Le Sang du pauvre/L’Hallali

La bibliothèque libre.
Stock, Delamain et Boutelleau (p. 11-19).


L’HALLALI


Voici ce que j’écrivais en 1900 :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le petit nombre d’âmes vivantes, pour qui le Sang de Jésus est valable encore, se trouve en présence d’une multitude inconcevable, inimaginée jusqu’ici. C’est « la troupe infinie des gens qui se tiennent devant le Trône, en présence de l’Agneau, vêtus de robes blanches et des palmes dans les mains ». Ces gens sont les catholiques modernes.

Interminablement ils défilent sur la prairie qui est juste au-devant du ciel. Puis, soudain on s’aperçoit que les oiseaux tombent des nues, que les fleurs périssent, que tout meurt sur leur passage, enfin qu’ils laissent derrière eux une coulée de putréfaction, et, si on les touche, il semble qu’on soit inoculé à jamais, comme Philoctète.

Cette horreur appartient au XIXe siècle. À d’autres époques, on apostasiait bravement. On était ingénument et résolument un renégat. On recevait le Corps du Christ, puis, sans barguigner, on allait le vendre, comme on aurait été secourir un pauvre. Cela se faisait, en somme, gentiment, et on était des Judas à la bonne franquette. Aujourd’hui, c’est autre chose.

Je n’ai cessé de l’écrire depuis vingt ans. Jamais il n’y eut rien d’aussi odieux, d’aussi complètement exécrable que le monde catholique contemporain — au moins en France et en Belgique — et je renonce à me demander ce qui pourrait plus sûrement appeler le Feu du Ciel…

Je déclare, au nom d’un très-petit groupe d’individus aimant Dieu et décidés à mourir pour lui, quand il le faudra, que le spectacle des catholiques modernes est une tentation au dessus de nos forces.

Pour ce qui est des miennes, j’avoue qu’elles ont fort diminué… Je veux bien que ces… gens-là soient mes frères ou du moins mes cousins germains, puisque je mis, comme eux, catholique et forcé d’obéir au même Pasteur, lequel est, sans doute, un Fils prodigue ; mais le moyen de ne pas bondir, de ne pas pousser d’effroyables cris ?…

Je vis, ou, pour mieux dire, je subsiste douloureusement et miraculeusement ici, en Danemark, sans moyen de fuir, parmi des protestants incurables qu’aucune lumière n’a visités depuis bientôt quatre cents ans que leur nation s’est levée en masse et sans hésiter une seconde à la voix d’un sale moine, pour renier Jésus-Christ. L’affaiblissement de la raison, chez ces pauvres êtres, est un des prodiges les plus effrayants de la Justice. Pour ce qui est de leur ignorance, elle passe tout ce qu’on peut imaginer. Ils en sont à ne pouvoir former une idée générale et à vivre exclusivement sur des lieux communs séculaires qu’ils lèguent à leurs enfants comme des nouveautés. Des ténèbres sur des sépulcres.

Mais les catholiques ! Des créatures grandies, élevées dans la Lumière ! informées à chaque instant de leur effrayant état de privilégiées ; incapables, quoi qu’elles fassent, de rencontrer seulement l’erreur, tant la société où elles vivent — toute ruinée qu’elle est — a pu conserver encore d’unité divine ! Des intelligences pareilles à des coupes d’invités de Dieu où n’est versé que le vin fort de la Doctrine sans mélange !… Ces êtres, dis-je, descendus volontairement dans les Lieux sombres, au-dessous des hérétiques et des infidèles, avec les parures du festin des Noces, pour y baiser amoureusement d’épouvantables Idoles !

Lâcheté, Avarice, Imbécillité, Cruauté. Ne pas aimer, ne pas donner, ne pas voir, ne pas comprendre, et, tant qu’on peut, faire souffrir ! Juste le contraire du Nolite conformari huic sæculo. Le mépris de ce Précepte est indubitablement ce que la volonté humaine a réalisé de plus désastreux et de plus complet depuis la prédication du Christianisme…

Je ne sais rien d’aussi dégoûtant que de parler de ces misérables qui font paraître petites les souffrances du Rédempteur, tellement ils ont l’air capable de faire mieux que les bourreaux de Jérusalem.

