Le Salon de Mme Necker/02

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II.

LES GENS DE LETTRES ET LES PHILOSOPHES.


I.

La rue Michel-le-Comte, où M. et Mme Necker s’établirent au lendemain de leur mariage, était alors, comme aujourd’hui, perdue au fond du Marais, entre la rue Saint-Martin et la rue du Temple. Courte, étroite, obscure, elle est maintenant occupée presque tout entière par des marchands de meubles ou des fabricans de bronzes. Il n’y a guère que deux hôtels, avec leur large porte cintrée, leur cour spacieuse, leurs hautes fenêtres, où l’imagination puisse rétablir les bureaux d’une maison de banque au XVIIIe siècle. C’est probablement dans une de ces deux maisons que la fille du pasteur de Crassier se vit transplantée, et que, peu faite encore aux devoirs de sa nouvelle situation, ayant conservé quelque chose de son apparence et de ses manières villageoises, elle avouait plus tard avoir éprouvé un singulier embarras en se trouvant maîtresse d’une immense maison, entourée d’un nombreux domestique, avec un gros livre de ménage à la main, comptant sans cesse sans savoir ce qu’elle faisait. Mais la conscience de son inexpérience n’enlevait rien au sentiment de son bonheur, et lorsqu’elle écrivait à Moultou, elle n’en signait pas moins : la plus heureuse des femmes et la plus tendre des amies. Dans une lettre qu’elle adressait à une compagne de son enfance, elle entrait avec plus d’abandon dans les détails de sa vie :


Tu t’attends, mon ange, à un tableau fidelle de mon état qui, je le sais, fait une partie essentielle du tien : j’ai épousé, ma chère, un homme qui est à mes yeux le plus aimable des mortels, et je t’assure que je ne suis pas la seule à en juger ainsi. J’ai eu du penchant pour lui dès que j’ai commencé à le connoître, et je te l’aurois dit, si j’eusse été près de toi, mais je n’osois te l’écrire. À présent je ne vois plus que mon mari dans toute la nature ; tous mes goûts, tous mes sentiments se rapportent à lui ; je ne fais cas des autres hommes que selon qu’ils se rapprochent plus ou moins de lui et je ne les compare que pour avoir le plaisir d’apercevoir les différences… Les attentions de mon mari sont incroyables ; mais je ne suis sensible à rien qu’à son attachement, et le mien pour lui a pris tant de forces que je ne vois que lui dans la compagnie la plus agréable et qu’un homme pour qui j’avois eu quelque goût ne m’étoit qu’ennuieux loin de mon cher mari. Telle est ma situation, mon cher cœur, ma vie est entre les mains de Dieu ; je ne le prie plus de me l’ôter ; je ne lui demande pas de me la conserver ; je me remets avec confiance entre les mains de celui qui m’a conduite avec tant de soins et de bontés.


Toutefois, la tournure un peu caustique de son esprit ne laissait pas que de subsister au milieu de son enthousiasme conjugal, et dans une lettre à la belle-sœur de Moultou, à cette Gothon chérie, loin de laquelle jadis elle croyait ne pas pouvoir passer sa vie, elle trace du caractère de son mari ce portrait railleur :


Figure-toi le plus mauvais plaisant de l’univers, si heureusement enchanté de sa supériorité qu’il ne s’aperçoit pas de la mienne, si convaincu de sa pénétration qu’il se laisse attraper sans cesse, si persuadé qu’il réunit tous les talents dans le plus haut point de perfection qu’il ne daigne pas chercher ailleurs des modèles ; jamais étonné de la petitesse d’autrui, parce qu’il l’est toujours de sa propre grandeur ; se comparant sans cesse à ce qui l’entoure pour avoir le plaisir de ne point trouver de comparaison ; confondant les gens d’esprit avec les bêtes parce qu’il se croit toujours sur une montagne dont la hauteur met de niveau tous les objets inférieurs ; préférant cependant les sots, parce, dit-il, qu’ils font un contraste plus frappant avec mon sublime génie ; d’ailleurs aussi capricieux qu’une jolie femme et plus curieux qu’elle. J’ai lieu de me flatter cependant que le remède innocent que cette lettre lui fera avaler (elle écrivait sous les yeux de M. Necker) le guérira pour quelque temps de cette insupportable maladie.


C’est avec la même plume alerte et spirituelle que Mme Necker exerçait sa verve en faisant part à Moultou de ses premières impressions sur Paris et la société qu’elle y voyait. Au premier abord, et alors qu’elle demeurait encore avec Mme de Vermenoux, ces impressions sont loin d’être favorables, et la sévérité de ses jugemens est manifestement empreinte du parti-pris d’une étrangère résolue à ne point se laisser éblouir. La conduit-on à l’Opéra, elle y a du plaisir, mais point d’étonnement. Lui écrit-on de Suisse pour lui demander des nouvelles littéraires ou des relations intéressantes, elle n’en saurait donner, car elle n’entend parler que d’habits ou d’équipages, et elle ne voit que des folies ennuyeuses. Encore si elles étaient séduisantes ! La plupart des beaux esprits lui paraissent de fades et mauvais plaisans, dont aucun n’est digne d’être comparé avec son ami. Quant aux Françaises, leur âme ne semble occupée qu’à imaginer de nouveaux moyens de décorer son enveloppe. Cependant Paris exerça peu à peu sur elle ce charme pénétrant du mouvement et de l’exquis en tout genre dont il est bien peu d’esprits assez austères pour se défendre, et dans la sévérité précipitée des jugemens qu’elle avait prétendu porter quinze jours après son arrivée sur les mœurs de Paris et le caractère de ses habitans, elle reconnaissait bientôt, avec bonne grâce, un travers national : « C’est, disait-elle, la maladie de tous les Suisses, enchantés d’être dans une grande ville et d’en médire ; nous nous plaçons à une fenêtre d’un quatrième étage, et avec un crayon et du papier, nous faisons des notes numérotées sur les mœurs des passans qui traversent la rue. » Enfin, après plusieurs années de séjour, elle rendait complètement les armes, et dans une des lettres à Mme de Branles que le comte Golowkin a publiées, elle portait sur Paris ce jugement fin et un peu recherché d’expression, qui traduira, s’ils sont sincères, celui de bien des étrangers :


Venez vivre quelque temps avec nous, madame, et vous serez moins surprise de l’illusion qui nous fait préférer Paris à tout autre séjour ; peut-être même la partagerez-vous. Il est certain qu’on peut et qu’on doit être plus heureux ailleurs ; mais il faut pour cela ne pas connoître un enchantement qui, sans faire le bonheur, empoisonne à jamais tous les autres genres de vie. Nous ressemblons à ces gourmands dont le palais blasé est dégoûté de tous les alimens et ne peut cependant revenir à des mets simples et salutaires ; la finesse du goût est prodigieusement perfectionnée tant pour le corps que pour l’esprit et nous réalisons au moral et au physique l’histoire du Sybarite que le pli d’une feuille de rose empêchoit de dormir.


Lorsque Mme Necker s’avouait ainsi vaincue par le charme de Paris, il y avait déjà longtemps que sa maison était devenue le centre d’un cercle littéraire dont l’éclat faisait pâlir celui qu’au prix de tant d’efforts et de prudence avait fini par rassembler Mme Geoffrin. Trois ou quatre années avaient suffi pour assurer le succès d’une entreprise à laquelle Mme Necker s’était consacrée dès le lendemain de son mariage avec l’ardeur raisonnée qu’elle savait mettre aux choses lorsque sa volonté était d’accord avec sa conscience. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire pour expliquer cette ardeur d’y voir, ainsi que l’ont fait les ennemis de Mme Necker, un dessein d’ambition longuement poursuivi et une suite de combinaisons profondes pour porter son mari au pouvoir en lui assurant l’appui des gens de lettres. Pour comprendre son mobile, il suffit de se rappeler ce goût passionné pour les choses de l’esprit qui avait occupé sa jeunesse et auquel elle n’avait renoncé que sous le coup de la nécessité. Lorsqu’elle avait accepté de suivre Mme de Vermenoux à Paris, une des raisons qu’elle se donnait à elle-même dans quelques réflexions jetées sur le papier, c’était la facilité qu’elle aurait de partager son temps entre « la lecture, la correspondance, les plaisirs bruyans et l’amitié ; rien de plus gracieux, ajoutait-elle, qu’un pareil de genre de vie. » Il n’y a donc rien d’étonnant qu’une fois maîtresse de son temps et de ses actions, elle ait cherché à réaliser ce genre de vie gracieux que rêvait sa jeunesse. Son mari s’y prêta de bonne grâce, avec peu d’inclination toutefois, et l’indifférence distraite avec laquelle il assistait aux conversations qui se tenaient dans son salon lui a été assez souvent reprochée pour soupçon d’un ambitieux calcul.

Ce n’est pas cependant que la grande fortune de M. Necker et sa bourse toujours ouverte ne fussent pour beaucoup dans le succès si rapide de l’entreprise sociale et littéraire tentée par sa femme. Il y avait déjà longtemps que les gens de lettres avaient commencé de recourir à la protection des financiers, et lorsque Corneille dédiait Cinna au fermier-général Montoron, il est permis de voir dans cette dédicace moins un hommage littéraire qu’une sollicitation discrète. Mais cette protection leur était devenue d’autant plus nécessaire que, plus hardis, plus nombreux, moins soutenus par leur génie, ils avaient cessé, comme leurs ancêtres au XVIIe siècle, de tourner leurs regards vers le roi et la cour pour s’enrôler au service d’une puissance naissante dont ils s’efforçaient d’assurer le triomphe : l’opinion publique. Comme l’opinion publique n’avait point alors de représentation légale, c’était par la voix des gens de lettres qu’elle s’exprimait, et ils étaient d’autant plus disposés à croire à l’infaillibilité de cette souveraine nouvelle qu’eux-mêmes préparaient et dictaient ses arrêts. À la vérité, l’appui qu’elle leur prêtait dans les circonstances difficiles n’était pas toujours très solide, et la Bastille était souvent au bout de la carrière périlleuse qu’ils couraient à son service, la Bastille dont, pour eux, les cachots étaient des chambrettes assez commodes, au sortir desquelles un regain de popularité les attendait, mais où ils n’en risquaient pas moins d’être oubliés, si quelque puissant protecteur ne s’agitait pour les en tirer. Ajoutez à cela que les droits de la propriété littéraire n’étaient pas aussi solides ni les profits aussi abondans qu’ils le sont de nos jours ; que le succès de deux ou trois romans ou pièces de théâtre ne faisait point la fortune d’un écrivain, et que la menace perpétuellement suspendue d’une saisie ou d’une interdiction donnait toujours aux libraires ou aux comédiens un prétexte pour payer les auteurs assez maigrement.

La protection de quelque personnage influent, pour éviter la Bastille ou pour en sortir, la bourse de quelque grand financier pour y puiser dans les momens difficiles, tel était donc le double appui dont avaient besoin les gens de lettres au XVIIIe siècle, et l’on pourrait aisément compter ceux qui ont eu assez de courage ou de fierté pour s’en passer. Mais quelle bonne fortune de trouver à la fois ce double appui chez un financier dont les talens reconnus, les relations constantes avec le trésor assuraient déjà le crédit en préparant sa fortune politique, et quel surcroit d’agrémens quand la maison de ce financier était tenue par une femme jeune, belle, aimable, sincèrement éprise du culte des lettres, et attentive à caresser l’amour-propre de ceux qui fréquentaient son salon ! C’est ainsi qu’on peut expliquer qu’il ait suffi à Mme Necker de deux ou trois années pour réunir autour d’elle une société qu’une maîtresse de maison moins favorisée par les circonstances aurait consacré sa vie entière à rassembler. Aussi les appartemens de la rue Michel-le-Comte, qui tenaient aux bureaux de la maison de banque, devinrent-ils rapidement trop étroits pour le nouveau genre de vie de Mme Necker, et le ménage abandonna ces régions lointaines du Marais pour s’établir rue de Cléry, dans une maison connue sous le nom d’hôtel Leblanc. Cet hôtel, qui était situé au coin de la rue du Petit-Carreau et qui, sur les anciens plans de Paris, occupe un emplacement assez vaste, avait appartenu, au commencement du siècle, à ce Claude Leblanc, secrétaire d’état au département de la guerre, que la haine de Mme de Prie avait fini par faire enfermer à la Bastille. La façade en rotonde était majestueuse ; un large escalier avec une rampe en fer d’un très beau travail conduisait aux appartemens du premier, dont les plafonds étaient ornés de peintures mythologiques et les murailles décorées d’arabesques et de médaillons[1]. Ce fut là que M. et Mme Necker demeurèrent jusqu’au moment où ils s’établirent au contrôle général, et qu’ils tinrent un salon d’abord purement littéraire, auquel ne se mêla que plus tard, pendant et après le passage de M. Necker aux affaires, un nouvel élément, social et politique. Le jour que choisit Mme Necker pour rassembler habituellement ses amis fut le vendredi, qu’on lui conseilla d’adopter pour ne pas faire concurrence aux lundis et aux mercredis de Mme Geoffrin, aux mardis d’Helvétius, aux jeudis et aux dimanches du baron d’Holbach. Mais lorsqu’elle donnait à dîner, elle avait soin qu’il y eût toujours quelque plat maigre pour ceux de ses convives (en bien petit nombre sans doute) qui se conformaient aux prescriptions de l’église. Les vendredis de Mme Necker ont été rendus fameux par ces vers de Voltaire :


Vous qui chez la belle Hypatie
Tous les vendredis raisonnez
De vertu, de philosophie
Et tant d’exemples en donnez…


Le vendredi était en effet spécialement consacré aux hommes de lettres et aux philosophes, et on devait y raisonner beaucoup. Aussi Mme Necker ne tarda-t-elle pas à faire choix également d’un autre jour qui fut d’abord le mardi et qui conserva toujours un caractère différent et un peu plus intime. « Mme de X. a deux jours, l’un pour les gens d’esprit et l’autre pour les bêtes, dont je suis, » disait spirituellement, il y a une quarantaine d’années, l’amie d’une femme qui recevait un jour de la semaine des hommes de lettres et un autre jour des personnes du monde. Ce n’étaient point les bêtes que Mme Necker recevait le mardi ; mais ce jour-là elle invitait de préférence quelques personnes de la société dont elle avait su se faire des amis et elle se plaisait à les réunir à ceux des habitués du vendredi qui étaient l’objet de sa prédilection. Mme Necker assemblait ses hôtes tantôt à dîner, c’est-à-dire à quatre heures (et encore la marquise de Créquy trouvant que c’était trop tard, jurait qu’on ne l’y prendrait plus), tantôt à souper (la quatrième fin de l’homme, disait Mme du Deffand, qui avouait ne pas bien se souvenir des trois autres) et alors la soirée se prolongeait assez tard avec de nouveaux arrivans. La réception était très aimable et empressée, trop empressée peut-être de la part de Mme Necker, un peu froide et involontairement hautaine de la part de M. Necker, qui était souvent absorbé dans d’autres préoccupations ; la cuisine en revanche laissait à désirer, du moins à en croire Grimm, qui disait dans les Annonces et Bans de l’église philosophique : « Sœur Necker fait savoir qu’elle donnera à dîner tous les vendredis : l’église s’y rendra parce qu’elle fait cas de sa personne et de celle de son époux ; elle voudrait pouvoir en dire autant de son cuisinier. » Cette première ancêtre des doctrinaires n’aurait fait ainsi qu’inaugurer le mépris un peu superbe pour les choses de la matière que Sainte-Beuve leur reprochait comme une infériorité intellectuelle : « Les gens d’esprit, disait-il, qui à table mangent au hasard et engloutissent pêle-mêle, avec une sorte de dédain, ce qui est nécessaire à la nourriture du corps (et j’ai vu la plupart des doctrinaires faire ainsi), peuvent être de grands raisonneurs et de hautes intelligences, mais ils ne sont pas des gens de goût. » Dans la génération nouvelle il n’y a plus de doctrinaires ; mais en revanche il y a beaucoup plus de gens de goût, du moins au sens restreint où l’entendait Sainte-Beuve dans cette boutade dictée par la rancune de quelque mauvais dîner.

