Le Secret (Collins)/Livre V/2

La bibliothèque libre.
Traduction par Old Nick.
Hachette (p. 246-255).


CHAPITRE II.

Le commencement de la fin.


Lorsque le messager chargé de la lettre du docteur Chennery parvint, non sans peine, à la porte du jardin, et, carillonnant à tour de bras, mit en émoi les hôtes du cottage de Bayswater, le personnel de la maison Andrew Treverton s’occupait à boulanger. Cet homme ayant sonné à trois reprises différentes, une voix rauque se fit entendre à lui de l’autre côté du mur ; elle le sommait de laisser la cloche en repos.

« Qui êtes vous, ajoutait-elle, et que diable avez-vous à faire ici ?

— Une lettre pour M. Treverton, répondit le messager, qui s’écarta respectueusement de la porte, troublé par une si énergique adjuration.

— Envoyez-la par-dessus le mur, alors, et décampez ensuite ! » reprit la voix enrouée.

Le messager obéit à cette double injonction. C’était un homme d’un âge raisonnable, d’une humeur douce et modérée, et, le jour où la nature s’était occupée de mélanger son caractère, elle n’y avait pas introduit cet incommode ingrédient qu’on appelle susceptibilité.

L’homme à la voix rauque (autant vaut dire, plus simplement, M. Shrowl) ramassa la lettre, la soupesa dans sa main, la contempla quelque temps avec une méprisante curiosité, singulièrement expressive dans ses yeux de bull-terrier ; puis il la fourra dans la poche de son gilet, et regagna nonchalamment le cottage, du côté de la porte ouvrant sur la cuisine.

Dans ce qui eût été la paneterie, très-probablement, si la maison eût été habitée par des gens civilisés, on avait dressé un moulin à bras ; et, au moment où M. Shrowl y arrivait, M. Treverton était occupé à protester contre le joug des meuniers anglais, en broyant lui-même son blé. Dès que son serviteur se montra sur le seuil de la porte, il cessa impatiemment de tourner la poignée à l’aide de laquelle il mettait en jeu le mécanisme.

« Pourquoi venez-vous ici ?… demanda-t-il. Quand la farine sera prête, je vous appellerai. Ne nous donnons pas, plus souvent qu’il n’est indispensable, le plaisir de nous regarder… Je n’arrête jamais mes yeux sur vous, Shrowl, sans me demander si, dans toute la série des créatures vivantes, il y a quelque chose d’aussi laid que l’homme. Ce matin, sur la muraille du jardin, je voyais un chat, et, sous aucun rapport, vous ne sauriez soutenir une comparaison avec cet animal. Les yeux de ce chat étaient limpides, les vôtres sont ternes et comme boueux ; le nez du chat était droit, le vôtre est crochu ; ses moustaches étaient propres, les vôtres sont sales ; l’enveloppe du chat lui seyait à merveille, la vôtre pend sur vous comme un sac. Je vous le répète, Shrowl, l’espèce à laquelle nous appartenons, vous et moi, est certainement la plus laide qu’il y ait sur toute la face de la création. Ne nous soyons donc pas désagréables l’un à l’autre par une contemplation réciproque… Infime, extravagante boutade de la nature, hors d’ici !… hors d’ici, vous dis-je ! »

Shrowl écouta ce discours élogieux avec une sérénité bourrue. Le voyant achevé, sans se donner la peine d’y faire la moindre réponse, il tira la lettre de sa poche. Il était, en ce moment, trop certain de l’ascendant qu’il possédait sur son maître, pour attacher la moindre importance à ce que M. Treverton pouvait avoir à lui dire.

« Maintenant que vous avez bavardé tout à votre aise, si nous regardions un peu ceci, dit-il, laissant tomber la lettre négligemment sur une table de bois blanc à côté de laquelle était son maître. Il est un peu rare, n’est-il pas vrai, qu’on se dérange pour vous écrire ? De qui pensez-vous que ce poulet peut bien venir ? Votre nièce aurait-elle eu, par hasard, la fantaisie d’entrer en correspondance avec vous ? On a mis l’autre jour dans les feuilles qu’elle avait donné un héritier à son mari. Peut-être vous invite-t-elle au baptême. Voyons donc. Le fait est que, sans vous, la fête ne serait pas complète. Si votre souriant visage ne brillait pas au centre de la table, comment les convives s’égayeraient-ils ? Confiez-moi le moulin quelques instants, et allez bien vite acheter une timbale d’argent… L’héritier attend sa timbale, comme de juste ; la nourrice attend sa demi-guinée ; et la maman attend… votre fortune… Quel plaisir de faire d’un seul coup tant d’heureux !… Ah ! miséricorde ! quelles grimaces, devant une lettre pareille !… Que sont donc devenus vos sentiments de famille ?…

