Le Secret de la reine Christine/08

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Agence Gutenberg (p. 47-58).


VIII


Dès lors Christine fut entièrement élevée par des hommes.

Gustave-Adolphe avait dit avant de quitter la Suède pour la dernière fois :

— Instruisez Christine comme un garçon. Qu’elle sache tout ce dont un prince a besoin pour régner.

Quand elle eut dix ans, les cinq régents, le Gouverneur, le Chancelier Axel Oxenstiern, le comte Per Brahe, sans compter le précepteur Jean Matthiae, assis autour d’une table ronde, rapprochèrent donc leurs têtes grisonnantes pour élaborer un programme idoine.

Le gouverneur, qui était général, parla le premier, d’une voix péremptoire, comme sur le front des troupes :

— Écartez de Sa Majesté les entretiens peu honnêtes, propices à des sentiments dangereux ou à de mauvaises mœurs. Aucun livre pernicieux sur sa table. Une seule lecture : la Bible, celle que Luther donna à son aïeul !

Le vieux brave se tut, caressant sa forte moustache, tandis que derrière ses épaules, les membres du Conseil échangeaient des sourires.

— Naturellement, elle doit savoir lire, écrire et calculer… commença l’un.

— Qu’est-ce que cela ? continua un autre. Il lui faut lire, écrire, parler non seulement le grec et le latin, mais les langues des grands pays : français, allemand, italien, espagnol…

— Ne pas oublier l’histoire qui est l’étude la plus importante pour un prince…

— Mais surtout l’histoire biblique qui explique la parole de Dieu et les articles de la foi…

— Je lui enseignerai moi-même les sciences politiques et l’art de gouverner, fit Axel Oxenstiern.

— Et moi les sciences militaires ! s’écria le connétable du royaume, Jacob de la Gardie.

Quant aux conseillers, ils déclarèrent en chœur que, deux fois par semaine, ils viendraient mettre leur petite reine au courant des événements d’Europe et des derniers potins des Cours.

Tant d’hommes graves et considérables arborant la toge et le bonnet carré pour une écolière de dix ans, n’était-ce pas à la fois touchant et un peu comique ?

Ce n’était point, il est vrai, une écolière ordinaire.

Après la vie monotone et morne qu’elle avait menée près de sa mère, elle se rua dans l’étude avec toute l’ardeur de sa race et de son sang.

Elle travaillait jusqu’à douze heures par jour, se levait avant l’aube et continuait très avant dans la nuit.

Elle eut l’heureuse fortune de trouver dans Jean Matthiae le parangon des précepteurs, savant et étonnamment érudit sans être pédant, pieux sans fanatisme, observateur sagace et plein de malice. Il comprenait les boutades de son élève et savait non seulement les excuser, mais y répondre.

— Avec vous tout au moins, on peut rire ! disait celle-ci.

Il était, en outre, absolument désintéressé. Au milieu d’une cour, foyer d’intrigues comme toutes les cours, il demeurait parfaitement libre d’ambitions, dédaigneux des honneurs comme des prébendes.

C’est son élévation spirituelle qui lui conquit le cœur de l’enfant solitaire.

— Vous êtes mon seul ami, lui disait-elle, le seul auquel je puisse tout confier !


Une journée entre tant d’autres : Voici Christine qui, à six heures, un matin de mai, entre dans la salle d’études. Il y fait encore sombre. Pourtant un rayon de soleil filtre entre les vitraux et vient taquiner le globe terrestre, en bois gaîment peint, sur la lourde table de travail. Avec un buisson de lilas dans un angle, c’est la seule note claire de ce lieu, austèrement tapissé de rayons de livres.

Christine a douze ans. Ses cheveux flottent en désordre sur ses épaules. Elle est rouge, les sourcils froncés avec un petit air de révolte. Son justaucorps de satin rouge, boutonné de travers, tombe de guingois, sur des chausses noires, et elle frappe le sol de ses petites bottes à revers auxquelles sont fixés des éperons.