L’hôtel Leblanc n’était pas le seul endroit où Mme Necker exerçât une large hospitalité. Comme les affaires de M. Necker le retenaient toute l’année à Paris et comme il redoutait pour la santé délicate de sa femme les chaleurs de l’été, il avait loué d’abord le château de Madrid, qui s’élevait à l’extrémité du bois de Boulogne ; plus tard il avait acheté, entre Paris et Saint-Denis, le château de Saint-Ouen, belle habitation située au bord de la Seine, dont les terrasses dominaient la rivière, et dont les ombrages, les bosquets, comme on disait alors, rendaient en été le séjour très agréable[2]. Saint-Ouen était assez près de Paris pour qu’on y pût aisément venir dîner en voiture ; mais parmi les fidèles du vendredi il en était peu qui roulassent carrosse. Aussi était-ce une des politesses de Mme Necker de leur envoyer le sien tout comme elle envoyait autrefois le vieux Grison aux jeunes pasteurs qui venaient prêcher à la place de son père. La soirée s’écoulait en conversations agréables sous les grands arbres de la terrasse, et les invités qui ne voulaient point coucher à Saint-Ouen étaient reconduits le soir à Paris.

Maintenant que nous connaissons le cadre, il est temps d’esquisser la figure ou plutôt l’attitude des personnages, car leurs traits sont bien connus. C’étaient Suard, l’abbé Arnaud, Marmontel, Saint-Lambert, l’abbé Morellet, l’abbé Raynal, Thomas, Grimm, Diderot, d’Alembert, bien d’autres encore que je pourrais citer, si j’avais l’intention de faire défiler les uns après les autres devant mes lecteurs tous ceux qui fréquentaient le salon de Mme Necker. Mais je craindrais que cette longue galerie de portraits ne finît par leur fatiguer les yeux, et je préfère choisir dans le nombre ceux que leurs lettres me permettront de faire mieux revivre et de faire parfois apercevoir sous un jour un peu nouveau. Avant de leur donner la parole à tour de rôle, je suis tenté cependant de les montrer conversant tous ensemble et je puis le faire grâce au soin qu’a pris Mme Necker de jeter sur le papier, à l’issue de son premier dîner du vendredi, quelques-uns des propos échangés entre les convives, qui étaient Bernard (le Gentil-Bernard de Voltaire), Suard, Thomas, l’abbé Morellet et Marmontel. Bien que ces propos n’aient rien de très remarquable, il peut paraître assez intéressant d’y voir chacun fidèle à son caractère, Bernard galant, M. Necker distrait, Morellet hargneux, Suard contredisant, Thomas emphatique et Marmontel badin.

M. BERNARD.

Vous vous portez à merveille, madame, votre teint est plus frais que ces fleurs.

Mme NECKER.

Les poètes sont galans.

M. BERNARD.

Dites sensibles.

Mme NECKER.

L’on peut réunir ces deux qualités ; mais je crains bien qu’elles ne se perdent ; en vérité l’abbé me met au désespoir, depuis une heure il rugit contre les femmes et ces messieurs l’excitent et l’applaudissent.

L’ABBÉ MORELLET.

Oui, madame, je soutiens que les femmes n’ont pas l’ombre du bon sens, et je vous aurais convaincue si vous aviez daigné m’écouter, mais il est impossible de raisonner avec vous, et vous prouvez merveilleusement notre thèse. Qu’en dites-vous, monsieur Necker ?

M. NECKER. (distrait).

Bien obligé, monsieur, je n’en mange pas.

Mme NECKER.

Mme Riccoboni, par exemple, excelle dans son genre.

M. SUARD.

Mais premièrement a-t-elle un genre ?

Mme NECKER.

C’est en avoir un que d’écrire avec chaleur, avec grâce, d’intéresser ses lecteurs.

M. SUARD.

Écrire, je n’entends pas ce que c’est qu’écrire ; elle arrange des phrases assez bien, sans imagination, sans idées.

Mme NECKER.

Oh ! monsieur, vous exagérez.

M. SUARD.

Je n’entends pas ce que c’est qu’exagérer ; exagérer est un mot qui n’a point de sens ; personne n’exagère, on rend sa pensée et voilà tout.

Mme NECKER.

Jamais je ne suis d’accord avec M. Suard, pas même sur le temps qu’il fait, car si je dis qu’il pleut, il n’entend pas ce que c’est que la pluie.

M. SUARD.

Ah ! charmant objet, vous vous égayez. Mais à propos, M. Thomas semble garder la neutralité, cela n’est pas bien.

M. THOMAS.

J’avoue, monsieur, que les femmes peuvent manquer de ce feu divin qui nous anime, de ce noble enthousiasme qui prolonge nos veilles et les fait passer dans la postérité la plus reculée ; mais si elles ne montent pas avec nous dans les cieux, elles embellissent la terre ; une femme honnête est le plus beau des spectacles pour une âme sensible.

M. MARMONTEL.

Honnête ! à merveille, mon cher Thomas, mais si vous vouliez bien emporter celles-là avec vous dans les cieux et laisser les autres pour ramper avec nous sur la terre.

M. BERNARD.

Fi donc, monsieur ! vous parlez comme un profane et vous oubliez que vous êtes dans le sanctuaire.


La conversation s’arrête ici et il ne nous reste plus qu’à faire notre choix parmi les convives de ce dîner. Commençons par Marmontel, l’auteur des Contes moraux (et aussi de la Neuvaine de Cythère), qui fut un moment si fêté au XVIIIe siècle, mais dont la sagacité de Mme Du Deffand pénétrait déjà la pauvreté littéraire lorsqu’elle disait de lui si vertement : « Ce n’est qu’un gueux revêtu de guenilles. » Marmontel fut en effet un des premiers et un des plus assidus parmi les commensaux de Mme Necker, dont le nom revient souvent dans les Mémoires curieux et pleins de détails peu édifians qu’il a laissés, disait-il, pour l’instruction de ses enfans. On va voir que la manière dont il en parle ne laisse pas de contraster singulièrement avec celle dont en réalité il lui parlait. Écoutons d’abord l’auteur des Mémoires :


C’est dans un bal bourgeois (circonstance assez singulière) que j’avais fait connaissance avec Mme Necker ; jeune alors, assez belle, d’une fraîcheur éclatante, dansant mal, mais de tout son cœur. À peine m’eut-elle entendu nommer qu’elle vint à moi avec l’air naïf de la joie : « En arrivant à Paris, me dit-elle, l’un de mes désirs a été de connoître l’auteur des Contes moraux. Je ne croyois pas faire au bal une si heureuse rencontre… Necker, dit-elle à son mari en l’appelant, venez vous joindre à moi pour engager M. Marmontel, l’auteur des Contes moraux, à nous faire l’honneur de venir nous voir. » M. Necker fut très civil dans son invitation, et je m’y rendis.


Suivent alors deux pages où Marmontel exprime son opinion sur Mme et sur M. Necker. Après avoir accordé à la femme quelques éloges qu’il était difficile de lui refuser, la décence, la candeur, la bonté, il se répand en critiques, dont quelques-unes ne sont peut-être pas sans justesse, mais qu’une malveillance soutenue paraît lui avoir inspirées. Sans goût dans sa parure, sans aisance dans son maintien, sans attrait dans sa politesse, son esprit comme sa contenance était trop ajusté pour avoir de la grâce. Son expression s’enflait tellement que l’emphase en eût été risible si l’on n’eût su qu’elle était ingénue. Les amusemens mêmes qu’elle semblait vouloir se procurer avaient leur raison, leur méthode. Tout chez elle était prémédité ; rien ne faisait illusion, rien ne coulait de source. Ce n’était point pour ses amis, ce n’était point pour elle qu’elle prenait tous ces soins ; c’était pour son mari. Il fallait que son salon, son dîner fussent pour lui un délassement, un spectacle. Aussi les attentions de Mme Necker et tout son désir de plaire n’auraient pu vaincre le dégoût d’être à ces dîners pour amuser son mari, s’il n’en eût été là comme de beaucoup d’autres endroits, où la société, jouissant d’elle-même, dispense l’hôte d’être aimable, pourvu qu’il la dispense de s’occuper de lui. Quant à M. Necker, jamais, disent les Mémoires, il n’avait donné lieu à Marmontel de croire qu’il fût son ami ; aussi Marmontel n’était-il pas le sien, et sa femme avait même pour M. Necker une aversion insurmontable.

Qui ne croirait, en lisant ce jugement, que Marmontel ne dût être, à la table de Mme Necker, un convive d’assez mauvaise grâce, ayant peine à surmonter le dégoût que ces dîners lui inspiraient ? Qui ne croirait surtout qu’il ait toujours conservé vis-à-vis de M. Necker une attitude fière et indépendante, n’ayant jamais ni reçu ni sollicité un service ? Quelques fragmens de sa correspondance vont nous montrer ce qu’il en était. Les lettres écrites par Marmontel à Mme Necker, qui ne sont dénuées ni de finesse ni d’agrémens et qui contiennent d’intéressans détails sur le mouvement littéraire et les commérages académiques du temps, se distinguent surtout par un ton de constante adulation dont il serait difficile de mieux soutenir et varier les ressources. S’il met « madame » en tête de ses lettres, c’est qu’on a profané le terme de « mon ange, » qui aurait dû être réservé pour elle, car il ne connaît rien de plus céleste que le caractère de son âme. Mme Necker va-t-elle passer quelques mois en Angleterre, il la menace de passer le détroit à la nage pour la rejoindre : « Pourquoi l’amitié n’aurait-elle point son Léandre comme l’amour ? » Il pardonne à Marie-Antoinette sa partialité en faveur de Gluck (Marmontel était un picciniste forcené), parce qu’il apprend qu’ayant rencontré au bois de Boulogne, « aventure assez rare, la bonté, la sagesse, la vérité, la vertu même, elle leur avait fait le plus aimable accueil. » Les quinze premiers jours de son mariage lui ont paru longs, parce que pendant ce temps il a été forcément séparé de Mme Necker. Passe-t-il en voiture devant l’avenue de Saint-Ouen, il soupire profondément et dit à sa femme : « Voilà, ma chère enfant, la retraite de l’amitié, de la sagesse et de la vertu. C’est là que les plaisirs de l’esprit et de l’âme sont purs comme on nous dit qu’ils le sont dans le ciel. » Et tout de suite sa femme devine que c’est la maison de campagne de Mme Necker. Si la nécessité d’assister aux répétitions d’une de ses pièces le force à manquer à un des dîners du mardi (on voit qu’il était de l’intimité), ce dîner qu’il se promet toutes les semaines comme récompense de huit jours de travail, il avouera que c’est une assez pauvre raison pour se priver d’un honneur que Socrate et Marc Aurèle lui envieraient. Pour montrer que ces fragmens, choisis en quelque sorte au hasard, ne donnent point une idée exagérée de l’enthousiasme de Marmontel pour celle qu’il devait dénigrer plus tard dans ses mémoires, je publierai en entier une de ses lettres qui présente en outre l’intérêt de donner une idée assez exacte du caractère de Mme Necker.


Nous apprenons, madame, avec la plus sensible joie que votre santé se rétablit. L’air de votre patrie a sans doute beaucoup de part à ce changement salutaire ; la nature y doit être fière de vous avoir produite et attentive à vous conserver[3]. Mais, madame, je crois encore que c’est par les causes morales que votre affaiblissement a commencé ; et d’après le principe contraria contrariis curantur, ce sera des causes morales que viendra principalement la réparation de vos forces. De continuelles émotions, des affections trop profondes, une trop vive agitation, enfin les fatigues de l’âme et d’une âme beaucoup trop sensible, ont mis à de trop longues et trop rudes épreuves des organes trop délicats. Que faut-il donc pour remède à tous ces trop multipliés ? autant de moins qui les tempèrent. Je sais bien que le naturel ne se corrige pas et s’il est en vous d’être susceptible à l’excès des impressions du mal qui arrive à vos semblables, si votre bonté impatiente ne peut vous laisser en repos, cet excès de vertu est un vice dont il sera difficile de vous guérir. Mais il en est de celui-là comme de tous les autres ; quand on n’a pas la force de les combattre et de les vaincre, il faut se dérober aux occasions d’y succomber. Votre âme a pris ici, depuis quelques années, trop de liens de commisération et d’affection qui la détruisent ; je ne vous demande pas de les rompre, mais de les relâcher. Vous auriez besoin de vivre quelque temps au moins dans un païs où il n’y eût point de malheureux. Ici, je vois qu’au lieu de ménager votre sensibilité, on l’excite ; et comme on aime à voir l’effet du pathétique sur une âme qui s’en pénètre, dès qu’il arrive quelque chose de bien triste et de bien touchant, on va bien vite vous le conter. C’est un plaisir cruel que vos amis se donnent (moi peut-être tout le premier) sans s’appercevoir que c’est un doux poison qu’ils vous font avaler sans cesse. Non, madame, je ne veux pas vous entretenir que de choses réjouissantes, et je prends le manteau de Démocrite pour être votre médecin.


