Le Secret (Collins)/Livre I/3

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Traduction par Old Nick.
Hachette (p. 24-34).
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Livre I


CHAPITRE III.

Le secret celé.


L’air doux et frais qui, dès qu’elle fut dans le jardin, vint caresser le front et les joues de Sarah, parut calmer bientôt son agitation. Elle s’engagea dans une allée latérale qui conduisait sur une terrasse, et d’où l’on avait vue sur la chapelle d’un village voisin. Le crépuscule du matin commençait à éclairer le paysage. Les clartés voilées que la brume jaunit un peu avant le lever du soleil, montaient, paisibles et charmantes, dans le ciel oriental, derrière un long profil noirâtre de terres marécageuses. La vieille église, enveloppée de son cimetière que bordait une haie de myrtes et de fuchsias, luxuriants comme ils sont dans le pays de Cornouailles, s’éclairait presque aussi vite que le ciel lui-même, ce ciel matinal, dont elle reflétait les splendeurs. Sarah, s’accoudant au dos d’un siége rustique, restait en contemplation devant cette église. De l’édifice lui-même, ses regards se portaient sur l’étroit cimetière, s’y arrêtaient longuement, et suivaient les progrès de la lumière graduellement réchauffée qui baignait ce dernier asile où les morts reposent en paix.

« Oh ! disait-elle, mon cœur… mon pauvre cœur !… De quoi donc est-il fait pour exister encore ? »

Elle demeura quelque temps absorbée dans sa contemplation douloureuse, et méditant les paroles qu’elle avait entendu adresser à l’enfant par le capitaine Treverton. Elles semblaient se rattacher, comme tout s’y rattachait, au reste, dans son esprit fortement préoccupé, à la lettre écrite sur le lit de mort de mistress Treverton. Elle la retira de son sein une fois encore, et, par un geste irrité, la froissa dans ses mains.

« Je la tiens encore… mes yeux seuls l’ont vue, disait-elle, regardant ce papier maintenant informe… Est-ce ma faute, après tout ?… Si elle vivait, elle… Si elle avait vu ce que j’ai vu… entendu ce que j’ai entendu… me demanderait-elle encore de remettre la lettre à son malheureux mari ?… »

La pensée qu’elle venait d’exprimer ainsi parut rendre quelque calme à son âme. Elle s’éloigna pensive du banc qui lui avait servi d’appui, traversa la terrasse, descendit quelques marches de bois, et, par un sentier bordé d’arbustes qui tournait autour du manoir, de la façade orientale revint à celle du nord.

Depuis plus d’un demi-siècle, cette portion des bâtiments, tout à fait abandonnée, n’avait pas été remise en état. Le père du capitaine avait même dépouillé de leurs plus beaux tableaux et de leurs meilleurs meubles toutes les pièces du nord, pour faciliter et enrichir la décoration de l’aile occidentale, la seule qu’on habitât, dont les vastes appartements suffisaient, et de reste, soit à loger la famille, soit à lui permettre d’exercer largement les devoirs de l’hospitalité. La maison, fortifiée autrefois, avait dans l’origine la forme d’un quadrangle. De ces anciennes fortifications, une seule survivait encore ; une tour basse et massive qui partageait avec le village voisin l’honneur d’avoir donné son nom à la résidence seigneuriale, nommée Porthgenna-Tower. Elle était située à l’extrémité sud de la façade occidentale.

L’aile du midi consistait elle-même en écuries et en communs devant lesquels se dressait une muraille en ruine, laquelle, remontant du côté de l’est, allait rejoindre à angle droit le pavillon du nord, et complétait ainsi le carré parfait dessiné par l’ensemble des bâtiments.