Mais Jean Matthiae entre. Un élan la jette vers lui. Elle le regarde dans les yeux, lui sourit avec confiance, lui prend la main et la serre dans ses petites pattes aux ongles rongés.

— Avez-vous pu dormir, mon bon maître ? lui demande-t-elle avec affection. Ce mal de tête qui vous affligeait hier si cruellement vous a-t-il quitté ? Avez-vous usé de cet opiat que vous adressa de Paris M. Gilles Ménage ?

Matthiae a, en effet, une santé très fragile qui est une cause constante de souffrances.

Je vous remercie, Madame, cet opiat a fait merveille et je compte en demander un second pot à ce cher Ménage.

— Priez-le en même temps de m’envoyer quelques livres nouveaux avec de belles reliures et de me mander des nouvelles du prince de Condé que j’ai en grande estime. Et ne manquez pas de l’inviter une fois de plus à nous venir voir.

— Je crains, Madame, que jamais il ne se résolve à quitter les abords de la rue du Bac et de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés.

— Bah ! Matthiae, attendez que je sois plus vieille et tout à fait reine. Je veux faire de ma cour un parterre de gloires des sciences et des lettres. Et je paverai leur route de tant d’or qu’ils me célébreront dans tout l’univers. Je veux que ces rustres de Suédois en crèvent de dépit dans leur peau !

— Ne craignez-vous pas, Madame, qu’il n’y ait dans ce désir autant d’orgueil que de générosité ? Et pourquoi cette colère contre les Suédois qui vous sont de loyaux et fidèles sujets ? Je vous vois ce matin tout animée et d’un désordre d’esprit qui s’exprime jusque dans votre ajustement.

Regardant le corsage de Christine, accroché de travers, il souriait. Mais le visage de l’enfant fut envahi d’une soudaine rougeur. D’un geste brusque, elle rejeta ses cheveux en arrière, les lissa de ses doigts gauches de garçonnet, puis s’efforça de lutter contre ses boutons.

— Ah ! maître, ce n’est pas tant aux Suédois qu’aux Suédoises que j’en ai ce matin, dit-elle enfin d’une voix boudeuse. Figurez-vous que ces dames de ma chambre émettaient la prétention de me garder ce tantôt pour m’enseigner je ne sais quel point de tapisserie. À moi ! Vous savez bien quelle horreur invincible j’ai pour tout ce que font et disent les femmes, pour leurs commérages, leurs aiguilles, leurs broderies et tout ce qui s’ensuit ! Non seulement j’ai refusé mais je leur ai annoncé que je comptais courir à cheval tout l’après-midi. Et j’ai sur l’heure enfilé mes chausses et mes bottes, à leur nez et à la barbe de Mme de Linden qui a une aussi belle moustache que M. le Chancelier !

— Je vous vois bien, en effet, en costume de cheval, mais les cavaliers les plus accomplis eux-mêmes ne dédaignent pas de passer un peigne dans leurs cheveux et de laver leurs mains ! fit Matthiae avec un léger sourire.

Christine examina d’un œil critique la paume puis le dos de ses mains et, confuse, les cacha derrière son dos.

— C’est vrai qu’elles ne sont guère propres, avoua-t-elle piteusement, mais ces femmes m’ont mise hors de moi ! Ne prétendaient-elles pas me friser comme un caniche qui fait le beau ? Peut-être même me piquer sur chaque oreille des bouffettes de ruban bleu ou rose ? Non, me voyez-vous, moi, en petite fille bien sage comme mes cousines Marie-Euphrosyne et Éléonore ! Quelle horreur !

— Oh ! Madame, vous n’allez pas me dire que vous n’aimez plus les filles de la tante qui vous fut si tendre et dévouée ?

— J’aimais chèrement leur mère, s’écria Christine, j’aime presque autant leur frère, mon cousin, qui tarde trop à revenir de l’étranger. Et j’aime aussi mes cousines que je suis prête à favoriser de toutes façons. Mais elles m’ennuient, avec leurs figures blanches et roses, leurs pompons, leurs mines confites, leurs révérences. Oh ! comme elles m’ennuient !

