Le Secret (Collins)/Livre VI/2

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Traduction par Old Nick.
Hachette (p. 325-341).


CHAPITRE II.

Attente ; espérance.


La semaine de répit s’écoula, et aucune nouvelle de l’oncle Joseph ne parvint à Porthgenna-Tower.

Le huitième jour, M. Frankland fit partir un messager pour Truro, lequel avait ordre de découvrir le magasin d’ébénisterie tenu par M. Buschmann, et de s’informer à la personne qui en avait charge, si elle avait des nouvelles de son maître. Le messager, revenu dans l’après-midi, annonça que M. Buschmann, depuis son départ, avait écrit à son garçon de magasin un seul petit billet, où il lui disait être arrivé à Londres à la tombée de la nuit ; là, il avait trouvé un accueil très-hospitalier chez son compatriote, le boulanger allemand ; il avait découvert l’adresse de sa nièce ; mais il n’avait pu la voir encore, à cause d’un obstacle qu’il comptait bien ne plus rencontrer à sa seconde visite. Depuis l’arrivée de cette épître, on n’avait plus reçu de lui aucune communication, et, par conséquent, on ignorait à quelle époque devait avoir lieu son retour.

Les renseignements ainsi obtenus n’étaient pas de nature à guérir l’espèce d’accablement d’esprit dont souffrait mistress Frankland, et qu’avaient produit en elle l’attente, les inquiétudes de toute la semaine écoulée. Son mari essaya de la ranimer un peu en lui faisant remarquer que le silence de l’oncle Joseph, ce silence de fâcheux augure, pouvait tenir tout aussi probablement à l’obstination des refus de sa mère, qu’à l’impossibilité de la ramener à Truro par suite de son état de maladie. Rappelant l’obstacle auquel faisait allusion la lettre du bon vieillard, et prenant en considération l’excessive susceptibilité, la timidité aveugle de la pauvre Sarah, il déclarait fort possible que le message de mistress Frankland, au lieu de la rassurer, lui eût inspiré, au contraire, de nouvelles appréhensions, et eût par conséquent fortifié en elle la résolution où on la savait déjà, de se prémunir contre toute communication avec Porthgenna-Tower. Rosamond écouta patiemment cet exposé nouveau de la question qui la préoccupait, et reconnut que les hypothèses de son mari étaient parfaitement raisonnables ; mais, tout en admettant qu’il pouvait être dans le vrai, et elle, au contraire, se forger des craintes chimériques, elle n’en demeurait pas moins dans le même état de malaise moral dont il essayait de la tirer. La manière dont le vieillard avait interprété, devant elle, l’altération graduelle de l’écriture de mistress Jazeph, l’avait singulièrement frappée, surtout quand elle s’était rappelé combien était pâle et fatigué le visage de sa mère, à l’époque où, sans la connaître pour telle, elle l’avait vue à West-Winston. M. Frankland s’épuisait donc vainement en raisonnements irréprochables ; il ne pouvait ébranler chez sa femme cette conviction bien arrêtée, que l’obstacle mentionné dans la lettre de l’oncle Joseph, et le silence gardé par lui depuis lors, devaient s’expliquer par la maladie de la nièce qu’il était allé chercher.

Outre ce sujet à débattre, le retour du messager de Truro fournissait encore une question à résoudre, bien autrement essentielle. Après avoir attendu vingt-quatre heures au delà du terme assigné, quelle ligne de conduite devaient adopter M. et mistress Frankland, alors que, ni de Londres, ni de Truro, ne leur arrivait aucun des éléments nécessaires pour asseoir là-dessus leur opinion ?

La première idée de Léonard fut d’écrire immédiatement à l’oncle Joseph, à l’adresse qu’il avait laissée lors de sa dernière visite à Porthgenna-Tower. Quand ce projet fut soumis à Rosamond, elle objecta que le délai de la réponse à attendre pouvait faire perdre un temps précieux, alors que, selon toute probabilité, il était de la dernière importance que pas une journée ne fût ainsi gaspillée. Si c’était la maladie de mistress Jazeph qui l’empêchait de se mettre en route, il fallait tout aussitôt courir vers elle, cette maladie pouvant s’aggraver. Si elle se méfiait simplement de leurs motifs, il était tout aussi essentiel de nouer avec elle des rapports directs, avant qu’elle eût trouvé quelque nouvel obstacle à élever, quelque cachette nouvelle, où l’oncle Joseph lui-même ne saurait comment la découvrir.

Bien que la vérité de ces conclusions lui parût irréfragable, Léonard, cependant, hésitait à les admettre, parce qu’elles impliquaient la nécessité d’un voyage à Londres. S’il s’y rendait seul, son infirmité le mettait à la merci de ses domestiques et de personnes étrangères, et cela lorsqu’il avait à conduire des investigations de la nature la plus délicate et la plus secrète. Si Rosamond devait l’accompagner, il en résulterait toute espèce de délais et d’inconvénients inévitables puisqu’ils emmèneraient leur enfant, et qu’il faudrait subir pendant un long et fatigant voyage de plus de deux cent cinquante milles.

