Le Salon de 1884

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Le Salon de 1884
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 560-595).
LE
SALON DE 1884

A écouter les peintres, l’Exposition de 1884 vaut mieux que les précédentes; à entendre le public, ce Salon est très inférieur aux autres. Nous serions bien tenté de dire, comme Pierrot à Charlotte, que c’est toujours la même chose. Mais on pourrait attribuer ces paroles à l’esprit de conciliation, et, d’ailleurs, nous sommes un peu de l’opinion des peintres. Sans qu’il ait, il s’en faut, une grande signification esthétique, le Salon nous paraît plus varié d’aspect, plus agréable d’impression, plus riche en œuvres de mérite que la plupart des derniers Salons, et expressément que celui de 1883. A la vérité, il n’y a point de débuts éclatans, mais quelques peintres, jeunes et déjà connus, s’approchent de la maîtrise. Le Salon nous semble aussi moins inquiétant, comme tendances, pour l’avenir de l’école. Les peintres reviennent aux sujets élevés, à l’histoire, aux figures héroïques ou religieuses. On abandonne le genre. L’impressionnisme perd du terrain. Cette technique passe de mode et cet idéal en sens inverse pourrait bientôt devenir suranné. Les scènes banales ou vulgaires de la vie contemporaine, qui envahissaient hier des toiles de cinquante mètres superficiels, sont plus modestes et demeurent dans les petits cadres d’où elles n’auraient dû jamais sortir. D’autre part, il y a au palais des Champs-Elysées, en comptant les portraits et les paysages, une quarantaine de tableaux très intéressans, et une dizaine d’œuvres tout à fait de premier ordre. C’est autant qu’on peut en demander à un Salon annuel.

I.

Une clairière où poussent de grands arbres au feuillage clairsemé et dont l’herbe pâle est fleurie de narcisses, d’anémones et de lauriers-roses, ainsi M. Puvis de Chavannes a conçu le Bois sacré. Au milieu de la vallée que ferme à l’horizon une ligne de collines bleues et violettes, un lac reflète les teintes safranées du ciel, doré par le soleil couchant. Cinq Muses demi-nues, groupées devant un édicule ionique de marbre rose, reçoivent des fleurs et des branches de lauriers que de sveltes adolescens ont cueillies pour elles. A quelques pas de ses sœurs, Clio écrit de la pointe d’un stylet les grandes actions des hommes. Plus en avant, à gauche, Uranie, découverte jusqu’aux reins, et Polymnie, sévèrement drapée, s’entretiennent de quelque grave sujet. Tout à fait à l’écart, une figure, vêtue de voiles noirs, assise contre un arbre et la tête inclinée dans une attitude méditative, personnifie la Muse inconnue au monde antique, la Muse de la mélancolie.

Il n’est point malaisé sans doute de trouver des défauts à cette œuvre, mais il est plus malaisé encore d’échapper à l’austère séduction qu’elle exerce. Aussi le public (nous entendons le public éclairé) est-il tout disposé à exprimer son avis par cette formule originale : « Cela est mal dessiné, mal peint, mal composé, et cependant cela est beau. » Peut-être cette manière de dire exprime-t-elle d’une façon vive et assez juste la première impression du Bois sacré, mais ce n’est point là raisonner. Qu’un tableau bien dessiné, bien peint et bien composé ne soit pas pour cela nécessairement un beau tableau, d’accord, car il y peut manquer le style, le sentiment, le suprême rayon ; il est inadmissible, au contraire, qu’un tableau qui n’a ni dessin, ni coloris, ni composition, soit un beau tableau, car il n’y a pas d’effet sans cause. Pour réaliser sa conception, le peintre ne peut se servir que du trait et des couleurs. Si donc l’ensemble des lignes générales est sans grandeur et sans équilibre, si les contours des figures sont gauches, si le coloris blesse les yeux, l’artiste aura manqué son œuvre. C’est la question toujours renaissante du fond et de la forme. Le fond, qui est la conception, est supérieur à la forme, qui n’est que le métier, mais la pratique du métier est indispensable pour faire sortir l’idée du domaine du rêve. Croyez que si M. Puvis de Chavannes réussit à formuler sa pensée avec les procédés de son art et à nous communiquer l’impression profonde du sentiment qui l’a inspiré lui-même, c’est qu’il sait parfaitement son métier. Dans le Bois sacré, dit-on, la toile n’est pas assez remplie, les figures sont égrenées. A étudier cette composition selon les règles esthétiques, on reconnaîtra que la critique est mal fondée. Le groupe principal, placé un peu en hauteur au milieu du paysage, domine l’ensemble et attire d’abord le regard; les groupes et les figures accessoires, disposés de chaque côté, se relient bien et présentent des lignes variées tout en restant dans un principe symétrique. Tous les personnages concourent à l’action, si l’on peut appeler action ce qui est l’opposé de l’action : le repos et la méditation ; aucun ne brise par un mouvement trop vif la calme unité du tableau. Pour le prétendu vide de la composition, il ne nous frappe point. Nous voyons l’espace et non le vide. Il n’y a en aucune partie de cette grande toile ce qu’on appelle un trou, et nous pensons qu’il serait difficile d’indiquer l’endroit où manque une figure. De la composition passons au dessin. Le dessin consiste-t-il seulement dans la précision des contours extérieurs, dans le modelé suivi des infinis méplats du corps humain? La grâce noble des lignes, l’invention des belles attitudes, l’eurythmie des groupes, le jet des draperies, le style des arbres, le mouvement des montagnes sont-ils donc des qualités indifférentes au dessinateur? N’est-il point permis, dans la peinture décorative, de modeler le nu par larges plans en passant sur les détails, comme ont procédé les maîtres de la fresque? Le coloris systématique de M. Puvis de Chavannes est pareillement très défendable. Le mot couleur, qui signifie, au sens pictural, éblouissement, fraîcheur ou richesse des tons, et reproduction exacte des teintes des objets, signifie aussi harmonie, science de la perspective aérienne, connaissance des rapports et des valeurs. À ces derniers points de vue, M. Puvis de Chavannes peut prétendre au nom de coloriste. Quoi de plus harmonieux que cette douce matité de la fresque! Comme l’air s’interpose bien entre les personnages et met à leur distance juste les deux rives du lac ! Quel savoir dans l’expression des différentes valeurs des terrains et des figures, des chairs pâles et des draperies amorties! quelle délicatesse dans les accords du vert de la prairie avec les bleus violacés des montagnes! On revient sans cesse devant ce Bois sacré qui repose les yeux et emplit l’esprit d’un sentiment profond, et plus on regarde le tableau de M. Puvis de Chavannes, plus on est pénétré de sa grandeur et de sa beauté.

L’Été, de M. Raphaël Collin, est au Bois sacré, de M. Puvis de Chavannes, ce que la grâce est au grand et ce que l’élégance de la manière est à l’élévation du style. Il y a pourtant bien des analogies entre ces deux œuvres. C’est le même site : une prairie semée de fleurettes blanches, jaunes, roses, traversée par un cours d’eau et fermée par une lisière de bois. C’est à peu près le même sujet: des nymphes nues ou demi-nues se reposant après le bain. C’est aussi le même parti-pris de couleur tenue dans les tons clairs. Voici maintenant les différences. Le paysage n’a point le caractère grandiose et austère du Bois sacré. Au lieu de ces escarpemens rocheux qui semblent une barrière entre le monde idéal et l’humanité, M. Collin a ébauché d’un pinceau flou une lisière de bois sans forme déterminée, comme on en voit au fond de tant de tableaux. Au lieu de chercher les figures dans la sévérité et la noblesse des lignes, il les a cherchées dans le naturel et dans la grâce. Nous reconnaissons qu’il y a réussi. Le coloris, bien que fidèle aux tonalités mates de la fresque et à l’éclairage égal du plein air, a néanmoins de la vivacité et surtout beaucoup de lumière. Le modelé des nus est suffisamment poussé pour un panneau décoratif, et les nymphes sont certainement plus vivantes que les Muses du Bois sacré. Mais en art il n’y a pas seulement l’expression de la vie. Au demeurant, nous sommes bien éloigné d’engager M. Raphaël Collin à imiter M. Puvis de Chavannes. Après son exposition de cette année, le jeune artiste n’a plus qu’à s’imiter lui-même.

Evohé! Bacché ! Evia! Écoutez les syrinx, les tambourins, les doubles flûtes et les cymbales. Voici Bacchus qui passe avec son cortège de panisques et de centaures, de mimallones nues et de ménades échevelées. C’est M. Bouguereau qui mène la bacchanale. Cette scène tumultueuse, effrénée, convient-elle aussi bien qu’une danse de nymphes ou un groupe de figures allégoriques au talent correct et délicat de M. Bouguereau? La question s’impose quand on reconnaît qu’en dépit de la multitude des bras levés en l’air et des flexions gracieuses et hardies de certaines figures de femmes, l’emportement, le feu, la fureur bachique manquent à ce tableau. Le mouvement même serait-il exprimé dans la composition et dans les gestes que l’exécution tranquille de M. Bouguereau lui ôterait son effet. Il faudrait ici le pinceau de Rubens ou de Jordaens, ou sans demander tant, celui de M. Roll. — Malheureusement pour nous et pour lui, M. Roll est séduit par d’autres sujets, où ses dons du mouvement et de la couleur ne lui servent de rien : les Portraits de Rouhaix, cimentier, et de Marianne, crieuse de vert! — Pourquoi aussi M. Bouguereau donne-t-il à tous les corps d’hommes, sans exception, le même ton brun enseigné aux élèves de l’École des beaux-arts, et à tous les corps de femmes les carnations blanches et roses des peintures sur porcelaine? Il suffit d’avoir passé quelques heures sur la plage de Trouville ou tout simplement aux bains du Pont-Royal, selon le judicieux conseil de Stendhal à un néophyte en critique d’art, pour savoir qu’il n’y a pas d’uniforme pour les carnations de l’homme. Il en est de même chez les modèles féminins ; chaque individu a sa coloration particulière. Pourquoi encore M. Bouguereau ne s’inquiète-t-il pas davantage des localités? L’écorce rugueuse des arbres, le satin des chairs, le frisson des feuilles, le pelage rude de l’âne de Silène, tout est peint du même pinceau lisse et égal. Ces réserves faites, nous constatons qu’on retrouve dans l’Enfance de Bacchus les qualités habituelles à M. Bouguereau : la science du dessin, la délicatesse du modelé et la grâce des attitudes.

M. Feyen-Perrin a groupé trois nymphes au bord d’une rivière, où elles se disposent à prendre un bain matinal. Leurs corps nus, qui présentent de jolies lignes, se détachent sur un fond de feuillage d’une facture un peu molle peut-être, mais d’une harmonieuse et fraîche tonalité. Le peintre a pris à Prudhon son charmant et si dangereux éclairage. Les figures baignent presque entièrement dans la demi-teinte; seuls les contours reçoivent la lumière franche. Il faut une touche singulièrement ferme pour conserver leur aspect de densité aux corps ainsi éclairés par reflets. Dans le tympan décoratif de M. Ehrmann, la Sagesse unit les Arts à l’Industrie, les figures dont le galbe est cerné d’un trait brun se profilent sur un champ de cubes d’or imitant un revêtement de mosaïque. Le dessin a de l’ampleur et de la grâce, le coloris est clair. M. Ehrmann se place auprès de MM. Baudry et Galland pour l’entente du décor. L’Orphée de M. Bosset-Granger, qui n’est remarquable ni par le style, ni par la composition, charme par la couleur. Ce jeune peintre a sur sa palette des gris et des roses pâles d’une finesse exquise; on les appréciera mieux quelque jour employés à une œuvre plus sérieuse et plus complète. M. George Callot est lui aussi un coloriste bien personnel et bien séduisant. Quel éclat! quelle fraîcheur dans les carnations du visage et du buste de la naïade ! quelle douce harmonie dans ce vaporeux fond de paysage! Un peintre roumain, M. Mirea, nous apprend une jolie légende de son pays. Il s’agit d’un jeune berger endormi sur la cime d’une haute montagne. A son réveil, les nuées qui l’entourent prennent des formes de femmes; il voit leurs corps onduleux flotter dans l’espace ; elles lui sourient, lui tendent les bras, et murmurent toutes ensemble : « Bel enfant! sois à moi!.. sois à moi!.. C’est ici la montagne des plaisirs et des tourmens d’amour. » M. Mirea a bien exprimé la poésie de la légende. L’enfant, à demi couché, en extase, la face alanguie et les yeux noyés de volupté, les femmes qui émergent des nuées blanches et rosées comme elles, le sommet de la montagne, dont les profils se perdent dans les nuages, la coloration légère et lumineuse, tout est tenu, ainsi qu’il le fallait, entre le rêve et la réalité.