L’extérieur de ce dernier pavillon, vu des jardins déserts et buissonneux sur lesquels il donnait, prouvait assez clairement qu’il n’avait pas reçu d’habitants depuis bon nombre d’années. Les vitres, en quelques endroits, étaient descellées ou brisées ; en d’autres, enveloppées d’une espèce de boue invétérée, que les pluies et la poussière y avaient successivement épaissie. Ici les volets étaient clos ; ailleurs, ouverts à demi sur leurs gonds rouillés. Le lierre non émondé, les végétations moussues s’échappant des fissures de la pierre, les toiles d’araignée disposées en longs festons, l’amoncellement des rebuts de toute sorte, fers, briques, plâtres, verre brisé, guenilles, débris de toile immonde, au-dessous des fenêtres, compliquaient encore ce poëme d’abandon et de ruine. Toujours abrité du soleil, ce côté du manoir conservait un aspect sombre et froid, qui sentait l’hiver, même en cette belle matinée d’août, tout ensoleillée, par laquelle Sarah Leeson errait dans cette portion des jardins toujours déserte. Perdue dans le labyrinthe de ses propres pensées, elle longeait les plates-bandes depuis longtemps défoncées, et les allées envahies par les herbes parasites. Ses regards glissaient machinalement d’un objet à l’autre. Ses pieds la portaient machinalement sur ce qui restait des traces d’anciens sentiers, sans qu’elle sût où elle allait ainsi.

La brusque révolution qui s’était faite en elle au moment où, dans la nursery, elle avait entendu les paroles du capitaine, poussait son esprit aux résolutions extrêmes, et lui en donnait le courage désespéré. Son pas se ralentissait à mesure qu’elle s’absorbait de plus en plus dans son rêve, et elle finit par s’arrêter à son insu sur un terrain dépouillé, qui jadis avait été une éclaircie soigneusement ménagée entre deux bosquets. De là, l’œil embrassait la longue rangée des appartements ouverts au nord.

« En quoi, pourtant, suis-je obligée à mettre ce papier entre les mains de monsieur ? se disait-elle, lissant et relissant entre ses doigts distraits la lettre froissée. Madame est morte sans m’avoir fait jurer ceci. Pourvu que je tienne strictement les promesses jurées, comment pourrait-elle venir me tourmenter ? Qu’ai-je besoin de faire plus ? Et ne puis-je risquer ce qui peut m’arriver de pis, pourvu que j’aie rempli les obligations que m’impose la parole donnée, la main sur la Bible ? »

Ainsi se raisonnait-elle, sans oser davantage : car en plein air, au grand jour, ses craintes superstitieuses la dominaient encore, comme la nuit, dans sa chambre, elles l’avaient dominée. Elle s’arrêta donc en ses déductions, et continuant à défriper, à lisser la lettre, elle se remettait en mémoire les termes de l’engagement solennel que mistress Treverton avait exigé d’elle.

En quoi consistait cet engagement ? Elle avait promis de ne pas détruire la lettre, promis de ne pas l’emporter avec elle, si elle venait à quitter la maison. En outre, elle ne pouvait se dissimuler le vœu formé par mistress Treverton que ce document fût remis à son époux : mais ce vœu obligeait-il la personne qui en était dépositaire ? Oui, certes, à certain degré ! L’obligeait-il comme eût fait un serment prêté par celle-ci ? Non, à coup sûr.

Arrivée à cette conclusion, Sarah leva les yeux. Ils s’arrêtèrent tout naturellement sur cette façade abandonnée que nous avons décrite ; peu à peu, ils furent comme attirés par l’une des fenêtres, celle du milieu, à l’étage inférieur, plus grande que les autres, et d’un aspect plus sévère. Tout à coup ils s’animèrent, un éclair y passa qui exprimait une idée. Elle frémit ; une rougeur légère lui monta aux joues, et elle s’avança d’un pas vif vers les murs du vieux bâtiment.

Les vitres de la grande fenêtre, jaunies par la poussière et l’humidité, étaient irrégulièrement encadrées par les toiles d’araignée. Au-dessous, et sur un petit tertre qui avait jadis supporté quelques massifs de fleurs ou d’arbrisseaux, un monceau de plâtras et de débris divers s’était graduellement accumulé. Une bordure irrégulière de mauvaises herbes et de plantes parasites dessinait encore la forme oblongue de l’ancienne plate-bande. D’une allure encore irrésolue, Sarah Leeson en fit le tour, à chaque pas regardant la fenêtre sous laquelle, parvenue enfin, elle s’arrêta. Puis, jetant un rapide coup d’œil sur la lettre qu’elle tenait à la main :

« Je risque l’aventure, » se dit-elle enfin d’un ton bref.

