Le Siècle de Louis XIV/Édition Garnier/Chapitre 39

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Le Siècle de Louis XIV/Édition Garnier
Le Siècle de Louis XIVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 76-84).


CHAPITRE XXXIX.

DISPUTES SUR LES CÉRÉMONIES CHINOISES. COMMENT CES QUERELLES CONTRIBUÈRENT À FAIRE PROSCRIRE LE CHRISTIANISME À LA CHINE.


Ce n’était pas assez, pour l’inquiétude de notre esprit, que nous disputassions au bout de dix-sept cents ans sur des points de notre religion, il fallut encore que celle des Chinois entrât dans nos querelles. Cette dispute ne produisit pas de grands mouvements, mais elle caractérisa plus qu’aucune autre cet esprit actif, contentieux et querelleur, qui règne dans nos climats.

Le jésuite Matthieu Ricci, sur la fin du xviie siècle[1], avait été un des premiers missionnaires de la Chine. Les Chinois étaient et sont encore, en philosophie et en littérature, à peu près ce que nous étions il y a deux cents ans. Le respect pour leurs anciens maîtres leur prescrit des bornes qu’ils n’osent passer. Le progrès dans les sciences est l’ouvrage du temps et de la hardiesse de l’esprit : mais la morale et la police étant plus aisées à comprendre que les sciences, et s’étant perfectionnées chez eux quand les autres arts ne l’étaient pas encore, il est arrivé que les Chinois, demeurés depuis plus de deux mille ans à tous les termes où ils étaient parvenus, sont restés médiocres dans les sciences, et le premier peuple de la terre dans la morale et dans la police, comme le plus ancien.

Après Ricci, beaucoup d’autres jésuites pénétrèrent dans ce vaste empire ; et, à la faveur des sciences de l’Europe, ils parvinrent à jeter secrètement quelques semences de la religion chrétienne parmi les enfants du peuple, qu’ils instruisirent comme ils purent. Des dominicains, qui partageaient la mission, accusèrent les jésuites de permettre l’idolâtrie en prêchant le christianisme. La question était délicate, ainsi que la conduite qu’il fallait tenir à la Chine.

Les lois et la tranquillité de ce grand empire sont fondées sur le droit le plus naturel ensemble et le plus sacré : le respect des enfants pour leurs pères. À ce respect ils joignent celui qu’ils doivent à leurs premiers maîtres de morale, et surtout à Confutzée, nommé par nous Confucius, ancien sage qui, près de six cents ans[2] avant la fondation du christianisme, leur enseigna la vertu.

Les familles s’assemblent en particulier, à certains jours, pour honorer leurs ancêtres ; les lettrés, en public, pour honorer Confutzée. On se prosterne, suivant leur manière de saluer les supérieurs, ce que les Romains, qui trouvèrent cet usage dans toute l’Asie, appelèrent autrefois adorer. On brûle des bougies et des pastilles. Des colaos, que les Portugais ont nommés mandarins, égorgent deux fois l’an, autour de la salle où l’on vénère Confutzée, des animaux dont on fait ensuite des repas. Ces cérémonies sont-elles idolâtriques ? sont-elles purement civiles ? reconnaît-on ses pères et Confutzée pour des dieux ? sont-ils même invoqués seulement comme nos saints ? est-ce enfin un usage politique dont quelques Chinois superstitieux abusent ? C’est ce que des étrangers ne pouvaient que difficilement démêler à la Chine, et ce qu’on ne pouvait décider en Europe.

Les dominicains déférèrent les usages de la Chine à l’Inquisition de Rome, en 1645. Le saint office, sur leur exposé, défendit ces cérémonies chinoises, jusqu’à ce que le pape en décidât.

Les jésuites soutinrent la cause des Chinois et de leurs pratiques, qu’il semblait qu’on ne pouvait proscrire sans fermer toute entrée à la religion chrétienne, dans un empire si jaloux de ses usages ; ils représentèrent leurs raisons. L’Inquisition, en 1656, permit aux lettrés de révérer Confutzée, et aux enfants chinois d’honorer leurs pères, en protestant contre la superstition, s’il y en avait.