Rosamond levait l’une et l’autre de ces difficultés avec sa décision, sa promptitude ordinaires. Elle commençait par écarter, comme tout à fait inadmissible, la pensée que son mari pût aller n’importe où, et pour quelque objet que ce fût, dans l’état de dépendance où il se trouvait, sans être accompagné d’elle. Et pour ne pas exposer l’enfant aux chances, aux fatigues d’une longue route, elle proposait d’aller à Exeter, dans leur voiture, restant ainsi maîtres de l’heure du départ comme de la durée du voyage ; là, ils trouveraient aisément, en prenant un wagon pour eux seuls, le moyen de s’assurer et toute la place et tout le bien-être nécessaires pour le demeurant de la traversée. Après avoir ainsi aplani les obstacles qui semblaient s’opposer au départ, elle en revenait à la nécessité absolue de s’y décider. Elle rappelait à Léonard le sérieux intérêt qu’ils avaient tous deux à obtenir le témoignage de mistress Jazeph sur l’authenticité de la lettre trouvée dans la chambre aux Myrtes, et à éclaircir dans ses moindres détails la fraude à l’aide de laquelle mistress Treverton paraissait avoir trompé son mari. Elle faisait valoir ensuite le désir très-vif qu’elle ressentait de compenser, autant qu’il serait en son pouvoir, le chagrin qu’à son insu elle avait infligé, lors de leur première rencontre dans l’auberge de West-Winston, à la personne du monde dont elle devait le mieux respecter et les erreurs et les peines. Et après avoir ainsi énuméré tous les motifs qui devaient les porter, elle et son époux, à se mettre personnellement en rapport avec mistress Jazeph dans le plus bref délai possible, elle concluait de plus belle que, dans la situation où ils étaient maintenant placés, il n’y avait qu’un seul parti à prendre : c’était d’aller à Londres immédiatement.

Après y avoir encore réfléchi, Léonard parut se convaincre que, dans des circonstances aussi urgentes, il fallait renoncer aux demi-mesures. Son opinion, au fond, était celle de sa femme, et il résolut d’agir en ce sens tout aussitôt, sans plus d’hésitation ou de retard. Avant que la nuit fût venue, les domestiques de Porthgenna, fort ébahis, reçurent l’ordre de faire les malles et de commander, au bureau de poste voisin, des chevaux pour le lendemain matin, de très-bonne heure.

Nos voyageurs partis, le premier jour, aussitôt que la voiture fut prête, se reposèrent en route, au milieu de leur étape, et s’arrêtèrent à Liskeard pour y passer la nuit. Le second jour, ils arrivèrent à Exeter et y couchèrent. Le troisième ils débarquaient à Londres, par le chemin de fer, entre six et sept heures du soir.

Lorsqu’ils se furent confortablement installés, pour la nuit, dans l’hôtel où ils descendaient ordinairement, et lorsqu’une bonne heure de repos, de calme absolu, les eut un peu remis des fatigues de la route, Rosamond, sous la dictée de son mari, écrivit deux billets. Le premier, adressé à M. Buschmann, le prévenait simplement de leur arrivée, et du désir qu’ils avaient de le voir à leur hôtel, dès le lendemain, et d’aussi bonne heure que possible. Il était prévenu, de plus, qu’il devait différer jusqu’après leur entrevue de faire connaître à sa nièce leur arrivée à Londres.

Le second billet était adressé à l’avoué de la famille, M. Nixon, le même qui, l’année d’avant, à la requête de mistress Frankland, annonçait à Andrew Treverton la mort du capitaine Treverton, son frère. Rosamond le priait, maintenant, tant au nom de son mari qu’en son propre nom, de passer le lendemain matin à leur hôtel, afin de leur donner son avis sur une question de nature très-délicate, et assez importante pour que la nécessité de la résoudre leur eût fait faire inopinément le voyage de Londres. Ces deux missives furent portées à leurs adresses respectives, par un messager, le soir même où elles furent écrites.

Des deux visiteurs qu’elles appelaient, le premier qui fit son apparition, le lendemain, fut, comme de raison, l’avoué Nixon ; vieillard avisé, beau parleur, parfaitement poli, qui avait connu le capitaine Treverton, et aussi le père du capitaine. Il arrivait, bien convaincu qu’on avait à le consulter sur quelques difficultés relatives au domaine de Porthgenna, difficultés que les jurisconsultes de l’endroit n’avaient sans doute pu résoudre, et de nature trop compliquée, trop confuse, pour qu’elles pussent être utilement traitées par correspondance. Quand on l’eut mis au courant de la question, dans tout ce qu’elle avait de délicat et d’urgent, et lorsqu’on eut placé sous ses yeux la lettre trouvée dans la chambre aux Myrtes, M. Nixon, pour la première fois de sa vie, de cette vie passée au milieu de toute sorte d’affaires, de toute sorte de clients, M. Nixon, disons-nous (et sans rien dire de trop) demeura comme paralysé de surprise. Pendant quelques minutes, privé de ses facultés les mieux exercées, il se trouva hors d’état d’articuler un seul mot.

