenir compte de l’exagération des témoins; la vertu en Allemagne, le vice lui-même est prude; la légèreté française y a toujours paru de la corruption. Jérôme avait parmi ses sujets beaucoup d’ennemis; le meilleur moyen de dépopulariser le gouvernement était de calomnier le roi. Les princes de Brunswick et de Hesse-Cassel, à leur retour en 1814, étaient peu disposés à réprimer les mauvais propos contre leur prédécesseur; plus d’un pamphlet reçut même une haute autorisation. Il faut remarquer que le scandale n’alla jamais assez loin pour altérer « la manière dont le roi et la reine sont ensemble en public, et qui offre quelque chose de mieux que des égards. » Enfin les distractions extra-matrimoniales de Jérôme influèrent peut-être sur son application, nullement sur la politique. Une seule femme de la cour eut sur lui un grand empire, c’est la comtesse de Waldburg-Truchsess, grande-maîtresse de la maison de la reine. Elle devait son autorité, non à ses complaisances, mais, paraît-il, aux idées de grande politique et de régénération allemande dont elle entretenait le roi.

La reine Catherine, qui avait un an de plus que son mari, était grande, un peu forte de taille, fort majestueuse par conséquent. « Elle se prête plutôt qu’elle ne se plaît à l’apparat des grands cercles; on la dirait hautaine, parce qu’elle est timide. » De Là une certaine raideur dans les cérémonies publiques, peu d’éloquence quand il faut répondre aux complimens d’une députation. Un autre effet de cette timidité, c’est que « les affections de la reine sont constantes : une dame ou deux seulement ont obtenu sa confiance.» Des deux souverains, la fille du roi de Wurtemberg et le fils du bourgeois d’Ajaccio, c’est celui-ci qui représente avec le plus d’aisance. Toutefois Catherine avait un rôle important dans la cour et dans le gouvernement : l’aristocratie allemande trouvait, dans la présence sur le trône d’une descendante des Welfs de Brunswick et des ducs de Wurtemberg, une raison suffisante pour s’empresser à la cour du parvenu français. Elle n’était guère faite pour modérer les goûts de dissipation de son mari; elle dépensait elle-même énormément pour sa toilette ; « la reine a beaucoup de robes à distribuer à ses dames parce qu’elle en change très souvent. » Plus tard déchue de sa haute fortune, dépouillée par son père, réduite à un plus modeste budget, on la verra dans son exil près de Vienne faire ses commandes aux fournisseurs par cent paires de souliers. Sa première éducation, elle le reconnaît elle-même, avait été un peu négligée : de là une certaine frivolité et un certain désœuvrement pendant toute sa vie. Son journal de 1811, où elle prétend écrire « l’histoire de sa vie, » a ce caractère de puérilité persistante.


« 20 janvier. — J’ai été au bal masqué, où je me suis beaucoup amusée. J’ai mis plusieurs déguisemens, entre autres celui d’une vieille vendeuse de fleurs, sons lequel personne ne m’a reconnue... » — « 31 janvier. — Il y a en ce soir bal masqué chez le comte de Fürstenstein... Nous avons dansé un quadrille tiré des bayadères. Nos costumes nous allaient parfaitement bien... Je me suis trouvée mal pendant le souper... » — « Nous avons été déjeuner au Pas. Le soir, nous avons eu concert et spectacle sur le petit théâtre. » — « il y a eu spectacle dans les petits appartemens. » — « J’ai visité la mine de Franckenheimer... Mes dames et moi, nous étions habillées en mineurs, ce qui avait l’air très drôle. » — « La veille du nouvel an, nous avens fait toutes les folies imaginables, entre autres celle de faire chercher une bague en or dans un grand plat à farine; il est presque impossible de la trouver avec la bouche. »


Franchement ce n’est guère la peine de rédiger « l’histoire de sa vie » pour dire qu’un tel jour on a entendu « Mlle Lenghy, fameuse harpiste italienne, » et que tel autre jour on a a fait la plaisanterie de faire couper à trois de ses dames leurs cheveux d’après la nouvelle mode. » Pourtant lorsqu’en 1812 Jérôme, en partant pour l’armée, lui a confié la régence de Westphalie, dans sa correspondance avec lui elle parle assez pertinemment des ventes de domaines, de la dette publique, des fournitures de l’armée, mais sans aucune espèce de goût et par pur dévoûment pour son mari.