— Si seulement je savais où découvrir un bâillon, je l’aurais bientôt fourré dans votre bouche infernale ! s’écria M. Treverton… Comment osez-vous me parler de ma nièce ?… Vous savez bien que je la hais, en souvenir de sa mère. Que prétendez-vous avec vos perpétuelles allusions à ma fortune ?… Plutôt que de la laisser à l’enfant de la comédienne, je vous la laisserais, à vous qui parlez… Et plutôt que de vous la laisser, je la mettrais, jusqu’au dernier liard, à bord d’un bateau que j’irais couler au fond de la mer… » Après cette explosion de colère, M. Treverton saisit la lettre du docteur Chennery, et en déchira l’enveloppe avec un mouvement d’humeur qui ne promettait aucun bon accueil à la requête du ministre.

Il lut cette lettre, les sourcils froncés, et le nuage qui dès le début obscurcissait sa physionomie, devenait de plus en plus sombre à mesure qu’il avançait dans sa lecture. Arrivé à la signature, son humeur changea tout à coup, et un rire sardonique lui échappa. « Votre dévoué serviteur, Robert Chennery, se répétait-il à lui-même… Oui, mon dévoué, si je satisfais à votre caprice… Et sinon, monsieur le curé ?… » Il s’arrêta, jeta un second coup d’œil sur la lettre, et ses sourcils se froncèrent de plus belle… « Sous toutes ces phrases si bien alignées, il y a quelque mensonge en embuscade, murmura-t-il d’un air soupçonneux… Je ne suis pas de ses ouailles… La loi ne lui donne donc pas le privilège de me mystifier… Que signifie l’essai qu’il se permet aujourd’hui ? » Il s’arrêta derechef, réfléchit quelque temps, puis, tout à coup, regardant Shrowl :

« Avez-vous allumé le four ? lui dit-il.

— Non, pas encore, » répondit Shrowl.

M. Treverton examina une troisième fois la lettre, hésita, et ensuite la déchira lentement en deux morceaux, qu’il jeta dédaigneusement à son domestique.

« Allumez tout de suite ! lui dit-il, et, si vous avez besoin de papier, en voici… Un moment ! ajouta-t-il, comme Shrowl venait de ramasser les deux fragments de la lettre déchirée… Si quelqu’un vient ici demain pour avoir une réponse, dites-lui que je vous ai donné la lettre pour allumer le feu, et que c’est là tout ce que j’ai à répondre. » À ces mots, M. Treverton se rapprocha du moulin et reprit la manivelle, avec un sourire de satisfaction méchante épandu sur son farouche visage.

Shrowl se retira dans la cuisine, ferma soigneusement la porte, et, plaçant les fragments de la lettre à côté l’un de l’autre, sur le dressoir, se mit, avec une froide résolution, à essayer de la déchiffrer. Quand il l’eut parcourue à loisir et avec un soin extrême, depuis la suscription jusqu’à la signature, il promena ses doigts, pendant quelque temps, dans sa barbe inculte, ce qui indiquait une réflexion concentrée ; puis il plia la lettre avec le plus grand soin, et la remit dans sa poche.

« On y regardera encore, un peu plus tard, pensait-il en prenant pour allumer le feu un débris de vieux journal… L’idée m’est venue tout à l’heure qu’il y a meilleur parti à tirer de cette lettre que de la jeter au feu. »

S’abstenant courageusement de la tirer de sa poche avant d’avoir accompli toutes les tâches qui lui étaient dévolues dans le ménage, Shrowl alluma le four, passa la matinée à faire et à cuire le pain, et ensuite, prit patiemment dans le jardin son tour de pioche. Quatre heures de l’après-midi venaient de sonner quand il se crut libre de songer à ses affaires privées, et de se retirer en quelque recoin solitaire, pour relire encore une fois l’intéressante épître.