Une mèche de cheveux dans sa bouche à la lippe boudeuse, Christine se balançait sur sa chaise en donnant de grands coups de pied dans la table. Matthiae la considérait une lueur de malice aux yeux.

— Allons ! Allons ! Christine. Je vous souhaiterais plus de charité chrétienne et de douceur féminine… De plus, que Votre Majesté prenne garde à sa chaise. Sans quoi, elle se trouvera tout à coup par terre, comme l’autre jour, avec une grosse bosse sur son front royal.

Il riait. Puis, plus grave :

— Il est grand temps d’en revenir à nos études. Nous devons aujourd’hui, si je ne me trompe, expliquer les passages des Saintes Écritures qui justifieraient la fusion des deux religions réformées, la luthérienne et la calviniste. Ne m’avez-vous pas dit que tel était votre désir ?

— En effet, mon bon maître, répondit Christine soudain attentive.

— Nous lirons et commenterons ensuite le début du traité sur les astres, De spheris mundi, que vient de nous envoyer le savant mathématicien Johannes Bosco.

Christine battit des mains :

— Oh ! comme je suis contente ! J’aime tant savoir ce que font là-haut la lune et les étoiles !

— Et les langues ? Savez-vous qu’il y a un an aujourd’hui que j’ai commencé avec vous l’étude du français ? Je l’ai noté sur mon carnet. Le parlerons-nous ? Ou bien sera-ce l’allemand ? L’italien ?

— Ce sera le latin ! Je vous ai réservé une surprise, Monsieur.

En même temps qu’un petit poignard, une toupie, un éperon cassé, Christine tira de sa poche un parchemin un peu fripé, plié en quatre.

— Il est signé et daté ! s’écria-t-elle en l’agitant triomphalement. Écoutez !

D’une voix solennelle, elle déclama :

« Nos infra scriptae promittimus et adsbringimus nos hac nostra obligatione posthac vell loqui latine cum nostro praeceptore. »[1] Ouf, c’est trop long ! Vous le lirez tout entier, maître, je crois qu’il n’y a pas trop de solécismes !

— Bravo, Madame, vous ne pouviez me causer plus grand plaisir !

— Et c’est juré, vous savez ! Mais, en retour, voulez-vous m’accorder une faveur ?

Et Christine frotta câlinement sa joue contre la large manche de son professeur.

— Quoi donc ?

— Eh bien, par exception, voulez-vous me laisser partir ce matin vers 10 heures ? Il faut bien que je secoue mes humeurs. Et puis j’ai une envie folle d’essayer mon poney aux longs poils bourrus qui me vient du Shetland, une envie plus folle encore de galoper à travers la forêt pour me décrasser l’esprit des sermons de mes duègnes ! C’est accordé ?

— Soit ! Nous remettrons donc à cet après-midi la réponse à la lettre que nous manda de Hollande l’aimable savant, M. Grotius.

Pendant quatre heures, Christine travailla sans relâche, sans une pause, les sourcils attentifs, les mains dans ses cheveux, soutenant son front incliné. Sa prompte aptitude à tout comprendre, sa rage d’apprendre étaient telles qu’elles surprenaient et ravissaient son précepteur.

À dix heures pourtant, d’un bond elle sauta sur ses pieds, s’étira en bâillant, s’excusa, puis, les prunelles brillantes, déjà frémissante de plaisir et d’ardeur, elle allait prendre son vol quand un page à la livrée royale entra et s’inclinant profondément :

M. le Chancelier, dit-il, fait demander à Sa Majesté si Elle veut bien le recevoir.

Christine tourna vers son maître un visage bouleversé et ouvrit la bouche.

La retenant du geste, celui-ci répondit aussitôt :

— Dites, à M. le Chancelier que Sa Majesté sera heureuse de le voir dès qu’il lui plaira de venir.

— Catastrophe ! s’écria la petite dès que la porte fut refermée.

Et les yeux pleins de larmes, elle fit une affreuse grimace.

