Le Saguenay et le bassin du Lac St-Jean/Chapitre 13

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Léger Brousseau (p. 239-244).



CHAPITRE XIII




LES CANTONS NORMANDIN ET ALBANEL




I



En l’année 1879 se formait à Québec, sous la direction de monsieur Élisée Beaudet, représentant du comté de Chicoutimi, une association qui prenait le nom de « Société de colonisation de la vallée du lac Saint-Jean. » Cette association, composée de cinquante membres, obtenait du gouvernement provincial une concession de vingt mille acres de terre dans le canton nouvellement délimité et arpenté de Normandin. Chacun des sociétaires recevait en même temps le privilége de choisir quatre lots ; le lot comprenant cent acres, dans les conditions ordinaires d’établissement, quatre lots faisaient quatre cents acres pour chaque membre de l’association, ou, au total, vingt mille acres pour les cinquante membres réunis.

Les sociétaires, après avoir tiré au sort les lots qu’ils devaient prendre, convinrent de réserver une fraction de quatre cents acres pour l’érection d’un village et la construction d’une scierie et d’un moulin à farine.

Mais comme en dehors de la concession de vingt mille acres qui lui était faite en bloc par le gouvernement, il restait encore une vingtaine de mille acres de terre arable dans le canton Normandin, la société obtint du cabinet provincial qu’il lui fût permis d’établir une deuxième catégorie de part-prenants, auxquels elle concéderait des lots de cent acres.

Cette dernière facilité était surtout établie en vue de favoriser les gens du Saguenay, déjà à l’étroit dans certains cantons. Beaucoup d’entre eux voulaient aller sur de nouvelles terres, et comme le canton Normandin était réputé fertile entre tous, c’est de ce côté qu’ils voulaient se porter. Les paroisses d’Hébertville et de Saint-Jérôme, seules, étaient prêtes à fournir un contingent de deux cents colons.

En obtenant de pouvoir étendre ses opérations et de créer plusieurs catégories de colons en dehors des cinquante actionnaires primitifs, la société pouvait librement entamer


Extraction du minerai de fer par un dragueur (lac à la tortue).

le canton Albanel, au nord-ouest de celui de Normandin,

lequel ne contenait pas moins de 40,000 acres de terre arable ; même que les plus récentes explorations ne portaient pas à moins de 100,000 acres le nombre des bonnes terres qui se trouvent dans la presqu’ile formée par les rivières Chamouchouane et Mistassini.

La société devait construire des moulins à farine et des scieries. Le canton Normandin, baigné par la rivière Ticouapee, un des bras de la Mistassini, et par la rivière Chamouchouane qui arrose toute sa partie inférieure, ne manquait pas de pouvoirs hydrauliques, ni de bois de commerce, tels que le bouleau, l’épinette, le merisier, le frêne, le sapin, le tremble, le peuplier, le mélèze (tamarac), l’orme, et aussi le sapin, quoique ce dernier produit de la forêt fut en quantité moindre que les autres.

La plupart des membres de la « Société de colonisation du bassin du lac Saint-Jean » n’avaient pas l’intention d’aller se fixer eux-mêmes sur les lots que le sort leur avait donnés ; mais ils devaient y envoyer leurs proches, parents à tous les degrés, et leurs amis qu’ils désiraient voir s’établir dans la province au lieu d’aller demander bien loin de leurs foyers, au Manitoba par exemple, des terres qui ne leur font aucunement défaut dans leur propre pays. Une pareille initiative méritait tous les encouragements et devait stimuler le zèle de toutes les personnes entreprenantes.


II


Cependant, les premiers temps furent extrêmement pénibles. Pendant des années, malgré l’espoir qu’on avait fondé dans l’action de la « société », qui devait être en toute raison plus rapide que celle du gouvernement, les colons n’eurent même pas de chemins pour communiquer les uns avec les autres. Mais depuis une huitaine d’années environ tout a bien changé d’aspect, et la colonie de Normandin a pris un remarquable essor. On y compte aujourd’hui cent trente familles, des industriels, des artisans ; ceux-ci y exercent leurs différents métiers ; les marchands sont au nombre de trois ; on voit aussi une fromagerie en pleine activité, enfin un moulin a bardeaux, un moulin à farine et trois moulins à scies.

Le canton a dix milles de largeur et dix rangs de hauteur. Le sol en est étonnamment fertile. Les colons ont en général de bonnes habitations et des bâtiments proprement tenus, ce qui indique que leurs propriétaires jouissent d’une réelle aisance. Les défrichements sont faits à fond : on ne saurait découvrir une seule souche, même aux abords de la forêt. Quant au bois de construction, les rives des cours d’eau en sont chargées ; remarquons en passant que ce bois fait partie de la grande forêt qui, partant de la rivière Chamouchouane, s’étend jusqu’à la baie de James, prolongement de la mer de Hudson.

La population de Normandin dépasse six cents âmes ; elle s’est doublée dans l’espace des trois dernières années.

En haut de Normandin, entre la Ticouapee et la Mistassini, s’étend le canton Albanel où les premiers colons arrivèrent, il y a huit ans seulement. On y compte trente-cinq familles, dont plusieurs sont dans une véritable aisance. Le sol de ce canton est le même que celui de Normandin. On peut dire que ces cantons réunis sont les types de ce que sera un jour cette admirable portion de la vallée du lac Saint-Jean qui forme l’ouest du lac, et qui ne tardera pas à renfermer une dizaine de paroisses florissantes.




Au sujet du canton Albanel, voici ce qu’écrivait, il y a une quinzaine d’années, l’éminent explorateur et géomètre Horace Dumais :

Depuis que j’ai mis les pieds dans Albanel, j’ai marché de surprise en surprise. Rien de plus beau que les forêts qui ombragent les vallons et les coteaux sur une grande étendue de ce canton. Le sol est très-riche et des plus faciles à défricher ; le bois y pousse avec une vigueur qu’on s’explique aisément dès lors qu’on étudie la nature du sol ; c’est un jardin, ni plus ni moins. Je crois pouvoir trouver 300 lots et plus de terre de première qualité dans cette partie du bassin ; avec cent lots de plus dans Normandin et au moins cent autres lots, tout aussi bons, sur les terres vacantes à l’ouest de ces deux cantons, on aura 50,000 acres de terre fertile, ou mille lots de 50 acres chacun.

Si les gens de Québec voulaient former une société de colonisation, en profitant des avantages que la dernière loi a mis entre les mains du gouvernement, plus de mille colons, recevant chacun cinquante acres de terre, pourraient aller s’établir confortablement sur la péninsule formée par la Mistassini et la Chamouchouane. Le chemin va être ouvert jusqu’à la rivière Ticouapee cet automne, si rien ne vient mettre obstacle aux travaux que je fais continuer dans la direction des bonnes terres de Normandin et d’Albanel. Je conseillerais de faire diriger un mouvement vers ce dernier canton, parce que l’intérêt du lac Saint-Jean nous y retient plus qu’ailleurs, plus surtout que le canton projeté de Racine qui déboucherait directement à Chicoutimi, et qui n’a aucun trait-d’union avec les autres parties colonisées du Lac Saint-Jean. Le canton Racine est d’un accès difficile pour le moment, et n’a pas non plus ce je ne sais quoi que l’on ressent à la vue de l’immense plateau où Albanel et Normandin s’alignent avec ampleur et invitent à venir respirer l’air vivifiant qui circule sous leurs magnifiques forêts à essences résineuses et au feuillage touffu.