Cette nouvelle étude consacrée à la requête du docteur Chennery ne fit que confirmer Shrowl dans son dessein de ne pas anéantir un si précieux document. Non sans beaucoup de persévérance et de peine, non sans de longs démêlés avec sa barbe, il parvint à se pénétrer des trois points qui, selon lui, faisaient toute l’importance de ce morceau de papier. Il s’assura, en premier lieu, que le signataire, nommé Robert Chennery, désirait vivement consulter un plan, ou une description imprimée du corps de logis nord d’une vieille habitation nommée Porthgenna-Tower, et située dans le pays de Cornouailles. Le second point éclairci pouvait se résumer de la sorte : ce Robert Chennery croyait que le plan ou la description dont il s’enquérait devait se rencontrer dans une collection de livres appartenant à M. Treverton. Enfin, une troisième certitude était que ce même Robert Chennery, quel qu’il pût être, estimerait un grand service qu’on lui prêtât le plan ou la description en question. En méditant ce dernier fait, au point de vue de ses intérêts particuliers, les seuls dont il se préoccupât volontiers, Shrowl en vint à conclure qu’il pourrait bien ne pas trop mal employer son temps, pécuniairement parlant, à chercher les moyens d’obliger M. Robert Chennery, en fouillant secrètement parmi les livres de son maître. « Si je manœuvre bien, c’est peut-être un billet de cinq guinées que j’attraperai, » pensait Shrowl en replaçant la lettre dans sa poche, et en grimpant, l’air tout pensif, l’escalier qui conduisait aux entrepôts de vieilleries situés à l’étage supérieur.

Ces pièces, au nombre de deux, étaient absolument démeublées, et la rare collection de livres qui avait autrefois orné la bibliothèque de Porthgenna-Tower y était jetée pêle-mêle sur les parquets, véritable litière. Des centaines et des centaines de volumes, couverts de poussière, y gisaient de tous côtés et dans toutes les positions, sortis au hasard des caisses d’emballage, comme sort le charbon des sacs qu’on vide sur le sol d’une cave. D’anciens livres qui eussent été, dans une cellule de savant, conservés comme de vrais trésors, se trouvaient dans ce chaos, négligemment fourvoyés parmi des ouvrages modernes dont une splendide reliure faisait tout le prix. Et, dans cet impénétrable fourré de volumes accumulés au hasard, Shrowl, encouragé par son ignorance même, pénétrait hardiment, sans autre lumière que la vague clarté de ces deux simples mots : Porthgenna-Tower. Se les étant bien mis dans la tête, il s’était promis de continuer ses recherches jusqu’à ce qu’il les eût rencontrés sur la première page d’un des volumes qui, par centaines, encombraient le sol à ses pieds. Pour le moment c’était là sa grande affaire, et il s’apprêtait, debout au milieu du plus vaste des deux greniers, à s’y consacrer corps et âme.

Il commença par se faire, à coups de pied, une sorte de petite clairière où il pût s’asseoir confortablement, à terre, bien entendu, et, une fois établi là, il se mit à examiner tous les volumes à portée de sa main. Éditions rares des classiques, surtout des anglais, drames du temps d’Élisabeth, voyages, sermons, facéties, livres d’histoire naturelle, livres de sport, volume dépareillé après volume dépareillé, lui passèrent ainsi par les mains, très-rapidement et d’une façon éminemment originale ; mais aucun n’avait, dans son intitulé, les mots magiques : Porthgenna-Tower. Et, pendant les premières dix minutes qui s’écoulèrent après que Shrowl se fut assis sur le parquet, sa persévérante industrie n’obtint pas la moindre récompense.

Avant de transporter sur un autre point son exploration, et de s’attaquer à une autre montagne de gravats littéraires, il fit une pause, et se consulta pour savoir s’il ne pouvait adopter une méthode qui lui donnât moins de peine et mît plus d’ordre dans ses recherches à travers la masse énorme de bouquins qui lui restait encore à examiner. Le résultat de ses réflexions fut qu’il risquait moins de se perdre en prenant indifféremment les volumes dans toutes les parties de la pièce, et tout simplement par ordre de dimension, à commencer par les plus grands et les plus gros. Il les rangerait à mesure, comme les maçons rangent leurs moellons, et il arriverait ainsi, graduellement, des massifs in-quarto aux volumes de poche, bien sûr de n’en avoir omis aucun. Il fit donc, toujours à coups de pied, un vide le long du mur, et, foulant aux pieds les livres comme autant de mottes de terre, il allait de çà, de là, dans ce labour de nouvelle espèce, ramassant les volumes dont la grosseur et le format convenaient le mieux à son nouveau dessein.

Le premier fut un atlas : Shrowl tourna quelques cartes, en déplia quelques autres, réfléchit, secoua la tête, et transporta le volume dans l’espace vide qu’il venait de débarrasser, tout contre le mur.