— Je m’étonne de votre comportement, Madame, fit Matthiae, s’efforçant à la sévérité. Songez à l’écrasant fardeau de travail que M. le Chancelier porte sur ses épaules. Ne devriez-vous pas lui être reconnaissante de distraire chaque jour quelques heures de son temps inestimable pour enseigner à Votre Majesté l’art de gouverner.

— Oh ! ne soyez pas si solennel, mon bon Maître. Cela ne vous sied pas du tout. Vous savez, tout comme moi, que M. le Chancelier Oxenstiern n’est pas l’homme le plus divertissant de la Cour. Rien qu’à le voir entrer, plié en deux, une main sur le cœur, l’autre caressant sa barbiche, roulant des yeux et de la voix : « Comment se porte Votre Majesté ? A-t-elle bien reposé cette nuit ? A-t-elle réfléchi, depuis notre dernier entretien, aux rapports qui doivent exister entre les États du royaume et leur souverain et à leurs devoirs comme à leurs droits respectifs ? » Oui, rien qu’à l’apercevoir, mes yeux se ferment d’ennui !

Christine mimait avec tant de drôlerie les courbettes, les roulements d’yeux, la voix pompeuse du premier ministre que Jean Matthiae ne put se tenir de sourire.

— Petite masque ! murmura-t-il.

Elle lui prit affectueusement la main :

— Vous savez bien, mon Maître que vous êtes le seul ici et même ici-bas devant lequel je puisse penser tout haut. Ne grondez pas. C’est si triste de toujours feindre ! De ne pouvoir ouvrir son cœur !

Il y avait une telle note de tendresse dans sa voix que Matthiae en fut ému.

Mais tout à coup Christine lâcha sa main. Et avec un cri douloureux :

— Oh ! Et mon poney ? Et mon galop dans la forêt ?

— Allons ! Ne gémissez pas. Vous irez cette après-midi, Christine. M. Grotius attendra sa réponse…

À ce moment même, la porte s’ouvrit devant deux pages, et M. le Chancelier, tout vêtu de noir, une collerette blanche sous sa barbiche, fit une entrée solennelle, plié en deux, la main sur le cœur. Quand il commença :

— Comment se porte Votre Majesté… ? le maître et l’élève échangèrent un regard malicieux et Christine se détourna pour rire.

L’après-midi, les bonnes gens des faubourgs de Stockholm, assis devant leurs petites maisons de bois, peintes de blanc et de rouge, virent un garçonnet debout sur ses éperons, les cheveux au vent, la bouche ouverte sur de grands cris joyeux ; il excitait de sa cravache un poney qui, les naseaux fumants, faisait feu des quatre pieds.

— Que Notre Seigneur la garde et nous la conserve ! soupiraient les femmes en se signant. Pour la figure comme pour la hardiesse, n’est-elle pas l’image même de son père, le grand roi Gustave-Adolphe ? Nous avions rêvé d’un prince. Mais pourrait-il être plus beau et plus brave cavalier ?

Les années passaient. Christine étudiait les mathématiques, la théologie, l’histoire, la philosophie, les langues. Elle en connaissait onze et en parlait couramment quatre : le français d’abord et à ravir, l’allemand, l’italien, l’espagnol, sans compter le grec et le latin.

Quand elle était à sa table d’études, rien ne pouvait la distraire, ni le cri des mouettes sur le lac, ni ceux des enfants dans le parc, ni même le son du cor dans la forêt ou les aboiements des chiens.

Sous la direction de Jean Matthiae qui corrigeait les lettres de l’écolière, elle entretenait une correspondance suivie avec les savants et les écrivains d’Europe, lisait leurs ouvrages, se passionnait pour leurs théories, autant que pour les discussions entre professeurs suédois et étrangers de l’Université d’Upsal. Dès qu’un homme se distinguait dans une branche quelconque des lettres, des sciences et des arts :

— Trouvez-lui une place dans le royaume ? suppliait-elle.

Son renom s’étendait au delà des mers et c’est dans toutes les langues qu’on célébrait la sagesse, l’étonnante érudition et la science précoce de la reine-enfant.

