Le Second Rang du Collier/Chapitre X

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Félix Juven (p. 299-312).


X


De temps à autre, il nous venait des cousins d’Italie, neveux de ma mère, inconnus d’elle, autant que de nous. Quelque détresse, les chassait de leur pays et ils voulaient chercher fortune à Paris, en sollicitant l’appui de Théophile Gautier, qui les recevait très cordialement.

Le premier qui parut à Neuilly s’appelait Agostino Grisi. Il venait de faire son service militaire et portait encore l’uniforme de bersagliere. Son père, frère aîné de ma mère, était mort et le laissait sans ressources.

Il passa plusieurs mois chez nous, tandis qu’on tâchait de lui trouver une position sociale. C’était un garçon doux et nonchalant ; il ne parlait pas le français, amicalement nous appelait « bagasses », et sifflait des airs tyroliens pour nous faire danser.

Carlotta lui procura une place dans une maison de commerce. Il partit pour Genève, puis, plus tard, pour l’Amérique, d’où il revint, plusieurs fois, florissant et très engraissé. Après un dernier voyage, on ne le revit pas et il ne donna plus de ses nouvelles…

Antonino Capece Minutolo, dei Duchi di San Valentino, était le fils d’une sœur aînée de ma mère, qui avait épousé un seigneur assez farouche, extrêmement jaloux, et qui dormait en gardant auprès de lui un revolver. Précepteur de François II, ce gentilhomme occupa longtemps une très haute situation à la cour de Naples, mais le trône l’entraîna dans sa chute, et, quand il mourut, son mince patrimoine s’émietta, entre la veuve et les douze enfants qu’il laissait.

Antonin, officier dans l’armée de Naples, voulant rester fidèle au roi déchu, refusa fièrement la proposition que lui fit faire Victor-Emmanuel de garder le même grade dans l’armée d’Italie.

Ce beau geste eut naturellement sa punition : en Italie, toutes les carrières se fermèrent devant le partisan d’un prince exilé, et il ne trouva aucun moyen de gagner sa vie. Il vint à Paris pour tenter la chance ; les démarches entreprises n’eurent aucun résultat, à ce premier voyage ; mais plus tard, après la guerre de 1870, Antonin fut plus heureux : il obtint une situation avantageuse dans une Compagnie d’assurances.

Notre cousin était de taille moyenne, mince, distingué, avec une petite tête d’oiseau ; il gardait un peu de raideur militaire. Plein de préjugés de caste, de sentiments chevaleresques, il savait se montrer cependant aimable et affectueux, quand la préoccupation de sauvegarder sa dignité ne dominait pas en lui. Il se pliait le mieux qu’il pouvait à sa vie nouvelle, ponctuel à son bureau, appliqué à son travail ; mais sa susceptibilité chatouilleuse endurait difficilement la moindre observation : malgré ses efforts, la patience lui échappait souvent.

Après quelques mois, il fut brusquement révoqué par le directeur de la Compagnie d’assurances. Que s’était-il passé ?… Nous étions désolés. Jamais il ne serait possible de retrouver une aussi bonne position, mais le descendant des San Valentino ne regrettait rien et paraissait très fier de lui.

— Vous comprenez qu’un gentilhomme comme moi ne peut pas supporter un manque d’égards, disait-il ; ces gens-là n’avaient aucune idée des convenances, et je leur ai appris à vivre…

« Ces gens-là », c’étaient ses chefs, et le procédé, simple et définitif, de M. le duc pour leur enseigner les belles manières, consistait à leur envoyer les registres par la figure.

Après de longues démarches, on entrevit la possibilité de le voir entrer au Crédit Lyonnais. Il nous fit de solennelles promesses, donna sa parole de gentilhomme qu’il supporterait tout, et que le noble San Valentino ne se formaliserait plus des avanies faites à M. Antonin. Serment vite oublié : à peine installé depuis quinze jours, le nouvel employé se voyait contraint d’apprendre à vivre à ses nouveaux patrons et, encore une fois, les registres volaient en l’air.

Georges Charpentier avait fondé la Vie Moderne, une revue d’art illustrée, dont Émile Bergerat était directeur ; ils offrirent un poste de confiance à l’ombrageux cousin, ils le nommèrent caissier.

Tout d’abord, M. Antonin se fit aménager, dans son bureau, une sorte de forteresse, un compartiment grillagé, ne communiquant avec l’extérieur que par un étroit guichet ; il était là-dedans inexpugnable et inaccessible, même aux clients, qu’il recevait d’un air rogue, daignant à peine parlementer, par la chatière, avec l’intrus qui désirait être renseigné : à son avis, les questions n’étaient jamais posées avec une courtoisie suffisante.

— Monsieur, je vous prie d’être poli ! disait-il.