Encore ensommeillée et déjà enivrée d’air et de lumière, l’Aurore de M. Jules Lefebvre s’élève nue du milieu des eaux; un voile céruléen, fluide comme le brouillard du matin, flotte autour d’elle. La tête renversée sur le bras gauche, le sein faisant saillie, le buste cambré, la jambe droite tombante et gracieusement infléchie en arc, la jambe gauche à demi repliée, le genou en avant, cette figure présente dans son ensemble un mouvement sinueux d’une grâce infinie et pourrait confirmer la théorie d’Hogarth que la ligne serpentine est la ligne de beauté. L’exécution est des plus intéressantes à étudier. Malgré la netteté du contour et la précision délicate du modelé, la figure est si légère et si enveloppée d’atmosphère, qu’on a vraiment l’illusion qu’elle se soutient dans l’espace. Quant à la couleur, on dirait que M. Jules Lefebvre a pris pour palette ces nuages vaporeux de l’aube où l’azur se mêle aux roses. Peut-être pourrait-on reprendre le sourire un peu affété et la cuisse gauche qui paraît étranglée à l’attache du genou, mais devant une œuvre d’art de cette valeur et de ce charme, la critique fait mieux d’abdiquer.

La Léda de M. Antonin Mercié est peinte en pleine pâte d’un pinceau souple et gras ; une lumière argentée satine sa chair. Mais comment l’auteur du Gloria victis, du Quand même, et de tant de si belles œuvres a-t-il conçu une pose aussi vulgaire? Comment s’est-il astreint à copier un modèle aussi commun? Pour les nymphes et les chasseresses de M. Falguière, qui a aussi des vertus de coloriste, il semble en vérité, à voir ce dessein incertain et cette exécution lâchée, que ce sculpteur traite bien cavalièrement l’art de peindre. La Dryade de M. Morot, qui se présente de face, accroupie au bord d’un ruisseau et élevant en l’air ses mains chargées de fleurs de pommiers, gagnerait encore en relief et en effet à être éclairée par un jour moins indéterminé. Le dessin des cuisses, vues en raccourci, est superbe. Comme il y aurait peu de bien à dire de l’Innocence, de M. Benner, de l’Étude, d’une pose si prétentieuse, de M. Perrey, et de l’Eski-DJamlidja, de M. Albert Aublet, qui, debout près d’une vasque de marbre et tendant au-dessus de sa tête un grand voile azuré, a tout l’air de faire sécher un linge passé au bleu, il vaut mieux ne point parler cette fois de ces peintres de talent. Malgré sa pose tortillée, la Vision rose, de M. Prouvé, est une agréable réalité. La Jeune Fille et l’Amour, de M. Antony Serres, sont groupés dans un joli mouvement. La grâce juvénile de la Nymphe de M. Genoudet est à remarquer, et les carnations vives, fraîches, de la Naïade au bord de l’eau révèlent un coloriste en M. Valenzuela. Dans un Coin d’atelier, M. Ruel représente un modèle dévêtu qui lit le Figaro devant une grande toile mythologique. Le malheur est que l’artiste ait donné les mêmes valeurs à la femme vivante et aux figures peintes. Deux colombes se becquetant sur le sein nu d’une jeune fille endormie, tel est l’aimable Rêve de M. Brunclair. La svelte Diane de M. Meys, qui ne manque ni d’élégance dans les formes ni de finesse dans le coloris, pourrait sans inconvénient être diminuée de la longueur d’une tête; Zustris lui-même n’a pas de figures aussi allongées. M. Capdevielle a couché sur un divan une grosse femme toute frémissante de vie, mais abominablement commune. Aussi bien, M. Capdevielle s’adonne généralement aux vulgarités du réalisme; c’est se mal préparer à peindre l’idéal féminin.

Regardez, jeunes filles et jeunes femmes, folles de plaisirs mondains, passionnées pour les bals et les spectacles, zélées danseuses des valses de Strauss et des cotillons sans fin, et vous aussi, pères raisonneurs et maris égoïstes qui prêchez les joies tranquilles du coin du feu, regardez le tableau de M. Pinta : les Filles de Minée. Tandis que toutes les femmes d’Orchomène prennent part aux fêtes de Bacchus, courant, parées de fleurs et la gorge au vent, les montagnes et les vallées, tournant des rondes emportées au son des flûtes et des tambourins, les trois filles du roi, inspirées de l’esprit de Minerve, gardent sagement la maison et filent de la laine. Bacchus leur apparaît sous la figure d’une jeune fille et les exhorte à se mêler aux bacchanales. Comme Alcithoè et ses deux sœurs s’y refusent, le dieu irrité les change en chauves-souris. La morale de cette fable est qu’il faut laisser les femmes danser le cotillon. Le tableau de M. Pinta n’est point excellent, mais plus d’une belle dame lui voterait une médaille pour l’enseignement qu’il porte en soi.


II.

Il semble qu’il y ait cette année comme une renaissance de la peinture religieuse. Le retour à cet art, sérieux et difficile entre tous, en un temps où les scènes de la vie de tous les jours attirent surtout la curiosité du public et où le gouvernement ne paraît pas disposé à encourager la multiplication des images divines, honore les artistes. En choisissant ces sujets, ils montrent du dédain pour les succès obtenus à peu de peine, de l’indépendance, et du désintéressement. Il faut reconnaître d’ailleurs que l’administration des Beaux-Arts a fait preuve de goût et acte de bon goût en achetant pour le compte de l’état le Christ au tombeau, de M. Henner.

C’est un panneau de six pieds de long sur un pied et demi de large, où la figure, couchée de profil, a tout juste la place de tenir. Ce cadre, en forme de cercueil, que Holbein a employé un des premiers pour son Christ de Bâle, concourt à l’impression saisissante du sujet. On voit l’homme muré dans la tombe. Le cadavre du Sauveur ressort sur les teintes bitumineuses du fond et sur le linceul qui couvre la dalle inférieure du sépulcre. D’un blanc bistré dans les demi-teintes très transparentes, et d’un blanc vif dans la lumière, ce corps nu est exsangue sans être livide, et malgré sa rigidité d’un effet si tragique, il garde beaucoup de morbidesse à l’intérieur du galbe. Les Christs morts pèchent en général par la sécheresse du trait et l’apparence ligneuse; le pinceau souple et coloré de M. Henner ne pouvait tomber dans ces défauts. La précision et le relief de la statuaire se combinent ici avec toutes les magies de l’art du peintre. Il n’y a point d’à-peu-près ni de négligences, d’efforts ni d’artifices. Le contour est pur et serré, le modelé a une égale fermeté dans toutes les parties. On admire surtout le beau dessin de la cage thoracique et le sentiment profond de la face. Pour la couleur, puisqu’il s’agit de M. Henner, il serait superflu d’en vanter la puissance et l’éclat. Voici un tableau de maître qui a sa place marquée, dans l’avenir, au Louvre, aux Offices, ou à 1 Hermitage, à côté des chefs-d’œuvre consacrés.

Avec son Christ au tombeau, le peintre expose cette merveilleuse nymphe qu’il envoie presque régulièrement chaque année, à la plus grande joie de nos yeux, qui éclaire la salle où elle est placée, et sans laquelle le Salon n’aurait pas son diamant. Ces deux tableaux, qui, de genre très différent, rappellent toutes les belles œuvres que M. Henner a peintes depuis quinze ans, lui méritent la médaille d’honneur. Mais vous verrez que la médaille d’honneur ne sera point votée cette année. M. Henner aura des voix, M. Puvis de Chavannes aura des voix, MM. Jules Lefebvre, Benjamin Constant, Bouguereau et Cormon auront des voix, et il résultera de cette dispersion de votes que personne n’aura la médaille. Si quelqu’un cependant réunit la majorité, ce sera M. Puvis de Chavannes, à qui l’on a déjà décerné, et si justement, la médaille d’honneur en 1882 pour le Ludus pro patria.

Nous dirons à ce propos que la médaille d’honneur ne devrait point être donnée deux fois à un même artiste. Cette récompense suprême met de fait celui qui l’a reçue au-dessus même d’une récompense analogue. Il est désormais hors tout concours. Admettre qu’on puisse recevoir la médaille d’honneur plusieurs fois, c’est en diminuer le prix, c’est la retirer de l’absolu pour la faire entrer dans le relatif. Puisque nous avons incidemment abordé cette question, nous ferons une autre observation. Le mode de votation de la médaille d’honneur est à modifier. Le règlement en vigueur ne permet que trois tours de scrutin, et au troisième tour, la majorité absolue des suffrages continue d’être exigée. De cette façon, plus il y a d’œuvres capitales au Salon et moins il y a de chances pour que cette médaille soit décernée. Si, au contraire, il n’y a qu’un seul tableau de haute valeur, la médaille sera certainement donnée. Donc, et voilà qui est absurde, on pourrait juger de la faiblesse ou de la force d’une exposition selon que la médaille d’honneur a été ou n’a pas été décernée. A la vérité, un quatrième tour de scrutin avec la majorité relative présenterait un autre inconvénient. Au cas où il n’y aurait pas d’œuvre tout à fait hors ligne au Salon, il arriverait fatalement qu’un artiste de peu de mérite obtiendrait la grande récompense, qui ne saurait être disputée que par les maîtres. Pour préserver la médaille d’honneur de cette déchéance possible, il suffirait de procéder par deux votes : le premier où l’on déciderait s’il y a lieu ou non de décerner la médaille d’honneur; le second où l’on voterait cette médaille, d’abord à la majorité absolue, ensuite à la simple majorité.

Au demeurant, les médailles ne font point les maîtres, témoin M. Henry Martin. Le jury ne s’est-il point avisé l’an dernier de découvrir, perdue au deuxième étage de la grande salle de l’Ouest, une Francesca di Rimini que personne n’avait remarquée et dont personne n’avait parlé, et de lui décerner une première médaille, cela au profond étonnement du public et de la critique et quelque peu aussi à la confusion du jury? Le jury avait de quoi être confus, puisqu’ayant reçu la Francesca avec un numéro 2[1], il se trouverait pris entre ces deux propositions contradictoires : s’il jugeait bien en donnant à ce tableau une première médaille, c’est qu’il avait mal jugé en le recevant avec un numéro 2; si, au contraire, il avait bien jugé le jour de la réception, c’est qu’il jugeait mal le jour de la récompense. Malheureusement c’était le premier jour qu’il avait bien jugé : le Caïn que M. H. Martin expose cette année le prouve de reste. On ne peut imaginer une peinture à la fois plus criarde et plus brutale, et en même temps plus creuse dans certaines parties, les terrains, la robe bleue de l’ange, les jambes de la femme, d’ailleurs taillées en poteaux et fort disgracieusement écartées. Où est la ligne, où la couleur, où le sentiment, où l’effet, sinon l’effet désagréable? Sans doute nous n’admirons point plus qu’il ne faut le Baptême du Christ, de M. Lehoux, mais le voisinage de ce terrible Caïn fait ressortir ses qualités. La figure de Jésus et de saint Jean-Baptiste sont de formes communes, d’exécution grossière ; elles ont par surcroît la couleur du caramel. Au moins y a-t-il dans ces académies une science sérieuse de l’enveloppe de muscles et de chairs qui revêt le squelette humain, dans cet encaissement de rochers qui se massent au fond de la toile la préoccupation du site, dans l’attitude modeste et recueillie du Christ, comme dans la pose simple du Baptiste et dans l’expression farouche et inspirée de son visage, la recherche originale du caractère et du sentiment. Tout autrement agréable à regarder, bien que d’un dessin moins savant et d’une exécution moins poussée, est le tableau de M. Villectère, Agar et Ismaël, où brille un coloris très fin et très lumineux. On retrouve le même mérite, un peu atténué, dans le Premier Meurtre, de M. Loëve-Marchand. M. Comerre a pétri d’une main souple et puissante le corps de sa Madeleine, et M. Louis Roux a étendu sur son tableau de Sainte Véronique les glacis harmonieux des maîtres du XVIe siècle. Il y a dans le Martyre de saint Vincent, de M. Dawant, les indices d’un talent sérieux et pittoresque. Le Mardochée de M. Leroy est une grande toile que recommandent certaines qualités de faire, mais qui pèche par la bizarrerie de la composition. Les Lilia, de M. Maurice Montégut, deux profils byzantins se détachant sur un fond d’or, ne manqueraient pas leur effet dans la pénombre de quelque chapelle consacrée à la Vierge. Au contraire, l’Apothéose de Marie-Madeleine, peinte par M. E. de Liphart, est d’un caractère bien profane pour avoir sa place dans une église ; ces réserves faites, on peut louer le mouvement et l’élégance des lignes de toute la figure et le moelleux modelé du torse nu. Si l’on trouve plus de simplicité et un sentiment religieux plus marqué dans le Martyre de sainte Julie, de M. Ravaut, l’exécution y est un peu dure et la couleur sans éclat et sans harmonie. L’Irène et Sébastien, de M. Zacharie, est moins qu’une ébauche; ce n’est qu’une pochade qui attire et retient cependant les regards par la fraîcheur extraordinaire, la virginité du coloris.

