Le Secret de la reine Christine/19

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Agence Gutenberg (p. 153-163).


XIX


Il y a dans la vie des sommets après lesquels on ne peut que redescendre. Entre l’existence de Christine reine, étroitement comprimée entre tant de devoirs, et celle de Christine, déchue mais toujours souveraine, dispersée entre tant d’obligations et de plaisirs, ce voyage fantaisiste, de la petite hôtellerie danoise à la ville de Hambourg, devait former la plus bienheureuse des trêves.

Christine a retrouvé son adolescence et son insouciance. Il fait un temps d’or, elle se porte comme elle se portait à seize ans, elle caracole, galope, se baigne dans les rivières, pique-nique dans les forêts, chante, babille, dort à poings fermés dans de misérables auberges. Elle découvre l’amour et le monde. Elle sème son bonheur le long des routes et à tous les vents.

— Je t’aime, Rinaldo ! crie-t-elle à son amant.

— Je l’aime ! dit-elle à Sentinelli, à Clairet.

— Cela se voit de reste, Madame, répond celui-ci avec un large sourire.

Sentinelli, vaguement jaloux, se contente de s’incliner.

Et à Jean Holm :

— Je suis heureuse ! lui confie-t-elle.

Mais Jean Holm continue à se lamenter :

— Un papiste, Madame. Ah ! tout cela finira mal !…

Christine ne fait qu’en rire. N’est-elle pas libre, comme elle n’eût jamais rêvé qu’on pût l’être ?

Ce sont les jours heureux du lac Moelar, mais avec une joie pleine et comblée. Car cette fois rien ne s’oppose à sa passion. Ni son orgueil, ni sa dignité de reine.

Elle étreint cet amour à pleins bras, à pleines lèvres, avec toute la violence de son tempérament, de sa jeunesse épanouie, trop longtemps contenue et bridée. Elle est fière de son infatigable amant, de sa beauté, de sa fougue, de son esprit. Plus fière encore de savoir qu’il l’aime, pauvre et abandonnée, plus que Christine, dans toute sa gloire et sa puissance, n’a jamais été aimée.

Quand elle le tient serré contre elle :

— Si Dieu existe, soupire-t-elle, je le remercie de ce que j’aie connu le bonheur et puisse mourir maintenant.

Ce bonheur, elle le retrouve dans les noirs bois de pins dont le soleil fait briller les troncs de laque rouge ; devant le fleuve, éblouissant et magnétique comme une lame au soleil ; devant l’écureuil qui grignote une pomme de pin et disparaît dans un chêne ; devant la cathédrale rose et cloutée d’or, s’élançant d’un seul jet vers le ciel.

Elle l’étale devant Sentinelli un peu boudeur, devant Clairet indulgent et complice, devant Jean Holm offusqué. Elle l’étale d’autant plus qu’il lui faudra bientôt le cacher.

— M’aimeras-tu toujours, maintenant que tu vas retrouver ta famille ? lui demande Monaldeschi avec une inquiétude qui, cette fois, n’est pas feinte.

Elle se contente de sourire et de lui serrer la main.



Il fallut pourtant se décider à entrer à Hambourg. Par un soir vermeil de la fin de juillet, une petite troupe de cavaliers aux vêtements déteints et poussiéreux s’arrêta devant la somptueuse demeure du Juif portugais Diego Texeira, qui s’était habilement occupé pour la reine de questions d’intérêt et qu’elle allait charger de la gérance de ses biens.

C’est là qu’étaient installés les gentilshommes de Christine qui commençaient à désespérer de la revoir.

La jeune voyageuse sauta de cheval. Après ce grand mois de vagabondage, elle était débraillée, dépeignée, assez malpropre, mais son visage hâlé, ses grands yeux brillants, ses lèvres couleur de framboise rayonnaient de jeunesse, de santé, de joie. Elle s’élança vers le comte de Dohna qui lui ouvrait les bras :

— Mon père, je vous ramène votre fils avec grand regret car, sous son nom, je me suis trouvée fort heureuse, et je vous rends également Christine, prête sans grand plaisir à reprendre le joug du monde…

Puis se tournant vers Monaldeschi et son ami, elle ajouta avec son plus grand air de majesté :

— Laissez-moi vous présenter deux gentilshommes italiens, le marquis Monaldeschi et le comte Sentinelli, qui, sans connaître ma qualité, m’ont tirée d’un grand embarras et fidèlement assistée pendant ce voyage. J’entends qu’ils fassent désormais partie de ma suite ; et dès que ma cour sera organisée, je compte nommer le premier Grand Écuyer et le second chambellan, avec tous les avantages et toutes les prérogatives attachés à cet office. Je vous demande, Comte, de veiller à ce que ma volonté soit accomplie.