L’affaire étant indécise, et les missionnaires toujours divisés, le procès fut sollicité à Rome de temps en temps ; et cependant les jésuites qui étaient à Pékin se rendirent si agréables à l’empereur Kang-hi, en qualité de mathématiciens, que ce prince, célèbre par sa bonté et par ses vertus, leur permit enfin d’être missionnaires, et d’enseigner publiquement le christianisme. Il n’est pas inutile d’observer que cet empereur si despotique, et petit-fils du conquérant de la Chine, était cependant soumis par l’usage aux lois de l’empire ; qu’il ne put, de sa seule autorité, permettre le christianisme ; qu’il fallut s’adresser à un tribunal, et qu’il minuta lui-même deux requêtes au nom des jésuites. Enfin, en 1692, le christianisme fut permis à la Chine, par les soins infatigables, et par l’habileté des seuls jésuites.

Il y a dans Paris une maison établie pour les missions étrangères. Quelques prêtres de cette maison étaient alors à la Chine. Le pape, qui envoie des vicaires apostoliques dans tous les pays qu’on appelle les parties des infidèles, choisit un prêtre de cette maison de Paris, nommé Maigrot, pour aller présider, en qualité de vicaire, à la mission de la Chine, et lui donna l’évêché de Conon, petite province chinoise dans le Fokien. Ce Français, évêque à la Chine, déclara non-seulement les rites observés pour les morts superstitieux et idolâtres, mais il déclara les lettrés athées : c’était le sentiment de tous les rigoristes de France. Ces mêmes hommes qui se sont tant récriés contre Bayle, qui l’ont tant blâmé d’avoir dit qu’une société d’athées pouvait subsister, qui ont tant écrit qu’un tel établissement est impossible, soutenaient froidement que cet établissement florissait à la Chine dans le plus sage des gouvernements. Les jésuites eurent alors à combattre les missionnaires, leurs confrères, plus que les mandarins et le peuple. Ils représentèrent à Rome qu’il paraissait assez incompatible que les Chinois fussent à la fois athées et idolâtres. On reprochait aux lettrés de n’admettre que la matière ; en ce cas, il était difficile qu’ils invoquassent les âmes de leurs pères et celle de Confutzée. Un de ces reproches semble détruire l’autre, à moins qu’on ne prétende qu’à la Chine on admet le contradictoire, comme il arrive souvent parmi nous ; mais il fallait être bien au fait de leur langue et de leurs mœurs pour démêler ce contradictoire. Le procès de l’empire de la Chine dura longtemps en cour de Rome ; cependant on attaqua les jésuites de tous côtés.

Un de leurs savants missionnaires, le P. Lecomte, avait écrit dans ses Mémoires de la Chine que « ce peuple a conservé pendant deux mille ans la connaissance du vrai Dieu ; qu’il a sacrifié au Créateur dans le plus ancien temple de l’univers ; que la Chine a pratiqué les plus pures leçons de la morale tandis que l’Europe était dans l’erreur et dans la corruption ».

Nous avons vu[3] que cette nation remonte, par une histoire authentique, et par une suite de trente-six éclipses de soleil calculées, jusqu’au delà du temps où nous plaçons d’ordinaire le déluge universel. Jamais les lettrés n’ont eu d’autre religion que l’adoration d’un être suprême. Leur culte fut la justice. Ils ne purent connaître les lois successives que Dieu donna à Abraham, à Moïse, et enfin la loi perfectionnée du Messie, inconnue si longtemps aux peuples de l’Occident et du Nord. Il est constant que les Gaules, la Germanie, l’Angleterre, tout le Septentrion, étaient plongés dans l’idolâtrie la plus barbare quand les tribunaux du vaste empire de la Chine cultivaient les mœurs et les lois, en reconnaissant un seul Dieu dont le culte simple n’avait jamais changé parmi eux. Ces vérités évidentes devaient justifier les expressions du jésuite Lecomte. Cependant, comme on pouvait trouver dans ces propositions quelque idée qui choque un peu les idées reçues, on les attaqua en Sorbonne.