Le livre le plus gros, après celui-ci, se trouva être une collection magnifiquement reliée de portraits de personnages célèbres. Shrowl salua ces illustres visages d’un affreux grognement désapprobateur, et le Vandale, sans s’en occuper autrement, alla les entasser à côté de l’atlas.

Le volume que sa grosseur classait au troisième rang était comme enfoui sous plusieurs autres. Relié en maroquin rouge, on entrevoyait pourtant ses dimensions plus qu’ordinaires. Dans une autre position, ou recouvert d’une moins voyante enveloppe, il eût sans doute échappé au regard. Shrowl le dégagea, non sans quelque difficulté, l’ouvrit avec une grimace méfiante, regarda le titre… et tout à coup se frappa la cuisse avec une exclamation tant soit peu blasphématrice. Les deux mots qu’il cherchait, éclatant en énormes capitales, venaient de lui sauter aux yeux.

Il fit un pas vers la porte pour s’assurer que son maître ne rôdait pas dans la maison ; mais il s’arrêta soudain, et revint à son poste. « Que m’importe, se disait Shrowl, qu’il me voie ou ne me voie pas ? Si nous en venons à vider une bonne fois la question de savoir qui est ici le maître, et qui le serviteur, je sais bien en faveur de qui, désormais, elle sera décidée. » Calmé par cette réflexion, il se remit à examiner la première page du livre, dans l’intention bien arrêtée de l’étudier scrupuleusement, feuille à feuille, et d’un bout à l’autre. La première page était vide. La seconde portait, au sommet, une inscription à la main, dont l’encre avait singulièrement pâli. Voici ce qu’elle disait, et de quelles initiales elle était signée : Rare ; tiré à six exemplaires seulement. J. A. T. Au-dessous, et juste au milieu de la page, se trouvait la dédicace imprimée.

« À JOHN ARTHUR TREVERTON, ESQre, propriétaire du domaine de Porthgenna, un des juges de paix de Sa Majesté, F. R. S., etc., etc., cet ouvrage est dédié, où on a essayé de décrire l’ancienne et vénérée demeure de ses ancêtres. »

Suivaient pas mal d’autres lignes remplies, à éclater, de tout ce que le vocabulaire contient d’expressions obséquieusement allongées ; mais Shrowl, fort sagement, s’abstint de les lire, et en revint au titre même du livre.

Là se trouvaient, effectivement, les mots essentiels : « L’Histoire et les Antiquités de PORTHGENNA-TOWER, depuis le temps de son érection première jusqu’à l’époque actuelle ; y compris des particularités intéressantes sur la Généalogie des Treverton ; des recherches sur l’Origine de l’Architecture gothique, et quelques Pensées sur la théorie des fortifications, postérieurement à la Conquête normande ; par le révérend Job Dark, D. D., recteur de Porthgenna ; le tout orné de portraits, vues et plans, exécutés par les meilleurs artistes. Ouvrage non livré à la publicité ; imprimé chez Spaldock et Grimes, Truro, 1734. »

Tel était l’intitulé. À la page suivante, une image gravée de Porthgenna-Tower, vue de l’ouest. Ensuite venaient un certain nombre de pages consacrées à l’origine de l’architecture gothique ; puis, en bien plus grand nombre, celles que l’auteur avait cru devoir consacrer à la théorie des fortifications normandes. À celles-ci succédait une autre gravure : Porthgenna-Tower, vue de l’est. Puis d’autres chapitres réunis sous le titre commun de : la Famille Treverton, et, enfin, une troisième gravure : Porthgenna-Tower, vue du nord. Ici Shrowl s’arrêta un moment, regardant avec intérêt la page en regard de cette gravure. Un long texte y était annoncé sous ce titre : Érection du Manoir, et, après ce texte venaient, gravés, les portraits de famille de la galerie de Porthgenna. Plaçant là son pouce gauche en manière de signet, Shrowl, impatienté, courut à la fin du volume pour voir ce qu’il y trouverait. La dernière page contenait le plan des écuries ; l’avant-dernière, un plan des jardins du nord ; l’antépénultième, enfin, juste ce dont il était question dans la lettre de Robert Chennery, un plan des divisions intérieures du pavillon nord.