Le cycle héroïque de l’histoire de l’église se ferme avec cette sainte Julie et ce saint Sébastien. Après les martyrs, voici les ascètes. La Vision de saint François d’Assise, de M. Wagrez, n’est point sans doute un tableau de maître, mais c’est un bon tableau de maître-autel. M. Wœrtz semble avoir vécu au fond des monastères; il excelle à exprimer les figures sévères, les attitudes modestes et recueillies, les physionomies extatiques ou naïves des moines du moyen âge. Dans la Mort de saint François d’Assise, il a mis au service de ses qualités expressives un pinceau ferme et lumineux. M. Moreau (de Tours), qui a une piété moins fervente et moins continue pour la peinture religieuse, est hanté, même dans l’église, par le malin esprit. Dans sa Vision, le profane se mêle au sacré. Tandis qu’un moine se tient debout, en prières, entre le banc d’œuvre et l’autel, la fumée qui s’échappe de l’encensoir placé à ses pieds dessine dans ses légers tourbillons les contours d’une femme nue.

On conte que saint François d’Assise, pris d’un cruel désir de mortification, se dépouilla de son froc, et, nu jusqu’à la ceinture, se roula dans la neige et dans les buissons d’épines. Des moines de son ordre, le voyant ainsi, le relevèrent et voulurent panser les blessures qu’il s’était faites, « Laissez, dit le saint, en montrant son sang : ce sont des roses. » Et des roses tombèrent de sa poitrine et s’effeuillèrent sous ses pas. C’est cette poétique légende que M. Duez a traduite en peinture. Debout et de face, François d’Assise croise ses mains marquées des stigmates sur sa poitrine nue, d’où jaillit une floraison de roses. Sa tête, nimbée et perdue dans l’extase, se lève vers le ciel. Trois franciscains s’empressent autour du séraphique personnage. L’un cherche à lui couvrir les épaules, un autre baise dévotement le pan de son froc, le troisième est à genoux, les mains jointes, comme en adoration. Au fond, la plaine blanche, légèrement mamelonnée, s’étend sous un ciel froid et nuageux éclairé par un pâle soleil. C’est une solide peinture, très ferme et très vivante. Le torse du saint, d’un dessin savant et délicat, est bien choisi comme formes. Si le modelé des figures reste encore un peu à l’état sommaire en quelques endroits, et particulièrement aux extrémités, du moins est-il indiqué là avec beaucoup d’accent. L’expression d’extase du visage de saint François est fort bien rendue; mais on voudrait que le type fût mieux marqué au caractère de l’ascétisme. La physionomie des moines, au contraire, est supérieurement exprimée; le rayonnement de la foi transfigure ces faces vulgaires. Il faut encore donner de grands éloges à la légèreté et à l’éloignement du fond, à la justesse locale du paysage de neige et à l’exécution facile et brillante des roses. — Jusqu’ici nous avons été sévère pour M. Duez. Nous avions peine à lui pardonner de perdre ses dons innés et ses qualités de pratique dans les procédés de l’impressionnisme. Nous sommes heureux que son Miracle des roses, où il reste fort peu de trace de cette étrange technique, nous permette de louer M. Duez en toute conscience. Nous faisons ici le contraire d’une amende honorable. Loin de rétracter nos paroles de ces dernières années, nous les confirmons par l’exemple de M. Duez lui-même. Ce n’est pas le critique qui reconnaît ses torts, c’est le peintre qui a reconnu la mauvaise voie où il se perdait, puisqu’il paraît l’abandonner.


III.

La peinture d’histoire se fait peinture préhistorique dans le grand tableau de M. Cormon. Nous voici à l’âge de la pierre polie. Une bande d’hommes, à demi vêtus de peaux de bêtes et armés d’épieux et de haches de silex, arrive de la chasse; ils déposent leur proie, un énorme ours des montagnes, devant la hutte construite en troncs d’arbres et en peaux qui abrite la tribu. A l’entrée de l’habitation se tient l’aïeul, entouré des femmes et des enfans. Pendant que les hommes allaient au loin chercher la nourriture et le vêtement, on ne restait pas inactif autour du foyer. Les femmes, ou plutôt les femelles, allaitaient leurs petits, entretenaient le feu, réparaient les filets de pêche, et le vieillard s’occupait à emmancher ces haches de pierre d’un effet si redoutable. Près de la hutte, qui s’appuie au flanc d’une colline boisée, un arbre gigantesque étend sa sombre frondaison sur le ciel balayé de grands nuages noirs. Les chairs brunes ou fauves, les accoutremens de peaux de bêtes, le feuillage, les terrains, le ciel, tout est tenu dans une gamme foncée d’une couleur forte et vigoureuse. Hormis deux femmes blondes, qui sont d’un caractère tout moderne, les figures sont bien conformes à l’idée qu’on se fait du type rudimentaire des races primitives. Avec leurs fronts bas, leurs faces larges, leurs nez écrasés, leur mâchoire proéminente, avec leurs physionomies farouches et bestiales, avec leur stature massive, leur cou enfoncé dans les épaules, leurs membres épais, leurs grosses attaches, leurs mains et leurs pieds énormes, ces êtres paraissent encore plus près de l’animalité que de l’humanité. L’action s’accorde avec les types. Ces tueurs d’ours ont les gestes gauches, la démarche lourde, le balancement du gorille. A l’avidité que l’un montre en buvant à un vase d’argile, on sent la violence des appétits; à la façon dont un autre panse son bras blessé, on sent le mépris de la douleur; à l’air triomphant du chef de la bande qui montre la bête abattue, on sent l’orgueil de la force. La beauté, l’élégance, la grâce ne sauraient nécessairement se trouver dans un tableau d’une anthropologie aussi accusée. La grandeur même y fait défaut, car la grandeur ne va point sans le style et sans un certain idéal dans la forme. Cette scène frappe par son étrangeté et par la vigueur et la tenue de l’exécution; elle ne donne point une impression esthétique. La Chasse à l’ours est toutefois une œuvre puissante et originale, très supérieure, selon nous, à la Mort de Ravanah, qui mérita le prix du Salon à M. Cormon, et à la Fuite de Caïn, qui lui valut, peut-être prématurément, les honneurs du Luxembourg. Dans la Mort de Ravanah, l’inspiration du Massacre de Scia était trop visible, et le grotesque se mêlait à l’épique dans la Fuite de Caïn.

M. Maxime Faivre nous montre, lui aussi, un épisode de l’âge de la pierre : la lutte pour la femme. Un homme a aperçu une jeune femme couchée devant l’ouverture d’une grotte qui se creuse dans le flanc de la montagne. Il s’agit pour lui d’avoir le gîte et celle qui l’habite. Mais le mâle de cette femelle est là, prêt à défendre son bien, et une lutte sauvage, sans autre issue que la mort pour le vaincu, s’engage entre les deux hommes. L’envahisseur, qui a étreint son adversaire, cherche à l’étouffer et le mord à la poitrine, tandis que celui-ci, les deux bras levés, va le frapper de sa hache de pierre entre les deux épaules. Ce groupe est une bonne étude d’anatomie, peinte avec beaucoup de fermeté.

Si près de nous, relativement, que soient les troglodytes de l’âgée de la pierre, puisque quatre cents ans avant notre ère il y avait encore dans les Gaules des populations qui ignoraient l’usage des métaux, les héros des temps tout autrement lointains de la Grèce légendaire nous sont plus familiers et nous intéressent davantage. C’est pourquoi M. Edouard Fournier a bien fait de peindre Oreste à l’autel d’Apollon. Le tragique fugitif, poursuivi par les Érynnies, « les chiennes vengeresses de la mère, » selon l’expression d’Eschyle, tombe presque mort de fatigue. A peine ses bras sans force peuvent entourer la pierre qui supporte la petite statue du dieu. La figure, d’un heureux choix de formes, est bien dessinée, et il y a du sentiment dans l’attitude. La variante que le jeune prix de Rome a mise au texte grec, en supposant qu’Oreste s’approche d’un autel situé hors de la ville, tandis qu’Eschyle montre, au contraire, le meurtrier pénétrant furtivement dans le temple même d’Apollon, ne doit pas empêcher de louer le calme et la beauté du paysage, éclairé par la douce lumière des nuits d’Orient. Le point de vue est pris du sommet de la colline où s’est arrêté Oreste, et l’œil plonge sur les maisons, les palais, les édifices sacrés de la ville endormie. A l’horizon, fermant la plaine de Delphes, les montagnes bleues de la Phocide se profilent comme des frontons de temples sur le ciel scintillant d’étoiles. M. Edouard Fournier porte un nom justement connu ; il. s’occupe vaillamment à lui conquérir une nouvelle notoriété. Le Retour d’Ulysse, de M. Schutzenberger, et la Vente d’esclaves à Rome, de M. Gérôme, sont comme des paralipomènes à l’histoire grecque et à l’histoire romaine. Ces tableaux de genre, ces scènes familières nous font pénétrer plus avant dans la vie des anciens que les peintures des champs de bataille et des agoras. Ces deux peintres sont des historiens à la Plutarque. Il en est ainsi de M. Hector Leroux. Regardez ces gracieuses Vestales, gracieuses jusque dans l’effroi d’une fuite sur le Tibre, quand les Gaulois pénètrent dans la Cité, gracieuses encore dans le geste terrible du pollice verso, qui voue à la mort le gladiateur vaincu.

On lit une page du roman antique de Gustave Flaubert; on y apprend que les mercenaires de Carthage virent sur leur route une multitude de lions crucifiés par les paysans, et l’on se dit : « Quel beau sujet de tableau il y a là! » Or, on se trompe absolument. Sans aller jusqu’à prétendre, avec l’esthéticien Hemsterhuis, que « le beau est ce dont on peut se faire une idée dans le plus court espace de temps, » nous estimons qu’un tableau ne saurait tourner à l’hiéroglyphe. Une composition picturale, qui doit à peine avoir besoin d’un titre, doit, à plus forte raison, se passer de gloses. Voyez au Louvre combien vous aurez rarement à vous servir du livret. La plupart des chefs-d’œuvre, depuis la Mise au tombeau, l’Assomption et l’Antiope jusqu’à l’Apothéose d’Homère, au Naufrage de la Méduse et la Barque de Dante, sont des sujets qui s’expliquent d’eux-mêmes. Mais nous défions celui qui n’a pas lu Salammbô, — et tout le monde, après tout, n’est pas tenu d’avoir lu Salammbô, — de comprendre quoi que ce soit au tableau de M. Surand, à cet exode de femmes et de guerriers, à cette troupe hétéroclite de frondeurs baléares, d’archers nègres, d’hoplites grecs et de cavaliers gaulois arrêtés dans un défilé d’Afrique devant des lions qu’on a mis en croix après les avoir préalablement empaillés. Ce que nous disons des Mercenaires de M. Surand s’applique aussi aux Martyrs de la réforme, de M. Max Leenhardt. À voir ces hommes tout nus qui expirent sur la terre glacée, devant des soldats portant l’uniforme français du commencement du XVIIIe siècle, on ne sait si le peintre a voulu représenter un hôpital de pestiférés, une maison de fous, une ville mise à sac. Notez que la pénombre glauque où sont perdues les figures ajoute à la confusion. Il faut se reporter au livret, qui apprend, par une longue citation de Michelet, qu’en décembre 1712, des protestans menés aux galères furent déshabillés de la tête aux pieds, afin d’être fouillés ; on les laissa nus deux heures durant, et dix-huit d’entre eux moururent de froid. Les peintres font bien de lire Michelet et Flaubert, mais ils feraient bien aussi de lire Lessing, qui a dit très judicieusement dans le Laocoon : « C’est du premier coup d’œil que dépend le plus grand effet. Si le peintre nous oblige à deviner, le désir que nous avions d’être intéressés se refroidir. C’est pourquoi le choix d’un sujet connu favorise l’effet d’un tableau. »

L’avantage d’un sujet facile à comprendre est manifeste dans le tableau de M. Schommer. Une grève où s’amoncellent les cadavres ; au loin la mer, les falaises, les débris d’une palissade ; au premier plan, une jeune femme soutenue par deux moines et désignant de la main un guerrier mort, c’en est assez pour reconnaître tout de suite la maîtresse d’Harold, Edith au col de cygne, cherchant sur le champ de bataille de Hastings le corps de son royal amant ; c’en est assez pour s’abandonner sans hésiter à l’impression de cette scène pathétique entre toutes. Si ce sujet a été déjà traité bien souvent, c’est l’indice que le sujet est bon, et il ne faut pas reprocher à M. Schommer de l’avoir choisi ; il faudrait plutôt le reprendre pour le dessin peu châtié des cadavres. D’ailleurs M. Schommer a la touche mâle, l’accent dramatique et le sens des grandes lignes. Edith, presque défaillante, le bras tendu vers Harold et détournant la tête, le moine, sur lequel s’appuie la jeune femme et l’autre moine qui se tient près d’elle, sévère et impassible comme le Destin, forment un groupe de beau style. La couleur, où dominent les bleus foncés des falaises et de la mer et les jaunes pâles des herbes desséchées, de la grève et du ciel doré par le soleil couchant, module cette gamme particulière chère aujourd’hui aux élèves de Rome ; on en trouve la donnée dans la nature, qui étend le bleu du ciel sur les sables de la mer et du désert. Croyez que si, au lieu d’une robe bleue, le peintre avait vêtu Édith d’une robe rouge, l’harmonie fine et originale de ce tableau serait détruite.