Elle ne vit pas ou feignit de ne pas voir quelques grimaces sur les physionomies assombries des gentilshommes suédois. Mais elle nota avec plaisir la stupéfaction et la joie qui se peignirent sur les traits des deux comédiens et qu’ils surent fort habilement imiter. Elle avait dès longtemps préparé cette scène et jouissait pleinement de son succès. Le rôle de divinité bienfaisante lui agréait fort.

Et s’en allant vers sa chambre, elle murmura à l’oreille de Monaldeschi :

— Ce soir à minuit.

Et la gratitude de l’amant ne fit qu’accroître son ardeur, en même temps que la joie de donner ajoutait à celle de Christine.



Dès son retour, celle-ci ne s’appartint plus. Elle avait beau n’être désormais qu’une reine privée de royaume et de pouvoir, son glorieux passé, son renom dans les lettres, la pétulante vivacité de son esprit, la stupeur enfin, causée par son incompréhensible abdication, ceignaient sa tête d’une auréole plus étincelante que la couronne royale, car il s’y mêlait le piquant du scandale et l’attrait de la curiosité.

Son voyage à travers l’Europe fut donc une marche triomphale. On lui fit partout de magnifiques réceptions ; elle reçut les hommages de tout ce que le monde compte de célébrités, fréquenta les théâtres et leurs coulisses, les monastères et les collèges de Jésuites, assista à des bals et à des tournois, visita bibliothèques, galeries de tableaux, archives secrètes, s’entretint partout avec les hommes d’État et les hommes de lettres.

À Anvers, un des personnages les plus puissants de l’Europe, l’archiduc Léopold, se dérangea pour venir la saluer et l’emmener avec lui à Bruxelles. Elle y fit la plus belle, la plus solennelle entrée dans un navire en forme de conque d’or, traîné par des chevaux blancs le long des canaux, avec de grands feux de joie sur chaque rive. Épanouie d’orgueil, la reine demanda tout bas à Monaldeschi :

— Lorsque tu relevas la pauvre fugitive, aurais-tu pu rêver pareille apothéose ?

— Non, certes, Madame. Mais je sentais Éléonore plus près de moi et plus à moi que Christine, répondit avec une habile mélancolie l’aventurier.

Elle ne vit pourtant pas le prince de Condé dont l’héroïsme et le tumultueux destin avaient, dès son enfance, excité en elle une passion cérébrale. Se fussent-ils alors connus et appréciés, qui sait si l’étoile du jeune Italien n’en eût point pâli ?

Mais Christine n’osa point accorder au brillant guerrier les mêmes honneurs qu’au très noble archiduc. Elle craignit, ô ironie ! de donner une entorse à cette étiquette qu’elle avait toujours haïe.

— Cette dame, si dédaigneuse de la couronne, estime-t-elle donc la naissance plus haut que la bravoure et le génie ? demanda le prince. Et il refusa net de venir offrir à Christine des hommages officiels. Mais il se glissa dans un salon bondé pour l’apercevoir. Le reconnaissant à sa figure martiale « sentant un peu le bivouac », la reine se précipita vers lui. Il lui tourna le dos, en disant avec humeur :

— C’est tout ou rien, Madame !

Leurs deux grands nez courbés, si pareils, s’étaient toisés, affrontés, séparés. Désenchantés, ils ne se revirent plus.

C’est alors que Christine écrivit de Bruxelles une autre lettre à sa chère Ebba :

« J’oubliais de vous dire que ma santé est brillante, mon amour toujours au pinacle, que je reçois ici des honneurs par-dessus les yeux, et que je suis bien avec tout le monde, excepté avec le prince de Condé que je ne vois jamais qu’à la comédie et au Cours. Mes occupations sont de bien manger, bien dormir et le reste, étudier peu, juger beaucoup, rire de même, voir les comédies françaises, italiennes, espagnoles, et passer le temps agréablement. Enfin je ne vais plus aux sermons, je méprise tous les orateurs ; après ce que dit Salomon, tout le reste n’est que misère, pitié et sottise, car chacun doit vivre content en mangeant, buvant et chantant.