Marmontel entre ici dans quelques détails des plus intimes sur la santé de sa femme et de son enfant, puis il continue :


Le matin je m’occupe, et l’après-dîner je végète et m’amuse de tout ; en cela j’oserai, madame, vous inviter à suivre mon exemple ; rien n’est plus sain que cette indolence et cet abandon de soi-même ; et s’il vous est possible de vous mettre à ce régime, je réponds de votre santé. M. Thomas désirerait que vous allassiez passer l’hiver dans les provinces du midi ; il en parle bien à son aise, lui qui doit y être avec vous. Je suis plus généreux ; et quoique retenu à Paris, je pense comme lui, et vous exhorte à me priver cette année de l’un des plus grands charmes de ma vie. J’en serai bien dédommagé si, comme je le pense, la douceur du climat et surtout le calme d’une vie plus isolée achève de vous rétablir.

Pardon, madame, je fais le médecin, et je ne le fais pas gaîment mais que j’apprenne que votre santé va mieux, je vous promets d’être joyeux jusqu’à la folie. Pour être gai, il faut être heureux et je ne puis l’être qu’autant que je n’aurai plus rien à désirer pour vous.


Quant aux rapports de Marmontel avec M. Necker, « qui ne lui avoit jamais donné lieu de croire qu’il fût son ami, » jamais solliciteur plus intrépide ne lassa plus souvent la patience d’un contrôleur général. Qu’il s’agisse de lui-même, et d’une pension sur la cassette royale qu’il voudrait obtenir par l’intermédiaire de M. Necker, d’un oncle de sa femme (nièce de l’abbé Morellet), qui sollicite une place à la caisse de Poissy, d’un beau-frère du susdit abbé qui voudrait conserver son liard dans les octrois de Lyon, ou de tout autre parent ou allié ; Marmontel ne met pas au service de ses demandes incessantes moins de souplesse d’argumens et de variété d’intonations qu’il n’en apporte dans les complimens adressés à Mme Necker. Tantôt il se pose en personnage désintéressé. Il ne se mêle pas souvent de sollicitations, et il est trop reconnaissant des bontés de M. et de Mme Necker pour en abuser par des demandes importunes. Tantôt il se prosterne dans des effusions de gratitude : « les paroles lui manquent ; vox faucibus hæsit, » et le souvenir de la bonté qu’on a eue pour lui sera plus précieux que le service rendu. Parfois, au contraire, il prend le ton de l’aigreur ; s’il ne peut obtenir de M. Necker ce qu’il obtiendrait d’un ministre juste, il sera obligé de dire à la famille de sa femme (dont il me semble que l’aversion n’était pas si insurmontable) qu’il est décidément sans influence et de l’engager à employer des protections plus puissantes. Mais, lorsqu’il a obtenu ce qu’il demande, il ne pense pas un instant à méconnaître les obligations qu’il a contractées vis-à-vis de M. Necker. Ce n’est pas à un homme comme lui que la reconnaissance est pénible ; il se fait gloire d’en devoir à M. Necker, et il est fier de ses bontés.

Il faut, pour être tout à fait équitable, reconnaître que Marmontel payait en monnaie d’auteur les services d’argent que lui rendait M. Necker. À sa qualité d’historiographe du roi on peut dire qu’il joignait celle de poète attitré de la famille Necker. Nous le verrons plus tard rimer des couplets pour Mme Necker. Mais avant de célébrer les charmes de la fille, il avait commencé par chanter ceux de la mère. La Sainte-Suzanne lui inspirait une pièce de vers dans le goût du temps, où il représente chaque dieu et chaque déesse de l’Olympe voulant faire quelque don à une mortelle : Apollon la poésie, Minerve la sagesse, Vénus la grâce et chargeant la Vérité du choix :


Qui fut chargé de ce message ?
Ce fut l’aimable Vérité.
De ces dons le juste partage
Fut remis à son équité.
À les placer elle s’empresse,
Mais bientôt ayant deviné
Qu’ils avaient tous la même adresse,
À Suzanne elle a tout donné.


Un autre jour, il envoyait à Mme Necker son propre buste, avec ces vers gravés au bas :


À l’âme la plus pure, au plus sublime cœur
Que ces traits après moi rappellent ma mémoire,
Son amitié fit mon bonheur,
Son souvenir fera ma gloire.


Et Mme Necker lui répondait tout aussitôt :


Les soucis, tu le vois, ne troublent point son cœur,
Il se laisse adorer des filles de Mémoire,
Il donne à ses amis le soin de son bonheur
Et l’univers prend celui de sa gloire.


La gloire de Marmontel ! C’était bien là une de ces expressions enflées dont l’emphase paraissait si risible à Marmontel lui-même. Mais c’était l’amitié qui dictait le langage de Mme Necker, et puisque ce même sentiment n’a pas dicté dans ses Mémoires celui de Marmontel, il était juste que des documens sans réplique vinssent le replacer dans son attitude véritable d’obséquieuse importunité.

L’abbé Morellet, dont la famille besogneuse faisait si fréquemment appel à la protection de M. Necker, avait été avec Marmontel un des premiers habitués du vendredi. Mme Necker l’avait connu avant son mariage, car il fréquentait le petit salon de Mme de Vermenoux, et elle portait sur lui un jugement assez juste et spirituel lorsqu’elle écrivait à Moultou :


L’abbé Morellet vous aura remis une lettre de ma part ; c’est un bel esprit de Paris qui n’est pas même capable de sentir tout le vôtre ; en revanche il a des connoissances, des talents, de la philosophie et de la méthode ; d’ailleurs c’est un ours mal léché qui ne se doute pas qu’il y ait un usage du monde et que cet univers soit composé de grands et de petits, d’hommes et de femmes ; il a de la candeur, de la probité, mille qualités honnêtes et assez de religion pour soupçonner qu’il peut y avoir un Dieu et pour l’avouer quelquefois à ses amis, lorsqu’il les connoît discrets et d’un commerce sûr ; je l’aime cependant et je crois que Dieu lui pardonnera son incrédulité qui ne part pas du cœur.


S’il faut en croire l’abbé Morellet dans ses Mémoires, Mme Necker se serait adressée à lui, en même temps qu’à Marmontel et à l’abbé Raynal, pour « jeter les fondemens de sa société littéraire, » et ce serait lui qui aurait conseillé le choix du vendredi. L’abbé convient que chez Mme Necker on causait agréablement de littérature et qu’elle-même en parlait fort bien, tout en se plaignant que sur d’autres sujets la conversation fût contrainte par la sévérité de la maîtresse de la maison, « qui souffroit surtout de la liberté des opinions religieuses. » Quant à ses relations avec M. Necker, elles furent d’une nature plus délicate. L’abbé Morellet se trouva en contradiction directe avec lui lorsqu’il attaqua le privilège de la compagnie des Indes que M. Necker s’était chargé de défendre. À tort ou à raison, l’abbé Morellet fut soupçonné de n’avoir pas joué dans cette affaire un rôle tout à fait désintéressé. Grimm l’accuse formellement d’avoir porté sous le manteau de la philosophie la livrée d’un financier, M. Boutin, et Diderot de s’être vendu pour une pension. Aussi M. Necker avait-il vertement relevé les imputations de l’abbé Morellet dans un mémoire en réplique, ce qui n’empêcha pas l’abbé pendant tout le temps que dura la controverse, de venir s’asseoir chaque vendredi à la table de M. Necker, comme si aucun nuage ne se fût élevé entre eux… « et étaient les bonnes âmes singulièrement édifiées, dit Grimm, dans sa Correspondance littéraire de l’âme sans fiel de ce digne ecclésiastique, lequel s’asseyoit une fois par semaine à la table de M. Necker, comme si de rien n’étoit, après en avoir reçu cinquante coups d’étrivières, bien appliqués, au milieu des acclamations du public. »

Le souvenir des cinquante coups d’étrivières, et même une brouille passagère survenue au moment de la discussion que souleva entre M. Necker et Turgot la question du commerce des grains, n’empêchèrent pas l’abbé Morellet de mettre à profit, sinon pour lui, du moins pour sa famille, la protection de M. Necker durant son passage au contrôle général. Aussi était-ce pour l’abbé une tâche assez délicate que de parler dans ses mémoires de toutes ces vicissitudes. Il faut lui rendre cette justice qu’il se tire de la difficulté avec assez de tact et de convenance, tout en s’exprimant sur le compte de M. Necker d’un ton plus cavalier, on va le voir, que celui de ses lettres. Il déclare que les principales doctrines économiques de son ancien contradicteur ne peuvent pas soutenir l’examen, et dans son langage un peu lourd il lui refuse « sur les principes de l’organisation des gouvernemens les connaissances solides et approfondies, qui sont nécessaires pour se guider parmi les écueils. » Mais il est surtout sévère pour le style de M. Necker, « chez lequel on trouve à la vérité des expressions heureuses et de beaux mouvemens, mais où l’on remarque trop souvent de la recherche, des tournures peu naturelles, des incorrections assez choquantes, et surtout une emphase qui fatigue l’esprit. »

L’abbé Morellet n’en jugeait pas toujours ainsi, car voici en quels termes il remerciait Mme Necker de l’envoi de l’ouvrage de son mari sur l’Importance des opinions religieuses :


Madame,

Je crois devoir vous adresser plutôt qu’à M. Necker lui-même les remercîmens et les éloges que mérite son dernier ouvrage de la part de tous ceux qui aiment l’éloquence et la vertu. Je veux lui épargner pour ma part l’embarras que lui causeront les louanges directes qu’il sera d’ailleurs forcé d’essuyer et souvent et longtemps ; elles cesseront de l’importuner en passant par votre bouche, et mon hommage particulier gagnera à être présenté par vous. Je viens d’achever ce gros volume qui m’a paru court. L’auteur y a véritablement épuisé son sujet, il l’a vu sous des faces toutes nouvelles et inconnues avant lui. Il développe avec une extrême sagacité des idées très composées ; il rend visibles des rapports abstraits. Il démêle et analyse une foule de sentimens cachés et délicats et ce qui distingue surtout sa manière de toute autre, il a l’art de changer l’aride métaphysique en une morale touchante. Je regarde son ouvrage comme une des productions les plus précieuses de notre siècle et qu’on citera constamment quand on voudra comparer nos richesses à celles du beau siècle qui nous a précédés. Je vous parlerois aussi de tout l’esprit que l’auteur y a répandu si je ne savois très bien que cet éloge n’est pas celui qui vous touchera le plus. J’admire enfin la modération avec laquelle il parle de ses antagonistes et l’addresse avec laquelle il a évité de blesser les partisans des formes religieuses du pays où il vit. Son livre sera de toutes les communions, je le prie de m’admettre dans la sienne. Nous pouvons avoir encore ensemble quelques disputes théologiques sur les détails, mais il n’y aura pas de quoi faire une hérésie. Les hérétiques seront pour moi ceux-là (s’il en est) qui ne reconnoîtront pas les mérites et les beautés de cet ouvrage. Je vous supplie de rendre à M. Necker l’opinion que j’en ai prise et d’agréer l’hommage de mon profond respect.


Les hérétiques l’ont emporté, et depuis longtemps on ne cite plus l’ouvrage de M. Necker comme un des monumens littéraires qui permettent au XVIIIe siècle de soutenir la comparaison avec le siècle précédent ; mais on pourra citer la lettre de l’abbé Morellet comme un modèle élégant de l’art d’adresser à un auteur des complimens qui dépassent peut-être un peu la mesure de la franchise.


II.

Si Marmontel et même l’abbé Morellet ont joué de leur vivant un rôle brillant dans le salon de Mme Necker, leur réputation est aujourd’hui singulièrement effacée par celle d’un homme dont le nom intéressera peut-être davantage le lecteur. Je ne sais si c’est à l’attrait des Mémoires de Mme d’Épinay, ou au mérite de sa Correspondance littéraire que Grimm doit le regain de popularité dont il jouit de notre temps. L’attention des curieux a été tout récemment appelée de nouveau sur lui, par la publication simultanée d’une édition complète de sa Correspondance et par celle (trop peu répandue en France) des lettres que lui adressait Catherine II. Aussi le moment serait-il bien choisi pour une étude qui viendrait fixer les traits de cette physionomie encore indécise, et j’espère que cette étude paraîtra quelque jour ici même. Je n’ai pas à rechercher ce qu’à y regarder de près, deviendrait la réputation de droiture, de dignité et, s’il est permis d’employer en parlant d’un homme du XVIIIe siècle une expression aussi moderne, de « comme il faut, » que Grimm avait su de son vivant s’acquérir avec beaucoup d’habileté. Il faut voir comme dans ses lettres Catherine traite cette dignité et comme elle lave la tête à celui qu’elle appelle, tantôt Monsieur le philosophe, tantôt Monsieur le baron, mais plus souvent et avec plus de raison, Monsieur le souffre-douleur, ou Son excellence souffre-douleurienne, et qui, dit-elle, n’est jamais plus heureux « que quand il est auprès, proche, à côté, par devant ou par derrière quelque altesse d’Allemagne. » Cette question serait tout à fait hors de mon sujet, car dans sa relation avec Mme Necker, Grimm ne va se montrer à nous que sous son aspect habituel d’homme de lettres, discret, spirituel et courtois.

Grimm paraît avoir apporté d’abord une certaine réserve dans cette relation. Probablement il se plaisait trop dans l’intimité de Mme d’Épinay pour se laisser volontiers attirer ailleurs, et il n’était pas toujours facile de l’avoir à souper, à en juger par ce petit billet assez agréablement tourné, que Mme Necker lui écrivait au début de leur connaissance :


M. Tronchin soupe chez moi samedi. M. Grimm ne soupe guère, et le lui proposer, c’est assurément faire une indiscrétion. Cependant je me hasarde à la commettre. Peut-être ma lettre vous trouvera dans un moment qui me sera favorable, car, quoi qu’on en dise, je ne vous en croirai pas incapable, tant que je sentirai dans mon cœur tant de disposition à vous pardonner. Venez donc, monsieur, si vous êtes à Paris et si ma proposition ne vous gêne pas trop. Vous me ferez un double plaisir. J’ai annoncé à M. Necker avec tous les ménagements convenables les arrangements que vous avez pris pour vos billets ; mais je n’ai pas vu sur sa phisionomie ce bouleversement auquel je m’attendois, et il faut vous avouer que, malgré tous vos desseins de lui nuire, je crains que vos convenances ne soyent toujours les siennes. Adieu, monsieur, vous connoissez toute mon amitié et vous savez mieux que moi combien elle est fondée.