— Est-ce qu’il faut mettre des mitaines pour demander le prix d’un abonnement ?

— Monsieur, je suis gentilhomme : je ne puis tolérer vos insolences ; vous m’avez manqué de respect !

L’autre ripostait. Le dialogue s’envenimait, se haussait de ton : le noble caissier y coupait court en fermant brusquement son guichet… Mais le client ne s’abonnait pas et s’en allait en faisant claquer la porte.

Tout le personnel du journal était vaguement terrorisé. Charpentier lui-même, si doux de caractère, presque timide, ne manquait jamais de demander en arrivant :

— Est-ce que monsieur le duc est de bonne humeur ?

Et il n’approchait qu’avec précaution des grilles, derrière lesquelles était tapi son étrange employé.

Un jour, d’un air plus digne encore que d’habitude, Antonino Capece Minutolo, dei Duchi di San Valentino, sortit de sa forteresse, remit aux directeurs les clefs de la caisse et donna sa démission. Mais il comprenait bien qu’on ne pouvait plus rien pour lui : il disparut, retourna sans doute en Italie, et nous n’avons jamais pu savoir ce qu’il est devenu.

On parla, longtemps avant son arrivée, d’un troisième cousin, très ami de ma mère celui-là, qui s’annonça par des lettres, où il exposait ses raisons de venir à Paris.

Il n’était notre parent que par alliance ; il s’appelait le comte Barni et avait été le mari de la grande cantatrice Giuditta Grisi, sœur de Giulia. Ma mère gardait un culte à la mémoire de sa cousine, qui s’était occupée de son éducation musicale, et auprès de laquelle s’était écoulée sa jeunesse. Elle tenait en haute estime son cousin Barni, qui, d’après elle, conservait les allures d’un seigneur d’autrefois : viveur magnifique, toujours en fête, généreux et prodigue, tellement même qu’il avait croqué presque toute sa fortune. Son voyage à Paris devait servir à la relever : il existait, dans la famille Barni, un majorât important, auquel le cousin avait droit à la condition qu’il fût père d’un fils légitime ; veuf et sans enfants, il était décidé à se remarier.

Je ne tardai pas à découvrir que ce projet, favorisé par manière, m’intéressait tout spécialement : un complot s’ourdissait et l’on avait des vues sur moi. Cette idée m’offensa extrêmement et je me préparai à bien recevoir le vieux roquentin, à qui suffisaient, pour fixer son choix, ma parenté avec sa femme et ce nom de Judith, que l’on m’avait donné en souvenir d’elle.

J’observai mon père pour savoir ce qu’il pensait de cette affaire, et je vis qu’il lui était très favorable et l’approuvait complètement.

Cela me fit comprendre qu’il n’y attachait aucune importance et comptait sur moi pour la dénouer : il soutenait toujours, en effet, les prétendants qui n’avaient pas la moindre chance d’être acceptés par nous. Aux autres il était franchement hostile, ne nous cachait pas sa méfiance pessimiste à l’endroit de n’importe quel gendre, qu’il considérait toujours un peu comme un voleur. Il avait d’ailleurs une prodigieuse aversion pour toutes les cérémonies qu’eût entraînées un mariage, les conférences chez les notaires, les contrats, la mairie, l’église…

— Je ne veux pas être à toutes ces machines-là, disait-il souvent ; si je n’ai pas le pouvoir de les empêcher, du moins je ne les subirai pas : je m’en irai !

Il savait bien que ce n’était pas Barni qui lui fournirait l’occasion de fuir.

Ce personnage, si pompeusement annoncé, parut enfin, et je lui pouffai de rire au nez, en m’écriant :

— Mais c’est Henri IV qui s’est échappé du Pont-Neuf !

Il avait une belle barbe blanche, bien peignée, les cheveux ondulés au fer, le profil busqué, le teint coloré, et il ressemblait, en effet, au roi vert galant. C’était un excellent homme, qui convint tout de suite que j’étais trop ragazza pour consentir à voir jamais en lui autre chose qu’un ancêtre ; il renonça gentiment à ses intentions et, du même coup, au majorât. Paris lui offrait des distractions bien séduisantes, et il contracta sans tarder quelques unions, de la main gauche, qui le consolèrent rapidement. Il loua une des maisons de M. Robelin, s’y installa, y festoya gaiement avec des amis de rencontre.

Barni fut pour nous un parent dévoué, indulgent, plein d’attentions aimables, et nous avions beaucoup d’affection pour lui. Venu à Paris dans l’intention de n’y passer que peu de mois, il y demeura plusieurs années ; quand il retourna en Italie, ce fut avec l’idée de mettre ordre à ses affaires et de revenir. Le destin ne le permit pas : dans un bal costumé, à Venise, la coupe de Champagne à la main, le viveur impénitent, mourut joyeusement, dans un éclat de rire qui lui rompit un vaisseau.