« Adieu, Belle, vous m’entendez et souvenez-vous de votre

« CHRISTINE. »

Singulier langage sous la plume d’une catéchumène ! Sans Pimentel, l’ancien ambassadeur d’Espagne en Suède, Christine se serait-elle seulement souvenue de sa promesse de conversion ? C’est d’aussi loin que Madrid que celui-ci était arrivé tout courant, espérant reprendre son idylle avec Christine et cette fois la mener à terme. Hélas ! pour lui… Ses quarante ans, ses rides, sa perruque ne purent, malgré son esprit nuancé de diplomate-érudit et son expérience du monde, rivaliser avec les yeux bleus aux cils noirs, la jeune et spirituelle fantaisie du favori. Il dut, à défaut de plus tendres, se contenter d’entretiens politiques et religieux. Et il en profita pour pousser vivement l’abjuration de la reine dont il avait fait une affaire espagnole.

Ceci se passa d’abord sans tapage. La veille de Noël 1654, Christine fit atteler un traîneau doré en forme de sirène. Les grelots tintent joyeusement, la cloche de la chapelle du château carillonne. Les rues neigeuses étincellent féeriquement. La néophyte est en satin noir brodé d’or. Devant l’archiduc Léopold, Pimentel et deux autres Espagnols, elle confesse sa foi catholique et communie de la main de son directeur de conscience, le Père Gueme.

— Désormais, prononce celui-ci avec componction, on vous placera parmi les Saintes, près de votre grande aïeule suédoise, Sainte Brigitte.

— Je préfère de beaucoup la compagnie des sages de la Grèce ! rétorqua-t-elle.

— Vois-tu que je scandalise là-haut ma grand’tante Brigitte, autant qu’elle m’assommera ? confie-t-elle le soir à son amant.



Mais le pape exigeait une abjuration solennelle qui compterait comme une éclatante victoire de la religion catholique.

— Sans quoi, lui fait-il dire, la reine ne pourrait occuper à Rome et dans la société romaine le rang auquel elle a droit.

Christine accepta. Cette abjuration aurait lieu en novembre, dans la ville impériale d’Innsbruck.

La nouvelle s’en ébruita. Elle passa la frontière suédoise et quel scandale, quelle affliction elle causa dans le pays qui était demeuré si profondément attaché à sa petite reine !

— C’est pourtant la fille de mon bien-aimé roi ! soupira le pauvre Chancelier Oxenstiern. Trouvera-t-elle le repentir ?

Et il s’éteignit en murmurant le nom de son ingrate élève.

La malheureuse Marie-Eléonore ne lui survécut guère. Après l’abdication et le départ d’une fille qu’elle avait fini par chérir, ce reniement de la foi de ses pères fut le dernier coup. Elle aussi mourut en appelant vainement sa lointaine enfant.

Ce deuil calma pour un temps la vie agitée de Christine. Elle le passa dans la retraite, ne voulant voir que le seul Monaldeschi. Elle pleura dans ses bras et cette douleur, qu’elle croyait partagée, nuança de tendresse la fougue de sa passion.

Elle devait se sentir bientôt plus abandonnée encore.

Un matin, le comte Dohna se fit annoncer. Il était suivi des quinze gentilshommes suédois qui avaient eux-mêmes choisi d’accompagner Christine en terre étrangère. Ils avaient tous les yeux baissés, la mine affligée.

— Madame, dit le Comte, nous venons demander à Votre Majesté la permission de retourner en Suède. Pour vous, nous avions abandonné notre pays, notre famille. Nous avions décidé de ne plus vous quitter. Mais c’est notre vie que nous vous avions donnée et non pas notre âme. Que la fille du grand Gustave-Adolphe, qui vécut et mourut pour la défense de la religion de Luther, devienne une renégate, cela nous ne pouvons le supporter. Adieu, Madame !

Lui baisant la main, il éclata en sanglots et se dirigea vers la porte. Les gentilshommes l’imitèrent et, en dernier, vint le vieux Jean Holm, les épaules voûtées, son long visage contracté de douleur. *

— Et dire que je vous ai fait sauter toute petite dans ces bras-là, gémit-il. Ah ! Madame, un papiste ! Je vous avais bien dit que cela finirait mal !