Il n’était guère commode à Grimm de refuser une invitation aussi gracieuse, surtout si, comme cela paraît résulter de la lettre de Mme Necker, elle lui avait servi d’intermédiaire auprès de son mari dans quelque affaire d’argent. Grimm trouva sans doute dans la société de Mme Necker plus d’agrémens qu’il n’avait supposé, car il ne tarda pas à se départir de sa froideur ; bientôt il va se plaindre d’être logé trop loin d’elle, et de ne pouvoir satisfaire assez aisément le désir constant qu’il aurait de la voir :


D’honneur, lui écrit-il, je ne peux pas vous trouver d’autre tort que celui de loger dans la rue de Cléry et de n’être point établie entre la place Vendôme et le Palais-Royal. Ce tort est impardonnable, madame ; je sens que je vous verrois tous les jours un petit moment, et je sens encore mieux tout ce que je perds à vous voir si peu. Tenez, cela ne convient en aucune façon à une passion pour vous qui ne fait que croître et embellir. Je hais Paris que vous aimez, parce qu’on n’y peut accorder ses devoirs avec les plaisirs de l’âme les plus légitimes, et j’enrage d’être chez moi cloué sur ma chaise, quand je pourrois être chez vous à causer bien doucement au coin du feu.


À partir de cette entrée en relation, le nom de Mme Necker revient souvent dans la correspondance de Grimm. C’est à lui qu’on doit le récit de ce dîner célèbre où dix-sept hommes de lettres réunis autour de la table de Mme Necker proposèrent d’ériger par souscription une statue à Voltaire, épisode bien connu de l’histoire littéraire du XVIIIe siècle, qui devint à la longue pour Mme Necker l’occasion de contrariétés sans nombre à raison de l’entêtement que mit Pigalle à représenter Voltaire presque nu, mais qui lui valut en revanche l’hommage de ces vers un peu lestes du patriarche de Ferney :


Ah ! si jamais de ma façon
De vos attraits on voit l’image,
On sait comment Pygmalion
Traitait autrefois son ouvrage.


Grimm est un homme de trop bonne compagnie pour imiter la sévérité dédaigneuse du langage de Marmontel sur le compte d’une femme chez laquelle il était fréquemment reçu. Cependant il nourrit contre elle un grief : c’est sa prétention à des convictions religieuses dont la solidité lui laissait des doutes. «  Hypatie-Necker écrit-il un jour à propos du Système de la nature, passe sa vie avec des systématiques, mais elle est dévote à sa manière. Elle voudroit être sincèrement huguenote ou socinienne, ou déistique, ou plutôt, pour être quelque chose, elle prend le parti de ne se rendre compte sur rien. » Malgré ce dédain, Grimm fut un jour obligé de convenir que, si au point de vue théologique les opinions de Mme Necker n’étaient pas très solidement assises, elle avait du moins singulièrement à cœur de les faire respecter. Un certain vendredi, comme on allait se mettre à table, la discussion s’engagea inopinément sur un point de controverse religieuse. Blessée de quelque opinion mise en avant par Grimm, Mme Necker lui répondit d’abord avec vivacité ; puis, comme Grimm tenait bon, elle perdit tout empire sur ses nerfs et fondit en larmes devant tous ses convives un peu décontenancés. Le soir même, Mme Necker, honteuse de son emportement, adressait à Grimm une lettre où elle s’excusait de la vivacité qu’elle avait montrée, et Grimm lui répondait avec empressement :


Votre lettre, madame, m’a causé l’émotion la plus sensible comme la plus inattendue. Elle m’a pénétré, confondu ; elle m’a fait fondre en larmes comme un enfant, et mis dans l’impossibilité de tenir la plume dans le premier moment. À propos de quoi venez-vous donc exercer cet empire sur moi ? Vous me demandez pardon, de quoi ? de quelle offense ? Je vous jure, avec toute la sincérité et la vérité qui me sont naturelles, que l’idée d’un reproche à vous faire n’a pas approché de moi et ne se seroit jamais présentée à mon esprit sans votre lettre. Trois sentiments m’ont occupé en un clin d’œil. Le premier étoit de me reprocher d’avoir touché étourdiment à une corde que l’importance du moment rendoit si délicate ; le second d’aimer et d’admirer le feu avec lequel vous m’aviez arrêté au premier mot ; le troisième de me blâmer de l’émotion que je venois de vous causer involontairement, et qui pouvoit nuire à votre santé au moment surtout où vous vous mettiez à table. Jugez vous-même, madame, si j’ai pu me méprendre aux motifs de cette émotion et si l’idée d’une offense de votre part a pu approcher de moi. Le seul regret que j’aie éprouvé, c’est de n’avoir pu m’expliquer assez pour établir que, quoi que notre religion nous ordonne de croire sur sa nécessité, elle avoit une horreur invincible pour l’intolérance et la persécution, et qu’un de nos principes les plus invariables étoit de laisser chacun le maître de sa croyance et de sa conscience. La chaleur avec laquelle vous m’avez réprimé ne m’a fait sentir que l’inconvénient d’une proposition mal expliquée pour le moment. Daignez m’estimer assez, madame, pour être sûre que j’attache à ce moment la même importance que vous, et surtout daignez vous désabuser sur ce que vous appellez l’ascendant de mon opinion. Quoique j’aie sur tous les objets des opinions très arrêtées, je n’ai pas souvent occasion de les montrer, et je vous avoue en toute humilité que toutes les fois que je les laisse entrevoir, elles éprouvent dans la société la plus grande inattention et la plus complète indifférence. Cela ne les change pas à la vérité, mais cela m’est infiniment commode. J’irai tantôt me mettre à vos pieds et je me trouverai heureux si je puis vous convaincre que j’attache à vos bontés le prix qu’elles méritent. Cette idée ne peut être rendue que par cette expression commune ; mais il me semble que depuis votre lettre je le sens beaucoup plus vivement et plus profondément.


Pendant toute la durée du long voyage en Prusse et en Russie qu’il entreprit de compagnie avec Diderot, Grimm entretint une correspondance régulière avec Mme Necker. Ses lettres, écrites d’une plume alerte et facile, sont curieuses à plus d’un titre. On y voit avec quelle bonne grâce ces fiers philosophes du XVIIIe siècle savaient se prêter au rôle de courtisan. Tantôt il s’habille en berger, avec une houlette et un habit vert-pomme, pour jouer son rôle dans une fête pastorale que le prince Henri donne au château de Rheinsberg. « Vous pensez bien, ajoute-t-il, qu’il ne siérait pas à un polisson de philosophe échappé de la rue Sainte-Anne de vouloir être excepté de la règle générale. » Tantôt il accompagne, au contraire, le roi de Prusse aux manœuvres militaires avec un zèle qui, assure-t-il, l’a édifié, et il ne se montre pas moins exact aux comédies, opéras et illuminations. Il est singulièrement fier de ce qu’à son audience de congé Frédéric ait daigné causer avec lui une demi-heure entre chien et loup, comme font les bonnes gens, et de ce qu’il ait appelé un de ses hussards de chambre pour le faire éclairer sans y mettre plus de façons. Il voudrait voir le philosophe de Sans-Souci assis un vendredi auprès de Mme Necker, et il le voudrait pour le philosophe comme pour elle, car il verrait le train de Paris, et elle le verrait faire autant de train qu’en Pologne, quoique d’un genre tout différent. « Je vous jure, ajoute-t-il, qu’on ne se douteroit pas d’avoir affaire avec un co-partageant. »

Si Grimm avait été déjà fasciné par le co-partageant, que sera-ce lorsqu’il approchera de la co-partageante ? À peine est-il arrivé en Russie et a-t-il pu « en adorant la divinité de cet empire remplir le but de son dévot pèlerinage, » que l’enthousiasme le saisit. La vie errante qu’il mène depuis quelque temps n’est pas précisément de son choix, mais le moyen de résister à l’impératrice de Russie ! Puisque la Porte ottomane n’a pas trouvé ce secret-là, il n’est pas très étonnant qu’il ne l’ait pas su. À mesure qu’il s’est approché des frontières de son empire, les marques de sa bonté, ou, pour parler en termes propres et plus ridiculement, les attentions de l’amitié la plus délicate se sont multipliées à l’excès. « Comment cela se conserve-t-il sur le trône ? » Il passe sa vie à la cour de Catherine et dans son cabinet à peu près comme il la passerait à Saint-Ouen, et cela lui ôte le courage de penser aux sacrifices qu’il a faits pour jouir de ce rêve singulier. Diderot doit ainsi que lui se tenir pour bien heureux, car indépendamment des bontés d’une grande et charmante princesse, il aura vu les creusets, les laboratoires et toutes les opérations chimiques moyennant lesquelles on refait une nation sans qu’elle le sache et sans que cela fasse le moindre bruit. L’attitude des deux amis à la cour de Catherine ressortira au reste mieux encore de ce fragment de lettre dont quelques reproches adressés à Grimm par Mme Necker sur son silence expliquent le début :


À Pétersbourg, ce 13 novembre 1773.

Si vous saviez, madame, le plaisir qu’il y a de recevoir et de lire à Pétersbourg une lettre datée de Saint-Ouen, je parie que j’aurois reçu la vôtre quinze jours plutôt. Mais il est décidé que vous êtes rancunière, et parce que mon malheureux sort ne m’avoit pas permis de vous écrire qu’après avoir endossé l’habit de berger à Rheinsberg, vous avez cru qu’il étoit bon de me laisser tout le temps de reprendre mes habits ordinaires. Je fais grand cas de la rancune, j’aime qu’on soit vindicatif, et je ne m’estime pas entre autres raisons parce que je ne sais ni haïr ni me venger. Mais vous qui êtes la générosité et la justice en personne, comment ne vous a-t-il pas passé par la tête qu’un pauvre diable errant de cour en cour, de bal en bal, de fêtes en fêtes, à la suite d’un prince, ne manqueroit pas d’empressement d’avoir de vos nouvelles par vous-même ? Mme Geoffrin en a jugé ainsi et m’a traité en conséquence. Sans reproche, je vous avois écrit avant tous mes amis les plus anciens, les plus intimes, tant j’étois pressé d’avoir de vos nouvelles, et toutes les lettres précédentes, toutes celles que j’avois écrites trois mois de suite après mon départ de Paris avoient été des lettres d’affaires indispensables, car lorsqu’il s’agit des affaires des autres, je pense qu’il faut être sur le grabat avec fièvre et transport ou s’exécuter. Mais je suis enchanté d’avoir cette querelle à vous faire ; premièrement, madame, parce que je suis bien aise de vous trouver un défaut ou plutôt d’avoir à citer une occasion où vous n’avez pas fait au mieux possible, car malheureusement c’est à quoi tout se réduit ; en second lieu parce que je suis charmé d’avoir quelque chose à vous pardonner pour vous récompenser du généreux pardon que vous avez accordé à M. Diderot. Je savois bien que vous en viendriez là, mais j’aime que cela soit fait. Je vous l’ai dit, madame, c’est un homme perdu si on veut juger son allure suivant les principes reçus. Vous me direz tant pis pour son allure s’il lui faut des principes à part. Cela peut être ; mais les grandes têtes sont faites pour saisir et juger l’ensemble d’un homme qui n’est pas dans l’ordre commun. C’est ainsi que le juge l’impératrice, et elle en est aussi enchantée qu’étonnée. Elle est même persuadée, quoique je lui dise tant que je peux que nous sommes tous de grands hommes, que nous aurions de la peine à lui envoyer de Paris une demi-douzaine de têtes de cette trempe. Il est cependant avec elle tout aussi singulier, tout aussi original, tout aussi Diderot qu’avec vous. Il lui prend la main comme à vous, il lui secoue le bras comme à vous, il s’assied à ses côtés comme chez vous, mais en ce dernier point il obéit aux ordres souverains et vous jugez bien qu’on ne s’assied vis-à-vis de sa majesté que quand on y est forcé. Je ne vous parlerai point de ses bontés pour moi, parce que je ne le pourrois sans une extrême confusion. Je me tirois d’affaire avec le roi de Prusse parce que nous étions à deux de jeu, lui grand roi, moi petit amateur de sagesse. Mais avec l’impératrice c’est autre chose. Lorsqu’elle a quitté la représentation du trône, on ne trouve plus dans son cabinet de souveraine, on trouve une femme qui cause au milieu d’un cercle d’amis. Or, lorsque en tombant des nues on se trouve admis dans ce cercle, on compare nécessairement son peu de mérite à un avantage si inattendu, et ce parallèle humilie et décourage. Ce qui n’a pas peu ajouté à ma confusion, c’est que l’académie impériale des sciences m’a élu en même temps que M. Diderot comme associé étranger. N’ayant pas le moindre soupçon de cette niche, je n’ai pu l’esquiver. C’est peut-être la seule occasion où je ne me souciois pas d’être associé à M. Diderot, mais c’est un tour que m’a joué M. le comte Orlof, chef de l’académie, peut-être au sçu de l’impératrice.


Aux nouvelles que Grimm lui adressait de la cour de Catherine, Mme Necker répondait par des nouvelles de Paris, et le silence qu’elle gardait sur elle-même, sur sa santé, sur son mari, sur sa fille lui attirait à son tour de la part de Grimm des reproches affectueux auxquels elle répondait, non sans agrément, par la lettre suivante :


Je commence, monsieur, par vous répéter sérieusement que, loin d’avoir été étonnée du retard de votre lettre, je l’ai été, au contraire, de votre diligence ; que si je n’y ai pas répondu promptement, ce n’est ni vengeance, ni ingratitude, mais seulement affaires et maladies, et que je n’ai et je ne me crois aucun droit sur votre amitié que ceux de l’amitié même, et qu’enfin, si je remarque la conduite des autres, c’est sans vétilleries, et seulement lorsqu’on ne paye ma sensibilité et mon zèle que par de mauvais procédés. À huit cents lieues on peut se méprendre et condamner ses amis injustement. Je me suis méprise aussi sur ce qui pouvoit vous intéresser ; j’ai cru vous plaire en vous donnant des nouvelles de la capitale ; je pensois qu’à Pétersbourg on aimoit les vers et les événements. Je ne vous dirai donc pas que l’on met de nouvelles entraves à l’impression, que tout Paris est divisé entre Gretri et Glouch, et que les plus modérés assurent qu’ils ont quelques gouttes de sang à verser pour l’un ou pour l’autre ; qu’un jeune homme lit à lui seul toute une pièce mieux que la meilleure troupe possible, et qu’on emporte les femmes mortes ou mourantes au sortir de ce spectacle, que nous attendons l’empereur ce printems, que M. de Buffon fait imprimer un ouvrage sur les éléments et un autre sur les planètes, où il nous dit au juste la température de chaque astre et presque le caractère de tous les habitants respectifs, que l’éloge de Colbert continue à avoir le plus grand succès. Mais je vous dirai en revanche que les maîtres de ma fille sont très-contents d’elle et que M. Necker engraisse que c’est une bénédiction. Ah çà, convenez, monsieur, que vous aviez un peu d’humeur quand vous m’avez écrit : j’en suis charmée ; c’est le premier tort que vous aurez eu de votre vie, et l’on peut dire de vous ce que Mme Geoffrin dit d’elle-même : « Faites des vœux pour que j’aye un tort afin que je le répare. » Je compte donc que vous m’aimerez un peu plus, et c’est dans cette douce confiance que je reprens l’air serein de l’amitié.