Quand Victor Hugo laissait venir sa famille à Paris pour y passer quelque temps, M. Robelin ne manquait jamais d’inviter ces illustres hôtes à dîner chez lui à Neuilly. Mme  Hugo et Charles (François-Victor ne quittait jamais l’exil) acceptaient toujours. Il y avait bombance alors, dans le logis du vieil architecte romantique, qui ce jour-là devenait prodigue. Vacquerie et Meurice étaient du festin, où nous étions aussi conviés.

Notre camarade Berthe, la fille de Robelin, dirigeait les préparatifs et surveillait l’œuvre de Rosalie, la vieille cuisinière grognonne, barbue et solennelle. Elle avait des talents de cordon bleu, que l’ordinaire frugal de la maison utilisait peu et qui n’étaient mis à l’épreuve que dans les grandes occasions. Son chef-d’œuvre était un pâté, resté fameux, qu’elle mettait plusieurs jours à parfaire et qui par ses dimensions eût été digne d’être servi sur la table des Burgraves, pour faire suite au « bœuf entier » : il était succulent, délicat et d’une complexité savante.

M. Robelin avait eu le bon sens de choisir, pour l’habiter, la moins bizarre de ses maisons : elle n’avait ni toits en éteignoirs ni tourelles en poivrière, mais on pouvait passer par l’escalier, on ne se cognait pas la tête au plafond et, dans les pièces banalement carrées, il faisait clair. La plus grande simplicité y régnait : presque pas de meubles, des murs nus, le plancher pas même ciré.

Les convives arrivaient séparément, madame Victor Hugo toujours en retard : elle s’excusait en racontant qu’elle avait dû pétrir de ses blanches mains une bonne pâtée pour Leda, la levrette de Charles, qui ne confiait cette mission qu’à elle seule.

Devant une glace, elle arrangeait alors sa coiffure, et cela lui prenait beaucoup de temps. Sous son chapeau, elle avait gardé ses cheveux roulés en papillotes ; elle les déroulait maintenant, les crêpait, disposant autour de son front bombé une auréole noire. Elle avait de larges yeux très sombres, un petit nez en bec d’oiseau, le menton fin et le teint très bistré. Bonne et charmante, mais distraite, perdue comme dans une sorte de rêve, n’étant jamais à ce qu’on disait… Elle plongeait des biscuits dans son verre sans songer à les reprendre, jusqu’à ce que le verre trop plein fût incapable d’en recevoir encore, et elle ne s’apercevait qu’alors de son oubli.

Charles Hugo, grand et fort, était d’une beauté extraordinaire, avec son teint blanc, sa moustache et ses cheveux d’un noir si brillant, sa bouche fraîche et, dans ses longs cils, le rayonnement de ses yeux très ouverts et très fixes. Il parlait haut, disait des choses violentes contre le gouvernement, tournant le chef de l’État en ridicule, mais se résignait cependant à être poli, et même aimable, avec les sergents de ville, à cause de sa levrette chérie, que l’indépendance de son caractère exposait à toutes sortes de contraventions.

Paul Meurice se montrait doux, réservé, presque timide ; il parlait peu et d’une voix discrète.

Le plus original du groupe était Auguste Vacquerie. Son visage anguleux, ses joues colorées, son nez très long, ses yeux tout petits, ses cheveux plats qui tombaient tout droit, composaient une physionomie des plus singulières. Les mains dans ses poches, il se balançait sur ses jambes d’un air narquois.

J’entendais beaucoup parler de sa bizarrerie et de ses outrances littéraires. Je connaissais Tragaldabas et le « porc aux choux ». J’avais assisté à la représentation tumultueuse des Funérailles de l’Honneur, et j’étais parvenue à retenir ces quelques vers, que mon père récitait souvent, d’une parodie des poèmes de Vacquerie :


Vacquerie,
à son Py-
lade épi-
que, qu’on crie
ou qu’on rie,
est momie :
ce truc-là
mène à l’A-
cadémie.


Cette coupe extravagante nous réjouissait beaucoup, et celui qui avait inspiré la satire me semblait un personnage très curieux. Vacquerie était d’ailleurs fort aimable avec les jeunes filles et se plaisait dans leur société. Il se rapprochait volontiers du coin où nous nous cantonnions avec Berthe, et d’où nous écoutions discrètement la conversation, observant les causeurs et chuchotant parfois quelque malicieuse remarque. Vacquerie s’intéressait à nos petites affaires, aux histoires de chiffons, ou bien il nous faisait rire en nous débitant d’impossibles paradoxes avec un imperturbable sérieux.