L’abbé Boileau, frère de Despréaux, non moins critique que son frère, et plus ennemi des jésuites, dénonça, en 1700, cet éloge des Chinois comme un blasphème. L’abbé Boileau était un esprit vif et singulier, qui écrivait comiquement des choses sérieuses et hardies. Il est l’auteur du livre des Flagellants, et de quelques autres de cette espèce. Il disait qu’il les écrivait en latin, de peur que les évêques ne le censurassent ; et Despréaux, son frère, disait de lui : « S’il n’avait été docteur de Sorbonne, il aurait été docteur de la comédie italienne. » Il déclama violemment contre les jésuites et les Chinois, et commença par dire que « l’éloge de ces peuples avait ébranlé son cerveau chrétien ». Les autres cerveaux de l’assemblée furent ébranlés aussi. Il y eut quelques débats : un docteur, nommé Lesage, opina qu’on envoyât sur les lieux douze de ses confrères les plus robustes s’instruire à fond de la cause. La scène fut violente ; mais enfin la Sorbonne déclara les louanges des Chinois fausses, scandaleuses, téméraires, impies, et hérétiques.

Cette querelle, qui fut aussi vive que puérile, envenima celle des cérémonies ; et enfin le pape Clément XI envoya, l’année d’après, un légat à la Chine. Il choisit Thomas Maillard de Tournon, patriarche titulaire d’Antioche. Le patriarche ne put arriver qu’en 1705. La cour de Pékin avait ignoré jusque-là qu’on la jugeait à Rome et à Paris. Cela est plus absurde que si la république de Saint-Marin se portait pour médiatrice entre le Grand Turc et le royaume de Perse.

L’empereur Kang-hi reçut d’abord le patriarche de Tournon avec beaucoup de bonté. Mais on peut juger quelle fut sa surprise quand les interprètes de ce légat lui apprirent que les chrétiens qui prêchaient leur religion dans son empire ne s’accordaient point entre eux, et que ce légat venait pour terminer une querelle dont la cour de Pékin n’avait jamais entendu parler. Le légat lui fit entendre que tous les missionnaires, excepté les jésuites, condamnaient les anciens usages de l’empire, et qu’on soupçonnait même Sa Majesté chinoise et les lettrés d’être des athées qui n’admettaient que le ciel matériel. Il ajouta qu’il y avait un savant évêque de Conon qui expliquerait tout cela si Sa Majesté daignait l’entendre. La surprise du monarque redoubla, en apprenant qu’il y avait des évêques dans son empire. Mais celle du lecteur ne doit pas être moindre en voyant que ce prince indulgent poussa la honte jusqu’à permettre à l’évêque de Conon de venir lui parler contre la religion, contre les usages de son pays, et contre lui-même. L’evêque de Conon fut admis à son audience. Il savait très-peu de chinois. L’empereur lui demanda d’abord l’explication de quatre caractères peints en or au-dessus de son trône. Maigrot n’en sut lire que deux ; mais il soutint que les mots king-tien, que l’empereur avait écrits lui même sur des tablettes, ne signifiaient pas adorez le Seigneur du Ciel. L’empereur eut la patience de lui expliquer par interprètes que c’était précisément le sens de ces mots. Il daigna entrer dans un long examen. Il justifia les honneurs qu’on rendait aux morts. L’évêque fut inflexible. On peut croire que les jésuites avaient plus de crédit à la cour que lui. L’empereur, qui par les lois pouvait le faire punir de mort, se contenta de le bannir. Il ordonna que tous les Européans qui voudraient rester dans le sein de l’empire viendraient désormais prendre de lui des lettres patentes, et subir un examen.

Pour le légat de Tournon, il eut ordre de sortir de la capitale. Dès qu’il fut à Nankin, il y donna un mandement qui condamnait absolument les rites de la Chine à l’égard des morts, et qui défendait qu’on se servît du mot dont s’était servi l’empereur pour signifier le Dieu du ciel.

Alors le légat fut relégué à Macao, dont les Chinois sont toujours les maîtres, quoiqu’ils permettent aux Portugais d’y avoir un gouverneur. Tandis que le légat était confiné à Macao, le pape lui envoyait la barrette ; mais elle ne lui servit qu’à le faire mourir cardinal. Il finit sa vie en 1710. Les ennemis des jésuites leur imputèrent sa mort. Ils pouvaient se contenter de leur imputer son exil.

Ces divisions, parmi les étrangers qui venaient instruire l’empire, discréditèrent la religion qu’ils annonçaient. Elle fut encore plus décriée lorsque la cour, ayant apporté plus d’attention à connaître les Européans, sut que non-seulement les missionnaires étaient ainsi divisés, mais que parmi les négociants qui abordaient à Canton il y avait plusieurs sectes ennemies jurées l’une de l’autre.