Le premier mouvement de Shrowl, quand il eut fait cette belle découverte, fut d’emporter bien vite le livre dans la plus sûre cachette qu’il pût inventer, et ceci par voie de préparation au marché secret qu’il se réservait de proposer au messager quand celui-ci viendrait, le lendemain, chercher sa réponse. Mais il lui suffit de quelques réflexions pour s’assurer qu’un pareil procédé avait une périlleuse analogie avec ceux que la loi réprouve et punit, en les qualifiant de vols ; et qu’il pourrait se trouver en assez mauvaise passe, si la personne avec qui le marché devait être débattu poussait le scrupule jusqu’à lui poser quelques questions préalables sur l’espèce de droit en vertu duquel il prétendait disposer du livre dont il s’agissait. S’il renonçait à s’emparer du livre, la seule alternative qui lui restât était d’exécuter, de son mieux, une copie du plan, et d’en trafiquer ensuite, comme d’un objet que le plus sévère moraliste pouvait acheter sans se compromettre.

Décidé, après quelques réflexions, à subir l’ennui de copier le plan, plutôt qu’à courir le risque de dérober le livre, Shrowl descendit à la cuisine, prit, dans un des tiroirs du dressoir, une vieille plume émoussée, un flacon d’encre et une demi-feuille de sale papier à lettre, fort chiffonnée ; puis il remonta au grenier pour y copier le plan du mieux qu’il saurait. Ce plan n’avait rien de compliqué, et ne couvrait qu’une fort petite partie du feuillet ; mais à ses yeux novices, maintenant qu’il l’examinait pour la seconde fois, il apparaissait comme un inextricable labyrinthe, embarrassé de mille divisions désespérantes.

Les pièces étaient représentées par des séries de petits carrés, à l’intérieur desquels certaines désignations étaient imprimées fort nettement ; et la position des portes, des escaliers, des corridors, était indiquée par des lignes parallèles de longueurs et d’épaisseurs très-diverses. Après y avoir songé longtemps, avec force grimaces et farfouillements de barbe, Shrowl avisa que la meilleure manière de copier le plan serait de le recouvrir du papier à lettre, qui, mesurant à peine la moitié de la page, en comprendrait néanmoins toute la partie gravée. Puis il tracerait de son mieux, avec sa plume et son encre, les lignes qu’il verrait au travers. Il soufflait, hennissait, grommelait en se livrant à cette tâche, et sa figure fortement colorée accusait des peines extrêmes ; il l’accomplit, à la fin, sauf quelques lacunes dans le trait et quelques odieux pâtés, d’une manière qui lui faisait assez d’honneur. Puis, avant de pousser l’entreprise plus loin, il s’arrêta, et pour laisser à l’encre le temps de sécher, et aussi pour reprendre haleine, car il s’était essoufflé chemin faisant.

L’obstacle à surmonter, maintenant, consistait dans la nécessité de copier le nom des chambres, inscrit à l’intérieur des carrés qui représentaient chacune d’elles. Heureusement pour Shrowl, qui maniait la plume avec une insigne maladresse, aucun de ces noms n’était fort long. Et pourtant, il avait de la peine à les écrire en caractères assez fins pour les faire entrer dans leurs étroites cases. Un de ces noms, en particulier, celui de la chambre aux Myrtes, à raison des lettres qui composent ce dernier mot, mit à bout, quand il essaya de le reproduire, sa patience et ses doigts crispés. Et en somme, après y avoir pris toutes les peines du monde, il obtint un résultat tellement peu satisfaisant, si complètement illisible, qu’il se crut tenu d’écrire le mot en grosses lettres au sommet de la page, en le reliant au carré dont il était l’annexe par une ligne quelque peu ondoyante. Le même accident se reproduisit deux autres fois, et il y fut porté remède exactement par le même procédé. Relativement aux autres dénominations, il réussit mieux, et, quand il eut complété son œuvre de transcription en reproduisant le titre : Plan du côté nord, sa copie, en somme, n’était pas absolument aussi méprisable qu’on l’aurait pu craindre. Après s’être assuré, par une comparaison détaillée avec l’original, qu’elle était exacte en tous points, il la plia conjointement avec la lettre du docteur Chennery, et la mit dans sa poche, non sans pousser un grossier soupir de soulagement, accompagné d’un sourire où se trahissait une joie sauvage.

Le lendemain matin, la porte du jardin de Treverton s’offrit aux yeux du public, sous un aspect jusque-là inconnu : elle était hospitalièrement ouverte à deux battants, et l’un des deux piliers était orné de la figure de Shrowl, qui s’y était adossé confortablement, les jambes croisées, les mains dans les poches, la pipe aux lèvres, attendant le retour du messager qui, la veille, avait apporté le message du docteur Chennery.