Cependant, lorsque M. Frankland, après avoir complété l’exposé des découvertes faites, se déclara décidé à abandonner les sommes payées en échange de Porthgenna-Tower, si l’authenticité de la lettre venait à lui être complètement démontrée, le vieil homme de loi retrouva tout aussitôt l’usage de sa langue, et ce fut pour protester contre les intentions annoncées par son client, avec la chaleur sincère d’un homme qui comprend les avantages de la richesse, et se rend compte de ce que c’est que perdre ou gagner une fortune de quarante mille livres sterling. Léonard prêta une oreille patiente aux arguments légaux de M. Nixon, tendant à le détourner de regarder la lettre, en elle-même, comme un document valide, et d’accepter le témoignage de mistress Jazeph comme pouvant, d’accord avec cette lettre, établir régulièrement la généalogie de mistress Frankland. L’avoué s’étendit longuement sur le peu de probabilité qu’une fraude comme celle dont on accusait mistress Treverton eût pu être commise sans autre complicité que celle d’une femme de chambre. Il déclarait dès lors, au nom de tout ce qu’on sait de la nature humaine, que des autres personnes mises dans le Secret, il s’en serait nécessairement trouvé au moins une, si ce n’est plusieurs, qui, par mauvais vouloir ou imprudence, l’auraient infailliblement révélé. Ceci étant, vingt-deux longues années ne se seraient pas écoulées avant que la vérité ne parvînt à quelqu’une des nombreuses personnes qui, soit à Londres, soit dans les comtés anglais de l’Ouest, connaissaient, ou personnellement, ou de réputation, la famille Treverton… De cette objection passant à une autre, il admettait comme strictement possible l’authenticité de la lettre, qui constituerait, dès lors, ce qu’on appelle « un commencement de preuve » mais alors se présentait cette hypothèse, cette probabilité, que mistress Treverton avait fort bien pu l’écrire, ou la dicter, sous le coup d’une illusion mentale, dans une sorte de délire, pendant lequel sa suivante, n’osant la contrarier ouvertement, aurait écrit tout ce que sa maîtresse aurait voulu, la même personne n’ayant pas osé d’ailleurs, après la mort de mistress Treverton, essayer de mettre à profit ce qu’elle savait être une imposture. Cette hypothèse expliquait non-seulement la lettre écrite, mais aussi la lettre cachée. M. Nixon faisait de plus remarquer, par rapport à mistress Jazeph, que n’importe quelle attestation donnée par elle, serait, au point de vue légal, dépourvue de toute valeur, par la difficulté, l’impossibilité, disait-il, d’identifier d’une manière satisfaisante l’enfant dont il était question dans la lettre, avec la personne à laquelle il avait l’honneur de s’adresser en ce moment comme à la femme de son jeune ami M. Frankland, personne en possession d’un état civil inattaquable, et qu’aucun document irrégulier ne lui pourrait jamais faire envisager comme n’étant pas la fille du capitaine Treverton, son vieil ami et client.

Après avoir suivi jusqu’au bout les savantes objections de l’homme de loi, Léonard admit sans peine tout ce qu’elles avaient d’ingénieux et de spécieux ; mais il fut obligé de constater, en même temps, qu’elles n’avaient modifié en rien ses impressions au sujet de la lettre, ni ses convictions relativement aux devoirs que la découverte de ce document pouvait lui donner à remplir. Avant de prendre un parti décisif, il attendrait, disait-il, le témoignage de mistress Jazeph ; mais si ce témoignage était de telle nature, et lui était fourni de telle façon qu’il cessât de croire aux droits de sa femme sur la fortune dont elle était détentrice, il restituerait immédiatement cette fortune à son légitime propriétaire, M. Andrew Treverton.

M. Nixon vit bien que tous les raisonnements, toutes les inductions dont il pourrait se servir, n’ébranleraient pas la résolution de M. Frankland, et qu’il ne fallait pas espérer, s’adressant séparément à Rosamond, qu’elle usât de son influence pour modifier, dans ce qu’elles avaient d’absolu, les déterminations de son mari ; bien convaincu de plus, d’après ce qu’il venait d’entendre, que M. Frankland, s’il rencontrait de nouvelles objections, ou bien se déciderait à chercher un représentant plus docile, ou pourrait commettre quelque erreur fâcheuse en procédant lui-même à la restitution projetée, l’avoué finit par consentir, non sans faire ses réserves, à servir d’intermédiaire, si besoin était, entre son client et Andrew Treverton. Il écouta avec une résignation polie le court exposé que lui fit Léonard des questions qu’il entendait adresser à mistress Jazeph ; et, quand vint son temps de parler, se livrant le moins possible à ses inspirations sarcastiques, il dit simplement qu’au point de vue moral ces questions étaient vraiment excellentes : les réponses, ajoutait-il, seraient sans doute remplies d’intérêt au point de vue romanesque. « Cependant, continua l’avoué, comme déjà vous êtes père, monsieur Frankland, et comme il est fort possible (excusez cette allusion aux promesses de l’avenir) que vous le deveniez encore plus d’une fois ; comme vos enfants, devenus grands, pourront entendre parler de la fortune de leur mère, perdue pour eux, et désirer quelques explications touchant ce sacrifice héroïque ; il me semblerait à propos, non pas en vue d’un procès quelconque, mais dans un simple intérêt de famille, que vous obtinssiez de mistress Jazeph, outre sa déclaration verbale (contre l’admissibilité de laquelle je ne cesse pas de protester), un témoignage écrit, qu’à votre mort vous laisseriez derrière vous, et qui pourra servir à vous justifier aux yeux de vos enfants, si jamais pareille justification devenait nécessaire. »