On ne nous demandera pas de décrire la vaste composition de M. Matejko, laquelle représente Albert de Prusse prêtant le serment de fidélité au roi de Pologne sur la grande place de Cracovie. Auprès du tumulte, de la presse et de la confusion qui se trouvent dans cette toile, de dimension peu commune, les Noces de Cana paraîtraient vides de figures et la Naissance de Henri IV semblerait calme. Les pourpoints de velours, les dalmatiques de brocart, les bannières de soie, les armures damasquinées, les couronnes, les gardes d’épées, les aiguières, les colliers d’ordres, l’acier, l’or, l’argent, les pierreries, tout reluit, tout brille, tout étincelle, ou plutôt tout luirait, tout brillerait, tout étincellerait si le peintre s’était décidé à amortir le bleu trop vif d’une grande échappée de ciel et le rouge criard, étalé presque en teinte plate sur le vaste tapis qui couvre l’estrade royale. M. Matejko prouve dans toutes les autres parties de son tableau qu’il est un maître coloriste, mais il a trop présumé de sa science et de son habileté. Aucune couleur, si puissante qu’elle soit, si vibrante qu’arrivent à la rendre ses complémentaires, ne saurait conserver sa valeur tonique à côté d’une pareille nappe de vermillon. Pour se reposer les yeux, il est bon de regarder la petite Jeanne d’Arc, que, sous prétexte d’effet nocturne, M. Berteaux a peinte en grisaille, écoutant ses voix dans un champ de choux. Puis, après avoir jeté un regard sur le Desgenettes s’inoculant la peste, de M. Lucien Mélingue, on pourra de nouveau revenir aux coloristes, à M. Lesrel, qui montre la chaude pénombre de l’Atelier de Rembrandt et à M. Escalier, qui dit la Bonne aventure sur un escalier de marbre tout inondé de soleil. Cette grande composition décorative, brossée d’un pinceau libre et facile dans des tonalités très claires, rappelle un peu la manière de Tiepolo. Les brillans costumes des gentilshommes et des grandes dames de la cour de Louis XIII, les guenilles pittoresques des bohémiens, drapés comme par Callot, les frais horizons du paysage, les magnificences du décor architectural forment un ensemble du meilleur effet.

M. Jean-Paul Laurens a accoutumé de mettre un cadavre dans chacun de ses tableaux ; cette fois, il en a couché quatre dans un tout petit cadre. Et ce sont des cadavres de marque; ils portent tous la pourpre cardinalice. Le pape Urbain VI regarde avec complaisance ces prélats étendus au fond d’un in pace, où il semble que le jour est bien clair pour un pareil endroit. Dans le Massacre de Béziers, M. Sylvestre a voulu donner aux personnages un mouvement furieux; il en résulte qu’aucune des figure n’est en équilibre. Les meurtriers chancellent comme les victimes. M. Jacquet a peint une scène moins dramatique: une Pavane, qu’il qualifie dans le livret de Danse solennelle ; — solennelle, en effet, surtout quand elle est dansée par des bonshommes de bois.

M. François Flameng s’est fait, comme on sait, le peintre assermenté des scènes de la révolution. S’il sort de la constituante, c’est pour entrer dans la législative ou dans la convention. Il nous mène aujourd’hui au milieu de la Vendée, à Machecoul, le 10 mars 1793. Au pied du vieux château, gisent les cadavres des républicains fusillés par les royalistes. Une jeune fille, le sein découvert et percé d’une balle, est tombée en avant des autres victimes; sa jupe, qui s’est relevée dans sa chute, laisse voir le bas de la jambe et le pied grossièrement chaussé. Près d’elle, un vieillard, nu jusqu’à la ceinture et tout souillé de sang, achève de mourir attaché à un arbre ; c’est le curé constitutionnel de Machecoul, longtemps martyrisé par les Vendéennes. Le spectacle est curieux; aussi M. de Charette a-t-il amené de sa gentilhommière de Fonteclose trois jeunes femmes, marquises ou comtesses, à en juger par la grâce mutine de leur type et l’élégance de leur ajustement, afin de leur faire voir la comédie. Comme disait Perrin Dandin, en parlant de la question, « cela fait toujours passer une heure ou deux. » Ces trois jolies aristocrates sont de l’avis du bon juge. Elles paraissent s’intéresser extrêmement à l’horrible spectacle, sans en être autrement émues. L’une d’elles, à la vérité, détourne un peu la tête, mais la seconde s’approche de tout près, pour mieux voir, relevant coquettement sa robe de peur de la tacher dans le sang; et la troisième, le corps penché en avant, les jambes infléchies, les deux mains posées sur les genoux, a l’attitude convenue des gens qui s’étouffent de rire. Vêtu du costume semi-militaire et semi-campagnard des chefs vendéens, Charette, qu’on reconnaît à son grand nez, à ses lèvres minces, à son menton énergiquement dessiné, se tient au milieu des femmes, gardant une impassibilité absolue. A côté de lui, un garde-chasse conduit un chien en laisse. On aperçoit plus loin les blancs, le bissac à l’épaule et le fusil à la main, et au fond les huttes en flammes des patriotes égorgés.

D’où vient que cette scène, vraiment odieuse, ne produit pas l’impression dramatique cherchée par le peintre? C’est parce que M. Flameng a voulu forcer l’effet ; il l’a manqué en le dépassant. A voir ce tableau, on sent que le fait qu’il représente ne saurait être vrai, et on ne ressent aucune émotion. Que Charette ait ordonné les massacres de mars, c’est possible, bien qu’on l’en ait défendu; qu’il soit venu à Machecoul le 10 mars, bien qu’on dise d’autre part qu’il y est venu le 18 seulement, c’est encore possible. Mais ce qui parait certain, c’est que le Vendéen n’a pas amené des femmes de la noblesse au milieu des massacreurs. Au début de la guerre, Charette était très pieux et disait son chapelet en présence de ses soldats, c’est plus tard seulement qu’il se montra à eux entouré de femmes. Ces femmes d’ailleurs, que l’on appelait par un jeu de mots « les jumens de Charette, » n’étaient point des grandes dames, mais des paysannes. M. Flameng a confondu les personnages et les époques, Souchu avec Charette, 93 avec 94 ; il a trahi l’histoire. Au demeurant, l’épisode fût-il vrai, qu’il était inutile de le rappeler. Il y a d’autres sujets à prendre dans les guerres de la Vendée. Bonchamps blessé à mort et se soulevant de sa civière pour ordonner à ses hommes d’épargner les prisonniers républicains, c’est là un sujet plus grand et plus patriotique que Charette présidant comme à une curée, avec des femmes et des chiens, au massacre de Machecoul.

Il est d’autant plus regrettable que M. Flameng se soit avisé de peindre cette scène, qu’au point de vue technique cet artiste marque de grands progrès. S’il n’a pas renoncé aux scènes de la révolution, au moins a-t-il à peu près rompu avec les procédés impressionnistes ; c’est toujours cela. Son dessin n’est pas toujours très sûr, mais sa touche, suffisamment ferme dans l’ensemble, a parfois beaucoup d’accent. Les femmes qui entourent Charette sont fort coquettement attifées et posées dans de gracieuses attitudes ; le cadavre de la jeune fille est un remarquable morceau de peinture. Quoique la composition soit bien conçue, l’éclairage trop égal met une certaine confusion dans les groupes et dans les plans ; ce parti-pris de lumière fait que les figures manquent un peu de relief et ne se détachent pas nettement les unes des autres. Cela revient à dire que, si les couleurs s’harmonisent et sont en elles-mêmes justes et fines, les valeurs toniques sont imparfaitement observées.

Plusieurs peintres militaires, MM. de Neuville et Berne-Belcour entre autres, sont en congé ; et M. Dupray, un capitaine renommé, qui n’a jusqu’à présent jamais quitté son régiment, nous surprend par une page familière d’histoire civile, plus dramatique qu’elle n’en a l’air. Cette femme qui aux premiers rayons d’un gai soleil d’automne monte en voiture dans le jardin d’un hôtel particulier, c’est l’impératrice Eugénie qui se met en route pour l’exil, le matin du 5 septembre. — Le destin qui frappait la souveraine réservait à la mère une douleur plus grande encore. — Seuls répondent à l’appel M. Protais, avec une Reconnaissance de chasseurs à pied, M. Armand Dumaresq, avec la Lecture de l’Annuaire, et M. Détaille, avec une esquisse très poussée pour le panorama de la bataille de Rézonville. C’est le soir du combat ; le feu est au moment de cesser; Allemands et Français vont coucher sur les positions où ils ont combattu toute la journée. On ne voit pas le champ de bataille, qui est caché par les maisons de Rézonville, en arrière desquelles se tiennent les réserves de la garde et l’état-major du 6e corps. Les grenadiers en ligne, prêts à se porter au feu, les batteries d’artillerie n’attendant qu’un signal pour se mettre en mouvement, les sapeurs du génie pratiquant une brèche dans un mur de jardin, les généraux qui passent à la tête de leur état-major, les officiers d’ordonnance qui galopent ventre à terre, les convois de blessés rapportés sur des cacolets, les colonnes de prisonniers menés par des dragons, pistolet au poing, puis, à l’extrême gauche, les voitures d’ambulance où flotte le drapeau de Genève, les caissons de munitions, les cavaliers d’escorte et les gendarmes de la prévôté emplissent et animent ce qu’on pourrait appeler la coulisse du champ de bataille. Ce tableau est des plus intéressans, — des plus amusans, dirions-nous, — si cette expression n’était déplacée en parlant d’une scène où se trouvent des morts et des agonisans tombés pour le drapeau.


IV.

Le grand tableau de Me Benjamin Constant, les Chérifas, compte au nombre des œuvres capitales du Salon. C’est le harem d’un chérif marocain. La pièce baigne dans la pénombre, éclairée seulement par une étroite lucarne d’où convergent deux rayons de soleil qui viennent s’épanouir en taches lumineuses sur la paroi tendue jusqu’à hauteur d’appui d’une étoffe brochée d’or. Un large divan, dont le tissu rouge pâle disparaît presque sous les coussins, les peaux de lions et les housses de broderie bossuées de pierres cabochons, garnit tout le fond de la chambre. Quatre femmes se tiennent sur ce divan. L’une, une négresse richement vêtue et assise à la turque, sommeille vaguement, les yeux fixes et vides de pensée. Les autres femmes, moresques et berbères, sont nues ou demi-nues; celle-ci, étendue tout de son long, dort profondément ; celle-là, renversée dans une altitude alanguie, les yeux ouverts, le regard noyé, semble continuer le rêve du kif. La quatrième est une fillette de quinze ans, brune de peau, noire de cheveux, étroite de hanches, les seins petits et les cuisses maigres. Elle vient de s’éveiller; les paupières à demi fermées, elle se soulève avec effort de dessus les coussins, et, le buste raidi, les bras collés au corps, elle s’étire comme l’animal qui a trop dormi. L’observation, la justesse des mouvemens, la convenance des attitudes, la vérité ethnique des types, la peinture de cette atmosphère lourde et embrasée où l’on sent que ne passe pas un souffle d’air, l’expression de l’alanguissement de la vie orientale, de son éternel ennui de la claustration et de sa lassitude du repos, par là le tableau de M. Benjamin Constant nous frappe autant qu’il nous séduit par la maestria superbe de l’exécution. On a remarqué que de tous les peintres qui ont représenté des harems, aucun ne peut se vanter d’en avoir vu. La remarque est judicieuse. Toutefois, s’il est impossible de peindre un harem d’après nature, les élémens ne manquent pas pour le reconstituer. Certains voyageurs, et M. Benjamin Constant est du nombre, ont pu pénétrer dans le gynécée musulman en l’absence des femmes; et les épouses et les odalisques des chérifs ne sont point d’une espèce à part. Or, les danseuses d’Alger et de Maroc et autres personnes bien authentiquement indigènes transigent, par profession, sur le chapitre du féredjè, du yachmak et d’autres voiles encore. On peut ainsi prendre des croquis d’après la Berbère et la Moresque. Elles ne rappellent, ni l’une ni l’autre, la grasse cadine de Constantinople ou la Levantine bouffie de graisse; mais, fines et nerveuses, elles se rapprocheraient plutôt du type féminin fixé il y a six mille ans par les sculpteurs de Memphis. A la lumière du grand soleil, les couleurs brillantes des étoffes orientales prendraient sous le pinceau de M. Benjamin Constant un éclat trop intense. Le peintre a donc montré beaucoup de goût et de savoir en peignant les Chérifas dans cette pénombre de la tombée du jour où les nuances les plus vives s’atténuent et s’associent en une chaude et riche harmonie. C’est vers cinq heures du soir qu’il faut surtout s’arrêter devant ce beau tableau. Le soleil déclinant fonce le clair-obscur de l’intérieur arabe, l’emplit d’ombres lumineuses, et y pose comme une poussière d’or brun et de pourpre attiédie.