Ces mots étaient à peine tombés de ses lèvres, que, regagnant la partie habitée du vieux manoir, elle suivit le corridor souterrain qui menait à l’appartement de la femme de charge, y entra résolument, et décrocha un paquet de clefs pendu à un clou. Ce paquet portait une étiquette d’ivoire sur laquelle étaient écrits ces mots : Clefs des appartements du nord.

Elle posa ces clefs sur un bureau proche d’elle, prit une plume, et, sur la feuille restée blanche de la lettre écrite par ordre de sa maîtresse, elle ajouta ces lignes :

« Si jamais ce papier venait à être découvert (ce qui ne sera pas, je le désire de toute mon âme), je veux qu’on sache que je me suis décidée à le cacher parce que je n’ose pas montrer à mon maître l’écrit qu’il renferme, bien que cet écrit lui soit adressé. En agissant ainsi, bien que j’aille à l’encontre du désir suprême de ma maîtresse, je ne romps pas l’engagement solennel que, sur son lit de mort, elle m’a fait contracter envers elle. Cet engagement m’oblige à ne pas détruire ce papier, et à ne le pas emporter si je quitte la maison. Je ne ferai certainement ni l’un ni l’autre, mon dessein étant tout simplement de le cacher dans celui de tous les endroits où j’ai le moins à craindre que jamais il soit retrouvé. Tout inconvénient, tout malheur pouvant résulter de cette fraude, qui est mienne, ne doit retomber que sur moi. D’autres, ma conscience me l’affirme, n’en seront que plus heureux, ignorant à jamais le secret que ce papier était destiné à dévoiler. »

Elle signa ces lignes de son nom, les passa rapidement dans le buvard qui garnissait le bureau, plia le papier, le prit, et, s’emparant du paquet de clefs, non sans jeter autour d’elle un regard inquiet comme si elle redoutait l’œil de quelque espion, elle sortit. Depuis le moment où elle avait franchi le seuil de cette chambre, tous ses actes avaient été soudains et précipités. Elle craignait évidemment de se donner à elle-même le loisir de la réflexion.

En quittant l’appartement de la femme de charge, elle prit à gauche, monta un escalier dérobé, et ouvrit, tout en haut, une porte qui lui barrait le passage. Au moment où le battant tourna sur ses gonds, un nuage de poussière flotta autour d’elle. Une fraîcheur sépulcrale la fit frissonner, tandis qu’elle traversait une grande salle dallée où pendaient les toiles, çà et là séparées de leurs cadres vermoulus, de quelques sombres portraits de famille. Quelques marches de plus la conduisirent à une rangée de portes ouvrant toutes dans les chambres situées au premier étage du pavillon nord.

Agenouillée devant la quatrième de ces portes, à partir du palier où elle était ainsi parvenue, et après avoir jeté un regard méfiant à travers le trou de la serrure, elle se mit à essayer successivement toutes les clefs qu’elle avait apportées, jusqu’au moment où elle trouva celle qui devait ouvrir. Mais ce fut là une opération difficile, tant était grande son agitation ; ses mains tremblaient au point qu’elle pouvait à peine tenir une clef séparée des autres. Elle réussit pourtant, à la longue. La poussière lui vint aux yeux, plus épaisse que jamais, au moment où ils purent plonger dans l’intérieur de la chambre abandonnée. Une atmosphère sèche, étouffante, saturée de miasmes vieillis, la suffoquait presque au moment où elle se baissait pour reprendre sa lettre, déposée un moment sur le parquet, à côté d’elle. Un instant elle recula, et reprit le chemin de l’escalier. Mais la résolution lui revint après quelques pas.