Le conseil était trop évidemment bon pour être négligé. Sur la demande expresse de Léonard, M. Nixon, séance tenante, dressa une formule de déclaration, affirmant l’authenticité de la lettre adressée par feu mistress Treverton, sur son lit de mort, à son mari, depuis lors également décédé, et attestant la sincérité des assertions contenues en cette lettre, tant pour ce qui concernait la fraude employée à l’encontre du capitaine Treverton, que pour ce qui avait rapport à la véritable origine de l’enfant introduit, par suite de cette fraude, dans une famille étrangère. Prévenant M. Frankland qu’il aurait à faire confirmer, par la signature de deux témoins, celle que mistress Jazeph serait requise d’apposer au bas de ce document, M. Nixon tendit le papier à Rosamond pour qu’elle en donnât lecture à son mari. Puis, comme aucune objection n’était faite à la teneur de cet écrit, et comme sa présence désormais ne semblait plus devoir être utile, l’avoué se leva pour prendre congé. Léonard lui promit de lui écrire, et dès le jour même, s’il survenait quelque nouvel incident ; alors l’homme de loi se retira, protestant de nouveau contre l’irrégularité légale d’une pareille marche, et jurant, de plus, que jamais, dans le cours de son long exercice, il n’avait encore rencontré un client aussi obstiné.

Après son départ, il s’était écoulé plus d’une heure, et aucun nouveau visiteur n’avait paru. À ce moment, un bruit de pas fort bien accueilli se fit entendre près de la porte, et l’oncle Joseph entra dans l’appartement.

L’œil observateur de Rosamond, d’autant plus au guet qu’elle avait passé par plus d’inquiétudes, découvrit, de prime abord, un changement notable dans la physionomie et l’attitude du bon vieillard. Sa figure portait l’empreinte des soucis et de la fatigue. Sa démarche, tandis qu’il avançait vers les deux époux, n’avait plus cette vivacité alerte qui la distinguait d’une façon si originale, quand, pour la première fois, mistress Frankland, l’avait vu à Porthgenna-Tower. À ses premières paroles de politesse il voulait ajouter quelques excuses pour être venu si tard ; mais Rosamond lui coupa la parole, dans son vif désir de lui poser la question qui, de toutes, lui tenait le plus au cœur.

« Nous savons déjà, lui dit-elle, que vous avez découvert son adresse ; mais c’est là tout ce que nous avons appris. Est-elle comme vous redoutiez de la trouver ?… est-elle malade ? »

Le vieillard branla tristement la tête : « Que vous disais-je en vous montrant ses lettres ? répondit-il. Elle est si mal, bonne dame, que même cet excellent message dont vous m’avez chargé pour elle, n’a pu lui faire aucun bien. »

Ces simples paroles jetèrent dans le cœur de Rosamond une étrange terreur, qui, malgré tout l’effort de sa volonté, lui imposa silence, alors qu’elle eût tout donné pour parler de nouveau. L’oncle Joseph comprit le regard inquiet qu’elle tenait arrêté sur lui, et le signe hâté par lequel elle lui montrait le fauteuil le plus voisin du sofa sur lequel les jeunes époux étaient assis. Il y prit place, et leur dit alors tout ce qu’il avait sur le cœur.

Suivant exactement le conseil donné par Rosamond, il avait, raconta-t-il, dès le lendemain de son arrivée à Londres, porté au bureau de poste une lettre adressée à S. J. Ainsi que cela était prévu, une personne exprès dépêchée, une domestique, était venue ; il l’avait vue sortir du bureau, la lettre en main. Il l’avait suivie jusqu’à la porte d’une maison meublée, sise dans le voisinage, et, après l’y avoir laissée entrer, il y avait frappé lui-même, demandant mistress Jazeph. Une femme âgée qui était venue répondre, et qui paraissait être la maîtresse du logis, avait déclaré qu’aucune de ses locataires ne lui était connue sous ce nom. Il avait alors expliqué qu’il souhaitait voir la personne à laquelle arrivaient des lettres adressées à S. J., poste restante, au bureau voisin. Sur quoi, la femme âgée, du ton le plus aigre, lui avait déclaré que dans sa maison on n’avait affaire ni aux gens anonymes ni à leurs amis ; ce disant, elle lui avait jeté la porte au nez. En conséquence, il était retourné chez son ami, le boulanger allemand, pour lui demander conseil. Le conseil donné par ce brave homme fut qu’il fallait revenir à la charge, demander la domestique chargée du service des locataires, lui donner le signalement de sa nièce, et, pour se faire mieux comprendre d’elle, lui glisser dans la main, tout en parlant, une demi-couronne. Il avait suivi de point en point toutes ces indications, et avait ainsi découvert que sa nièce, bien réellement logée dans cette maison, y était malade, au lit, sous le nom de « mistress James. » Quelques mots persuasifs (après le cadeau de la demi-couronne) avaient déterminé la domestique à le conduire en haut et à transmettre son nom. Après quoi tous les obstacles s’étaient trouvés aplanis, et il avait été introduit dans la chambre occupée par sa nièce.