Notre société est toujours la même. On y parle souvent de vous et l’on maudit votre absence tout en convenant qu’elle est raisonnable. Mme Geoffrin continue à me gronder à sa grande satisfaction et à la mienne. L’abbé Raynal exprime les étrangers jusqu’à la dernière goutte ; l’ambassadeur (de Naples) rit et fait encore plus rire les autres ; moi, j’écoute toujours avec quelque distinction. M. Necker ne parle ni n’écoute et se nourrit assez bien en suçant ses pâtes. M. Suard prend des mouches avec une dextérité charmante. Tout le monde vous attend et se forge des félicités des récits que vous allez nous faire : nous vous entendrons parler du laboratoire, des opérations chymiques, et vous serez obligé de convenir, monsieur, que si l’on peut faire des hommes dans un alambic, c’est encore à une femme que ce talent étoit réservé.


Le retour de Grimm à Paris mit fin à sa correspondance habituelle avec Mme Necker, mais non point à son enthousiasme philosophique pour Catherine. Après plus de dix ans, il établissait entre les procédés de gouvernement de l’impératrice de Russie et ceux de M. Necker un parallèle singulier, dont l’impératrice n’aurait peut-être pas accepté tous les termes :


Vous faites, madame, en parlant de mon héroïne (il s’agit toujours de Catherine), un éloge absolument neuf du despotisme ; mais cet éloge ne le lui fera pas aimer davantage. Il n’y a peut-être que moi au monde qui sache distinctement le secret de son règne, employé tout entier à miner les bases du despotisme et à donner avec le temps à ses peuples le sentiment de la liberté ; je dis avec le temps, parce qu’il n’est pas plus possible de hâter ce fruit précieux qu’aucun autre. Que son projet réussisse ou qu’il soit interrompu et anéanti après elle, il n’en sera pas moins connu lorsqu’elle ne sera plus, et il viendra un temps où quelque bon esprit ne sera pas peu frappé de l’extrême ressemblance de son système de gouvernement avec celui de M. Necker.

Le plan de partager l’empire en vingt-deux gouvernements qu’elle a conçu il y a douze ans, qu’elle a poursuivi, exécuté, perfectionné successivement avec une constance et une sagesse sans pareilles, indépendamment de l’avantage d’attacher les hommes de tous les ordres par leurs fonctions à la chose publique et de faire des sujets des citoyens, n’a eu d’autre but que celui que M. Necker se proposoit d’opérer par l’établissement des assemblées provinciales. Son projet réalisé n’a eu aucun éclat, parce qu’il est exécuté au milieu d’une nation qui n’est pas encore exercée à calculer les conséquences morales d’une opération politique ; mais il viendra un temps où ce rapprochement entre deux têtes qui se mêloient d’administration dans deux points si éloignés frappera d’étonnement.


Puisque, à en croire Grimm, il est le seul au monde qui ait su distinctement le secret du règne de Catherine, il aurait bien dû nous expliquer certains épisodes de ce règne qui ne sont guère à l’honneur de son héroïne. Quant au dessein qu’il lui prête de miner les bases du despotisme et de donner avec le temps à ses peuples le sentiment de la liberté, j’imagine qu’il dut en rabattre un peu lorsque, dès les débuts de la révolution française, Catherine se mit dans ses lettres à lui parler « de ces savetiers et de ces cordonniers qu’il faudrait renvoyer à leur métier après en avoir fait pendre quelques-uns pour l’exemple » et lorsqu’elle ajoutait cette phrase significative : « Ils ont beau faire et beau dire, le monde ne manquera jamais d’un maître, et encore vaut-il mieux le déraisonnement momentané d’un seul que le déraisonnement de beaucoup qui met une vingtaine de millions d’hommes en fureur pour le mot de liberté dont ils n’ont pas même l’ombre et après lequel ces insensés courent sans jamais l’obtenir. » Il est vrai que Grimm ne tarda pas à être à peu près aussi désenchanté qu’elle des « savetiers et des cordonniers » et qu’en exprimant quelques années plus tard le regret « d’avoir manqué l’occasion de se faire enterrer, » il pleurait la perte de bien des illusions moins tenaces que celles qu’il conserva jusqu’à la fin sur Catherine II.

Puisque le nom de Diderot revient si souvent sous la plume de Grimm, il est temps de faire entrer en scène cet illustre convive des vendredis, dont il serait assurément téméraire à moi de parler, après les brillantes études de M. Caro, si je n’avais surtout l’intention de le laisser parler lui-même. Il ne fallait rien moins que l’espèce de fascination exercée sur Mme Necker par tout ce qui jetait quelque éclat dans les lettres pour qu’elle se fût déterminée non pas seulement à recevoir, mais à rechercher un écrivain dont les œuvres licencieuses et les hardiesses philosophiques auraient dû, ce semble, lui inspirer quelque éloignement. Laissons Diderot nous raconter lui-même dans une de ses lettres à Mlle Voland, comment la connaissance se fit et comment il interpréta d’abord l’empressement de Mme Necker :


Savez-vous qu’il ne tiendroit qu’à moi d’être vain ? Il y a ici une Mme Necker, jolie femme et bel esprit qui raffole de moi. C’est une persécution pour m’avoir chez elle… c’est une Genevoise sans fortune à laquelle le banquier Necker vient de faire un très bel état. On disoit : « Croyez-vous qu’une femme qui doit tout à son mari osât lui manquer ? » On répondit : « Rien de plus ingrat en ce monde. » Le polisson qui fit cette réponse, c’est moi. Il s’agissoit d’une femme…


Et Diderot termine par une de ces plaisanteries de mauvais goût dont sa correspondance avec Mlle Voland est émaillée. Ainsi peu s’en fallut que, dans sa fatuité étourdie, Diderot ne se méprît aux marques d’un empressement qui, dans la pensée de Mme Necker, était un hommage rendu à l’écrivain. Hâtons-nous de dire que Diderot ne tarda pas à mieux comprendre et respecter la personne avec laquelle il venait d’entrer en relations, et qu’écrivant assez peu de temps après le Paradoxe sur le comédien, il l’appelle « une femme qui possède tout ce que la pureté d’une âme angélique ajoute à la finesse du goût. » Aussi ne tarda-t-il pas (et quoi qu’il en dise sans trop de persécution), à devenir un des habitués du salon de Mme Necker, où il représentait avec éclat et avec bruit la coterie des encyclopédistes. Bien que ceux-ci fussent assurément moins à l’aise chez Mme Necker que chez Mme Helvétius, ou chez le baron d’Holbach, cependant sa maison ne tarda pas à être comptée au nombre de celles où ils trônaient. On s’en émut à Genève, et Moultou se faisait auprès de Mme Necker l’interprète des inquiétudes éprouvées par les amis de sa jeunesse à la pensée que la société philosophique où elle vivait avait peut-être ébranlé sa foi chrétienne. Mais Mme Necker le rassurait par cette protestation chaleureuse :


Mon cher ami,

Pouvez-vous me soupçonner un instant ? J’ai reçu mes sentiments avec l’existence et vous voudriez que je les abandonnasse dans le temps où mon bonheur en est le fruit ? Vous pouvez me taxer d’enthousiasme, mais est-ce vous qui devez vous plaindre de ce que j’adore tout ce qui est bien ? Je vois quelques gens de lettres, mais comme je me suis hâtée de leur montrer mes principes, on ne touche jamais à cet article chez moi. À mon âge, avec une maison agréable, rien n’est si aisé que de donner le ton… Je vis, il est vrai, au milieu d’un grand nombre d’athées, mais leurs arguments n’ont jamais même effleuré mon esprit, et s’ils ont été jusqu’à mon cœur, ce n’a été que pour le faire frémir d’horreur.


À ces reproches qui lui étaient souvent adressés au sujet de la société qu’elle fréquentait, Mme Necker trouvait un autre jour une heureuse et charitable réponse : « J’ai des amis athées, disait-elle, pourquoi non ? Ce sont des amis malheureux. »

Mme Necker ne se contentait pas, comme elle l’écrivait à Moultou, de donner le ton à sa société ou de tempérer de temps à autre, comme le faisait Mme Geoffrin, par un : « Voilà qui est bien ! » les hardiesses de ses amis les philosophes. Plus courageuse ou plus éloquente, elle provoquait elle-même la discussion, et s’il faut en croire son propre témoignage, elle ne demeurait pas à court d’argumens. Je trouve en effet dans ses papiers le récit d’une discussion qui s’engagea un soir entre elle, Diderot et Naigeon, l’humble et enthousiaste ami de Diderot, qui n’intervient au reste dans la conversation que par des interjections dont la vivacité justifie le surnom que lui donnait Diderot : « le petit ouragan Naigeon. » Malheureusement, un des feuillets du registre où cette conversation a été transcrite se trouvant déchiré, le commencement fait défaut, et le dialogue s’ouvre par une série d’exclamations de Naigeon qui font suite à quelques propos précédens.

NAIGEON.

Chimère ! erreurs ! préjugés !

Mme NECKER, sans écouter M. Naigeon.

Monsieur Diderot, reprenons une conversation qui m’intéresse, et qui me rend l’existence plus supportable[4]. Ne me disiez-vous pas qu’il était possible d’expliquer la pensée par la suite des sensations ?

NAIGEON.

Oui certainement ; avec la plus grande clarté ; ah ! sans doute !

DIDEROT.

Toute la nature n’est qu’une série de sensations graduées ; la pierre sent, mais très faiblement ; la plante sent plus que la pierre, l’huître plus que la plante, et c’est ainsi que je m’élève jusqu’à l’homme. De faibles sensations ne laissent aucun souvenir d’elles-mêmes. L’empreinte légère de mon doigt sur un corps dur ne sauroit se conserver, mais des sensations plus fortes produisent enfin le souvenir ; souvenir qui n’est autre chose que la pensée, ou, si vous l’aimez mieux, qu’une empreinte durable. La seule matière suffit donc à l’explication de tous ces phénomènes et, si elle est susceptible de sensations, elle est aussi susceptible de pensée.


« Je veux que les idées nous viennent des sens, reprend Mme Necker. Qu’en conclurons-nous, » et elle réfute vigoureusement l’argument de Diderot, en opposant à la variété de nos sensations l’unité de l’être qui reçoit le tribut de nos sens. « Je me juge toujours une, ajoute-t-elle, et le foyer de ces idées, quel qu’il soit, est certainement indivisible.


DIDEROT.

C’est un sens collectif de tous les autres sens.

Mme NECKER.

Quelle est donc la nature de ce sens qui contient des choses abstraites, qui est tourmenté par des raisons métaphysiques, pour qui le néant est quelque chose, puisqu’il le distingue de l’existence ; ce sens qui réagit sur lui-même, qui se forme de nouvelles pensées et qui, malgré les millions d’objets qu’il représente, qu’il renferme et sur lesquels il s’exerce, demeure toujours un et indivisible ? Quelles sont les opérations de la matière qui ressemblent à ces actes miraculeux de notre âme ? Ah ! monsieur Diderot, avouons notre ignorance ; plus nos idées se multiplient sur ces objets, plus je me persuade que Dieu a traité les métaphysiciens comme les architectes de Babel qui vouloient monter au ciel malgré leur petitesse. Il ne leur accorda le don des langues que pour les confondre par la multiplicité des mots et les empêcher de s’entendre.


La conversation s’arrête ici, soit (ce qui est à la vérité peu probable) que Diderot ait été ébranlé, soit que la chaleur déployée par la maîtresse de la maison dans la discussion lui ait fait juger plus prudent de laisser tomber le sujet. Mais on voit que, n’en déplaise à Grimm, Hypatie Necker se rendait compte des choses, et qu’elle n’était pas en peine de donner une forme heureuse à ses idées.

Quelque ménagement que Diderot pût déployer pour ne pas blesser les convictions religieuses de Mme Necker, de quelque respect qu’il l’environnât, ce n’en était pas moins une relation étrange que celle de l’amant de Mme de Puisieux et de Mlle Voland, de l’auteur de la Religieuse, avec la femme austère et pure que l’ombre même d’une médisance n’a jamais effleurée et sous la plume de laquelle ne se trouve jamais un mot qui blesse les convenances. Chose singulière, il semble que Diderot fût seul à en avoir le sentiment. Les lettres qu’il adresse à Mme Necker ne sont pas seulement exemptes de ces polissonneries qui souillent toutes ses œuvres, mais elles sont écrites sur un ton de respectueuse humilité qui ne lui est pas ordinaire. On en jugera par celle-ci, où il s’excuse de ne pouvoir répondre à une demande de Mme Necker, en lui envoyant ses Salons encore inédits :


Madame,

C’est un éloge trop flatteur que celui que vous daignez faire de mes petits feuillets, pour avoir le courage de s’y refuser. Soyez bien persuadée que c’est avec un véritable regret que je vous renvoye votre commissionnaire les mains vuides ; mais je n’ai rien, mes amis ont tout pris, et c’est une misère que de leur arracher quelque chose : il y a cependant un copiste en chantier ; mes pauvres guenilles me reviendront, et je vous les confierai sans pudeur. Combien de choses vous y trouverez, qui n’auroient jamais été ni pensées, ni écrites, si j’avois eu l’honneur de vous connoître plutôt. J’ose croire que la pureté de votre âme auroit passé dans la mienne, et que je serois aussi devenu une espèce d’ange. Vous avez raison, madame, vous avez raison ; un homme honnête, un homme qui veut sortir de ce monde-ci sans remords, un homme qui veut au dernier pas revenir par la pensée sur la carrière qu’il a parcourue, sans rougir, un homme qui connoît le vrai but des lettres, et qui ne veut pas prostituer son talent, ne compose rien que Dieu et vous ne puissiez regarder avec complaisance. S’il existoit des esprits célestes, et qu’ils errassent autour de nous, à côté d’une belle ligne à laquelle ils souriroient, ou ils s’éloigneroient, ou il tomberoit de leurs yeux une larme qui effaceroit les lignes indécentes qui suivroient ; ces intelligences pures n’auroient précisément laissé dans mes ouvrages que ce que vous en approuveriez.


Il faut que cette crainte de scandaliser Mme Necker par l’indécence de ses ouvrages tînt bien fort au cœur de Diderot ; car il y revient encore et presque sous la même forme dans une lettre postérieure.