Quand elle eut ses treize ans, le Chancelier lui écrivit solennellement :

« Il nous est certes impossible d’exprimer en paroles notre bonheur de voir que Votre Royale Majesté ait pu à son âge acquérir une semblable base de connaissances et, fût-ce possible, nous ne le devrions pas de crainte de nous attirer le reproche de vouloir la flatter. »

Les braves pères nourriciers étaient contents et fiers.

— Mais ce n’est pas pour faire plaisir à ces barbons que je travaille ! s’écriait Christine. C’est parce que cela m’amuse de savoir et de comprendre !

Elle mettait d’ailleurs une non moins vive ardeur aux exercices corporels : non seulement l’équitation, mais l’escrime, le maniement et la science des armes de guerre, la chasse à courre, la chasse au faucon et même la chasse à l’ours, sport d’élection des hommes de Suède. Elle savait dompter un cheval, croiser le fer avec les jeunes chevaliers de son âge, forcer un renard, dresser les oiseaux de proie les plus rétifs. Elle brûlait de chasser l’ours.

— Cette chasse-là, c’est ce qu’il y a de plus beau en Suède ! s’écriait-elle avec enthousiasme.

Quand on voulut lui enseigner la danse :

— Si vous voulez ! acquiesça-t-elle avec un soupir. Mais à la manière des hommes, alors ! Vous ne me voyez pas empêtrant mes révérences dans mes longs cotillons et m’étalant, les quatre fers en l’air ?

Car, avec l’âge, elle ne devenait pas plus coquette. Elle se battait avec ses dames d’atour pour conserver ses jupes courtes, leur préférait les hauts de chausses, portait des souliers d’homme de forme basse, avec des boucles de métal, et refusait obstinément de se laisser friser.

Quand il le fallait pour les cérémonies de cour, elle acceptait qu’on posât une perruque annelée et calamistrée sur ses cheveux droits et souples.

— Que c’est gênant ! soupirait-elle parfois en faisant chavirer l’édifice.

Et les chambrières de lever au ciel des yeux offusqués :

— Que ferez-vous, Madame, quand viendra le temps de choisir un époux ?

— Laissez-moi en repos, je n’ai pas quinze ans et le choix d’un époux ne me soucie nullement !

On dut se borner à la convaincre, et ce ne fut pas sans peine, qu’une souveraine doit avoir tout au moins le visage et les mains nets et les ongles soignés.

Les régents et conseillers bonnes d’enfants, malgré de si brillants résultats, s’accordaient maintenant pour regretter que l’enfant abandonnée fût privée de sa mère.

Que devenait donc l’élégiaque Marie-Éléonore ? Après l’avoir jugée trop encombrante on la trouvait par trop discrète. Aussi dicta-t-on à la fillette une lettre où elle demandait instamment le retour de sa mère dans la capitale.

Mais la reine-mère n’avait point oublié ses griefs, assez plausibles, il faut le reconnaître, contre les régents et contre le pays.

— Plutôt au pain sec à l’étranger que dans l’abondance en Suède, répétait-elle.

Elle vint tout juste quelques jours à Stockholm, fit trois petits tours et puis s’en fut dans son château de Gripsholm. Ce château se trouvait tout proche de la frontière danoise. Et bientôt on en apprit de belles : la veuve du roi de Suède, la mère de la future reine correspondait en grand mystère avec les ennemis héréditaires de la Suède, et surtout avec leur chef, le beau roi Christian IV. Allait-elle s’envoler ?

L’amiral Ivan Nilson reçut la tâche ingrate de veiller sur la veuve consolée.

— Pourquoi passer vos jours, assise auprès de cette mer sauvage ? lui demanda-t-il. Ne vous trouveriez-vous pas mieux sous les ombrages de votre parc ?

— C’est mon plaisir de lire les beaux vers de l’Illiade au bruit rythmé des vagues, répondit la reine d’un ton précieux.