— Tu vois, tous ceux qui m’aimaient sans calcul sont morts ou partis. Je n’ai plus que toi ! murmurait Christine un instant plus tard à l’indigne oreille du simulateur.



Bientôt, abandonnant la Kermesse flamande, elle reprend sa marche à travers l’Europe, caracole de ville en ville. Sous les arcs de triomphe, par les rues pavoisées, entre des foules curieuses et enthousiastes.

— Tiens-toi toujours à portée de ma vue, dit-elle à Monaldeschi, pour qu’à tout instant je puisse me rafraîchir à ton regard.

Le 3 novembre 1655, flanquée de deux archiducs, sous les yeux de pierre de vingt-huit empereurs et rois qui la contemplent, debout ou couchés sur leurs tombeaux, celle qui fut et se sent encore reine prononce la formule d’abjuration de la même voix virile et décidée que naguère l’acte où elle abdiquait.

— Ecoute, ma fille, regarde, prête l’oreille, oublie ton peuple et la religion de ton père, lui dit, d’un ton solennel, le légat du pape, Lucas Holstenius, en commençant son sermon.

Mais Christine peut-elle si aisément oublier le grand Gustave-Adolphe, le peuple qui l’a si profondément aimée, les êtres dévoués qui ont entouré son enfance, son maître Jean Matthiae que désole son reniement ?

Son cœur ne se serre-t-il pas en songeant à eux, à son pays, à son passé ?

Elle n’en laisse rien paraître. Toutefois, comme le soir même on lui offre une représentation théâtrale, au retour elle dit à Rinaldo :

— Ils m’ont donné une comédie. Ne leur en ai-je pas joué une ce matin ?

Mais le lendemain elle écrit au pape pour l’assurer de sa vénération, de sa fidélité. Et tout aussitôt elle se dirige vers l’Italie.

Elle fait son entrée à Rome le 23 décembre, en amazone, montée sur un superbe étalon blanc à la crinière tressée, vêtue d’une robe de soie grise brodée d’or, rayonnante sous son grand feutre empanaché de blanc.

Les dames de la haute société romaine, parées et scintillantes comme des châsses, siègent dans leurs carrosses sur le parcours du cortège. À eux seuls les bijoux de la princesse de Rossano valent plus de 700.000 écus. Des tapisseries précieuses pendent aux fenêtres. Le menu peuple, tassé contre les murailles, gesticule et crie. Les cardinaux groupés en éclatant massif, attendent près du portail de Saint-Pierre.

Christine descend de cheval et gravit avec majesté les marches de la basilique. Les murs en sont richement ornés et îe blason des Vasa y alterne avec les armoiries du pape. Les cloches sonnent. Le canon gronde. Se retournant alors avant d’entrer, elle cherche du regard son amant pour lui dédier toute cette gloire dont elle est encensée. Mais elle ne rencontre que les yeux du comte Sentinelli, des yeux troubles emplis d’une fureur jalouse. A-t-elle le temps d’en chercher la cause ?

Deux cardinaux l’attendent pour la conduire au pape. Elle plie trois fois le genou devant le vieillard immobile, au visage d’une pâleur d’hostie, elle baise son anneau, le bout de sa mule.

— Relève-toi, Alexandra, lui dit le pape avec bonté, en lui tendant la main.

La baptisant ainsi à nouveau, c’est son propre nom qu’il lui décerne. Puis il la prie à dîner, ce qui fit beaucoup jaser ; car jamais femme n’avait soupé avec le pape.



Christine a donc réalisé son rêve : elle est à Rome, la Ville éternelle, qui est en même temps la ville natale de celui qu’elle aime. Et justement on lui offre un des plus beaux palais de Rome, le palais Farnèse.

Mais décidément elle a la bougeotte. Avant de se fixer, elle veut voir la France, connaître Paris. Elle prend prétexte d’une épidémie de peste qui vient de se déclarer. La voici de nouveau sur les grands chemins avec une suite de hasard, racolée à la hâte.

Elle laisse à Rome les deux Italiens pour qu’ils y organisent sa maison.