L’empereur Kang-hi mourut en 1724[4]. C’était un prince amateur de tous les arts de l’Europe. On lui avait envoyé des jésuites très-éclairés, qui par leurs services méritèrent son affection, et qui obtinrent de lui, comme on l’a déjà dit[5], la permission d’exercer et d’enseigner publiquement le christianisme.

Son quatrième fils, Young-tching, nommé par lui à l’empire, au préjudice de ses aînés, prit possession du trône sans que ces aînés murmurassent. La piété filiale, qui est la base de cet empire, fait que dans toutes les conditions c’est un crime et un opprobre de se plaindre des dernières volontés d’un père.

Le nouvel empereur Young-tching surpassa son père dans l’amour des lois et du bien public. Aucun empereur n’encouragea plus l’agriculture. Il porta son attention sur ce premier des arts nécessaires jusqu’à élever au grade de mandarin du huitième ordre, dans chaque province, celui des laboureurs qui serait jugé, par les magistrats de son canton, le plus diligent, le plus industrieux et le plus honnête homme ; non que ce laboureur dût abandonner un métier, où il avait réussi, pour exercer les fonctions de la judicature, qu’il n’aurait pas connues ; il restait laboureur avec le titre de mandarin ; il avait le droit de s’asseoir chez le vice-roi de la province, et de manger avec lui. Son nom était écrit en lettres d’or dans une salle publique. On dit que ce règlement si éloigné de nos mœurs, et qui peut-être les condamne, subsiste encore.

Ce prince ordonna que dans toute l’étendue de l’empire on n’exécutât personne à mort avant que le procès criminel lui eût été envoyé, et même présenté trois fois. Deux raisons qui motivent cet édit sont aussi respectables que l’édit même. L’une est le cas qu’on doit faire de la vie de l’homme ; l’autre, la tendresse qu’un roi doit à son peuple.

Il fit établir de grands magasins de riz dans chaque province avec une économie qui ne pouvait être à charge au peuple, et qui prévenait pour jamais les disettes. Toutes les provinces faisaient éclater leur joie par de nouveaux spectacles, et leur reconnaissance en lui érigeant des arcs de triomphe. Il exhorta par un édit à cesser ces spectacles, qui ruinaient l’économie par lui recommandée, et défendit qu’on lui élevât des monuments. « Quand j’ai accordé des grâces, dit-il dans son rescrit aux mandarins, ce n’est pas pour avoir une vaine réputation : je veux que le peuple soit heureux ; je veux qu’il soit meilleur, qu’il remplisse tous ses devoirs. Voilà les seuls monuments que j’accepte. »

Tel était cet empereur, et malheureusement ce fut lui qui proscrivit la religion chrétienne. Les jésuites avait déjà plusieurs églises publiques, et même quelques princes du sang impérial avaient reçu le baptême : on commençait à craindre des innovations funestes dans l’empire. Les malheurs arrivés au Japon faisaient plus d’impression sur les esprits que la pureté du christianisme, trop généralement méconnu, n’en pouvait faire. On sut que, précisément en ce temps-là, les disputes qui aigrissaient les missionnaires de différents ordres les uns contre les autres avaient produit l’extirpation de la religion chrétienne dans le Tunquin ; et ces mêmes disputes, qui éclataient encore plus à la Chine, indisposèrent tous les tribunaux contre ceux qui, venant prêcher leur loi, n’étaient pas d’accord entre eux sur cette loi même. Enfin on apprit qu’à Canton il y avait des Hollandais, des Suédois, des Danois, des Anglais, qui, quoique chrétiens, ne passaient pas pour être de la religion des chrétiens de Macao.

Toutes ces réflexions réunies déterminèrent enfin le suprême tribunal des rites à défendre l’exercice du christianisme. L’arrêt fut porté le 10 janvier 1724, mais sans aucune flétrissure, sans décerner de peines rigoureuses, sans le moindre mot offensant contre les missionnaires : l’arrêt même invitait l’empereur à conserver à Pékin ceux qui pourraient être utiles dans les mathématiques. L’empereur confirma l’arrêt, et ordonna, par son édit, qu’on renvoyât les missionnaires à Macao, accompagnés d’un mandarin pour avoir soin d’eux dans le chemin, et pour les garantir de toute insulte. Ce sont les propres mots de l’édit.