Dès qu’il la vit, il fut frappé, ébranlé, au delà de toute expression, par la violente agitation nerveuse dont elle donnait les signes, tandis qu’il approchait de son lit. Il ne perdit cependant ni le courage ni l’espérance, jusqu’au moment où, ayant transmis le message de mistress Frankland, il vit que ce talisman n’opérait pas, comme il l’avait cru, un retour soudain de calme et de sérénité. Au lieu d’apaiser la pauvre malade, il parut, au contraire, la surexciter davantage et lui causer de nouvelles alarmes. Après lui avoir adressé une multitude de questions sur la physionomie de mistress Frankland, sa façon d’être vis-à-vis de lui, les paroles que, bien exactement, elle avait dites (toutes questions auxquelles il avait pu répondre d’une manière plus ou moins satisfaisante au gré de celle qui les lui adressait), elle lui en fit deux qui l’avaient mis à bout de réplique. La première fut : Mistress Frankland vous a-t-elle dit quoi que ce soit du Secret ? La seconde : Dans les paroles de mistress Frankland s’en est-il, par hasard, trouvé quelqu’une d’où vous ayez pu induire qu’elle ait découvert où est située la chambre aux Myrtes ?

Le médecin était survenu, ajouta le bon vieillard, tandis qu’il se trouvait encore au chevet de sa nièce, alors que vainement il essayait de lui faire accepter les bonnes assurances de mistress Frankland comme une réponse très-suffisante aux questions qui la préoccupaient encore, et sur lesquelles il n’avait pu lui donner aucun éclaircissement plus direct et plus décisif. Après quelques demandes insignifiantes et après avoir causé de choses et d’autres, le docteur l’avait pris à part, secrètement. Il l’avait informé que les symptômes du mal dont sa nièce se plaignait, souffrance dans la région du cœur, difficulté de respiration, étaient d’une nature plus sérieuse que ne pouvaient le conjecturer, de premier mouvement, les personnes étrangères à la médecine. Il l’avait donc prié de ne plus transmettre à la malade aucun message quelconque, à moins que, par avance, il ne fût tout à fait certain que ces communications devaient avoir pour effet de le débarrasser, tout à coup et pour toujours, des anxiétés secrètes qui, maintenant, la minaient ; anxiétés qui aggravaient jour par jour son état, il devait en être bien certain, et qui rendaient inutiles, ou à peu près tels, tous les secours de l’art.

Alors, après avoir prolongé sa séance auprès de sa nièce et avoir tenu conseil avec lui-même, l’oncle Joseph s’était décidé à écrire, le soir même, sans en rien dire, une lettre à mistress Frankland, dès qu’il serait rentré chez son ami. Cette lettre lui avait pris plus de temps à composer que ne devaient le croire des gens habitués à pareille besogne. Enfin, après bien des ajournements causés par la nécessité de mettre au net force brouillons, et force retards provenant de ce qu’il quittait fréquemment sa tâche pour aller soigner sa nièce, il avait complété un récit suffisamment intelligible de tout ce qui était advenu depuis son arrivée à Londres. En conférant les dates, il fut avéré que cette lettre avait dû se croiser sur les chemins avec M. et mistress Frankland. Elle ne contenait, au reste, rien de plus que ce qu’il venait de leur raconter de vive voix : sauf que, pour montrer à quel point son éloignement rassurait peu la pauvre malade, l’oncle Joseph reproduisait de point en point les explications qu’il avait reçues d’elle, touchant le faux nom qu’elle avait pris et touchant sa résidence chez des personnes tout à fait étrangères, alors qu’elle avait à Londres des amis qui l’eussent bien accueillie sous leur toit. Peut-être jugeraient-ils qu’il avait très-inutilement allongé la lettre en renouvelant ces explications, qu’il avait déjà données en leur parlant des motifs qui avaient déterminé Sarah, lors de sa rentrée à Truro, à se séparer de lui.

Ces derniers mots mirent fin au triste et simple récit du bon vieillard. Après un moment de répit, qui lui permit de retrouver un peu d’empire sur elle-même et de raffermir sa voix, Rosamond frappa doucement l’épaule de son mari pour attirer son attention sur elle, et lui dit ensuite tout bas :

« Je puis maintenant, n’est-il pas vrai, lui révéler tout ce que j’avais sur les lèvres à Porthgenna ?

— Tout, répondit-il… Si vous êtes sûre de vous-même, Rosamond, c’est de vous, en effet, que ces révélations doivent venir. »

Après la première explosion de surprise, surprise bien naturelle à coup sûr, l’effet que parut produire sur l’oncle Joseph la révélation du Secret contrastait de la façon du monde la plus singulière avec celui qu’elle avait eu sur M. Nixon. Pas l’ombre d’un doute ne passa sur son front, pas un mot d’objection ne tomba de ses lèvres : la seule émotion excitée en lui fut un plaisir sans mélange, pur de toute amère pensée, de tout soupçon. Il bondit sur ses pieds avec toute sa vivacité naturelle ; ses yeux reprirent leur éclat accoutumé ; à un moment donné, il frappait des mains comme un enfant ; l’instant d’après, il sauta sur son chapeau et supplia Rosamond de permettre qu’il la conduisît tout de suite au chevet de sa mère. « Dites seulement à Sarah ce que vous venez de me dire ! s’écria-t-il, traversant la chambre à grands pas pour aller ouvrir la porte, vous lui rendrez tout son courage, vous la tirerez de son lit, vous la guérirez avant qu’il soit nuit. »

Une simple remontrance de M. Frankland l’arrêta sur place, et le ramena silencieux, attentif, sur le fauteuil qu’il venait de quitter.