La cour de Westphalie, on l’a vu, était brillante et animée, mais ruineuse pour la liste civile et pour le royaume. Jérôme voulut avoir un grand-maréchal, deux préfets et trois maréchaux de palais, un grand-chambellan et une dizaine de chambellans, un grand-maître des cérémonies et sept ou huit maîtres ou aides des cérémonies, un maître de la chapelle, un directeur des concerts, un gouverneur des pages, une douzaine d’aides-de-camp, quantité d’écuyers, un grand-aumônier, qui était un très haut baron et avait le titre d’évêque, un grand-veneur avec tout le personnel des grandes chasses, etc. Pour la maison de la reine, il avait voulu une grande-maîtresse des dames du palais, des chambellans, des écuyers d’honneur, etc. Jérôme et Catherine ne furent pas toujours heureux dans le choix de leurs intimes; c’est un chambellan du roi, Dœrnberg, qui se révolta contre lui en 1809; c’est un écuyer d’honneur de la reine, Maubreuil, qui lui enleva ses diamans en 1813. Il se fit là une nouvelle expérience de ce que peut apporter de force à un état le dévoûment d’une domesticité de nobles.


VI.

En 1812, à la veille de l’expédition de Russie, le royaume de Westphalie, à part sa persistante détresse financière, se trouvait à l’apogée de sa splendeur et de sa prospérité. De grandes choses avaient été faites : on avait créé une armée toute nouvelle, qui comptait 25,000 hommes disponibles et 33,000 hommes sur les états; on avait constitué toute une hiérarchie nouvelle d’administrations, de conseils consultatifs, de tribunaux ; on avait fait prévaloir partout le principe de l’égalité devant la loi ; la terre et la personne avaient été affranchies, le justiciable avait la garantie du jury et de la procédure publique; le contribuable ne portait plus la part de fardeau des privilégiés; le paysan avait été affranchi des derniers restes du servage, l’artisan des entraves des corporations, le dissident religieux des prétentions des églises d’état. Le Brunswickois, le Hessois, le Prussien, le Hanovrien, naguère si différens de caractère, d’éducation, de principes, de civilisation, avaient commencé à prendre un esprit de solidarité et à concevoir un certain patriotisme westphalien.

Le revers de la médaille est que « l’amalgame » entre les Français et les Allemands ne se faisait pas aussi bien, que les passions germaniques subsistaient et grandissaient dans bon nombre de localités, que l’intervention perpétuelle de Napoléon dans les affaires westphaliennes ne permettait pas aux Allemands d’oublier la conquête, que de perpétuelles conspirations ne permettaient pas au roi d’oublier que beaucoup de ses sujets étaient ses ennemis. La perte presque totale d’une division westphalienne en Espagne avait fait très mauvais effet dans l’armée; on entendait dire aux soldats « qu’ils n’iraient ni là ni en Pologne, qu’on pouvait les fusiller, mais qu’ils ne marcheraient point. »

Certaines parties du royaume étaient devenues presque irréconciliables : ainsi le pays de Hesse-Cassel si souvent agité par les révoltes, la ville de Hanovre, qui avait cessé d’être une capitale et où une maison de 40,000 francs se donnait pour 6,000, celle de Magdebourg, qui succombait sous le poids d’une garnison française de 12,000 hommes (dont 7,000 à la charge du bourgeois), et qui voyait son commerce presque entièrement ruiné. A Brunswick même, à la fin de janvier 1812, il y avait eu une rixe entre soldats français et westphaliens, et la populace de Brunswick, qui est « très insolente, » ainsi que les polissons, « qui sont ici plus polissons qu’ailleurs, » s’en étaient mêlés. Dans plusieurs petites émeutes de ce genre, des soldats avaient été tués. Napoléon, se substituant à son frère, avait fait prendre des mesures par trop exceptionnelles, exigé de nombreuses arrestations, institué des commissions extraordinaires, fait entrer à Brunswick des régimens français mèche allumée. Reinhard ne pouvait assez déplorer ce luxe de répression.