Il en garda quelques-uns auprès de lui, entre autres le jésuite nommé Parennin, dont j’ai déjà fait l’éloge[6], homme célèbre par ses connaissances et par la sagesse de son caractère, qui parlait très-bien le chinois et le tartare. Il était nécessaire, non-seulement comme interprète, mais comme bon mathématicien. C’est lui qui est principalement connu parmi nous par les réponses sages et instructives sur les sciences de la Chine aux difficultés savantes d’un de nos meilleurs philosophes. Ce religieux avait eu la faveur de l’empereur Kang-hi, et conservait encore celle d’Young-tching. Si quelqu’un avait pu sauver la religion chrétienne, c’était lui. Il obtint, avec deux autres jésuites, audience du prince frère de l’empereur, chargé d’examiner l’arrêt et d’en faire le rapport. Parennin rapporte avec candeur ce qui leur fut répondu. Le prince, qui les protégeait, leur dit : « Vos affaires m’embarrassent ; j’ai lu les accusations portées contre vous : vos querelles continuelles avec les autres Européans sur les rites de la Chine vous ont nui infiniment. Que diriez-vous si, nous transportant dans l’Europe, nous y tenions la même conduite que vous tenez ici ? en bonne foi le souffririez-vous ? » Il était difficile de répliquer à ce discours. Cependant ils obtinrent que ce prince parlât à l’empereur en leur faveur ; et lorsqu’ils furent admis au pied du trône, l’empereur leur déclara qu’il renvoyait enfin tous ceux qui se disaient missionnaires.

Nous avons déjà rapporté ses paroles : « Si vous avez su tromper mon père, n’espérez pas me tromper de même[7]. »

Malgré les ordres sages de l’empereur, quelques jésuites revinrent depuis secrètement dans les provinces sous le successeur du célèbre Young-tching ; ils furent condamnés à la mort pour avoir violé manifestement les lois de l’empire. C’est ainsi que nous faisons exécuter en France les prédicants huguenots qui viennent faire des attroupements malgré les ordres du roi. Cette fureur des prosélytes est une maladie particulière à nos climats, ainsi qu’on l’a déjà remarqué[8] ; elle a toujours été inconnue dans la haute Asie. Jamais ces peuples n’ont envoyé de missionnaires en Europe, et nos nations sont les seules qui aient voulu porter leurs opinions, comme leur commerce, aux deux extrémités du globe.

Les jésuites mêmes attirèrent la mort à plusieurs Chinois, et surtout à deux princes du sang qui les favorisaient. N’étaient-ils pas bien malheureux de venir du bout du monde mettre le trouble dans la famille impériale, et faire périr deux princes par le dernier supplice ? Ils crurent rendre leur mission respectable en Europe en prétendant que Dieu se déclarait pour eux, et qu’il avait fait paraître quatre croix dans les nuées sur l’horizon de la Chine. Ils firent graver les figures de ces croix dans leurs Lettres édifiantes et curieuses ; mais si Dieu avait voulu que la Chine fût chrétienne, se serait-il contenté de mettre des croix dans l’air ? Ne les aurait-il pas mises dans le cœur des Chinois ?

FIN DU SIÈCLE DE LOUIS XIV.



  1. Matthieu Ricci est mort au commencement du xviie siècle (le 11 mai 1610) ; mais ce fut sur la fin du xvie, en 1583, qu’il s’établit en Chine. (B.)
  2. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Chine, section première.
  3. Tome XI, page 165.
  4. Il mourut à la fin de 1722, comme Voltaire le dit ailleurs ; voyez article Chine, dans le Dictionnaire philosophique, et la Relation du bannissement des jésuites de la Chine, dans les Mélanges.
  5. Pages 77-78.
  6. En 1768, date de cet alinéa, Voltaire avait fait l’éloge de Parennin dans le chapitre Ier de l’Essai sur les Mœurs (voyez tome XI, page 173), et dans une note du paragraphe xviii de la Philosophie de l’histoire (voyez tome XI, page 56). Il en a parlé depuis dans les Questions sur l’Encyclopédie, dans les Fragments sur l’Inde, chapitre v, et dans les première et septième Lettres chinoises. (B.)
  7. Voyez l’Essai sur les Mœurs, chapitre cxcv. (Note de Voltaire.)
  8. Voltaire rappelle sans doute ici ce qu’il a dit dans l’Essai sur les Mœurs, tome XIII, pages 167-168.