J’allois oublier de vous demander pardon de toutes les impertinences que vous avez lues dans mes Sallons. Soyez en assurée, madame, que je n’ai pas voulu vous manquer en aucune façon ; car j’en use avec mes ouvrages ainsi qu’avec les ouvrages des autres. La ligne bien écrite ou bien pensée, le trait d’imagination, le sentiment honnête est la seule chose dont il me souvienne et la seule que je me sois proposé de mettre sous vos yeux. Dieu lisoit un jour la vie d’un homme de bien ; c’est-à-dire une vie mêlée de bonnes et de mauvaises actions. Il avoit l’ange Gabriel à sa droite et le diable à sa gauche. Satan appuioit du doigt sur toutes les lignes accusatrices et sourioit ; l’ange pleuroit, et chacune de ses larmes, en tombant sur le feuillet, en effaçoit la ligne qui faisoit sourire Satan. Vous auriez trop pleuré si chaque sottise de mon papier vous avoit coûté une larme. Songez, madame, que c’est ma confession que je vous ai confiée ; songez que c’est moi tel que je suis, seul, portes et fenêtres fermées, sans voile et sans pudeur. Songez que je n’ai pas mis la moindre prétention à ce barbouillage ; que je n’ai rien cherché de ce qu’il peut y avoir de passable, ni rien rejette de ce qui se présentoit de mauvois ; que j’ai tout écrit sans loix, sans triage, comme un torrent se précipite, entraînant pêle-mêle des arbres, des plantes, des animaux, quelques choses précieuses couvertes de beaucoup de fange. Lorsque vous en aurez fait transcrire les lambeaux qui ne vous auront pas déplu, ce sera certainement la très petite portion de cette masse informe et la seule que j’oserois publier. Si je ne comptois pas sur votre indulgence, je serois très soucieux de mon indiscrétion. Je vous supplie de ne me pas mépriser. Ce ne sont pas les pensées, ce sont les actions qui distinguent spécialement l’homme de bien du méchant. L’humeur secrette des âmes est à peu près la même. C’est une caverne obscure habitée de toutes sortes de bêtes bien et malfaisantes. Le méchant ouvre la porte de la caverne et ne lâche que les dernières. L’honnête homme fait le contraire. Vous avez voulu entrer dans la caverne et j’y ai consenti. M. Grimm a eu l’intrépidité de laisser regarder à travers les barreaux, des hommes, des femmes, du plus haut rang ; mais cela ne me justifie pas. Si une bonne chose ne pèse pas plus dans votre balance que cent mauvaises, je suis perdu.

Quand ce manuscript vous sera devenu inutile ou fastidieux, je vous prie de le renvoyer chez moi sous enveloppe cachetée.

Mille pardons, madame, et mille excuses, je vous les demande à genoux, ajoutez à cela tout l’appareil d’une amande (sic) honorable, et puis frottez vos yeux et n’y pensez plus.


Lorsque Diderot partit avec Grimm pour la Russie, Mme Necker comptait sans doute qu’il lui écrirait de Saint-Pétersbourg quelques-unes de ces lettres brillantes qu’on aimait tant à montrer dans les salons du XVIIIe siècle. Mais son espoir fut déçu. Il la laissa sans aucunes nouvelles de lui (comme au reste sa femme et sa fille), et il fallut que Grimm excusât son ami. « Que voulez-vous faire, madame ? Jamais sa conduite dans les choses les plus ordinaires comme dans les autres ne ressemblera à la conduite ordinaire et convenue. Il inventera plutôt le menuet de nouveau que de le danser comme les autres. » Diderot devait toutefois dédommager Mme Necker par une longue lettre qu’il lui écrivit de la Haye et dont je citerai quelques fragmens. Après lui avoir confessé tout bas qu’il ne sait rien de la Russie et que les philosophes qui parlent du despotisme ne l’ont vu que par le goulot d’une bouteille : « Quelle différence, ajoute-t-il, du tigre peint par Oudry ou du tigre dans sa forêt ! » Puis il trace de Catherine II un portrait auquel on aurait peine à reconnaître cette femme dissolue et sans scrupules si l’on ne savait combien au XVIIIe siècle il était facile à une souveraine d’éblouir un philosophe :


Je n’ai guères vu que la souveraine, et j’ai tout fait pour qu’en vous parlant d’elle, vous n’entendissiez pas la voix toujours suspecte de la reconnoissance ; il m’en coûte ma fortune peut-être, ou celle de mes enfants, pour en être cru lorsque je vous dirois qu’on n’a pas plus de noblesse et d’affabilité que l’impératrice, que je ne sais quelle est la matière qui lui soit assez étrangère pour l’appliquer en conversation ; qu’elle réunit à un grand jugement une pénétration vive ; que si l’on aperçoit d’abord qu’on s’aproche d’une majesté, il est impossible de ne pas l’oublier dans le moment suivant ; que vous ne connoissez pas mieux votre maison et vos enfants qu’elle son empire et ses sujets ; qu’elle permet qu’on l’interroge et qu’elle ne trouve pas mauvais qu’on l’interrompe, comme j’en ai fait souvent la sottise ; que son ame est forte et douce ; qu’elle aime la gloire passionnément, et qu’elle sait y renoncer lorsque le succès, plus facile ou plus prompt, en exige le sacrifice ; qu’elle a, quand il faut, le ton leste d’une Françoise qui a bien de la finesse ; que c’est comme une grande et belle statue dont les formes précieuses n’ont point été altérées, mais qui a contracté une teinte légère de ce vernis que les chefs-d’œuvre de l’antiquité ont pris dans la vase où ils ont été précipités par les mains barbares ; qu’un talent qui ne suppose pas seulement de la bonté, mais qui demande bien de l’esprit, celui de vous dissimuler et de vous faire entendre la chose qui vous désobligeroit, personne ne le possède à un plus haut point ; qu’elle a bien l’art d’écarter la question à laquelle il ne lui plaît pas de répondre, art facile avec moi, très difficile avec un autre ; qu’elle a revêtu de toutes les séductions d’une femme aimable la fierté d’une romaine ; que l’on peut l’en croire, parce qu’elle en a fait une longue épreuve, lorsqu’elle dit que les circonstances hasardeuses lui laissent le sang-froid ; en un mot que, simple particulière à Paris, elle y auroit aussi son Saint-Ouen, où elle seroit entourée de femmes aimables et d’hommes instruits. Je vous achèverai quelque jour cette ébauche d’après ses propos, que j’avois l’intention de jetter sur le papier tout en la quittant, de peur qu’en séjournant dans ma tête, ils ne dégénérassent en prenant un goût de terroir.


Diderot entre ici dans d’assez longs détails sur l’effet que le climat de la Russie, et en particulier les eaux de la Neva, ont produit sur sa santé, puis il retombe dans son enthousiasme :


Je l’ai juré et je le jure encore, s’il arrivoit que par un de ces caprices du vieillard qui dispose, de dessous la noire pelisse qui l’enveloppe, de tous les événements de ce monde, qui nous voit aller et qui rit, cette grande et digne souveraine fut renversée du trône, je ne balancerois pas à retourner en Russie et à lui porter au fond d’une prison un hommage plus flatteur que celui que je lui ai rendu sur le trône.

Je ne puis ni accepter ni refuser le bien que vous avez la bonté de me dire de moi. Jugez, madame, de la perplexité de celui qui seroit obligé d’ôter à vos lumières ce qu’il accorderoit à votre véracité. Vous lisez les hommes comme on m’accuse de lire les livres ; c’est vous-même que vous voyez en eux, et vous avez bien raison d’en être satisfaite.

Rarement à courir le monde
On devient plus homme de bien.

Je n’ai pas changé d’opinions en changeant de climat. Je continue de marcher sur la surface du globe, comme si personne ne me regardoit ; je me vois, moi, et lorsque j’ai besoin d’un appui, d’un censeur, d’un panégyriste, ou d’un témoin, je vais chercher mon ami : tandis que vous avez les yeux tournés vers le ciel, je regarde vers la rue Anne[5] ou j’y cours, mon fétiche est sous ma main.


Il entre ensuite dans maints détails sur ses enfans, sur ses occupations, sur ses projets, et, finissant par revenir à cette pensée qui le préoccupe toujours : quelle opinion Mme Necker a-t-elle de lui ? il termine ainsi sa lettre :


Madame Necker, madame Necker, prenez garde ; vous me corrompez. Je suis un homme simple à qui l’on en fait aisément à croire. Je ne rabattrois pas un mot de vos éloges, si j’étois bien sûr de ne jamais vous détromper.

Quand je me rapelle la hardiesse que l’on a eu de vous confier ces sallons, je n’en reviens pas ; c’est comme si j’avois osé me présenter chez vous ou à l’église en robe de chambre et en bonnet de nuit. Mais c’est moi, trait pour trait ; je n’ai fait que me copier, sans la moindre rature, il n’y a aucun de mes ouvrages qui me ressemble davantage. Le métal est resté brut tel qu’il est sorti de la mine. Si vous en tirez une paillette d’or, c’est plus votre mérite que le mien.

Il est bien fâcheux pour moi de n’avoir pas eu le bonheur de vous connoitre plutôt. Vous m’auriez certainement inspiré un goût de pureté et de délicatesse qui auroit passé de mon âme dans mes ouvrages. Ces dévergondées qui tourbillonnent dans nos jardins ne sont pas sans attraits. Plus piquantes peut-être pour la jeunesse et pour le vice, c’est la jeune fille grande, belle et modeste qui fixe les regards de l’homme de bien. Il n’y a nulle comparaison à faire des bacchantes de Rubens ou de Jordaens aux vierges de Raphaël. Je le sçais, je le sens, j’en conviens ; mais il est trop tard pour prendre ce stile pur et chaste.

À La Haye, ce 6 septembre 1774.


Je ne connais rien qui fasse plus d’honneur à Mme Necker que le respect d’un homme aussi peu respectueux que l’était Diderot, et rien non plus qui fasse autant d’honneur à Diderot que cet aveu et ce regret sincère de tant d’indécences jetées au hasard dans ses livres. C’est le propre des nobles âmes que d’élever à leur niveau tous ceux qui les approchent. Il y avait dans la nature de Diderot un fond meilleur que ses œuvres ; c’est ce fond qu’il laisse apercevoir dans ses lettres à Mme Necker, et on y trouve déjà l’accent de l’homme qui, relisant quelques années avant sa fin certain passage de Sénèque sur le mauvais emploi de la vie, disait : « Je n’ai jamais pu relire ce passage sans rougir. C’est mon histoire. »


III.

Diderot n’était pas dans le salon de Mme Necker le seul champion de l’Encyclopédie. Il avait un second dans la personne de d’Alembert. Mme Necker avait probablement connu d’Alembert au temps où il demeurait comme elle dans la rue Michel-le-Comte, chez sa vieille nourrice Mme Rousseau, et avant qu’il se déterminât à venir partager, rue Bellechasse, l’appartement de Mlle de Lespinasse. Mais, si ancienne que fût leur relation, d’Alembert ne pénétra jamais dans la familiarité de Mme Necker aussi avant que Marmontel ou Diderot. Nature pauvre et assez froide (bien qu’il ne fût cependant pas incapable d’un sentiment profond), d’Alembert appartenait trop exclusivement à celle qui à son insu et sous ses yeux partageait cependant son cœur entre M. de Mora et M. de Guibert, pour qu’il lui restât grand’chose à donner de son temps et de son affection. Ce reste (pour ce qu’il pouvait être), appartenait d’ailleurs à Mme Geoffrin, et Mme Necker ne venait qu’en troisième ligne. Aussi les lettres échangées entre d’Alembert et Mme Necker montrent-elles qu’ils n’ont guère dépassé l’un vis-à-vis de l’autre les bornes d’une indifférence courtoise. Tantôt d’Alembert accompagne de quelques phrases modestes l’envoi du manuscrit de ses Éloges, et il s’excuse de « se présenter ainsi en robe de chambre et en robe de chambre trouée et déchirée ». Tantôt il entretient Mme Necker de quelque événement du jour, par exemple de la première représentation d’un opéra de Gluck, dont il dit comme M. Jourdain qu’il y a trop de tintamarre là dedans, ou bien plus simplement il lui recommande un maître d’écriture pour sa fille. Parmi ces lettres il y en a cependant trois dont l’intérêt tient aux circonstances qui les ont dictées. Mme Necker, ayant appris la mort de M. de Mora, avait cru devoir adresser à Mlle de Lespinasse ses complimens de condoléances ; d’Alembert lui répond au nom de son amie et prend part avec une bonhomie touchante à la douleur dont il est témoin, sans se douter que dans cette douleur les remords entraient pour beaucoup plus que les regrets :


À Paris, ce samedi 4 juin.

J’ai lu, madame, votre lettre à Mlle de Lespinasse ; elle en a été pénétrée de la plus sensible et la plus tendre reconnoissance, elle est hors d’état de vous exprimer elle-même le prix qu’elle met aux marques de votre intérêt ; sa santé est très altérée, elle est dans un abattement qui ne lui permet pas de jouir des consolations de l’amitié. Celle que j’ai pour elle me fait partager tout ce qu’elle sent, et c’est vous dire, madame, que je suis moi-même bien souffrant et bien malheureux. Je regrette pour moi l’homme qui avoit l’âme la plus sensible, la plus vertueuse et la plus élevée ; son souvenir et les regrets qu’il me cause seront à jamais gravés dans mon âme ; la bonté, la vertu de la vôtre me persuadent que c’est vous donner une preuve de mon attachement et de mon respect, que de vous parler de ce qui m’affecte si douloureusement. Permettez que cette lettre soit commune entre vous et M. Necker, que je prie d’agréer les assurances de mon respect.


Deux ans après, Mlle de Lespinasse succombait à son tour, et, sous le coup du seul chagrin profond qu’il ait éprouvé de sa vie, d’Alembert trouve en s’adressant à Mme Necker des expressions émues et affectueuses qui contrastent avec le ton ordinaire de ses lettres :


Ce mercredi au soir.

Que vous avez de bonté, madame, vous et M. Necker, de vouloir bien vous occuper de ma situation et de ma douleur ! J’ai perdu la douceur et l’intérêt de ma vie, je n’y tiens plus que par la triste et chère occupation d’exécuter les dernières volontés de ma malheureuse amie ; quand j’aurai rempli ce devoir douloureux, mais sacré pour mon cœur, je ne sentirai plus que l’abandon et le vide, et je ne pourrai supporter l’existence que par l’intérêt que voudront bien y prendre encore quelques âmes honnêtes et sensibles ; la votre, madame, est de ce nombre ainsi que celle de M. Necker, et c’est à ce titre que je vous demande la continuation de vos bontés à l’un et à l’autre ; elles me sont plus nécessaires et plus chères que jamais, elles me feront sentir plus vivement encore que par le passé toute la reconnoissance que je vous dois et tous les sentimens de respect et d’attachement que vous m’avez inspirés.