Pour l’Arrivée à l’hôpital, de M. Brion, qui nous ramène brusquement d’Orient en Occident, à quelque heure du jour qu’on regarde ce tableau, on n’y prendra jamais de plaisir. La faute en est moins à l’exécution, qui ne manque pas de vigueur, qu’au sujet lui-même. Au pied du mur gris de l’hospice pose une civière, fermée de ses rideaux à raies bleues. Une femme et deux porteurs, figures placées deux en chef, une en pointe, comme des tours sur le champ d’un écu, se tiennent près de la civière. Cette malheureuse civière, qui se détache en clair au milieu des personnages, concentre tout le regard ; on ne voit qu’elle, elle paraît remplir la toile entière. De bonne foi, l’art du peintre est-il fait pour représenter en grandeur naturelle un objet d’un intérêt pittoresque aussi nul? L’art du peintre n’est pas fait non plus pour représenter en trompe-l’œil un homme vu de dos, le chapeau sur la tête, regardant une aquarelle. C’est M. Richard Le Roy qui a eu cette idée triomphante. De son tableau nous détacherions volontiers l’aquarelle, digne de Turner ou de Ziem. La Marchande de fleurs, de Mlle de Certain, est un début plein de promesses. Le Five o’clock tea, de M. Stewart (en bon français le Goûter), joint à l’attrait d’une scène amusante de la vie contemporaine l’utilité d’une gravure de modes. Le high-life féminin, puisque décidément il faut parler anglais, trouvera dans ce joli tableau, d’une lumineuse clarté, plus d’un modèle de toilette pour les réunions selected. On ne s’avisera pas, par exemple, d’adopter le trop séduisant costume des femmes de la jolie vignette peinte de M. Emile Bayard. Dans cette Affaire d’honneur, deux demoiselles, nues jusqu’à la ceinture comme des dragons sur le pré, croisent le fer, dégagent, parent, ripostent et contre-ripostent au milieu d’une clairière du bois de Boulogne. Autre sujet destiné à l’amusement du public : la Salle Graffard, par M. Jean Béraud. L’orateur, qui vocifère en gesticulant, le président et ses assesseurs, graves et pénétrés de leur importance, la foule des auditeurs convaincus ou rebelles à l’argumentation, enthousiastes ou goguenards, les journalistes qui au bas de l’estrade prennent des notes en souriant, tout est spirituellement croqué avec une observation à la Daumier. Chaque type, chaque physionomie vaudrait une description. Voyez surtout cette « barbe grise » qui siège au bureau. Vainqueur de février, condamné de juin, déporté de décembre, triomphateur de septembre, vaincu de mai, amnistié de juillet, c’est l’apôtre jamais découragé de la révolution. On sent qu’il y a place dans ce crâne scilliforme pour toutes les utopies sociales.

M. Besnard aurait pu s’épargner d’entrer en loge, de remporter le prix de Rome et de passer quatre ans à la villa Médicis. Tout cela est du temps perdu, puisque voici cet artiste converti à l’impressionnisme. Le diptyque qu’il a peint pour l’École de pharmacie est tout à fait selon l’ordonnance : la couleur est crue et mate, les figures sont plates, les attitudes sont d’une naïveté précieuse. Le premier panneau, intitulé la Maladie, représente un pauvre intérieur où une femme alitée tombe en syncope; le médecin et deux femmes s’empressent autour de la malade. L’autre volet du diptyque, la Convalescence, nous montre la jeune femme à sa première sortie. Encore bien faible, c’est soutenue par sa mère et par une servante qu’elle franchit le seuil de sa demeure. Devant ce groupe, un petit enfant, les bras levés en l’air et les yeux écarquillés, semble s’écrier: Ah! maman est guérie! Au fond, des maisons à toits rouge cru s’étagent sur un coteau vert pomme. Toutes ces figures sont d’une lourdeur excessive de galbe. Ces femmes pèseraient au moins deux cents livres, si la simplification systématique du modelé poussée jusqu’à la négation et l’éclairage par reflets, qui donne à leur corps une transparence vitreuse, ne faisaient d’elles des spectres translucides. Ajoutez que leur teint blême complète l’illusion. Pour l’enfant et la jeune servante, la coloration blafarde de la face et le dessin de la bouche fendue jusqu’aux oreilles confinent à la caricature; en les regardant, on songe involontairement aux Hanlon-Lées. On ne peut guère louer dans tout ceci que le sentiment de douce mélancolie empreint sur les physionomies de la convalescente et de sa mère, et aussi le groupement harmonieux de ces deux figures. M. Besnard prouve par là qu’il n’a pas perdu toute idée de style. Le style! mais soyez assuré que le peintre ne doute pas du style élevé de son diptyque. A entendre qu’il s’inspire de l’impressionnisme, M. Besnard s’indignera et criera bien fort qu’il s’inspire du préraphaélisme et de M. Puvis de Chavannes. C’est qu’appliqué aux sujets tout contemporains, le préraphaélisme et l’impressionnisme se touchent. L’immatérialité de la fresque, qui donne plutôt l’idée des objets qu’elle ne les représente, exige des conceptions grandioses. Le réalisme ne saurait s’accommoder de ce procédé de peinture. On ne s’imagine pas la Leçon d’anatomie peinte à la détrempe. La banalité ou la vulgarité des spectacles de tous les jours reproduits sur la toile ne se sauve que par la puissance de l’exécution, qui donne le relief et la vie. C’est pourquoi M. Puvis de Chavannes, qui sait raisonner son art, n’aura jamais l’idée de peindre quelque sujet contemporain. Ce serait un contre-sens en même temps qu’un anachronisme. D’ailleurs, s’il vous plaît de comparer le diptyque de l’École de pharmacie et le Bois sacré, vous jugerez de la différence des procédés techniques. Les figures de M. Puvis de Chavannes ont la matité, mais nullement la transparence surnaturelle de celles de M. Besnard. Le Bois sacré est peint tout entier dans une gamme douce et tranquille sans une seule dissonance ; les lilas, les jaunes safranés, les bleus cendrés des draperies, les verts pâles et les bleus violacés du paysage s’accordent à merveille avec la couleur conventionnelle des nus. Au contraire, dans le diptyque de M. Besnard, il y a des rouges vifs, des verts crus, des gros bleus, des roses corsés qui détonnent et font, par opposition, paraître les carnations encore plus atones qu’elles ne le sont en réalité. Les tableaux de M. Besnard montrent à quel point M. Puvis de Chavannes est coloriste.

Un peintre très jeune encore a exposé régulièrement depuis tantôt quinze ans des tableaux d’histoire ou de mythologie. On les a placés au deuxième ou au troisième rang, personne ne les a remarqués, nul n’en a parlé. Cette année, ce peintre, qui se nomme M. Horace de Callias, ne s’avise-t-il pas d’envoyer au Salon un sujet tout moderne, la Petite Sœur, une jeune fille vêtue de rose qui joue avec un enfant dans l’allée d’un parc ! On met cette toile sur la cymaise, en bon jour, au centre d’un panneau, tout le monde s’arrête à la regarder, la critique s’en occupe, et très probablement l’artiste aura enfin la médaille qu’il a méritée plusieurs fois. N’est-ce pas une démonstration qu’il y a en art une question de mode ? ou n’est-ce pas une preuve qu’il est tout autrement facile de peindre une femme gentiment attifée qu’une déesse nue ou un groupe de figures héroïques ? La hiérarchie des genres a sa raison.

Les Français se plaisent à dire que les étrangers commencent à suivre les modes de Paris quand eux-mêmes sont au moment de les abandonner. Si le fait n’est plus vrai pour la toilette et le mobilier, il l’est encore pour les tableaux. Tandis que M. Bastien-Lepage renonce, dans la Forge, à l’éclairage diffus des primitifs et des Japonais pour la pénombre illuminée des petits imitateurs de Rembrandt, et que M. Dagnan-Bouveret s’essaie sans y réussir au genre historique dans Hamlet et les Fossoyeurs, MM. Salmson, Kroyer, Bergh, Baskircheff, Kuhl et tant d’autres prennent les sujets et emploient les procédés de ces deux peintres, M. de Nittis, qu’il ne faut pas juger sur ce caprice, s’amuse à imiter Manet, et M. W. Dannat reproduit avec quelques variantes le fameux el Jaleo, de M. Sargent, qui fit tant de bruit au Salon de 1882. Puisque il est question des imitateurs, nous citerons encore, mais cette fois parmi rios compatriotes, MM. Buland, Dinet, Aimé Perret, de Monvel, qui s’inspirent de M. Bastien-Lepage ; MM. Artigue, Geoffroy, Brispot, qui peignent d’après le système de Manet, M. Guignard, qui refait la Vache de M. Roll ; M. Chigot, dont le Matho rappelle le Vitellius de M. Rochegrosse, et M. Émile-René Ménard, qui comprend les figures et les paysages à la façon de M. Gazin. Il y a du talent chez quelques-uns de ces peintres, mais on leur demanderait de montrer un peu de personnalité.

On retrouve dans les Vendanges, de M. Lhermitte, les belles attitudes, l’ampleur des gestes, la noblesse des lignes auxquelles il nous a habitués ; mais il nous paraît que, ces dernières années, il précisait mieux les formes par le contour et le modelé, et se servait d’une palette plus variée et plus franche. À cause de l’éclairage diffus des Vendanges, les figures ne se détachent pas nettement des fonds et des objets environnans. M. Jules Breton, qui pour le style des scènes de la vie rustique, demeure le maître de M. Lhermitte, n’a pas sacrifié à cette lumière prétendue nouvelle. Les Communiantes compteront au nombre de ses œuvres les plus exquises. La blanche théorie s’enfonce dans un chemin ombreux qui mène à l’église du village. L’une des enfans s’arrête pour embrasser quelque vieille parente debout au seuil de sa chaumière. Les communiantes sont conduites par une grande femme qui a la démarche sévère et rythmée d’une canéphore. Un manteau violet pâle, muni d’un capuchon, la couvre en entier; la fine nuance de ce manteau est harmonieusement rappelée par les glycines en fleurs qui grimpent le long d’une muraille. Dans ce paysage printanier et matinal, tout illuminé de soleil et tout humide de rosée, les robes chiffonnées des communiantes mettent une tache de blanc mat qui vibre sans dissoner. M. Jules Breton expose aussi une toile de plus petite dimension où il a réussi à exprimer un effet de neige qui l’avait frappé dans les plaines de l’Artois. En voici la description par M. Jules Breton lui-même, qui est coloriste avec la plume comme avec le pinceau :


Et la neige scintille et sa blancheur de lis
Se teinte sous le flux enflammé qui l’arrose.
L’ombre de ses replis a des pâleurs d’iris ;
Et comme si neigeaient tous les avrils fleuris,
Sourit la plaine immense, ineffablement rose.


Les Communiantes, de M. Jules Breton, comme aussi le Pardon de Ploumanach, de M. Coessin de La Fosse, l’Abandonnée, de M. Emile Adan, le Pêcheur, de M. Israëls, le Calme, de Mme Demont-Breton, et le Marais d’Arleux, de M. Pierre Billet, où les champs et La mer, bien qu’à l’état accessoire, tiennent une place importante dans la composition, nous amènent devant les paysages et les marines. Dans le Soir, de M. Adrien Moreau, la figure est encore, si l’on peut dire, l’âme du site. C’est une pauvre fillette, quelque chevrière sans doute, vêtue de haillons, les pieds nus, un mouchoir rose sur ses cheveux noirs; assise de profil, les jambes pendantes, au sommet d’un rocher, elle laisse errer son regard sur la campagne qui s’emplit d’ombre. Les bruyères roussâtres et les feuilles mortes qui tapissent le creux du vallon, le ciel dont les nuages se teintent de rose aux lueurs mourantes du soleil disparu à l’horizon et les rochers gris qui se diaprent de lilas dans la pénombre crépusculaire composent une gamme de couleurs d’une douceur infinie, éteinte et harmonieuse comme un fond de pastel. La figure dont le buste se détache en silhouette sur le ciel touche au style par la grâce simple et sévère de l’attitude, et tout le tableau respire une poétique et profonde mélancolie.