« Songez un peu, objectait Léonard, à ce que le docteur vous a dit. La surprise soudaine qui vous a rendu si heureux pourrait être fatale à votre nièce. Avant de prendre la responsabilité d’aborder avec elle un sujet qui, à coup sûr, l’agitera considérablement, quelques précautions que vous y mettiez, nous devrons d’abord, pour n’agir qu’à bon escient, mander le médecin et prendre son avis. »

Rosamond appuya chaleureusement la suggestion de son mari, et, avec l’impatience caractéristique que tout retard lui causait, proposa de se mettre sur-le-champ en quête de ce médecin. L’oncle Joseph déclara, un peu à contre cœur, semblait-il, en réponse aux questions de la jeune femme, qu’il connaissait la résidence du docteur, et qu’habituellement on le trouvait chez lui avant une heure de l’après-midi. Il était justement midi et demi : aussi Rosamond, à qui son mari en donna la permission, sonna-t-elle aussitôt pour envoyer chercher un fiacre. Cet ordre donné, elle allait quitter la chambre pour mettre un chapeau, quand le vieillard l’arrêta pour lui demander, non sans une certaine hésitation, et comme confus de ce qu’il allait dire, si on jugeait indispensable qu’il accompagnât chez le docteur M. et mistress Frankland ; ajoutant, avant d’avoir la réponse à cette question, qu’il préférerait beaucoup, s’ils n’y voyaient aucune objection, rester à l’hôtel et y attendre les instructions qu’ils auraient à lui donner après leur retour. Léonard fit immédiatement droit à cette requête, sans aucune question sur les motifs qui l’avaient dictée ; mais Rosamond, dont la curiosité s’éveilla aussitôt, voulut savoir pourquoi l’oncle Joseph préférait rester à l’hôtel.

« Je ne l’aime pas, cet homme, repartit le vieillard. Quand il parle de Sarah, ses dires, sa physionomie, semblent indiquer qu’il n’espère pas la voir jamais se rétablir. » Après cette courte réponse, il marcha vers la fenêtre avec une sorte de gêne, comme heureux de n’en pas dire plus long.

La demeure du médecin était à quelque distance ; mais M. et mistress Frankland y arrivèrent avant une heure, et dès lors le trouvèrent encore chez lui. C’était un jeune homme de physionomie grave et douce, de manières calmes et contenues. Un contact journalier avec le chagrin et la souffrance avait, peut-être prématurément refroidi, attristé son caractère. Se présentant tout simplement, elle et son mari, comme des personnes qui portaient un vif intérêt à « mistress James, » Rosamond laissa Léonard poser les questions relatives à la santé de cette mère qu’elle allait bientôt retrouver.

La réponse du docteur eut pour exorde quelques paroles polies, mais de mauvais augure, et qui semblaient avoir pour but de préparer ses auditeurs à de moins favorables prévisions qu’ils n’en avaient peut-être conçu en venant le trouver. Écartant avec soin tous les termes, toutes les déductions techniques, il leur dit que sa cliente était, sans aucun doute, sous le coup d’une affection du cœur vraiment grave. Quant à la nature exacte du mal, il reconnaissait loyalement qu’il pouvait exister des doutes, et que différents médecins ne l’apprécieraient pas tous de la même manière. Pour lui, son opinion personnelle, formée d’après les symptômes qu’il avait suivis avec soin, était que la maladie avait son siége dans l’artère qui transmet le sang, au sortir du cœur, dans tout l’organisme. La malade ayant toujours répondu avec une répugnance marquée aux questions qu’il lui avait faites sur sa vie passée, il pouvait tout au plus conjecturer que l’origine de son mal remontait à une date assez éloignée ; selon toutes probabilités, il avait dû être produit, d’abord, par quelque grand ébranlement moral, suivi de longues anxiétés, tenaces, épuisantes (dont, au reste, sa figure portait des traces palpables) ; il avait ensuite été aggravé par les fatigues d’un voyage à Londres, qu’elle reconnaissait avoir entrepris à une époque où une grande lassitude nerveuse aurait dû l’empêcher de se mettre en route. Envisageant ainsi la question, le docteur obéissait à un devoir pénible, ajouta-t-il, en déclarant aux amis de la malade que toute émotion violente mettrait, sans aucun doute, sa vie en danger. D’un autre côté, si les anxiétés mentales, dont maintenant elle souffrait, pouvaient être soulagées, s’il était possible de la transporter à la campagne, parmi des gens qui s’appliqueraient à maintenir autour d’elle un calme complet, en pourvoyant d’ailleurs à tous ses besoins, il n’était pas absolument défendu d’espérer que les progrès du mal se trouveraient suspendus, et qu’elle pourrait vivre quelques années encore.

