Le Siècle de Louis XIV/Édition Garnier/Chapitre 05

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Le Siècle de Louis XIV
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 14, Histoire (4) (p. 197-206).
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CHAPITRE V.

SUITE DE LA GUERRE CIVILE JUSQU’À LA FIN DE LA RÉBELLION, EN 1653.


Enfin le prince de Condé se résolut à une guerre qu’il eût dû commencer du temps de la Fronde s’il avait voulu être le maître de l’État, ou qu’il n’aurait dû jamais faire s’il avait été citoyen. Il part de Paris ; il va soulever la Guienne, le Poitou et l’Anjou, et mendier contre la France le secours des Espagnols, dont il avait été le fléau le plus terrible.

Rien ne marque mieux la manie de ce temps, et le dérèglement qui déterminait toutes les démarches, que ce qui arriva alors à ce prince. La reine lui envoya un courrier de Paris avec des propositions qui devaient l’engager au retour et à la paix. Le courrier se trompa ; et au lieu d’aller à Angerville, où était le prince, il alla à Augerville. La lettre vint trop tard. Condé dit que s’il l’avait reçue plus tôt, il aurait accepté les propositions de paix ; mais que, puisqu’il était déjà assez loin de Paris, ce n’était pas la peine d’y retourner. Ainsi la méprise d’un courrier et le pur caprice de ce prince replongèrent la France dans la guerre civile.

(Décembre 1651) Alors le cardinal Mazarin, qui du fond de son exil à Cologne avait gouverné la cour, rentra dans le royaume, moins en ministre qui venait reprendre son poste qu’en souverain qui se remettait en possession de ses États ; il était conduit par une petite armée de sept mille hommes levés à ses dépens, c’est-à-dire avec l’argent du royaume qu’il s’était approprié.

On fait dire au roi, dans une déclaration de ce temps-là, que le cardinal avait en effet levé ces troupes de son argent ; ce qui doit confondre l’opinion de ceux qui ont écrit qu’à sa première sortie du royaume Mazarin s’était trouvé dans l’indigence. Il donna le commandement de sa petite armée au maréchal d’Hocquincourt. Tous les officiers portaient des écharpes vertes ; c’était la couleur des livrées du cardinal. Chaque parti avait alors son écharpe : la blanche était celle du roi ; l’isabelle, celle du prince de Condé. Il était étonnant que le cardinal Mazarin, qui avait jusqu’alors affecté tant de modestie, eût la hardiesse de faire porter ses livrées à une armée, comme s’il avait un parti, différent de celui de son maître : mais il ne put résister à cette vanité : c’était précisément ce qu’avait fait le maréchal d’Ancre, et ce qui contribua beaucoup à sa perte. La même témérité réussit au cardinal Mazarin : la reine l’approuva. Le roi, déjà majeur, et son frère, allèrent au-devant de lui.

(Décembre 1651) Aux premières nouvelles de son retour, Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, qui avait demandé l’éloignement du cardinal, leva des troupes dans Paris sans savoir à quoi elles seraient employées. Le parlement renouvela ses arrêts ; il proscrivit Mazarin et mit sa tête à prix. Il fallut chercher dans les registres quel était le prix d’une tête ennemie du royaume. On trouva que sous Charles IX on avait promis, par arrêt, cinquante mille écus à celui qui représenterait l’amiral Coligny mort ou vif. On crut très-sérieusement procéder en règle en mettant ce même prix à l’assassinat d’un cardinal premier ministre.

Cette prescription ne donna à personne la tentation de mériter les cinquante mille écus, qui après tout n’eussent point été payés. Chez une autre nation, et dans un autre temps, un tel arrêt eût trouvé des exécuteurs : mais il ne servit qu’à faire de nouvelles plaisanteries. Les Blot et les Marigny, beaux esprits, qui portaient la gaieté dans les tumultes de ces troubles, firent afficher dans Paris une répartition des cent cinquante mille livres ; tant pour qui couperait le nez au cardinal, tant pour une oreille, tant pour un œil, tant pour le faire eunuque. Ce ridicule fut tout l’effet de la proscription contre la personne du ministre ; mais ses meubles et sa bibliothèque furent vendus par un second arrêt ; cet argent était destiné à payer un assassin ; il fut dissipé par les dépositaires, comme tout l’argent qu’on levait alors. Le cardinal, de son côté, n’employait contre ses ennemis ni le poison ni l’assassinat ; et, malgré l’aigreur et la manie de tant de partis et de tant de haines, on ne commit pas autant de grands crimes, les chefs de partis furent moins cruels, et les peuples moins furieux que du temps de la Ligue : car ce n’était pas une guerre de religion.

(Décembre 1651) L’esprit de vertige qui régnait en ce temps posséda si bien tout le corps du parlement de Paris qu’après avoir solennellement ordonné un assassinat dont on se moquait, il rendit un arrêt par lequel plusieurs conseillers devaient se transporter sur la frontière pour informer contre l’armée du cardinal Mazarin, c’est-à-dire contre l’armée royale.

Deux conseillers furent assez imprudents pour aller avec quelque paysans faire rompre les ponts par où le cardinal devait passer : l’un d’eux, nommé Bitaut, fut fait prisonnier par les troupes du roi, relâché avec indulgence, et moqué de tous les partis.

(6 août 1652) Cependant le roi, majeur, interdit le parlement de Paris, et le transfère à Pontoise. Quatorze membres attachés à la cour obéissent, les autres résistent. Voilà deux parlements qui, pour mettre le comble à la confusion, se foudroient par des arrêts réciproques, comme du temps de Henri IV et de Charles VI.