M. Heilbuth a posé son chevalet au bord de la Seine. Le fleuve, que traverse, toute remplie d’enfans, la barque du passeur, fuit dans la perspective le long des coteaux ombreux de Bougival ou de Marly. Ce paysage est à la fois très frais d’impression et très chaud de ton. Il a la couleur blonde, la divine couleur blonde de Claude et de Ruysdaël. M. Iwill trouve sur ?s palette les gris fins des ciels et des eaux de la Hollande. Les moulins à vent, la vieille église, le mouvement des barques et des chalands donnent un aspect très pittoresque à sa Matinée à Dordrecht. En montrant les brouillards de l’aube transpercés par la lumière pâle du soleil levant, M. Iwill a représenté au naturel le combat symbolique des mythes solaires : le dieu perçant de ses flèches d’or les monstres qui obscurcissent son éclat, Ahi, Python, les Titans, les Stymphalides. « Je chanterai la victoire d’Indra, disent les Védas, celle qu’hier a remportée l’archer. Il a vaincu Ahi, il a frappé le premier né des nuages. » La Nuit au désert, de M. Gérôme, le Jardin, fleuri de pavots, de M. Demont, les Genêts en fleurs, de M. Décanis, la Cour de ferme, tout ensoleillée, de M. Gagliardini, les Environs de Jumièges, grande vue panoramatique, de M. Binet, le vieux Moulin et la vieille Église, — le pain du corps et le pain de l’âme, — de M. Émile Breton, la Colline de Provence, embrasée et pulvérulente, de M. Montenard, vaudraient bien qu’on s’y arrêtât. Mais le temps nous est limité ; il nous faut abandonner la description, si sommaire qu’elle soit, pour la simple nomenclature, et citer au passage les paysages et les marines de MM.  Harpignies, Hannoteau, de Knyff, Mesdag, Ségé, Péraine, Vauthier, Camille Bernier, Karl Daubigny, Tristan Lacroix, Defaux et Pointelin. Le tableau de ce dernier est divisé en trois parties presque égales et se compose tout uniment d’une bande de terrain, d’une bande de forêt, d’une bande de ciel. Ce n’est rien, mais l’effet est prestigieux.

Rians ou sévères, calmes ou tourmentés, inspirant des sentimens et donnant des sensations, les paysages ont leur expression. Au contraire, les natures mortes, les fleurs, les fruits, fussent-ils peints par Philippe Rousseau, par Mme Muraton, par MM.  Claude, Cesbron, Jean Benner, n’ont d’autre intérêt que l’art de l’exécution, le ragoût de la couleur, l’illusion du trompe-l’œil. Les animaliers ont l’avantage de peindre le mouvement et la vie et de marquer sur la face des bêtes des expressions où l’humanité se retrouve. C’est ainsi que M. Barillot dans le Préféré, M. Julien Dupré dans la Prairie, M. de Thoren dans le Labour, M. Wertheimer dans le Déjeuner du lion, M. Borchard dans le Garde-chasse, M. Schenck dans les Moutons surpris par la neige, ne s’inquiètent pas seulement de préciser les formes des animaux et de saisir leurs attitudes, ils s’efforcent aussi de bien exprimer leurs physionomies. M. Schenck exagère cependant quand il nous montre cette assemblée de dindons qui, pâmés de plaisir, l’œil mi-clos, déchiffrent une partition en faisant des mines à mourir de rire. Ce n’est plus l’esprit des bêtes, c’est de l’esprit sur les bêtes.


V.

Des deux beaux portraits de femmes exposés par M. Cabanel, on ne saurait décider lequel l’emporte. Peinte en buste, assise et de face, Mme E. H. porte une robe blanche décolletée. La figure ressort en clair sur la teinte mate du fond, un grenat amorti. Mme E. H. a les bras nus, et ses deux mains se croisent l’une sur l’autre à la hauteur de la ceinture. Le visage et le cou baignent dans la demi-teinte dont la fine transparence conserve néanmoins à la tête son relief et sa densité; la poitrine blanchit à l’éclat de la lumière franche. Les yeux profonds et expressifs, les traits purs et fermes, sont rendus d’un faire précis, mais d’une extrême délicatesse. Il semble, tant le coup de pinceau se fond dans la peinture, que le travail du peintre est absent de ce portrait, comme il paraît l’être des admirables portraits italiens du XVIe siècle. On dirait l’image même de la nature réfléchie dans une glace. Dans l’autre portrait, le cadre descend jusqu’aux genoux. Mme 0. est vêtue d’une robe demi-montante, à bouquets de fleurs pompadour dont les vives couleurs s’harmonisent avec le rideau bleu foncé qui tombe au fond. La tête, également de face et tout à fait éclairée, a un modelé plus accentué; on y voit même quelques rehauts de pâte, procédé que M. Cabanel emploie rarement. Ce second portrait est plus monté de ton, plus vigoureux de touche que le premier ; il est plus à effet, si l’on peut employer ce mot à propos d’un artiste qui dédaigne l’effet.

Oui, certes, le livret mentait qui indiquait le portrait peint par M. Jules Lefebvre comme un portrait de jeune femme. Autrement, l’art du peintre eût été en défaut en lui donnant cette idéale pureté, cette suave physionomie, cette attitude d’une grâce candide, et en prenant au ciel son plus blanc nuage pour y encadrer la virginale figure. On ne se lasse pas de contempler ce portrait réel comme la vie et poétique comme le rêve; on ne se lasse pas d’en admirer l’exécution franche et large. Les contours, bien que très nettement marqués, semblent se perdre dans la forme même. Vêtue d’une robe blanche, la figure se détache, clair sur clair, sans aucun artifice, sur un fond de ciel bleu martelé de blanc ; elle ne doit son relief qu’à la fermeté du modelé. Le dessin des mains est merveilleux; ce sont des mains de fée, peut-être même sont-elles un peu trop des mains de fée en leur quasi immatérialité.

Le portrait que M. Ribot a fait de sa fille ne le cède point à l’œuvre de M. Jules Lefebvre. Là, c’était la clarté sereine, ici, c’est la pénombre obscure, où luit un fulgurant rayon ; là, le pinceau savant et sûr, ici, l’emportement furieux de la brosse. Sauf le visage de la jeune femme, qui, frappé d’un coup de lumière vive, se colore de teintes roses d’une finesse exquise, tout le tableau plonge dans l’ombre ou la demi-teinte. Le corps, enveloppé d’un manteau brun bordé de fourrure, tourne et se modèle un plein relief, et la tête, en saillie sur le corps, sort littéralement du cadre. Si l’on ne s’en tient pas à l’effet saisissant de cette figure et qu’on s’approche pour la mieux étudier, on remarque sous les empâtemens la fermeté du dessin des yeux, de la bouche et du contour du menton. On remarque aussi que sous prétexte qu’ils sont dans la demi-teinte, le cou est à peine ébauché et l’oreille n’est pas indiquée; c’est à ces ombres grises exagérées que la tête doit son surprenant relief et que la partie éclairée du visage doit la fraîcheur de sa coloration. Qu’importe ! cela est de la maîtresse peinture. Et quel beau caractère a le galbe ! M. Ribot peint avec la palette de Goya dans le style de Velasquez.

Dans nos derniers Salons, nous avons signalé les portraits de M. Maurin. Nous en louions l’aspect vivant, mais nous en critiquions l’exécution dure, peinée, détaillée. Ce jeune peintre ne nous faisait grâce d’aucune saillie, d’aucune dépression, d’aucune ride de la face humaine; il fouillait la pâte comme les sculpteurs en bois fouillent le buis. M. Maurin a adopté une facture plus large. Dans son Portrait de M. Rodolphe Julian, on sent bien des dessous solides. L’arcade orbitaire, l’os malaire, les maxillaires, le temporal, l’élévateur, le masséter, tous les os, tous les muscles de la face sont écrits, mais le pinceau souple et gras enveloppe sous la chair l’ossature et la musculature. M. Julian est assis près d’un bureau de chêne, le corps de trois quarts, la tête de profil, le regard fixé devant lui. L’attitude est simple, naturelle ; le modèle est saisi dans son mouvement comme il est fixé dans sa ressemblance. La figure a beaucoup de relief, et la couleur n’a pas moins d’éclat.

Il y a deux portraits équestres au Salon, sans parler de l’amazone en gris de M. Élie Delaunay, qui est la moitié et la plus noble partie d’un portrait équestre, mais à laquelle on est en droit de préférer l’effigie vivante et sincère du comédien Régnier. Le jeune cavalier de M. Wauters a arrêté son poney au milieu de la plage d’Ostende ou de Schéveningue. L’animal se présente de profil dans le sens de la toile; l’enfant, la main gauche appuyée sur la croupe, le haut du corps tourné de face vers le spectateur, dans une pose habituelle aux cavaliers en halte, regarde du côté de la ville. Peint largement par frottis très légers, ce tableau a du caractère et de la couleur. L’inspiration de Reynolds y est visible. L’œuvre de M. de Lalaing tient du tableau autant que du portrait. Un homme d’aspect sévère, presque dur, la face osseuse e glabre, la tête nue, les cheveux blancs taillés en brosse, le corps drapé d’un ample manteau d’ordonnance, passe à cheval, au pas, entre deux rangs de lanciers. Par sa place en colonne, cet homme serait tout au plus un capitaine; mais, par ta physionomie énergique et hautaine et par le grand style de son maintien, il paraît un chef de guerre. On ne peut se défendre d’une impression devant cette figure pour ainsi dire impersonnelle et archétypique.

M. Cot est mort il y a un an à peine, en pleine possession d’un talent qui n’avait pas cessé de grandir. On n’a pas oublié le beau portrait de jeune femme, en robe rouge, qu’il exposait au Salon de 1882, et qui, en 1883, tenait dignement sa place à l’exposition des portraits du siècle. Ce peintre, à qui s’ouvrait hier l’avenir, et qui désormais appartient au passé, a deux œuvres encore au Salon de 1884 : le portrait d’une dame âgée, dont la tête est finement étudiée et dont la robe de satin noir est largement peinte, et le portrait de M. le professeur Richet. M. Richet est debout, le corps de trois quarts, la tête de face. Sa main gauche s’appuie sur une table de chêne, où elle écrase du pouce, d’un mouvement énergique, un volume qui y est posé ; la main droite, qui tombe naturellement le long de la cuisse, tient un gant. La robe noire et pourpre du professeur à la faculté de médecine couvre le dossier d’un fauteuil, cachant à demi dans ses plis le cordon rouge de commandeur. La figure a de la grandeur, et sur la face, bien modelée en pleine lumière, M. Cot a marqué les principaux caractères physiognomoniques du modèle, la gravité de l’expression générale, la bienveillance de la bouche et l’énergie de l’arcade sourcilière.

Avec le portrait du célèbre chirurgien s’ouvre la galerie des contemporains plus ou moins illustres. Voici le portrait de M. Ferdinand de Lesseps, bien mollement peint par Mlle Louise Abbéma; voici le portrait de M. Marcel Desprez, par M. Cormon, qui passe subitement des chasseurs de l’âge de la pierre aux savans du siècle de l’électricité; voici le portrait, tout à fait impressionniste, de M. Francis Magnard, par M. Besnard, et le portrait, non moins impressionniste, de M. Alfred Stevens, par M. Gervex. Voici encore M. Pasteur, par M. Lafon; Mme Ackermann, par M. Merwart; M. Eugène Manuel, par M. Alphonse Hirsch; M. Armand Silvestre, par M. Amand Gautier ; M. Edouard Drumont, par M. Dupuis ; M. Emile Perrin, par M. Joseph Blanc; M. Henry Fouquier, par M. Axentowicz; M. Magnin, par M. Ronot; M. de Thémines, par M. May, qui se sert pour peindre non point d’une brosse, mais d’un couteau à palette, si ce n’est d’une cuiller ou d’une truelle. Voici enfin le portrait de M. Robert Fleury, par son fils, M. Tony-Robert Fleury. Le maître est représenté assis dans son atelier, devant une grande esquisse de la Mort de Léonard de Vinci. C’est un portrait d’une belle tenue, sobre d’effet et sévère de facture. Les mains sont remarquables, et la tête, fort ressemblante, est scrupuleusement étudiée dans tous les détails que l’âge multiplie sur la face humaine. Par l’excellent petit portrait de femme que M. Tony-Robert Fleury expose aussi, il montre qu’il sait varier sa manière selon les types; il a peint avec beaucoup de souplesse les méplats jeunes du modèle. L’état-major général est représenté par les portraits des généraux de Colomb et de Clermont-Tonnerre, dus à MM. Lagier et Maillart, et par celui du général Pittié. On ne dira pas que le général Pittié a posé devant M. Gabriel Ferrier. M. Ferrier l’a vu un jour dans son cabinet de travail, appuyé contre une table surchargée de papiers, lisant la carte du Tonkin, où sans doute il eût été heureux de conduire une division, et, de retour à l’atelier, le peintre l’a transporté tout vif sur la toile. Le général, dont la physionomie aimable et fine est très bien rendue, est en grande tenue de service, sabre au flanc et aiguillettes à l’épaule. M. Gabriel Ferrier a obtenu le coloris avec l’uniforme, ce qui, paraît-il, n’est pas chose aisée. Voyez, en effet, dans quelle gamme sourde ou tout à fait discordante on peint les portraits militaires. Il semblerait que les dolmans soutachés, les culottes rouges, les épaulettes, les plaques et les rubans d’ordres offrent plus de ressources au peintre que l’éternelle redingote noire ; l’exemple prouve le contraire. Sur cinquante beaux portraits d’hommes que l’on peut se rappeler, tous sont en costume civil; un seul est en uniforme : celui du général de Galliffet, par M. Bekker. Nous ne nous chargeons point d’expliquer ce phénomène du Cedant arma togœ dans la peinture iconique.