Beaucoup de mes pages, et non des moins bonnes, j’ose le dire, furent écrites pour exhaler mon horreur de leur vilenie et de leur sottise. J’ai toujours insisté particulièrement sur cette dernière qui est une espèce de monstre dans l’histoire de l’esprit humain, et que je ne puis mieux comparer qu’à une végétation syphilitique sur une admirable face. Au surplus, toutes les figures ou combinaisons de similitudes supposées capables de produire le dégoût sont d’une insuffisance plus que dérisoire quand on songe, par exemple, à la littérature catholique !… Une société où on en est à croire que le Beau est une chose obscène est évidemment une société formée par Satan, avec une attention angélique et une expérience effroyable…

Voulez-vous que nous parlions de leurs pauvres, rien que de leurs pauvres dont j’ai l’honneur d’être ?

J’ai rencontré, un jour, à Paris, une très belle meute appartenant à je ne sais quel mauvais apôtre qui avait su vendre son Maître beaucoup plus de trente deniers. J’en ai parlé, je ne sais où. J’ai dû dire la révolte immense et profonde, le mouvement de haine infinie que me fit éprouver la vue de ces soixante ou quatre-vingts chiens qui mangeaient, chaque jour, le pain de soixante ou quatre-vingts pauvres.

À cette époque lointaine, j’étais fort jeune, mais déjà fort crevant de faim, et je me rappelle très-bien que je fis de vains efforts pour concevoir la patience des indigents à qui on inflige de tels défis, et que je rentrai en grinçant des dents.

Ah ! je sais bien que la richesse est le plus effrayant anathème, que les maudits qui la détiennent au préjudice des membres douloureux de Jésus-Christ sont promis à des tourments incompréhensibles et qu’On a pour eux en réserve la Demeure des Hurlements et des Épouvantes.

Oui, sans doute, cette certitude évangélique est rafraîchissante pour ceux qui souffrent en ce monde. Mais lorsque, songeant à la réversibilité des douleurs, on se rappelle, par exemple, qu’il est nécessaire qu’un petit enfant soit torturé par la faim, dans une chambre glacée, pour qu’une chrétienne ravissante ne soit pas privée du délice d’un repas exquis devant un bon feu ; oh ! alors, que c’est long d’attendre ! et que je comprends la justice des désespérés !

J’ai pensé, quelquefois, que cette meute, dont le souvenir me poursuit, était une de ces images douloureuses, qui passent dans le fond des songes de la vie, et je me suis dit que ce troupeau féroce était, en une manière, — et bien plus exactement qu’on ne pourrait croire — pour chasser le Pauvre.

Obsession terrible ! Entendez-vous ce concert, dans ce palais en fête, cette musique, ces instruments de joie et d’amour qui font croire aux hommes que leur paradis n’est pas perdu ! Eh ! bien, pour moi, c’est toujours la fanfare du lancer, le signal de la chasse à courre. Est-ce pour moi, aujourd’hui ? Est-ce pour mon frère ? Et quel moyen de nous défendre ?

Mais ces atroces, dont le pauvre suant d’angoisse entend l’allégresse, sont des catholiques, pourtant, des chrétiens comme lui ! n’est-ce pas ? Alors tout ce qui porte la marque de Dieu sur terre, les croix des chemins, les images pieuses des vieux temps, la flèche d’une humble église à l’horizon, les morts couchés dans le cimetière et qui joignent les mains dans leurs sépulcres, les bêtes même, étonnées de la méchanceté des hommes et qui ont l’air de vouloir noyer Caïn dans les lacs tranquilles de leurs yeux ; … tout intercède pour le pauvre et tout intercède en vain. Les Saints, les Anges ne peuvent rien ; la Vierge même est rebutée ; et le chasseur poursuit sa victime sans avoir aperçu le Sauveur en Sang qui accourait, lui offrant son Corps !…

Le riche est une brute inexorable qu’on est forcé d’arrêter avec une faux ou un paquet de mitraille dans le ventre…

Il est intolérable à la raison qu’un homme naisse gorgé de biens et qu’un autre naisse au fond d’un trou à fumier. Le Verbe de Dieu est venu dans une étable, en haine du Monde, les enfants le savent, et tous les sophismes des démons ne changeront rien à ce mystère que la joie du riche a pour substance la Douleur du pauvre. Quand on ne comprend pas cela, on est un sot pour le temps et pour l’éternité. — Un sot pour l’éternité !

Ah ! si les riches modernes étaient des païens authentiques, des idolâtres déclarés ! il n’y aurait rien à dire. Leur premier devoir serait évidemment d’écraser les faibles et celui des faibles serait de les crever à leur tour, quand l’occasion s’en présenterait. Mais ils veulent être catholiques tout de même et catholiques comme ça ! Ils prétendent cacher leurs idoles jusque dans les Plaies adorables !…

Kolding, Danemark, janvier 1900.