« Il n’y a plus à s’en dédire, » pensa-t-elle avec une sorte de désespoir ; et elle entra dans la chambre dont elle venait de s’ouvrir l’accès…

Elle n’y demeura pas, en tout, plus de deux ou trois minutes. Quand elle en sortit, sa figure était blême de peur, et la main qui avait tenu la lettre un instant auparavant, ne tenait plus maintenant qu’une petite clef rouillée.

La porte une fois refermée, Sarah examina le gros paquet de clefs qu’elle avait enlevé de chez la femme de charge, avec plus d’attention qu’elle n’avait fait jusque-là. Outre l’étiquette d’ivoire attachée à l’anneau qui les tenait réunies, d’autres petites étiquettes, celles-ci en parchemin, étaient fixées à quelques-unes d’entre elles, indiquant la chambre dont elles pouvaient procurer l’entrée. Celle dont elle venait de se servir avait précisément son étiquette particulière. Sarah déroula le parchemin racorni, le rapprocha du jour, et y lut, en caractères effacés par le temps :

La Chambre aux Myrtes.

Donc, à présent, elle avait un nom à elle, cette chambre où le secret devait rester enfoui : un nom harmonieux, un nom de bon augure, qui devait flatter l’oreille des habitants de cette chambre et hanter agréablement leur mémoire ; un nom qui, par cela même, devenait suspect à Sarah Leeson, après ce qu’elle venait d’accomplir.

Aussi prit-elle, dans la poche de son tablier, la petite ménagère (boîte à ouvrage) qui ne la quittait jamais, et, à l’aide des ciseaux qu’elle y trouva, elle détacha l’étiquette de la clef. Suffirait-il de la détruire ? question que mille conjectures sans portée ne l’aidèrent pas à résoudre ; elle finit cependant par séparer aussi toutes les autres étiquettes de même espèce, sans autre motif qu’un vague soupçon, et le besoin instinctif de multiplier les précautions.

Ramassant avec soin les petits lambeaux de parchemin épars autour d’elle, elle les plaça, tout comme la petite clef rouillée qu’elle avait emportée de la Chambre aux Myrtes, dans la poche vide de son tablier. Puis, portant toujours à la main le second paquet de clefs, et refermant avec soin derrière elle les portes qu’elle avait ouvertes pour pénétrer dans le pavillon nord de Porthgenna-Tower, elle regagna l’appartement de la femme de charge, y entra sans y trouver personne, et replaça au clou fixé dans le mur les clefs qu’elle y avait prises.

La matinée avançait ; Sarah pouvait craindre maintenant de se rencontrer avec quelques-unes des filles de service. Aussi s’empressa-t-elle de retourner dans sa chambre. Le flambeau qu’elle y avait laissé brûlait encore, mais ne jetait plus qu’un faible éclat, amorti par les feux de l’aurore. Après l’avoir éteint, lorsqu’elle voulut écarter ses rideaux, un ressentiment de la prestigieuse terreur qu’elle avait éprouvée lui revint, même en face du jour qui, de tous côtés, l’inondait. Elle ouvrit sa croisée et s’y pencha pour aspirer à longs traits la fraîcheur matinale.

À bonne ou mauvaise fin, c’en était fait maintenant. Le secret fatal gisait enfoui dans sa cachette inconnue. C’était là, de premier abord, une pensée qui lui donnait quelque repos. Elle pouvait maintenant, tout à loisir, rassembler ses idées, s’occuper d’elle-même, envisager les incertitudes de son avenir.

Rien n’aurait pu l’engager à rester dans sa condition actuelle, maintenant que la mort avait rompu les liens qui la retenaient auprès de son impérieuse maîtresse. Elle savait que mistress Treverton, dans les derniers jours de sa maladie, avait très-sérieusement recommandé sa femme de chambre aux bontés, à la protection du capitaine : elle n’avait pas à douter que les prières de sa femme, datées de ces heures suprêmes, ne fussent envisagées, soit à cet égard, soit à tout autre, par cet excellent mari, comme autant d’ordres qu’il tiendrait à honneur de ne pas éluder. Mais pouvait-elle accepter les bontés, la protection du maître qu’elle avait d’abord, complice docile, aidé à tromper, et que plus tard, de son chef, elle trompait encore ? La seule idée d’une bassesse pareille la révoltait au point qu’elle trouvait une sorte de soulagement à la triste nécessité où elle se voyait de quitter immédiatement cette maison, qui eût dû être son asile naturel.