— Je ne puis t’emmener, Rinaldo, explique-t-elle à Monaldeschi. Les Français sont curieux. On devinerait les liens qui nous unissent. Et qu’en dirait la vertueuse reine de France ?

Ce fut d’ailleurs un voyage-éclair qui ne dura pas deux mois. Le duc de Guise fut envoyé à Marseille pour complimenter Christine au nom du roi et de la reine-mère.

— Elle a la taille fournie, la croupe large, dit-il à son retour, le bras beau, la main blanche, mais plus de l’homme que de la femme, le nez aquilin, la bouche assez grande, les yeux fort beaux et pleins de feu…

Et s’il critique son costume quasi masculin et assez débraillé, il célèbre son intelligence et son érudition :

« Elle en sait plus que toute notre académie jointe à la Sorbonne, se connaît admirablement en peinture comme en toutes autres choses. Enfin, c’est une personne tout à fait extraordinaire. »

Elle entra à Paris le soir du 8 septembre 1656 aux flambeaux et au son du canon, comme toujours sur un cheval blanc couvert d’une housse brodée d’or et d’argent. Elle écouta le Te Deum à Notre-Dame, fut reçue par le Parlement en robes rouges, par l’Université, par l’Académie française.

Elle vit la Grande Mademoiselle qui s’écria :

— C’est un joli petit garçon !

Elle soupa avec le Cardinal de Mazarin qui appréciait sa connaissance de l’Europe et son souple esprit d’intrigue.

Après le repas, le jeune roi Louis XIV qui avait dix-huit ans et Monsieur son frère qui en avait seize s’étant glissés parmi les pages du Cardinal pour l’apercevoir, celui-ci les présenta à la reine comme deux des gentilshommes les plus qualifiés de la France. De son œil vif, la reine les reconnut aussitôt, les releva, sourit et dit :

— Ils sont, en effet, de bonne maison et paraissent être nés pour porter des couronnes !

Puis elle se rendit à Compiègne où se trouvait la Cour, et les deux reines échangèrent révérences et compliments. Christine admira congrument la splendeur de la peau et des mains d’Anne d’Autriche. De son côté celle-ci déclara :

— Cette reine a les yeux beaux et vifs, de la douceur dans le visage et cette douceur est mêlée de fierté…

Bref les deux souveraines furent charmées l’une de l’autre. Ou du moins l’affirmèrent.

Mais bientôt les extravagances de Christine et la liberté de ses manières ne fut pas sans choquer la société la plus raffinée du monde.

On chuchota dans les ruelles, derrière les éventails.

— Elle jure le nom de Dieu dans les huit langues qu’elle connaît !

— Et quels propos libertins pour une nouvelle catholique !

— L’avez-vous vue l’autre jour à Notre-Dame, debout et bavardant pendant le sermon ?

— Et devant le roi et la reine-mère, vautrée dans son fauteuil, tête en bas, jambe de ci, jambe de là…

— Et ce jour où, en compagnie lettrée, elle semblait rêver jusqu’à l’assoupissement ?

— Oui, mais elle se réveilla pour chanter à tue-tête une chanson de soldat.

— Ces gens-là m’ennuient, disait le lendemain Christine à sa suivante. Hier soir, pendant qu’ils m’accablaient de compliments insipides, c’est à mon amant que je pensais. Et je me surpris tout à coup à chanter comme l’an dernier, dans les forêts du Danemark.

Donc, quand Mazarin fit comprendre à la reine avec force baise-mains et révérences à l’italienne, que la Cour de France n’était point une hôtellerie pour princesses errantes, il prêchait une convertie.

À Rome, elle se jeta dans les bras de Monaldeschi :

— Il n’y a pas un seul de ces Français qui t’aille à la cheville ! s’écria-t-elle. Le roi lui-même n’est qu’un coquebin ignorant et timide. Il est grand, bien fait, mais il a les yeux petits et sans rien du feu qui anime les tiens. Tes beaux yeux verts.

À peine si elle s’aperçut de la présence de Sentinelli qui avait pourtant pris grand’peine à son installation. Et elle ne vit point le regard de haine dont il enveloppait son ancien ami.

— Je ne veux plus voyager, s’écria-t-elle encore. Je veux pouvoir goûter mon bonheur. Me voici pour longtemps à Rome…

L’année suivante pourtant elle reprenait le chemin de la France.