A Cassel, les choses allaient un peu mieux. Cette ville avait déjà été presque française au temps de ce landgrave Frédéric II, à la table duquel un de ses convives disait : « Il n’y a aujourd’hui d’étranger que monseigneur. » Le gouvernement, ses amis, les intérêts nouveaux s’y trouvaient en majorité. Le luxe et les dépenses de la cour y faisaient prospérer certaines branches de commerce; les ministères, les assemblées d’états, les cours suprêmes, y attiraient un nombreux personnel de consommateurs. Pour prendre part à cette fortune, de nombreux négocians ou artisans brunswickois, prussiens ou hanovriens étaient venus s’établir dans la capitale, au grand dépit des bourgeois de Cassel, qui se plaignaient d’abord qu’on vînt leur ôter le pain de la bouche. La France y était représentée par des tailleurs, modistes, coiffeurs, par les articles de Paris, les meubles, les voitures. Elle y était représentée aussi par un élément peu recommandable d’aventuriers exerçant de petites industries ou sollicitant de petites places. Presque partout s’étalaient des enseignes en deux langues. Les marchands arboraient avec orgueil les armes du nouveau royaume et le titre de fournisseurs brevetés de la cour. De même que dans la caisse des négocians tombaient pêle-mêle, avec les monnaies décimales françaises, les thalers et les groschen, les albusstücken de la Hesse et les carlus d’or de Brunswick, de même dans les rues on entendait tous les dialectes de l’Allemagne se heurtant avec les idiomes des soldats français, italiens, hollandais ou polonais.

Comme la cour donnait le ton à la noblesse et la noblesse à la bourgeoisie, le luxe gagnait; dans les austères maisons du vieux Cassel apparaissaient déjà les meubles, les glaces, les draperies françaises. Le confortable et l’élégance battaient en brèche la vieille simplicité allemande; les modes françaises faisaient disparaître les dernières traces du costume national. Dans les établissemens en renom où l’on allait prendre du vrai café[14] à un demi-thaler la tasse, en maudissant le blocus continental et la chicorée du ménage, dans la Rue-Royale (Kœnigstrasse), la plus animée des rues de Cassel, dans le parc royal, que Jérôme ouvrait libéralement à ses sujets lorsqu’il résidait lui-même à Wilhemshœhe, on discutait avec chaleur, mais avec circonspection, par crainte des agens de M. Bercagny, l’avenir de la Westphalie. Les obstinés partisans des vieilles dynasties déploraient surtout la dégermanisation des jeunes gens, qui commençaient à goûter les bons côtés du régime nouveau. Les pessimistes admettaient volontiers les progrès réalisés dans la constitution westphalienne, mais ils pensaient que le jour où Napoléon tomberait, ce serait non pas ce qu’il avait fait de bon qui lui survivrait, mais bien ce qu’il avait fait de mauvais. Les anciens souverains rétablirait-nt soigneusement les anciennes inégalités entre nobles et vilains, seigneurs et paysans, églises d’états et dissidens, maîtres et compagnons; mais ils garderaient très précieusement le monopole des tabacs, l’impôt des patentes, les contributions indirectes, le timbre et l’enregistrement, etc.

Une chose qui préoccupait singulièrement ceux qui s’intéressaient à l’existence de la Westphalie, c’était de savoir si elle était un royaume français ou un royaume allemand. On recueillait soigneusement les indices qui pouvaient faire préjuger dans un sens ou dans l’autre. Pas plus que l’empereur, le roi n’était Allemand; il appartenait même à la partie de la France la plus étrangère au sang et à l’esprit germanique. S’il disait quelquefois à l’empereur : « Ce peuple est bon,... l’Allemand n’est point faux,... » il lui échappait dans ses momens d’humeur d’avouer « qu’il n’aimait ni l’Allemand ni l’Allemagne. » La reine était Allemande, fille de prince allemand; mais est-il vrai, comme on l’a dit, qu’elle ne voulait recevoir de suppliques qu’en langue française? A la cour, les militaires et les courtisans français coudoyaient la noblesse indigène. Pour atténuer un peu cette bigarrure, Jérôme avait imaginé de décorer ses favoris créoles, corses ou gascons, de titres du saint-empire; c’est ainsi que Le Camus était devenu prince de Furstenstein, Meyronnet, Ducoudras et d’Albignac comtes de Wellingerode, de Bernterode et de Ried, La Flèche baron de Hundelstein. Parmi les ministères et les grandes directions, trois avaient pour titulaires des Allemands : l’intérieur, les finances, l’instruction publique; mais la justice, la guerre, les affaires étrangères et la haute police étaient entre les mains de Français. Tous les généraux de subdivision étaient Allemands, mais deux généraux de division sur trois étaient Français. L’armée était allemande par la composition des troupes, polonaise ou française dans une partie de ses officiers.