C’est l’Aurore aux doigts de roses que l’éclatant portrait de Mlle L... M. Chaplin s’est abandonné sans réserve à la charmante harmonie du blanc et du rose, aux accords lumineux des satins et des chairs. Corsage, jupe, fond, teint, tout est rose; seule la chevelure brune de la jeune fille rappelle que tout n’est pas rose dans la nature. La tête a une suave expression virginale, et l’exécution est large, légère, libre, enlevée. Dans l’autre portrait de M. Chaplin, on retrouve le même satinage des carnations et des étoffes, mais le rose s’y change en azur ; c’est encore une couleur de l’Aurore. La figure, plus nettement formulée, se dessine en lignes élégantes.

Est-ce un portrait? est-ce un tableau que nous présente Mme Fanny Fleury? Assise près d’un berceau, une jeune femme, vêtue d’une robe de velours bleu, tient sur ses genoux son enfant endormi ; la tête blonde repose sur son sein et les petites jambes nues tombent sur ses genoux. Le visage de la mère, caressé de douces demi-teintes, est traité avec beaucoup de morbidesse. Jolie comme elle l’est, pleine de vénusté, il y a mérite à cette jeune femme de garder ainsi la maison. C’est une bonne mère ; elle, serait digne d’avoir les amours d’enfans de M. Lobrichon, qui jouent nus dans un cadre de fleurs, ou les trois charmans bébés, nichés dans le fond d’un fauteuil par M. Guillaume Dubufe, Des enfans, M. Pelez en a placé dix sur les degrés d’un escalier, et, pour ceux-là, tout le monde peut donner son avis sur la ressemblance. Ils sont bien connus des Parisiens, ce sont les enfans de M. de Lesseps. Le groupe se sauve imparfaitement de l’aspect d’une photographie agrandie; mais on ne saurait être sévère à cette œuvre, si l’on songe aux difficultés presque insurmontables qu’elle présentait. On trouve toutefois, et avec raison, que pour la finesse des traits et le charme ingénu et pénétrant des physionomies, l’art du peintre est resté en-deçà de la nature. M. Edouard Bertier est moins ambitieux que M. Pelez, il n’a peint qu’un seul enfant, mais avec quelle crânerie et avec quelle franchise de brosse! Le gamin revient de l’école, portant sa serviette pleine de livres. Sa toque en arrière, la tête un peu penchée à droite, une main dans sa poche, il regarde droit devant lui, un sourire d’espiègle plissant les commissures de sa bouche. Hardiment campée, vivante et expressive, cette figure est vraiment enlevée de verve. A côté de cet écolier, l’enfant de M. Humbert paraît maussade et atone.

M. Hébert a mis toute sa poésie et toute sa morbidesse dans le portrait de cette jeune fille aux cheveux flavescens et aux yeux de saphir. Le maître expose aussi une tête de Muse. C’est une brune, au teint bistré, aux yeux de velours, aux lèvres sanglantes. Le sein est nu, une gaze diaphane bleu foncé tombe sur l’épaule, une couronne, des pendans d’oreilles et un collier d’or brillent dans les cheveux et sur la chair. La figure s’enlève sur un fond de verdure d’un ton très vif, qui prend à l’entour de la tête un éclat de pierre précieuse. Le bronze de la peau, l’or des bijoux, l’émail du fond, le nuage bleu de la draperie forment une harmonie de couleurs hardie et vibrante d’une intensité extraordinaire. Le type est superbe, c’est la vis superba formœ. Il y a au Salon nombre de tableaux auxquels on prodigue les louanges, mais d’une manière toute platonique; on serait fort en peine de les avoir chez soi. On aimerait au contraire avoir toujours sous les yeux la Muse de M. Hébert. M. Doucet aurait bien fait de tremper son pinceau sur la palette du maître des Cervarolles pour y prendre la couleur locale qui convenait au portrait de Mme Galli-Marié dans le rôle de Carmen. Le costume est enlevé avec brio; mais les carnations trop roses, qui ne sont ni dans la vérité de l’original, ni dans la vérité du personnage dramatique, enlèvent toute ressemblance et tout caractère au portrait. Après une étoile du chant, voici une étoile de la danse : Mlle Zucchi, peinte par M. Clairin, devant un portant et prête à entrer en scène. Le maillot, les bras, la jupe de tulle, très légère d’aspect et très juste de ton, méritent des éloges. La tête est un peu affétée et les carnations sont un peu plâtreuses. Il est juste de dire qu’une boîte de poudre de riz, posée sur un tabouret à côté de la danseuse, explique et excuse cette coloration.

M. Whistler, qui a ses admirateurs, expose le portrait de Thomas Carlyle et un portrait de fillette. Les figures ont le relief d’une silhouette sur un mur, et la couleur tourne à l’achromatisme. Revenons vite aux peintres français. Nous n’avons encore parlé ni de M. Carolus Duran et de son portrait d’homme, d’une exécution si remarquablement puissante dans sa sobriété d’effets ; ni de M. Dubois et de ses deux exquises têtes; ni de M. Emile Lévy et de son très beau portrait de Mme M.., d’une grande distinction et d’une bonne couleur. Parmi les portraits, qui sont plus nombreux que jamais, on remarquera encore le portrait de Mme G. H.., par M. Benjamin Constant, d’un faire vigoureux et souple ; la Femme au chevalet, où M. Fantin a mis sa sincérité accoutumée; le portrait de Mme T.., par M. Aublet, qui a de la grâce; le portrait de Mme B.., par M. Wagrez, qui a de l’éclat et de l’originalité; enfin, les deux portraits de femmes de MM. Thévenot et Lehmann, qui se distinguent l’un et l’autre par les mêmes qualités : la facilité du pinceau et la fraîcheur du coloris, mais qui font craindre tous les deux que MM. Thévenot et Lehmann ne tombent bientôt dans une facture trop négligée. — Nous allions oublier le grand succès du Salon, car il y a succès et succès : le portrait de Mme ***, par M. Sargent. Le profil est pointu, l’œil microscopique, la bouche imperceptible, le teint blafard, le cou cordé, le bras droit désarticulé, la main désossée ; le corsage décolleté ne tient pas au buste et semble fuir le contact de la chair. Le talent du peintre se retrouve seulement dans les reflets miroitans de la jupe de satin noir. Faire d’une jeune femme, justement renommée pour sa beauté, une sorte de portrait-charge, voilà à quoi mènent le parti-pris de l’exécution lâchée et les éloges donnés sans mesure.


VI.

Si les avis sont partagés sur le Salon de peinture, on s’entend trop bien sur le Salon de sculpture. Les grandes œuvres font à peu près défaut, l’on trouve à peine deux ou trois beaux marbres, et l’on voit partout l’envahissement de la sculpture de genre, la recherche du pittoresque et du « faire blond » (c’est-à-dire du faire flou), le dédain des principes statuaires, le mauvais goût, l’afféterie et le caprice. Sans doute, plus d’un maître n’a rien exposé; sans doute aussi, l’habileté et le savoir sont visibles, même dans les œuvres les moins irréprochables. On peut donc espérer qu’il y a en sculpture un arrêt, plutôt qu’une décadence ; mais cet arrêt est assurément marqué. Il faut dire d’ailleurs qu’on exige d’autant plus des statuaires que leur art est plus élevé. La petite Diane, « la Dianette, » de M. Falguière, qui est placée à l’entrée même du jardin, donne une idée plus juste que flatteuse de la plupart des sculptures exposées. M. Falguière veut, bien décidément, du mal à Diane. En 1882, il la représentait comme une fillette maussade et de mesquine tournure; cette année, il soumet la déesse à la torture d’une attitude disloquée. Imaginez une figure nue posant sur la pointe du pied, la jambe droite, qui porte le corps, toute raide, la jambe gauche lancée horizontalement en arrière, le torse penché, à mieux dire couché en avant. Le bras gauche, dont la main est armée d’un arc, se projette également en avant, et la main droite en l’air tient l’extrémité de la flèche. Aucun modèle, fût-il même choisi parmi les gymnastes et les acrobates, ne saurait garder cette pose l’espace d’une seconde. Ou, perdant l’équilibre, il tomberait sur le visage, ou, s’efforçant de rester debout, il fléchirait involontairement la jambe sur laquelle il porte. La rigidité de cette jambe est absolument contraire au mécanisme du corps humain ; c’est une impossibilité anatomique. Cette pose, qui viole la nature, ne profite pas à l’art. Vue de face, la Diane a l’air de n’avoir qu’une seule jambe; vue par les deux profils, elle présente des lignes excentriques et anguleuses ; on dirait une figure couchée sur un pivot. Quant à dire l’effet qu’elle produit vue de dos, nous nous y refusons ; la figure de M. Falguière est une statue qu’on ne peut décemment regarder de dos. Les mérites de la facture rachètent-ils la bizarrerie de la conception? La tête, grassouillette et ébauchant un sourire, manque de précision dans le modelé et de caractéristique dans le type. Les formes du corps, imparfaitement déterminées dans la partie inférieure, tiennent autant de celles du jeune homme que de celles de la jeune fille ; hanches étroites, bassin peu développé, jambes nerveuses. L’exécution des chairs, par petites boulettes rapportées et écrasées du pouce, manque d’ampleur et de franchise. Il y a toutefois, dans cette figure, un jet, un enlèvement et une grâce juvénile qui séduisent. Si on la voit de face, la lumière qui se joue sur le visage et éclate sur le haut de la poitrine, la pénombre qui baigne les seins et le ventre donnent au buste des plans moelleux et une vénusté à la Prudhon. Au cas où M. Falguière pousserait le paradoxe jusqu’à sculpter sa Diane en marbre, nous souhaitons que ce marbre soit un jour mutilé comme la Psyché du musée de Naples ou l’Éros du Vatican; ce sera alors une œuvre charmante. Mais, en attendant que cette Diane ait la bonne fortune de perdre ses bras et ses jambes, nous quitterons M. Falguière, qui paraît ne plus songer à l’idéal statuaire, pour les sculpteurs qui continuent d’y croire.

Œdipe et le Sphinx sont aux prises dans le groupe de M. Lanson. Le héros est nu et sans armes. Son corps se renverse légèrement en arrière, comme blessé du contact répulsif du monstre, et sa tête s’incline un peu en avant. Il ramène une de ses mains à la poitrine; le bras droit s’étend, la main à demi ouverte, dans le geste d’un homme qui argumente. Le Sphinx se dresse en arrêt, ses deux pattes de lion posées à la hanche d’Œdipe. Il fixe ses yeux sur les siens. L’action, le drame de la scène, sont concentrés dans ce croisement terrible des deux regards : le regard profond, calme, assuré du héros, le regard perçant, attentif et cruel du monstre. La figure d’Œdipe, d’exécution large et de grande tournure, a du mouvement, tout en conservant la sévérité statuaire. M. Lanson a été bien inspiré dans le choix du type, mâle et élégant. Œdipe est robuste comme un héros ; il n’a pas le développement musculaire d’un athlète. Le groupe présente de belles lignes, d’un aspect nouveau. Toutefois le mouvement de répulsion d’Œdipe, qui est si expressif, imprime au corps une inclinaison à droite trop accentuée. Il en résulte un écart entre les deux figures qui choque, surtout à distance. Le sculpteur ne sera pas le dernier à s’apercevoir de ce défaut d’équilibre et, avant de tailler son marbre, il saura resserrer les lignes du groupe. On appréciera mieux alors la grande valeur de cette œuvre, où M. Lanson a affirmé de nouveau son sentiment de la sculpture héroïque.