Quelquefois, c’était chez nous qu’on se réunissait, et, après le dîner, on récitait des vers du « Père » exilé dans l’île, ou bien Théophile Gautier faisait connaître à ses hôtes une pièce nouvelle d’Émaux et Camées. Un soir, Vacquerie lut à haute voix un désopilant article intitulé : Une paire de bottes. C’était le récit des mésaventures d’un critique dramatique, torturé par des bottes trop étroites et qui a l’imprudence de les retirer, sournoisement, en pleine salle de spectacle. Le morceau, détaillé par l’auteur d’une voix monotone, d’un air grave et morne, était d’un comique suprême, et cette lecture augmenta encore mon estime pour celui qui avait découvert que :


Les tours de Notre-Dame étaient l’H de son nom !



Selon sa coutume, pour nous éveiller comme par hasard, mon père déclame à tue-tête, en se promenant à travers sa chambre. C’est un fragment de la complainte de Sainte-Hélène :


Ce n’est pas sur un canapé
Qu’il usa cette redingote.
Et si le drap en est râpé,
C’est qu’il l’avait à Montenotte.

Un simple et tout petit chapeau
Servait de turban à sa gloire ;
Son épée était un rameau
Cueilli sur l’arbre de victoire…

Maintenant, c’est un saul’pleureur
Sur le rocher de Sainte-Hélène !…
Doux zéphir, porte-lui mes pleurs
Sur les ailes de ton haleine.


Il s’agit, aujourd’hui, de se lever plus tôt, d’être prêtes de bonne heure, car Delaunay, le charmant sociétaire de la Comédie-Française, vient déjeuner à Neuilly, et, après le café, il doit réciter à Théophile Gautier, presque lui jouer, tout ce qui est écrit de l’Amour souffle où il veut, la pièce en vers, que mon père a promis de terminer bientôt et qui est reçue d’avance au Théâtre-Français.

Delaunay a le plus grand désir d’interpréter le rôle de Georges d’Elcy. C’est pour presser un peu le poète, lui donner du cœur à l’ouvrage, qu’il veut lui montrer de quelle façon il le jouerait. Mais, lorsqu’il s’agit de théâtre, Théophile Gautier éprouve toujours une sorte de timidité, une appréhension des angoisses à subir ; la perspective, d’être livré tout vif aux lions du parterre, l’épouvante, et, avant que la pièce soit faite, il parle déjà de s’expatrier, le soir de la première, de ne lire aucun journal et de ne revenir que plusieurs mois après.

Le résultat de la lecture fut néanmoins excellent : le travail avança plus vite, — pour s’interrompre de nouveau, hélas ! être abandonné, rester inachevé. — Toujours les corvées tyranniques brisaient l’inspiration ; toujours manquait l’indépendance indispensable à une œuvre de longue haleine.

Il n’est resté aucun scénario de la pièce ; les fragments publiés ne vont pas plus loin que le milieu du second acte ; mais mon père nous avait raconté le sujet tout au long.

Georges d’Elcy, comme l’Arnolphe de l’École des Femmes, a élevé, pour l’épouser plus tard, une jeune fille qu’il a recueillie. Lavinia est intelligente, spirituelle, artiste et divinement belle ; son jeune tuteur en est éperdument épris et la refuse rageusement à tous ceux qui viennent lui demander sa main. Il ne sait pas s’il est aimé, il n’ose pas se déclarer, tant il redoute de voir son rêve s’évanouir. Devant l’insistance des prétendants, il se décide : il ausculte, pour ainsi dire, le cœur de sa pupille, cherche à éveiller sa jalousie, et reconnaît, avec désespoir, qu’elle ne voit en lui rien autre chose qu’un frère très chéri…

Ne voulant pas imposer son amour, à celle qui lui doit tout, se jugeant incapable de guérir et de vivre près de la jeune fille en dissimulant sa souffrance, Georges assure l’avenir de Lavinia par une dot magnifique et s’expatrie en la laissant libre d’épouser, pendant son absence, l’homme qui aura su lui plaire. Il change de nom, se fait explorateur, tueur de lions, s’enfonce dans les solitudes vierges et terribles, brave les dangers, cherche la mort. Peu à peu, le bruit de ses exploits se répand, il devient un héros dont les journaux racontent les hardis voyages, ses combats contre les bêtes féroces. Lavinia, au milieu de ses soupirants qu’elle nargue, suit avec un intérêt croissant le récit des aventures de cet inconnu, l’admire passionnément, s’éprend de lui. Sachant un jour sa présence à Paris, elle exige qu’il lui soit amené : quand Georges, tout changé, pâlissant d’émotion sous son hâle, reparaît, Lavinia, avec un cri d’amour, se jette défaillante dans ses bras. Ce cœur qu’il n’a pu atteindre quand il était près de lui, il l’a conquis en s’enfuyant au bout du monde : — capricieux et libre comme le vent, « l’amour souffle où il veut ».