Quelques mois après la mort de Mlle de Lespinasse, Mme Geoffrin tombait à son tour dans un état d’affaissement avant-coureur de la fin, dont sa fille profitait pour fermer sa porte aux philosophes ses amis. C’était Mme Necker que d’Alembert choisissait encore comme confidente de ses regrets :


Quoique j’aie pris le parti, madame, de me remettre à mon ancienne manière de vivre, qui toute triste qu’elle est, convient mieux qu’aucune autre à ma santé et à ma situation, je me proposois pourtant d’avoir aujourd’hui l’honneur de vous voir, dont je n’ai pas joui depuis longtemps. Mais le triste état de Mme Geoffrin ne me permet pas de m’occuper d’autre chose, et m’interdit en ce moment le plaisir même de votre société. Suis-je donc condamné, madame, à tout perdre à la fois ? Je pourrai dire comme Oreste : Grâce au ciel, mon malheur passe mon espérance. Je la voyois hier au soir dans un état d’affaissement qui me faisoit désirer d’être à sa place, sans que j’osasse lui souhaiter d’être à la mienne. Je ne prendrois pas la liberté de vous parler de cette nouvelle peine, si je ne savois combien votre amitié pour Mme Geoffrin vous la fera partager. Recevez mes excuses, mes regrets, et les assurances de mon tendre respect.


Bien que ces lettres de d’Alembert ne soient pas exemptes d’une certaine déclamation, il me semble cependant que la vérité de leur accent est de nature à réconcilier quelque peu avec cet honorable mais peu sympathique personnage.

Puisque le nom de d’Alembert a tout naturellement amené celui de Mlle de Lespinasse, peut-être lira-t-on avec intérêt ce billet enjoué (cependant avec une teinte de mélancolie), où elle remercie M. Necker de l’envoi de son opuscule sur le Bonheur des sots :


Ce mardi, 6 heures du soir.

Vous prêchez, monsieur, la neuvième béatitude, mieux que l’Évangile ne fait les huit autres ; mais vous avez beau prêcher, votre écrit vous condamne à un malheur éternel ; jamais je n’ai vu tant de bonne plaisanterie et de saine raison à la fois, cela est aussi philosophe et aussi gai que Candide ; je croyois l’espèce humaine bien malheureuse, vous me faites voir bien des heureux sur la terre, mais à la vérité, sans m’attacher davantage à la vie ; ce qui me la feroit trouver bien douce, bien piquante et bien agréable, ce seroit que vous voulussiez bien en remplir quelques momens. Il n’y a pas plus de dix minutes que je possède votre paquet, je l’ai lu avec avidité, je vais recommencer. J’attends M. d’Alembert et je suis bien sûre qu’il partagera mon plaisir.


Le salon de Mme Necker était devenu également un lieu de rendez-vous fréquenté par les étrangers qu’attirait l’éclat de Paris et par les représentans des différens souverains de l’Europe que leurs fonctions diplomatiques y retenaient habituellement. C’est ainsi qu’on rencontrait aux vendredis l’ambassadeur d’Angleterre, milord Stormont (comme on disait alors), qu’on appelait dans la société le bel Anglais ; l’ambassadeur de Suède, le comte de Creütz, prédécesseur de M. de Staël, qui fut le premier objet de cet engouement dont, à la suite du voyage de Gustave III, la société se prit pour la noblesse suédoise, l’ambassadeur de Naples, le gros et aimable marquis Caraccioli, qui, nommé vice-roi de Sicile, quitta Paris avec tant de regrets et répondait aux complimens du roi sur l’éclat de sa nouvelle place : « Ah ! sire, je suis obligé d’abandonner la plus belle place du monde, la place Vendôme. » Mais de tous ces étrangers celui qui faisait la plus brillante figure dans le salon de Mme Necker, c’était l’abbé Galiani. Durant les dix brillantes années de son séjour à Paris, les seules, disait-il, où il eût vécu d’une vraie vie, de 1759 à 1769, le folâtre abbé dont le gouvernement napolitain avait eu la singulière idée de faire un secrétaire d’ambassade charma toute la société par ses saillies, et dès que le salon de Mme Necker fut ouvert, il en devint un des hôtes les plus assidus. Là, il ne se trouvait pas exposé, comme chez le baron d’Holbach, à tenir tête, lui chétif, à toute une réunion d’athées et à leur démontrer l’existence de Dieu par le célèbre argument des dés pipés. Dans une discussion de cette nature, la maîtresse de la maison aurait pris parti pour lui, et il devait se sentir en sécurité. Mais ces abbés du XVIIIe siècle étaient si exigeans que chacun avait ses griefs. L’abbé Morellet reprochait à Mme Necker la contrainte qu’elle imposait à ses hôtes sur les questions religieuses. L’abbé Galiani lui reprochait « d’avoir de la vertu et d’observer le froid maintien de la décence. » Sans doute, à ce point de vue, il se trouvait plus à l’aise à la Chevrette, chez Mme d’Epinay. Mais une fois qu’il a quitté Paris, « le seul endroit, s’écrie-t-il avec désespoir, où l’on m’écoutoit, » pour retourner à Naples d’où il ne reviendra pas, comme les griefs s’évanouissent ! comme les regrets dominent ! On en jugera par quelques extraits de ses lettres aussi folles et aussi spirituelles que lui et que leur longueur seule m’empêche de publier tout entières. À peine est-il arrivé à Gênes, la première étape de son retour, qu’il écrit à Mme Necker pour épancher sa douleur :


Gênes, ce 28 août 1769.

Peste soit des sentiments ! Si j’en ai, que Dieu me les pardonne, ce n’est pas ce que j’ai de mieux, en vérité. J’en ai pourtant bien peu ; mais vous, madame, vous en avez un diable chargé. Votre charmante lettre du 29 n’a que ce défaut-là. Vous me parlez encore de sentiments. Que ne me parlez-vous pas de pantoufles ? que risquez-vous ? Je suis à Gênes et vous à Paris. Savez-vous que, si vous continuez sur ce ton-là, je pourrai bien penser à vous le jour, mais je n’en rêverai pas la nuit ?

Vous voyez comme je suis gai. N’en croiez rien. Je suis triste et malheureux, et je suis bien fâché de vous l’apprendre. Je tâche de me distraire et je donne dans l’excès opposé d’une gaieté folle. J’amuse ici tout le monde hors moi-même. Un instant que je retombe sur l’idée de Paris et de mes amis, me voilà perdu. Je n’y suis pas et vous y êtes. Voilà les deux points de ma triste et désolante méditation. Mais vous y reviendrez, me dit-on. Qu’en sais-je ? Mais vous mourrez hors de Paris ? C’est sûr et ce n’est pas consolant. Mais vous n’êtes pas encore mort ? C’est encore très vrai. Vous vous y ferez donc comme les diables au feu de l’enfer ? C’est pénible, et enfin c’est la seule ressource de l’enfer et la seule consolation des damnés. Mais quelle maudite lettre lamentable je vous écris, grand Dieu ! Revenons à nos pantoufles… L’abbé Morellet a donc été mordu de jalousie, Suard en a été piqué, et Thomas en a-t-il été égratigné ? Ah ! il est coriace celui-là. Nouveau Démosthène dans sa lanterne à Madrid[6], qui vaudra un jour celle d’Athènes, il est tranquille, sûr et d’une confiance qui m’impatiente. Si je revenois pourtant, je serois homme à le faire trembler, mais je ne reviendrai pas. Ah ! fi, le vilain que je suis ! quel maudit tic que j’ai pris là ! Je ne fais que répéter ce doute dans ma tête, et ce doute me désespère, il me tue. Allons, parlons d’autre chose.

Mlle Clairon est-elle de retour ? C’est un chagrin de moins que son absence de Paris m’a valu à mon départ. Je n’ai pas besoin de vous demander si elle se souvient de moi. Je suis bien sûr que oui. Mlle de Lespinasse s’en souviendra aussi, car elle est jolie, honnête, a une mémoire très heureuse, beaucoup de lecture, beaucoup de connoissances, et je suis pour elle un livre qu’elle a lu autrefois sans ennui. Mme Geoffrin… Non, je n’en parlerai pas. Je n’en ai pas encore la force. Pour Mme de La Ferté-Imbault (la fille de Mme Geoffrin) on peut en parler, Elle m’aime et je l’aime comme les anges s’aiment, à ce que dit notre saint Thomas qui n’est pas votre Thomas, mais qui étoit bien meilleur théologien et qui avoit découvert que les anges s’aiment tout aussi bien de loin que de près, sans se voir, sans se parler. Ils sont bien heureux s’ils y trouvent du plaisir.

Vous m’aviez promis de m’écrire souvent. Tiendrez-vous parole ? Écrivez-moi par la poste en droiture ici, mais chargez quelqu’un de faire les enveloppes. Vos lettres ressemblent à Socrate, la plus belle âme dans le corps le plus laid. Vos lettres sont aussi belles que l’enveloppe en est affreuse. Je dis cela pour faire plaisir à l’abbé Morellet et non pas pour vous humilier. Il ne vous conviendroit pas de bien faire les enveloppes. Cette matérialité ne sied pas bien au sublime de votre ineffable spiritualité. Voilà le papier qui commence à me manquer. N’oubliez pas mes compliments à votre plus cher ami, à M. Necker. Je l’aime infiniment, et ce n’est pas pour vous faire ma cour. C’est pour mon plaisir tout pur. On me reprochera que je n’ai pas encore envoyé rien dire à l’incomparable Marmontel et à tant d’autres, mais leur souvenir cause mon malheur, et il ne faudroit pas être malheureux.

Ah ! cette pantoufle ! Heureux le cordonnier !


Cependant, d’étape en étape, l’abbé est arrivé à Naples. Ce n’est pas lui qui comprendra jamais qu’on s’écrie : Veder Napoli, poi mori ! Au pied du Vésuve, ce sont les souvenirs de Paris qui le hantent, et il ne peut se tenir d’en faire confidence à Mme Necker. Après avoir a tout bonnement et platement » commencé par lui demander de ses nouvelles, et s’il est vrai qu’elle soit grosse, il se laisse aller à la vivacité de ses regrets et trace ce tableau animé où il peint au vif le salon de Mme Necker et lui-même :


Il n’y a point de vendredi que je n’aille chez vous en esprit. J’arrive, je vous trouve tantôt achevant votre parure, tantôt prolongée sur cette duchesse. Je m’assieds à vos pieds. Thomas en souffre tout bas, Morellet en enrage tout haut, Grimm, Suard en rient de bon cœur, et mon cher comte de Creütz ne s’en aperçoit pas. Marmontel trouve l’exemple digne d’être imité, et vous, madame, vous faites combattre deux de vos plus belles vertus, la pudeur et la politesse, et dans cette souffrance vous trouvez que je suis un petit monstre, plus embarrassant qu’odieux. On annonce qu’on a servi. Nous sortons, les autres font gras, moi je fais maigre, et mange beaucoup de cette morue verte d’Écosse que j’aime fort, je me donne une indigestion tout en admirant l’ardeur de l’abbé Morellet à couper un dindonneau. On sort de table, on est au café, tous parlent à la fois. L’abbé Raynal convient avec moi que Boston et l’Amérique anglaise est à jamais séparée d’avec l’Angleterre, et dans le même moment Creütz et Marmontel conviennent que Grétri est le Pergolèse de la France ; M. Necker trouve tout cela bon, baisse la tête et s’en va. Voilà mes vendredis. Me voyez-vous chez vous comme je vous vois ? avez-vous autant d’imagination que moi ? Si vous me voyez et si vous me touchez, vous sentirez qu’à présent je vous baise tendrement la main. Mais vous souriez ? Adieu donc, je suis content.


Cependant il n’a pas tout à fait pardonné à Mme Necker d’avoir gardé vis-à-vis de lui « le froid maintien de la décence, » et après deux années écoulées, il lui cherche encore querelle à ce sujet :


Naples, ce 6 Juillet 1771.
Ma divinité !

Enfin une lettre de vous est venue me trouver. Si cela continue, je n’en demande pas davantage à la déesse de l’amitié. Vous êtes toujours dans les mêmes principes à ce que dit votre lettre ; tant mieux pour M. Necker, tant pis pour les autres. Cela me fait plaisir à moi pourtant, puisque cela prouve que j’étois l’Hector de cette Troie et que

......Si Pergama dextra
Defendi possent, etiam hac defensa fuissent
.

Si la chose eût été faisable, je l’aurois faite. Réjouissons-nous donc et triomphons dans la déroute générale.

Vous me dites que tous vos plaisirs se réduisent à la conversation. Je vous plains bien, elle est mourante à Paris et sera bientôt morte. Curæ leves loquuntur, ingentes stupent. Les Français parlent et chantent quand on les pince ; ils se taisent, comme de raison, lorsqu’on les assomme. Pour moi, voilà bientôt deux ans que j’ignore ce que c’est qu’une conversation. Faute d’autres animaux raisonnables, je fais société avec un chat. Il est à présent malade. Si vous connaissez la force des chagrins domestiques, vous pouvez juger de mon affliction. J’ai appris la langue chatte depuis mon départ de Paris ; je la parle assez couramment pour un homme, et je crois que, si vous veniez me trouver, au lieu de vous dire : « Je vous adore, je languis, je me meurs, » et cent autres fadaises de la langue humaine, je vous dirois : Miaou ! et tout seroit dit, et même très énergiquement. Savoir ce que vous répondriez. Répondriez-vous à demi-voix comme une jolie chatte : Mie, mieù, miou ? ou souffleriez-vous comme une chatte fauve et farouche ? Allons, vous ne risquez rien à me le dire à deux cents lieues de distance. Ni vos griffes, ni les miennes ne sont pas si longues. Mais revenons à nos moutons.

J’ai fait de votre charmante lettre tout l’usage que je pouvois. Je l’ai montrée au baron de Gleichen. Il a dit, comme La Fontaine en apprenant le choix de la sépulture de Racine, que vous ne m’en auriez jamais tant dit de mon vivant à Paris. Enfin nous nous sommes attendris jusques aux larmes, et en faisant votre éloge, mon refrain étoit : C’est dommage qu’elle ait tant de principes dans sa tête et aucune inconséquence dans son cœur. Je me suis souvenu de cette soirée affreuse et à jamais mémorable où je fus un monstre parce que j’osois dire ce que tout le monde pensoit. Je disois que je n’aimois les hommes que pour l’argent et M. Necker en a, que je n’aimois les femmes que pour la beauté et vous en avez, je disois donc que j’aimois le maître et la maîtresse de la maison et j’étois un monstre après cela. Vous en fûtes scandalisée, Mme Suard étonnée et Mme la gouvernante du Louvre indignée. La ville en retentit, les faubourgs s’en plaignirent, le royaume en étoit en combustion et tout le monde me pardonna ; ainsi Dieu me le pardonne d’avoir convoité l’argent et la femme de mon prochain alors, car nous ne le sommes plus à présent. Les Alpes nous séparent. Mais ni le temps ni les Alpes effacent le souvenir de journées délicieuses que j’ai passées chez vous. Voilà la tristesse et le spleen qui me gagnent. Changeons de discours.