Le cœur de Rosamond, contristé d’abord, s’épanouit devant le tableau de cet avenir que lui faisaient entrevoir les dernières paroles du médecin. « Elle jouira de tout ce que vous demandez pour elle, et de bien autre chose, s’il le fallait, s’écria-t-elle avec impétuosité, avant que son mari eût pu reprendre la parole… Oh ! monsieur, s’il ne lui faut que du repos parmi des cœurs dévoués à elle, si c’est là ce dont a besoin cette pauvre nature épuisée, Dieu merci, nous pouvons le lui assurer.

— Nous le pouvons certainement, dit Léonard, complétant la pensée de sa femme, si le docteur autorise des explications avec sa cliente ; des explications qui doivent lui ôter toute inquiétude, mais qu’elle n’est pas le moins du monde préparée à recevoir, il faut bien ajouter ceci.

— Puis-je savoir, dit le docteur, à qui est dévolue la responsabilité des explications qui peuvent ainsi lui être données ?

— Deux personnes sont à même de s’en charger, répondit Léonard. L’une est le vieillard que vous avez déjà vu au chevet de votre malade ; l’autre est ma femme.

— En ce cas, reprit le docteur, regardant Rosamond, il n’y a pas à douter que madame, des deux, ne soit le meilleur intermédiaire… » Il s’arrêta, réfléchit un instant, puis ajouta : « Puis-je cependant m’informer, avant de vous conseiller l’un ou l’autre choix, si cette dame est familièrement connue de la malade, et si elle est, avec mistress James, dans une intimité aussi grande que le bon vieillard dont vous venez de me parler ?

— Je dois, bien à regret, répondre négativement à cette double question, dit Léonard. Et peut-être faut-il ajouter, en même temps, que votre malade croit ma femme au fond du Cornouailles. Son apparition subite pourrait donc causer à mistress James une fort grande surprise ; peut-être même croirait-elle avoir lieu de s’en alarmer.

— Dans ces circonstances, dit le docteur, le danger de confier une mission si délicate à ce bon vieillard, si étrangement naïf, me paraît être, de beaucoup, le moindre des deux ; et cela, par cette raison bien simple qu’en le voyant, lui, elle n’éprouvera aucune surprise. Quelque maladresse qu’il mette à lui donner les nouvelles dont il s’agit, encore aura-t-il sur madame l’avantage de ne l’effaroucher point par sa seule présence. Si cette épreuve hasardeuse doit être risquée, et, d’après ce que vous m’avez dit, j’estime qu’elle doit l’être, vous n’avez, je pense, d’autre alternative que de vous confier au bon vieillard en question, après lui avoir donné les instructions les plus détaillées sur les précautions à prendre. »

Cette conclusion précise et définitive mettait naturellement fin à la consultation. Rosamond et son mari revinrent en toute hâte à l’hôtel, afin d’endoctriner convenablement l’oncle Joseph.

En approchant de la porte de leur salon, ils furent surpris d’entendre de la musique exécutée dans cette pièce. Ils y trouvèrent, une fois entrés, le vieillard accroupi à côté d’un tabouret, et l’oreille tout contre une méchante petite boîte à musique, placée sur une table à côté de lui. Elle jouait un air que Rosamond reconnut aussitôt : le Batti, Batti, de Mozart.

« Vous m’excuserez, j’espère, de m’être fait un peu de musique pour me tenir compagnie pendant que vous étiez dehors, dit l’oncle Joseph se relevant tout confus, et arrêtant aussitôt son instrument… De tous mes amis, de tous mes compagnons, voilà, sauf votre respect, le plus ancien qui me soit resté. Le divin Mozart, le roi de tous les compositeurs qui aient vécu jamais, l’a donné à mon frère, de sa propre main, madame, lorsque Max, tout enfant, était à l’école de musique à Vienne. Depuis que ma nièce m’a laissé tout seul dans le Cornouailles, je n’avais pas encore trouvé le courage de me faire jouer quelque chose par Mozart, au moyen de cette petite boîte. À présent que vous m’avez tranquillisé sur le compte de Sarah, mes oreilles sont altérées de ce frêle tinn, tinn, qui, partout où je suis, a pour mon cœur la même sonorité amicale. Mais c’est assez comme cela, dit le vieillard, renfermant la boîte dans son enveloppe de cuir, laquelle pendait encore à son côté, et que Rosamond y avait déjà remarquée le jour où elle l’avait vu à Porthgenna pour la première fois… Je remets mon gentil petit oiseau dans sa cage, et je vous demanderai, maintenant, si vous voulez bien me faire part de ce que le docteur vous a dit. »

Rosamond raconta, en substance, pour faire droit à cette requête, la conversation qui avait eu lieu entre son mari et le médecin. Puis, usant de mille stratagèmes oratoires, elle en vint à catéchiser le vieillard sur la façon dont il devait s’y prendre pour révéler à sa nièce la découverte du Secret. Elle lui dit que les circonstances qui avaient amené cette découverte devaient d’abord être présentées à Sarah, non pas comme s’étant réellement produites, mais comme ayant pu se rencontrer. Elle lui mit, pour ainsi dire, sur les lèvres, les paroles dont il avait à se servir, choisissant à dessein les plus simples, les plus claires, celles qui demandaient le moins à son intelligence ou à sa mémoire. Elle lui montra comment, au moyen d’une transition bien ménagée, il pourrait glisser du terrain des simples hypothèses sur celui des faits réalisés ; et elle tâcha de lui faire sentir l’importance qu’il y avait à ce que sa nièce ne perdît jamais de vue un seul instant que la découverte du Secret n’avait éveillé, dans le cœur d’aucune des personnes dont il pouvait affecter la destinée, et qui l’avaient poursuivi avec tant de zèle, un seul sentiment amer, une seule pensée de rancune.