L’Aurore de M. Delaplanche est conçue dans le caractère anthropomorphique que les Grecs donnaient aux phénomènes de la nature. La déesse, dépouillant les voiles de la nuit, apparaît dans sa radieuse nudité au monde qui renaît. Sans être nouvelle, l’idée est poétique, et, sans être originale, l’attitude est belle. L’Aurore, les bras arrondis au-dessus de la tête, enlève d’un geste ample et majestueux la draperie qui la couvrait. Encore alangui par le sommeil, le visage a de l’expression et de la grâce. Souple, large, enveloppant la forme, la main du praticien glisse volontiers sur le détail. M. Delaplanche expose un plâtre auquel il faut être indulgent en faveur de ce beau marbre. C’est une femme assise, le buste cuirassé et une épée posant à côté d’elle. Elle tient un enfant endormi sur ses genoux et personnifie la Sécurité.

On reconnaît dans la Léda de M. Roulleau une contre-épreuve en ronde bosse de la Léda de Paul Baudry. L’Eve de M. Guilbert est charmante, mais son visage tout moderne est d’une fille d’Eve plutôt que d’une Eve. Il y a du talent et peu de goût dans les figures de MM. Barrau et Bastet; la lourdeur du galbe, l’abondance de la chair, y sont sans égales ; si Courbet avait pétri la terre, ce sont de telles femmes qu’il en eût fait sortir. L’aimable Galatée de M. Marqueste présente des lignes plus gracieuses; le sculpteur pourra tirer parti pour le marbre de l’attitude pleine d’abandon, qui est une trouvaille, mais il devra donner de l’ampleur aux formes. M. Pépin a assis une Salomé, sculptée dans le style élégant de la renaissance française, sur un piédestal très ornementé, où des figurines allégoriques se détachent en plein relief, et M. de Saint-Vidal a personnifié le Butin de guerre par une jeune fille nue et tremblante. Les figures couchées, relativement plus faciles à poser que les figures debout, car il n’y a pas à s’y préoccuper de l’équilibre ni de l’harmonie des lignes montantes, montrent, çà et là, dans la grande allée, leur nudité peu sévère. La Marie du Rolla de Musset, traduite en marbre par M. d’Épinay, dort dans la posture de l’Hermaphrodite du musée des Offices ; sur son visage de keepsake s’ébauche un niais sourire ; M. d’Épinay a été souvent mieux inspiré. Cette femme couchée sur le dos, les seins emprisonnés dans un réseau d’or, c’est la brune Messaline devenue la blonde Lycisca. L’auteur de ce marbre, M. Eugène Brunet, a dans la main plus de souplesse que de fermeté. M. Perrey, qui montre Jézabel dévorée par les chiens, a hésité, pour la conception de l’œuvre, entre le réalisme et le principe statuaire. Les chiens enfoncent leurs crocs dans la chair, dont on voit la tension et dont on pressent le déchirement. Mais la figure presque inerte et le visage presque impassible ne s’accordent pas avec ce dramatique détail. Sous le ciseau de Carpeaux, le corps tout entier n’eût été qu’un douloureux frémissement. Si, au contraire, M. Perrey voulait rester dans le mouvement mesuré que demande la statuaire, il devait montrer les chiens prêts à mordre ; il n’avait plus alors à marquer que l’épouvante au lieu de la douleur physique.

M. Just Becquet n’a point dû trouver du premier coup la pose de son Saint Sébastien, Le martyr est attaché par le milieu du corps entre le tronc et la grosse branche d’un arbre mort. Le torse est soutenu par le bras droit, lié à la partie supérieure de l’arbre, et les jambes tombent le long du tronc en s’infléchissant légèrement ; la tête se renverse en arrière. Une draperie tient lieu de tenon et bouche les vides. Évidemment cherchée pour faire valoir la science anatomique du sculpteur, cette pose ne donne point à la figure l’aspect tourmenté qu’on pourrait s’imaginer. Le choix du modèle est plus discutable. Ce jeune homme maigre et débile ne représente point un centurion de la garde prétorienne. À ces réserves près, tout est à louer dans la statue de M. Becquet. Il y a un profond sentiment dans l’expression mourante du visage, dans l’affaissement du torse et des membres d’où la vie se retire. Le travail très détaillé du ciseau a de la vigueur et de l’accent, et on ne saurait marquer sur le marbre avec plus d’assurance l’ostéologie et la myologie du corps humain. La sveltesse juvénile, qui ne convient guère au type de Saint Sébastien, est la caractéristique même d’Abel. M. Cordonnier l’a sculpté portant un agneau dans ses bras. D’un modelé vif et délicat, cette figure est gracieuse et sans afféterie; elle ne déparerait pas un musée de la renaissance. Il faut féliciter le sculpteur de n’avoir point exprimé sur le visage d’Abel le sentiment de son malheur futur. La physionomie est calme et souriante. Ce n’est pas le personnage craintif, inquiet, larmoyant que peintres et sculpteurs ont représenté à l’envi. Qui ne paraît point en humeur de pleurer, c’est le Faune enfant de M. Suchetet. La sève vitale court dans ce petit corps, la joie pétille dans ses yeux, l’insouciant sourire de l’enfance voltige sur sa bouche. Assis à terre, il exprime d’une main le jus d’une grappe de raisin; de l’autre, il joue avec un masque scénique tombé du chariot de Thespis. Le dos est admirablement étudié; la poitrine, les jambes, la face surtout, sont au contraire comme estompés par le pouce et l’ébauchoir. C’est toujours le « faire blond. » Le vague où reste la tête a, il est vrai, un charme infini; mais comment M. Suchetet s’en tirera-t-il quand il lui faudra conserver cet effet sous la précision du ciseau? Ce faune menace de perdre au marbre; la terre cuite lui conviendrait mieux.

Le groupe de M. Boisseau symbolise la Défense du foyer. Un Gaulois nu, ne serrant plus dans sa main que le tronçon d’une épée, mais encore menaçant, fait face à l’ennemi. A ses pieds, sa femme, accroupie sur les talons, se cache le visage avec le bras dans un mouvement d’effroi justement observé. L’épouvante l’affole à ce point qu’elle laisse tomber son enfant sur ses genoux. Ici l’observation du sculpteur est en défaut. La mère, loin d’être surprise par un danger subit, éprouve une terreur progressive : elle doit alors presser instinctivement son enfant contre son sein. L’artiste ne craindra pas les attitudes convenues, si ces attitudes sont la nature même. Cette critique de détail n’infirme pas l’habileté de M. Boisseau pour composer un groupe, ni son sérieux talent de praticien, qui est ici d’une énergique vitalité. L’Ancêtre, statue de bronze de M. Massoulle, montre encore un Gaulois, coiffé du casque à ailettes et portant pour tout vêtement une peau de bête nouée autour des reins. Tite Live conte que les Gaulois se mettaient nus jusqu’à la ceinture quand ils étaient résolus à vaincre ou à mourir. Celui-ci a vaincu, car il appuie le pied sur la hampe brisée d’une aigle romaine ; mais, dédaigneux de ce trophée, il regarde seulement si la lame de sa grande épée ne s’est pas ébréchée dans le combat. Le groupe mélodramatique de M. Mathurin Moreau, les Exilés, manque aux règles les plus élémentaires de la sculpture. Bien que modelées en ronde bosse, les figures paraissent plates et minces et ne tournent pas plus qu’un bas-relief. Les têtes inclinées et mollement ébauchées échappent en quelque sorte au regard; cela est peut-être pittoresque, mais ce n’est certainement pas sculptural.

Le hasard, qui n’est pas toujours aveugle, a voulu que la statue du général Chanzy fût placée tout à côté de la Défense de la patrie. C’est cette mâle figure qui représente vraiment la défense de la patrie. M. Croizy a sculpté le général en tenue de campagne et a mis dans sa main l’épée qu’il n’a jamais rendue. Les traits sont suffisamment ressemblans, l’attitude est simple et énergique. Le bronze affinera le galbe un peu lourd et colorera de sa patine les surfaces trop planes de la pelisse d’uniforme. Falconet a écrit : « Le but le plus digne de la sculpture est de perpétuer la mémoire des hommes illustres. » A voir le nombre des statues iconiques, il semble que les sculpteurs contemporains partagent le sentiment de Falconet. Sans parler du Juvénal glacé de M. Combarieu et du Shakspeare auquel M. Aube a donné l’expression et l’attitude d’un clown, voici le Christophe Colomb, de M. Guilbert, le Mirabeau, de M. Granet, le Beaurepaire, de M. Maximilien Bourgeois, le Rouget de l’Isle, de M. Steiner, le colossal Béranger, de M. Doublemard, l’Ingres, sanglé dans sa redingote, de M. Oudiné, le Diderot débraillé, de M. Lecointe, et le Victor Hugo ossianesque, de M. Bogino. Ces figures ne sont ni sans mérites ni sans défauts; presque toutes ont d’ailleurs le caractère décoratif qui convient aux statues destinées à être vues de loin, des quatre coins de la place publique. Grâce à sa physionomie plus cherchée et mieux exprimée, à son attitude moins conventionnelle, à sa facture plus détaillée et plus précise, la George Sand, de M. Aimé Millet, pourrait aussi être placée dans un musée ou dans un foyer de théâtre. On en pensera autant du Beaumarchais, de M. Allouard. La tête est vivante, la bouche va lancer le mot. Par l’élégance du costume et la désinvolture de l’attitude, le sculpteur a montré, avec une parfaite intelligence du personnage, l’homme de cour dans l’homme de lettres. Beaumarchais a la plume à la main, mais il porte l’épée au côté. L’exécution est large. Il semble que M. Allouard ait appris dans les ateliers du XVIIIe siècle l’art de chiffonner le drap et la soie et de donner au vêtement le jet sculptural de la draperie.

Le monument élevé à Duban se compose du buste de bronze de l’architecte posé sur une console de marbre que soutient un génie sans attributs caractérisés. M. Guillaume, qui est l’auteur de cette œuvre sévère, expose en outre un buste de J.-B. Dumas tout à fait remarquable par la ressemblance des traits, la vivacité de l’expression et l’art de la facture. Mme la duchesse de Palmella a sculpté d’une main savante et virile un terme de Diogène; ce bronze serait bien placé dans quelque parc, au croisement de deux allées plantées de grands arbres. Le buste de Claude Bernard repose sur un hermès ; un jeune homme nu, vu de dos, s’approche de la gaine, le bras élevé et portant une couronne. Quels éloges mérite M. de Gravillon pour avoir trouvé la belle et poétique attitude de cette figure, si toutefois ce n’est pas une réminiscence de l’adorable Jeunesse de Chapu ? Une œuvre qui paraît plus originale est celle qu’a conçue M. Marquet de Vasselot pour les mines de Bruay. Un mineur, en tenue de travail, gravit les degrés du monument funéraire et désigne du doigt le buste qui le surmonte. M. Marquet de Vasselot a su garder du style à cette figure toute réaliste. Revenons aux images des vivans, qui sont innombrables, mais parmi lesquelles nous mentionnerons seulement le buste tourmenté et expressif de Victor Hugo, par M. Rodin, le buste du professeur Charcot, par M. Dalou, dont la tête trop petite paraît hors de proportions avec les épaules, et le buste du docteur Mesnet, par M. Franceschi, où s’est surpassé ce renommé portraitiste en marbre.

M. Chapu expose deux figures décoratives largement traitées. Ces statues, destinées à faire pendans, représentent, l’une, Proserpine agenouillée et cueillant des narcisses ; l’autre, Pluton, baissé dans l’herbe et fixant les yeux sur la jeune fille qu’il va ravir à la terre. On aimera surtout la Proserpine, dont le visage et l’attitude ont la grâce charmante de la renaissance et dont les draperies ont l’ampleur même de l’antique. Ces deux marbres, qui doivent être placés dans le parc de Chantilly, y feront le meilleur effet. Le groupe de bronze de M. Caïn ne fera pas moins bien au milieu du Jardin des Tuileries. C’est un rhinocéros attaqué par des tigres. Le monstrueux animal plonge sa corne dans le ventre d’un des tigres renversé, tandis que l’autre assaillant se brise les dents et s’aplatit les griffes sur la carapace du pachyderme. Ce combat sauvage atteint à l’impression du drame. On ne saurait mettre plus de force dans le mouvement, plus de chaleur vitale dans l’exécution. Si Barye était le Fyt des sculpteurs, Caïn en est le Snyders. — Finissons, car, même pour les traiter selon leurs petits mérites, nous estimons qu’il est inutile de signaler les innombrables statues de genre, de fantaisie extravagante ou de bas réalisme, qui encombrent le jardin : tels les savetiers, les garçons bouchers, les serruriers, les paralytiques, les bonnes d’enfans, les funambules et les danseuses. Puisqu’il s’agit d’une exposition de sculpture, pourquoi parler de choses qui ne sont pas de la sculpture ?


HENRY HOUSSAYE.

  1. On sait que le jury reçoit les tableaux selon leurs mérites, avec la mention n° 1, n° 2, n° 3. Les tableaux classés n° 1 sont placés sur la cymaise; les autres sont placés au deuxième rang et au troisième rang.