Je me reproche tous les jours de n’avoir pas encore écrit à Mlle Clairon. C’est une des personnes qui m’a le plus véritablement aimé au monde. Je l’ai toujours senti et je suis bien aise qu’elle le sache. Voudriez-vous bien le lui contester ? Je rêve bien souvent d’elle et de ses amis. Je n’en parle pas si souvent. Car avec qui en parlerois-je ? Je vis avec des gens qui de temps à autre me demandent ce que fait la reine de France (c’est vrai au pied de la lettre), ils ont oublié d’en avoir porté le deuil il y a trois ans. Ah ! madame, quel affreux désert que cinquante mille Napolitains ! M. Necker m’écrivit d’une affaire il y a quatre mois… Je lui répondis une longue et belle lettre. L’a-t-il reçue ? Je n’en sais rien. Voudriez-vous me le dire ?

Grimm vit toujours, on le sait, Suard fait des traductions spontanées[7] et donne des nouvelles forcées. Je l’aime mieux quand il fait à sa guise. Morellet assurément ne soutiendra aucune thèse à présent ni sur l’exportation, ni sur les privilèges, ni sur les toiles peintes, ni sur les gênes de la liberté du commerce. Qui est-ce qui se plaint des égratignures au milieu d’une bataille ? Me conseilleriez-vous d’écrire à Mme Geoffrin ? J’en aurois bien grande envie. Cependant j’ai peur qu’elle ait peur de mes lettres. Je suis si fou, elle est si prudente. Cependant je l’aime, je l’estime, je la vénère, je l’adore et si on m’écoutoit, j’en parlerois toujours. Dites-le-lui au moins et dites-moi en quel état sont les mercredis. Je ne puis plus soutenir le tableau émouvant des souvenirs que j’ai. Ma tête est une lanterne magique à présent. Je vous quitte et j’embrasse M. Necker et vous aussi si vous y consentez.


La correspondance de l’abbé Galiani s’arrête à cette date. J’ignore si les lettres suivantes ont été détruites ou si la correspondance a effectivement cessé. Peut-être Mme Necker a-t-elle trouvé que l’abbé poussait trop loin le badinage. Dans sa jeunesse elle eût trouvé plaisantes ces déclarations d’au delà des monts, mais depuis qu’elle vivait dans une société assez corrompue il y avait certains sujets sur lesquels elle n’entendait pas raillerie. En réalité, Mme d’Epinay était une correspondante qui convenait beaucoup mieux à Galiani, et il n’est pas étonnant que seule elle ait eu le privilège de continuer à recevoir des lettres du pétulant abbé.

Des dîners plus ou moins bons et une conversation brillante dont avec une habileté parfois un peu trop apparente elle savait diriger le cours n’étaient pas les seuls agrémens que Mme Necker se préoccupât d’offrir à ses hôtes. Parfois elle leur faisait entendre Mlle Clairon qui était retirée du théâtre, mais pour laquelle Mme Necker avait conservé une admiration passionnée, ou bien elle cherchait à leur procurer un plaisir fort apprécié au XVIIIe siècle, celui de la lecture à haute voix de quelque œuvre nouvelle, plaisir toujours dangereux, car il se change parfois en un déplaisir sensible pour celui qui lit comme pour ceux qui l’écoutent. Il est assez rare toutefois que l’échec public d’une lecture finisse par tourner à la confusion, non pas de l’auteur, mais des auditeurs. C’est cependant la mésaventure qui est arrivée à Mme Necker. L’impression d’ennui profond que causa dans son salon la première lecture de Paul et Virginie est demeuré une de ces anecdotes classiques dont le souvenir a dû consoler plus d’un auteur incompris. J’ai cherché dans les nombreux documens qui m’ont passé sous les yeux quelque trace de cette anecdote et je n’en ai découvert aucune. Mais j’ai trouvé deux lettres de Bernardin de Saint-Pierre antérieures à la publication de Paul et Virginie, et qui datent de ces années de sa vie où, inquiet, besogneux et tourmenté non moins par son caractère que par son génie, il frappait à toutes les portes, aussi bien à celle de Rousseau qu’à celle des encyclopédistes. La première de ces lettres, qui est fort courte, accompagne l’envoi de son Voyage à l’île de France ; « ce n’est point, dit-il, un hommage qu’il rend à la beauté de Mme Necker ni un tribut qu’il paie à son esprit, c’est un exercice qu’il offre à sa sensibilité. » Je publierai en entier la seconde, où l’on verra Bernardin de Saint-Pierre, doutant encore de son génie, tout à la fois se proposer d’écrire une Histoire de Guillaume Tell, demandera M. Necker la communication de son mémoire sur la compagnie des Indes (où il sollicitait en ce moment même d’être envoyé en mission), et comparer entre temps Mme Necker à Vénus :


Madame,

Si vous aviés, à la fin de cette semaine ou au commencement de la semaine suivante, un jour où vous n’eussiés ni beaucoup de plaisirs ni beaucoup d’affaires, si dans ce jour, il y avoit un quart d’heure dont vous puissiés disposer avec M. Necker, je vous prie de me le réserver, J’ai retrouvé dans de vieux papiers un manuscrit sur lequel je voudrois consulter des personnes qui eussent des lumières, du goust et surtout de la sincérité. Je ne sçaurois mieux m’adresser qu’à vous, madame, qui pensés si noblement et qui écrives si bien. Si je pou vois me fier à mes talents, j’employerois mon loisir à écrire quelque histoire, et un des plus beaux sujets à mon avis est celle d’un de vos compatriotes Guillaume Tell, qui occasiona la révolution de la Suisse. Mais où prendre des matériaux, et surtout des connoissances sur les mœurs et la nature d’un pays où je n’ai jamais été ? Voilà où vous et M. Necker pouvés m’aider en suposant toutefois que j’aye assés de talent pour y réussir et que vous ayés assés d’estime pour moi pour me le dire.

Je crois que vendredy prochain vous aurés beaucoup de monde ; il me semble qu’il y a une partie faite, de dames, de beaux esprits, de gens aimables. Ils ont raison. Certainement Paphos n’avait pas de vues plus riantes que Saint-Ouen, et Vénus vous ressembloit beaucoup si ce n’est qu’elle avoit les yeux noirs et que vous les avés bleus comme Minerve.

On attend ici la cornette pour demain, il y a des églises dont les confessionaux ne desemplissent pas, mais le peuple est fort inquiet de savoir si la terre sera brûlée ou noyée, c’est ce qu’on sçaura demain.

Si M. Necker veut me prêter son mémoire sur la compagnie des Indes, je lui serai très obligé. Je crois que j’aurai le temps de le lire. Du moins je le désire beaucoup, j’en ai ouï dire tant de bien et j’ai une si bonne opinion de son goust que je serai fort sensible à cette marque de sa confiance.

Agréés, madame, les sentiments de respect et d’attachement avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur

de Saint-Pierre.

Paris, ce 11 may 1773 (hôtel de Bourbon, rue de la Magdelaine).


Dans les propos qui s’échangeaient aux vendredis de Mme Necker on peut penser qu’il était souvent question de l’Académie française. Presque tous les habitués de son salon en faisaient partie, et ils devaient profiter de ces fréquentes rencontres pour s’entretenir ensemble des prix qu’ils avaient à distribuer (et dont M. Necker fut honoré deux fois), ou des discours qu’ils avaient entendus. Ce n’était pas une mince affaire qu’une réception académique dans un temps où le moindre événement littéraire avait autant et sinon plus de retentissement qu’une bataille. Ce jour-là, bien des hardiesses qui aujourd’hui nous sembleraient des banalités se débitaient aux applaudissemens du public, sous cette forme élégante et un peu solennelle qu’on aurait grand tort de supprimer de notre littérature moderne, où seule elle représente aujourd’hui ce que nos pères appelaient autrefois le genre noble. Mais une élection était chose bien plus importante encore. L’Académie française, qui a eu, comme toute puissance en ce monde, ses momens de popularité ou de défaveur, était alors à son apogée. Dans la lutte engagée par les philosophes et les gens de lettres contre les formes surannées d’une société dont ils ne croyaient pas la chute aussi prochaine, un fauteuil académique était comme un trépied du haut duquel il était plus commode et plus sûr de lancer des foudres et de rendre des oracles. Aussi les compétitions étaient-elles des plus vives dès qu’un de ces postes de gloire et de combat devenait vacant, et Mme Necker se trouvait tout naturellement informée des préliminaires et des péripéties de ces batailles littéraires. Marmontel la tenait au courant de ses efforts pour faire triompher la candidature de l’abbé Maury sur celle de Target, et Buffon la prenait pour confidente de la colère que lui causait l’obstination de Bailly à voter pour Sedaine.

De l’information à l’influence il n’y a souvent pas loin, et il était inévitable qu’on finît par lui attribuer sur les élections académiques elles-mêmes une action sinon égale, au moins comparable à celle autrefois exercée par Mme de Lambert, dont le marquis d’Argenson disait qu’on n’était guère reçu à l’Académie qu’on ne fût présenté chez elle ou par elle. Plus d’un candidat inquiet dut également se demander s’il avait pour lui le salon de Mme Necker, et, par quelque démarche auprès de la maîtresse de la maison, s’efforcer d’obtenir cet indispensable appui. Ce fut le cas de Dorat, le fécond et malheureux Dorat, dont cinq comédies, six tragédies, cinq poèmes, cinq romans et une quantité innombrable de pièces plus que légères, ont à peine sauvé le nom de l’oubli. Lorsqu’il posa sa candidature à l’Académie, Dorat rencontra parmi ses ennemis les plus déclarés quelques-uns des encyclopédistes qui fréquentaient habituellement le salon de Mme Necker. Ce fut donc à elle qu’il s’adressa pour triompher de leurs préventions, et si je cite en entier cette lettre, c’est qu’elle montre assez bien le crédit littéraire dont moins de six ans après son mariage était arrivée à jouir l’ancienne présidente de la petite académie de la Poudrière :


J’ai tant confiance dans vos bontés, madame, que je ne crains point d’y avoir recours dans cette occasion. Il me seroit plus doux de vous devoir qu’à toute autre, et voilà pourquoi je me hasarde avec une sorte de sécurité. Vous connoissez beaucoup d’académiciens ; ces messieurs ont autant de déférence pour votre goût que d’estime pour votre personne, et si vous vouliez appuyer auprès d’eux le désir que j’ai d’être leur confrère, je suis sûr que leurs préventions ne tiendroient pas contre des démarches que vous auriez l’air de favoriser. Voilà douze ans que je m’occupe et que le public accueille mes travaux avec bienveillance. Ma famille m’a fait quitter une carrière où je serois très avancé aujourd’hui : j’ai cru trouver du dédommagement dans les lettres et suppléer par elles à l’état que j’avois perdu. Point du tout ; j’ai rencontré des oppositions cruelles et dont je ne peux deviner le principe ; des mœurs, de l’honnêteté, quelques autres avantages qu’on ne cite pas, quand ils sont seuls, mais qui doivent valoir par le reste, tout cela n’est compté pour rien ; on évoque mes torts, on affoiblit mes titres, et l’on a été à la veille de me préférer un homme qui n’est célèbre que par des noirceurs, des chutes et une fausseté d’autant plus coupable qu’elle a les dehors de la franchise. Je vous ouvre mon âme, elle est vraie, et la vôtre l’est trop, madame, pour se refuser à l’évidence des injustices qu’on m’a faites. Quel est l’académicien qui peut se plaindre de moi ? Je suis l’ami des uns, l’admirateur des autres, mes ouvrages sont semés de leurs éloges : au reste, madame, si vous vous intéressez à moi, vous ne serez point tout à fait isolée ; le prince Louis, M. Duclos, l’abbé Voisenon se sont plus d’une fois déclarés en ma faveur ; M. Thomas n’est sûrement pas contre ; MM. Marmontel et Saurin n’ont nulle raison de m’en vouloir, et un mot de vous suffira pour les déterminer. Je sais qu’on a des vues sur l’abbé de Lisle, mais il est plus jeune que moi, il n’est connu que depuis deux ans, il n’a fait qu’une traduction, et tout en convenant de son mérite dont je suis le plus zélé partisan, je crois qu’il peut attendre sans avoir le droit de se plaindre. Pardon, madame, de tous ces détails. Je ne ferai aucune démarche avant que j’aie reçu votre réponse. Si vous croyez que je puisse me présenter, j’en courrai les risques, sinon je renfermerai mes vœux, mes prétentions, et j’aurai pour me consoler le plaisir de m’être conduit par vos conseils.

Ce 20 juin 1771.


J’ignore si Mme Necker prêta son appui à Dorat, auquel elle paraît en effet avoir témoigné quelque amitié, mais en tout cas cet appui fut inefficace, car Dorat ne fut jamais de l’Académie. Il s’en consolait cependant, ou du moins il affectait de s’en consoler par la pensée, que Mme Necker avait été favorable à sa candidature, et il lui écrivait quelques jours après : « Je ne serai point de l’Académie, mais je serai de votre société et je ne ferai rien qui m’en rende indigne. J’aime mieux un caractère qu’un fauteuil et votre suffrage que celui des quarante. »

Je n’ai parlé dans cette étude que des gens de lettres et des philosophes qui fréquentaient le salon de Mme Necker. Je compléterai le tableau de sa société en parlant dans la prochaine des relations plus intimes qu’elle avait nouées avec quelques femmes dont les noms sont devenus célèbres, Mme Geoffrin, Mme du Deffand, Mme d’Houdetot, et avec des hommes qui, comme Thomas et Buffon, ont tenu une grande place dans la vie de son cœur.

  1. L’hôtel Leblanc, qui occupait le no 27 de la rue de Cléry, a été démoli en 1842 pour faire place à la rue de Mulhouse.
  2. Il ne faut pas confondre ce château de Saint-Ouen, qui, après avoir été la propriété de M. Necker passa aux mains de la famille Ternaux, avec celui tout voisin d’où Louis XVIII adressa au peuple français sa célèbre déclaration.
  3. Mme Necker voyageait à ce moment sur les bords du lac de Genève.
  4. Mme Necker était sujette à des souffrances et à des agitations nerveuses auxquelles elle cherchait une distraction dans la conversation.
  5. Diderot veut parler ici de Grimm, qui demeurait rue Sainte-Anne. Était-ce déjà par horreur de la superstition qu’il supprimait le mot sainte ?
  6. On se rappelle qu’avant d’avoir acheté Saint-Ouen, M. Necker avait loué le château de Madrid.
  7. Suard tenait de faire paraître une traduction de la Vie de Charles-Quint, par Robertson, et rédigeait la Gazette de France avec l’abbé Arnaud.