Quelle était la langue officielle? Reinhard lui-même en était à se le demander. « j’ai questionné des conseillers d’état, ils m’ont répondu que c’était la langue allemande, puisqu’elle était employée dans les tribunaux et les administrations, puisque le texte allemand du code Napoléon était déclaré code du royaume. Toutefois dans trois ministères au moins, toutes les affaires se traitent en français, les discussions du conseil d’état ont lieu en français, la rédaction des décrets est française. Les traductions allemandes sont sans uniformité et souvent inexactes. » Il était difficile qu’une langue devînt officielle quand le chef de l’état ne pouvait en prononcer trois mots correctement. Si la Westphalie avait été dans une situation normale, si on eût pu lui appliquer les lois générales de l’histoire, c’était évidemment la langue des masses qui était appelée à absorber l’idiome des conquérans. Reinhard, Wurtembergeois lui-même, était d’avis de suivre dès lors ce principe. « Si les départemens de la rive gauche du Rhin sont devenus et restent pendant une ou deux générations encore la France allemande, on pourrait, ce me semble, regarder la Westphalie comme l’Allemagne française… On pardonnera aux Allemands leur flegme, leur amour-propre, leur langue, leur littérature. Que les Allemands sentent qu’on est disposé à les estimer comme Allemands, et tous les cœurs seront conquis. » Aussi Reinhard était-il compté parmi les soutiens de ce qu’on appelait le parti allemand, qui avait pour chefs Bülow et Wolfradt, et qui cherchait à rallier à lui le prince de Fürstenstein et autres Français baronisés. Au contraire Bercagny était le chef du parti français, qui voulait voir avant tout dans la Westphalie une colonie française et une dépendance perpétuelle de l’empire. Malchus, quoique natif de Deux-Ponts, tenait pour ce point de vue, qui était celui de la haute police, des suppôts directs de Napoléon et des aventuriers étrangers.

Sans doute, en écartant la terrible éventualité d’un écroulement prématuré de l’empire, la Westphalie aurait eu quelque chance de durée. Pourtant le royaume était miné dans son existence par des causes profondes. Jérôme n’était point à la hauteur de la situation, ses habitudes de dissipation ajoutaient aux embarras financiers. L’armée westphalienne était beaucoup trop lourde pour le budget ; mise en coupe réglée par l’ambition de Napoléon, elle périssait pour un but étranger au maintien et à la défense du royaume. Les exigences financières de Napoléon avaient rendu tout équilibre dans les budgets impossible ; ses exigences économiques, et notamment le blocus continental, comprimaient l’essor du commerce. La dépendance trop visible de Jérôme, les incessantes ingérences de Napoléon dans les affaires intérieures du royaume, la présence ou le passage continuel des troupes impériales, les perpétuels remaniemens territoriaux, l’exemple trop récent de Louis Bonaparte, empêchaient la Westphalie de croire à sa propre indépendance et à sa propre durée. La persistance croissante du mouvement national allemand, les intrigues de la Prusse et des princes dépossédés, rendaient plus difficile encore la situation d’un roi étranger, soumis lui-même à un empereur étranger, et les fausses démarches de la haute police aggravaient le dissentiment entre le prince et les sujets.

On le voit, plusieurs des vices essentiels de cette fondation de Napoléon remontaient à Napoléon lui-même. Le créateur n’avait pas été suffisamment désintéressé dans sa création et s’était préoccupé moins d’assurer à son œuvre les moyens de subsister que d’en tirer pour lui-même le plus grand profit possible. Comme le dit très bien un des amis du roi Jérôme, Napoléon aurait dû comprendre qu’il était matériellement et moralement le maître de ce royaume; il aurait dû ne pas tarir les sources d’une richesse qui était la sienne, aliéner des hommes qui étaient ses sujets, susciter à son frère des embarras qui devaient en définitive retomber sur lui. La situation du roi Jérôme était fausse : était-il prince français ou souverain allemand? roi indépendant ou préfet de Napoléon? En tout cas, il n’avait le choix qu’entre l’abdication de Louis ou l’obéissance la plus absolue. La situation du royaume était plus fausse encore : les Westphaliens enviaient le sort de la Prusse, qui, chargée de contributions comme la Westphalie, avait du moins gardé son indépendance; ils enviaient le sort des états de la confédération du Rhin, qui étaient des alliés de Napoléon, mais qui avaient conservé leur nationalité sous leurs princes naturels; ils enviaient le sort des départemens allemands de la rive gauche, qui ne supportaient que les charges et participaient à tous les avantages du peuple français. Ni libre, ni sujette, ni conquise, ni indépendante, cette Allemagne française, malgré le code civil et tous les présens du génie de 1789, se croyait plus malheureuse qu’aucun département français et qu’aucun état allemand. Voilà pourquoi en 1812, suivant l’expression de Reinhard, «s’il n’y avait de fermentation nulle part, le malaise était partout. »