Le pauvre loup de mer en demeura pantois. La douairière entendait-elle rivaliser d’érudition avec sa fille, la jeune Pallas ?

Un navire danois aux belles voiles gonflées croisait, comme par hasard, au long des côtes.

Un beau matin de juillet 1640, les chambrières de Christine accoururent essoufflées, effarées, ravies :

— Madame, Madame, la mère de Votre Majesté… la reine Marie-Eléonore… !

— Eh bien, quoi ? Que lui est-il arrivé ? s’écria la petite fille, inquiète.

— Elle a disparu, Madame, on l’a enlevée !

— Enlevée ?

Christine éclata de rire. À quatorze ans, pouvait-elle concilier l’image de sa mère à la trentaine plantureuse et molle, d’une mère qu’elle avait toujours connue abandonnée sur des coussins, diluée dans les larmes, avec une aventure d’amour ?

Et pourtant… Marie-Éléonore avait toujours sa démarche de déesse, ses épaules de cire blonde que caressaient de longues boucles nonchalantes, ses grands yeux pathétiques, sa douceur de brebis. Et Christian de Danemark était galant.

Elle s’évada à la pointe vermeille de l’aube. Une coquette petite chaloupe la cueillit sur le rivage. Enrubanné comme un pâtre d’églogue, un vaisseau de guerre attendait au large, se pavanait. L’amiral Éric Ottesen enleva dans ses bras la belle qu’avait laissé fuir l’autre homme de mer, son rival suédois ; il la posa douillettement à bord.

Le soleil brillait. La mer était d’un bleu poudré, infiniment suave. Les luths, les hautbois, les violes d’amour soupiraient doucement. Une table était dressée, couverte de fruits, de délicates sucreries, de flacons de vin doré.

Marie-Éléonore s’épanouissait comme une rose tardive. Après tant de deuils et tant de larmes, sa jeunesse était en passe de refleurir.

Au rivage danois, autre surprise ! Le roi lui-même attendait cette Héro qui pour lui bravait les flots et l’opinion. Il lui baisa dévotieusement les mains, la remerciant de daigner accepter son hospitalité, la complimenta sur sa fraîcheur, et, suivi d’un somptueux cortège, la conduisit en grande pompe au palais préparé pour son séjour.

Quel scandale à travers l’Europe ! Toutes les cours en jasèrent et s’en ébaudirent. Mais à Stockholm, ce fut de la crainte, de l’indignation. Christine elle-même fut consternée de fa fugue de sa mère.

— Elle nous a jetés, moi et le gouvernement, écrivit-elle à son oncle, dans une grande perplexité, nul ne sachant ce qu’il faut faire…

Pauvre Marie-Éléonore ! Ses vacances et peut-être ses amours ne furent pas de longue durée. Les États de Suède, réunis d’urgence, déclarèrent la reine-mère déchue de la jouissance de son douaire. L’ambassadeur de Danemark fut en outre officiellement informé de la désapprobation du gouvernement suédois et Christian sentit peu à peu une dangereuse tension s’établir entre les deux royaumes.

Était-il, en outre, un peu las des vapeurs et des plaintifs roucoulements de la dame ? Il lui proposa bientôt de retourner dans sa famille brandebourgeoise. Un point final était mis à cette idylle.

La reine-mère demeura chez son frère, l’électeur du Brandebourg, quelques années un peu mornes. Puis, sa fille devenue reine, lui fit rendre sa fortune et elle revint dans son château de Nykoping où elle passa désormais une vie sans histoire.

— Pauvre mère, dit pensivement Christine. N’aurait-elle pas eu droit avant son déclin à quelques années de bonheur et d’amour ? La diplomatie ne l’a point permis. Et moi qui aujourd’hui imite son exemple en m’évadant, je me suis montrée pour elle aussi dure que les régents… Les reines ne peuvent aimer que sur commande. Et c’est là une des raisons pour lesquelles je ne veux plus être reine.

  1. Nous soussignée, promettons et nous astreignons par le présent engagement de vouloir à l’avenir parler latin avec notre précepteur, etc.