Et comment la quitter ? Fallait-il, officiellement, donner congé, s’exposant ainsi à des questions qui devaient nécessairement l’effrayer, la confondre ? Après ce qu’elle venait de faire, oserait-elle bien affronter la présence de son maître, alors qu’il ne pouvait manquer de l’interroger sur sa maîtresse, alors qu’il voudrait lui arracher, mot par mot, tous les détails de cette terrible scène, dont elle avait été l’unique témoin ? Quand l’idée nettement définie de ce redoutable examen se fut offerte à son imagination, elle se leva comme poussée par un ressort, décrocha son manteau pendu au mur, et se prit à écouter à sa porte, en proie à toute sorte de soupçons et de craintes. Ne venait-elle pas d’entendre des pas dans le corridor ? Son maître l’envoyait-il chercher de si bonne heure ?

Mais non : tout, au dehors, se taisait. Pendant qu’elle attachait son chapeau, quelques larmes coulèrent le long de ses joues. Cet acte, si simple en lui-même, la plaçait en face de la dernière et de la plus dure conséquence que dût avoir inévitablement pour elle la résolution qu’elle avait prise en cachant le secret qu’il lui était enjoint de divulguer. À ceci, nul remède. Il fallait, ou risquer de tout découvrir, ou subir la double épreuve et de quitter Porthgenna-Tower, et d’en sortir secrètement.

Secrètement, comme un larron furtif ? Secrètement, sans un mot à son maître ? sans une pauvre ligne de remercîments pour ses bontés, d’excuse pour une conduite si étrange ? Elle avait ouvert son pupitre, d’où elle avait retiré sa bourse, une ou deux lettres, un petit volume des Hymnes de Wesley, avant que ces considérations se fussent offertes à son esprit. Elles l’arrêtèrent au moment de refermer le pupitre : « Écrirai-je ? se demanda-t-elle, et laisserai-je ma lettre ici afin qu’on l’y trouve après mon départ ? » Quelques réflexions la décidèrent à prendre ce parti. En aussi peu de temps que sa plume, toujours courant, put en mettre à tracer les lettres dont elles étaient formées, elle écrivit quelques lignes destinées au capitaine Treverton. Elle y avouait l’existence d’un secret dont la révélation avait été mise à la charge de sa conscience, et que, néanmoins, elle avait gardé ; ajoutant que, en toute bonne foi, elle ne croyait lui occasionner, ni à lui ni à personne de sa famille, aucune sorte de mal, en lui taisant ce qu’il lui avait été ordonné de divulguer. Elle terminait en lui demandant pardon de quitter sa maison ainsi, à la dérobée, sans dire où elle allait, et en implorant de lui, comme grâce suprême, de ne rien faire pour retrouver ses traces. Ce billet cacheté, l’adresse mise, elle le plaça bien en vue sur sa table. De nouveau elle prêta l’oreille à la porte, et, bien assurée que personne encore ne bougeait, elle se mit à descendre, pour la dernière fois, les escaliers de Porthgenna-Tower.

Parvenue à l’entrée du corridor qui menait à la nursery, elle fit halte. Les pleurs qu’elle retenait depuis qu’elle avait quitté sa chambre recommencèrent à couler de plus belle. Quelque pressée qu’elle dût être maintenant de partir sans perdre une minute, par une inconséquence vraiment singulière, elle fit quelques pas vers la porte de la nursery. Mais à ce moment même, un léger bruit venu du bas de la maison frappa son oreille, et l’empêcha de faire un pas de plus. Pendant ce moment d’hésitation, le chagrin dont elle était dévorée, chagrin plus âpre que rien, dans sa conduite, n’eût pu jusque-là le faire soupçonner, lui arracha tout à coup, montant à ses lèvres, un profond sanglot. Ce bruit involontaire sembla lui rendre, en l’effrayant, le sentiment du danger que lui ferait courir chaque minute de retard. Elle courut vers l’escalier, descendit sans encombre jusqu’au sous-sol, et sortit du manoir par cette même porte, donnant sur les jardins, que le domestique, au point du jour, avait ouverte pour elle.