L’oncle Joseph écouta jusqu’au bout, avec l’attention la plus soutenue, tout ce que Rosamond avait à lui dire. Puis il se leva de son siége, contempla longuement son visage, et y découvrit une expression d’inquiétude et de doute dont il se fit l’application tout de suite, en toute modestie et en toute perspicacité.

« Comment nous bien assurer, avant de partir, que je n’oublierai rien ? lui demanda-t-il d’un ton pénétré. Je n’ai pas grande invention, cela est vrai : mais il y a quelque chose en moi que je ne saurais oublier, et surtout quand l’intérêt de Sarah est en jeu… Prêtez-moi donc attention, s’il vous plaît, et voyons si je puis vous répéter bien exactement tout ce que vous m’avez dit. »

Debout devant Rosamond, et rappelant d’une manière à la fois étrange et touchante, par sa physionomie et son attitude, le temps déjà si lointain où, tout enfant, aux genoux de sa mère, il avait récité ses premières leçons, il répéta, d’un bout à l’autre, les instructions qui venaient de lui être données, avec une exactitude de mots et une assurance de mémoire qui, dans un homme de son âge, semblaient presque merveilleuses. « Eh bien, demanda-t-il simplement après être arrivé au bout, ai-je bien tout dans la tête ? puis-je partir maintenant, et aller porter mes bonnes nouvelles au chevet de Sarah ? »

Il fallut le retenir encore, cependant : car Rosamond et son mari avaient à se consulter sur les meilleurs moyens à prendre, et les moins périlleux, pour qu’après avoir révélé la découverte du Secret, on pût en venir à mentionner leur arrivée à Londres. Après quelque réflexion, Léonard demanda à sa femme de prendre le document rédigé, ce matin même, par leur avoué, et, sur le revers du papier, d’écrire, dans les termes qu’il allait lui dicter, quelques lignes où mistress Jazeph serait priée de vouloir bien, après qu’elle se serait assurée que ceci ne l’entraînait à rien affirmer qui ne fût exactement vrai, apposer sa signature au bas de cette pièce. Ceci fait, et le papier plié de manière que les lignes écrites par mistress Frankland fussent les premières qui devaient nécessairement arrêter le regard de la malade, Léonard le fit remettre au vieillard, et lui expliqua en ces termes comment il devait en user :

« Lorsque vous aurez informé votre nièce de tout ce qui a rapport au Secret, et après lui avoir laissé tout le temps de se remettre, si elle vous adresse quelques questions relativement à ma femme ou à moi (je suppose qu’il en sera ainsi), passez-lui ce papier, pour toute réponse, en la priant de le lire. Qu’elle veuille ou non le signer, il est certain qu’elle vous demandera comment il est arrivé entre vos mains. Répondez-lui que vous l’avez reçu de mistress Frankland, et n’oubliez pas qu’il faut vous servir de ce mot « reçu, » de manière à ce qu’elle puisse penser, au premier abord, qu’il vous est arrivé de Porthgenna par la poste. Si vous la trouvez toute disposée à signer la déclaration, et si, après l’avoir signée, elle n’est pas trop violemment émue, dites-lui alors, peu à peu, tout en ménageant les gradations, ainsi que vous l’aurez déjà fait pour lui révéler la découverte du Secret, dites-lui que ma femme vous a remis elle-même le papier, et qu’elle est à Londres…

— Attendant, soupirant après le moment de courir près d’elle, ajouta Rosamond. Vous qui n’oubliez rien, vous n’oublierez certainement pas ceci, j’en suis bien sûre. »

Ce petit compliment à l’adresse de sa bonne mémoire fit rougir de plaisir l’oncle Joseph, comme s’il fût redevenu écolier. Après avoir promis qu’il se montrerait digne de la confiance qu’on mettait en lui, et s’être engagé à revenir, avant la fin du jour, calmer les inquiétudes de mistress Frankland, il prit congé des jeunes époux, et partit, regardant comme assuré d’avance le succès de son importante mission.

Rosamond, à la fenêtre, le suivit du regard, se démenant parmi la foule qui encombrait la chaussée, jusqu’à ce qu’elle l’eut complètement perdu de vue. Avec quelle légèreté s’éloignait ce bon petit homme ! Et que de gaieté dans ces rayons de soleil qui tombaient en plein sur le joyeux tumulte de la rue ! La grand’ville tout entière semblait un lazzarone étalé sous la chaleur, et s’en imprégnant avec une volupté paresseuse. Le sang courait, plus vif que jamais, dans ses mille artères, dont le pouls semblait plus élevé, les battements plus fréquents, plus impétueux, et ses mille voix semblaient, fondues en un murmure flatteur, ne parler que d’espérance.