Dans cette création du royaume de Westphalie, quelle est la part qui revient à la France? Était-ce la conquête qui avait dû servir de base à l’édifice? Non, car la France de 1789 a proclamé le droit absolu des peuples à disposer d’eux-mêmes et condamné le prétendu « droit de la guerre. » Était-ce l’établissement d’une monarchie française en Allemagne? Non, car la France de 1792 ne lutte pas plus pour imposer un maître à d’autres peuples qu’elle n’en souffre chez elle. Ce que la France peut revendiquer dans cette création, pour laquelle on ne l’a pas consultée, ce sont les idées d’égalité entre les hommes, de tolérance religieuse, d’affranchissement du travailleur, celui des champs comme celui des villes, de publicité dans la justice, de contrôle dans le gouvernement; mais ce magnifique présent qu’on faisait à la Westphalie était gâté par un vice originel : il était imposé par les étrangers.


ALFRED RAMBAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Non compris la liste civile et l’armée, qui en 1807 n’étaient point encore constituées.
  3. La Westphalie, de 1807 à 1813, ne vécut que d’expédiens qui semblent renouvelés des époques les plus besoigneuses de notre histoire financière : emprunts usuraires, confiscation des biens des couvens, aliénation des domaines ou du produit des mines, retenues sur les rentes et les traitemens, etc.
  4. 4 janvier 1808.
  5. On trouve dans le Journal de la reine un fait curieux à propos de l’assassin. Une femme du peuple « est allée chez le ministre de la justice et a demandé la grâce de Lepage, qu’elle voulait épouser. Cette demande et cette proposition se rattachaient à un ancien usage allemand. En vertu de cet usage, si le criminel trouve une femme voulant l’épouser, le souverain habituellement lui fait grâce. » Cette touchante et absurde coutume n’avait point été respectée par la législation nouvelle.
  6. Reinhard, dans un rapport d’août 1809, disait cependant : « Eblé ne sait pas défendre son travail, que le roi n’étudie ni no reçoit avec confiance. »
  7. L’auteur des Mémoires estime qu’un quart des officiers westphaliens étaient des Français ou des Polonais. Parmi les soldats, il n’y avait d’étrangers qu’environ 1,100 Hollandais.
  8. Hermann et Dorothée.
  9. Rapports de mars 1809 et du 10 août 1809.
  10. Siméon, dans son exposé de juillet 1808, dit que ces cinq universités avaient cent quarante professeurs, que l’instruction publique, dans son ensemble, coûtait un million, « luxe de professeurs et d’établissemens que pourrait envier un vaste empire.» Il pose déjà la question s’il ne serait pas possible de « concentrer davantage ces grands foyers de lumière. » Voyez de plus amples détails sur ces universités dans le Moniteur westphalien du 26 juillet 1808.
  11. Déjà décoré du titre de citoyen français par l’assemblée législative (1792).
  12. En 1815, la collection de Cassel fut reconstituée. Voyez Müller, Zur Geschichte der Kasseler Galerie. Cassel.
  13. Emilie Wepler, Geschichte der Wilhelmshœhe, Cassel 1870.
  14. On lit dans le Mon. westph. du 2 novembre 1810, aux variétés : « Parmi les nombreux végétaux indigènes qu’on a tenté de substituer au café, il faut classer la graine de l’asperge;... dès qu’elle est séchée, on la fait torréfier et préparer comme le café, dont elle a le goût. M. Rüdiger, professeur à Halle, croit que ce café d’Europe « pourrait remplacer celui qui nous vient de l’étranger. » On faisait également du thé avec de la feuille de tremble, etc.