Une fois hors de l’enclos de Porthgenna-Tower, au lieu de prendre, à travers la lande, le sentier le plus proche menant à la grande route, elle se détourna vers l’église ; mais, avant d’y arriver, elle s’arrêta près du puits banal creusé dans le voisinage des huttes habitées par les pêcheurs de Porthgenna. Non sans promener d’abord un regard soupçonneux autour d’elle, elle jeta dans ce puits la petite clef rouillée qu’elle avait emportée de la Chambre aux Myrtes ; puis elle pressa le pas et pénétra dans l’enceinte du cimetière. Elle se dirigea en ligne droite vers une des tombes, quelque peu séparée des autres. Sur la pierre étaient inscrits ces mots :

À LA MÉMOIRE
DE
HUGH POLWHEAL,
ÂGÉ DE 26 ANS,
MORT
DE LA CHUTE D’UN ROCHER
DANS
LES MINES DE PORTHGENNA,
LE 17 DÉCEMBRE 1823.

Après avoir arraché quelques brins de l’herbe qui poussait sur cette fosse obscure, Sarah ouvrit le petit volume des Hymnes de Wesley, qu’elle avait emporté avec elle en quittant Porthgenna-Tower, et, parmi les feuillets, avec grand soin, plaça ces menues herbes encore imprégnées de rosée. Tandis qu’elle se livrait à ce pieux travail, le vent rabattit la première page du volume, celle du titre, et au recto de cette page un œil indiscret eût pu lire, tracés en gros caractères fort peu corrects, ces simples mots : « Sarah Leeson. Ce livre lui a été donné par Hugh Polwheal. »

Sa petite besogne terminée, Sarah retourna dans la direction du sentier qui conduisait à la grand’route. Une fois en pleine lande, elle tira de la poche de son tablier les petites étiquettes en parchemin qu’elle avait détachées des clefs, et les dispersa çà et là sous les bouquets de bruyère.

« Partez à jamais !… partez comme moi, dit-elle ensuite. Dieu m’excuse et me vienne en aide !… Tout, maintenant, est bien fini. »

À ces mots elle tourna le dos à l’antique manoir et à la mer qui, par delà ses murailles, s’étendait jusqu’aux limites de l’horizon. Elle se dirigeait vers le grand chemin par l’étroit sentier percé à travers la lande marécageuse.

Quatre heures plus tard, le capitaine Treverton chargea un de ses domestiques d’aller chercher Sarah Leeson pour qu’elle vînt lui rendre un compte exact des derniers moments de sa maîtresse. Le messager revint, tout ébahi et consterné, tenant à la main la lettre que la fugitive avait laissée pour son maître.

À peine celui-ci l’avait-il lue, qu’il ordonna des recherches immédiates. Elles étaient facilitées par les singularités d’aspect que nous avons signalées chez Sarah Leeson : ses cheveux prématurément gris, sa physionomie effarée, ses constants soliloques ; aussi parvint-on à la suivre de loin jusqu’à Truro. Mais, dans cette populeuse cité, sa trace fut perdue bien définitivement. Des récompenses furent affichées, les magistrats du district ne refusèrent pas leur concours. De tout ce que l’argent et l’influence personnelle peuvent obtenir, rien ne fut négligé : mais la police y perdit ses peines. Aucun indice ne fit soupçonner ce qui avait pu advenir de la fugitive ; aucun n’aida le moins du monde à deviner de quelle nature pouvait être le secret auquel, dans sa lettre, elle faisait allusion.

Son maître ne la revit jamais ; jamais il n’entendit parler d’elle, à partir du 23 août 1829.