Précisément dans le temps que cette compagnie s’abandonnait à ces extrémités contre le ministre du roi, elle déclarait criminel de lèse-majesté le prince de Condé, qui n’était armé que contre ce ministre ; et, par un renversement d’esprit que toutes les démarches précédentes rendent croyable, elle ordonna que les nouvelles troupes de Gaston, duc d’Orléans, marcheraient contre Mazarin ; et elle défendit en même temps qu’on prît aucuns deniers dans les recettes publiques pour les soudoyer.

On ne pouvait attendre autre chose d’une compagnie de magistrats, qui, jetée hors de sa sphère et ne connaissant ni ses droits, ni son pouvoir réel, ni les affaires politiques, ni la guerre, s’assemblant et décidant en tumulte, prenait des partis auxquels elle n’avait pas pensé le jour auparavant, et dont elle-même s’étonnait ensuite.

Le parlement de Bordeaux servait alors le prince de Condé ; mais il tint une conduite un peu plus uniforme, parce qu’étant plus éloigné de la cour il était moins agité par des factions opposées. Des objets plus considérables intéressaient toute la France.

Condé, ligué avec les Espagnols, était en campagne contre le roi ; et Turenne, ayant quitté ces mêmes Espagnols, avec lesquels il avait été battu à Rethel, venait de faire sa paix avec la cour, et commandait l’armée royale. L’épuisement des finances ne permettait ni à l’un ni à l’autre des deux partis d’avoir de grandes armées ; mais de petites ne décidaient pas moins du sort de l’État. Il y a des temps où cent mille hommes en campagne peuvent à peine prendre deux villes ; il y en a d’autres où une bataille entre sept ou huit mille hommes peut renverser un trône ou l’affermir.

Louis XIV, élevé dans l’adversité, allait avec sa mère, son frère, et le cardinal Mazarin, de province en province, n’ayant pas autant de troupes autour de sa personne, à beaucoup près, qu’il en eut depuis en temps de paix pour sa seule garde. Cinq à six mille hommes, les uns envoyés d’Espagne, les autres levés par les partisans du prince de Condé, le poursuivaient au cœur de son royaume.

Le prince de Condé courait cependant de Bordeaux à Montauban, prenait des villes, et grossissait partout son parti.

Toute l’espérance de la cour était dans le maréchal de Turenne. L’armée royale se trouvait auprès de Gien sur la Loire. Celle du prince de Condé était à quelques lieues sous les ordres du duc de Nemours et du duc de Beaufort. Les divisions de ces deux généraux allaient être funestes au parti du prince. Le duc de Beaufort était incapable du moindre commandement. Le duc de Nemours passait pour être plus brave et plus aimable qu’habile. Tous deux ensemble ruinaient leur armée. Les soldats savaient que le grand Condé était à cent lieues de là, et se croyaient perdus, lorsqu’au milieu de la nuit un courrier se présenta dans la forêt d’Orléans devant les grandes gardes. Les sentinelles reconnurent dans ce courrier le prince de Condé lui-même, qui venait d’Agen, à travers mille aventures, et toujours déguisé, se mettre à la tête de son armée.

Sa présence faisait beaucoup, et cette arrivée imprévue encore davantage. Il savait que tout ce qui est soudain et inespéré transporte les hommes. Il profita à l’instant de la confiance et de l’audace qu’il venait d’inspirer. Le grand talent de ce prince dans la guerre était de prendre en un instant les résolutions les plus hardies, et de les exécuter avec non moins de conduite que de promptitude.

(7 avril 1652) L’armée royale était séparée en deux corps. Condé fondit sur celui qui était à Blenau, commandé par le maréchal d’Hocquincourt ; et ce corps fut dissipé en même temps qu’attaqué. Turenne n’en put être averti. Le cardinal Mazarin, effrayé, courut à Gien au milieu de la nuit réveiller le roi, qui dormait, pour lui apprendre cette nouvelle. Sa petite cour fut consternée ; on proposa de sauver le roi par la fuite, et de le conduire secrètement à Bourges. Le prince de Condé, victorieux, approchait de Gien ; la désolation et la crainte augmentaient. Turenne par sa fermeté rassura les esprits, et sauva la cour par son habileté ; il fit, avec le peu qui lui restait de troupes, des mouvements si heureux, profita si bien du terrain et du temps, qu’il empêcha Condé de poursuivre son avantage. Il fut difficile alors de décider lequel avait acquis le plus d’honneur, ou de Condé victorieux, ou de Turenne, qui lui avait arraché le fruit de sa victoire. Il est vrai que dans ce combat de Blenau, si longtemps célèbre en France, il n’y avait pas eu quatre cents hommes de tués ; mais le prince de Condé n’en fut pas moins sur le point de se rendre maître de toute la famille royale, et d’avoir entre ses mains son ennemi, le cardinal Mazarin. On ne pouvait guère voir un plus petit combat, de plus grands intérêts, et un danger plus pressant.

Condé, qui ne se flattait pas de surprendre Turenne comme il avait surpris d’Hocquincourt, fit marcher son armée vers Paris ; il se hâta d’aller dans cette ville jouir de sa gloire et des dispositions favorables d’un peuple aveugle. L’admiration qu’on avait pour ce dernier combat dont on exagérait encore toutes les circonstances, la haine qu’on portait à Mazarin, le nom et la présence du grand Condé, semblaient d’abord le rendre maître absolu de la capitale ; mais dans le fond tous les esprits étaient divisés ; chaque parti était subdivisé en factions, comme il arrive dans tous les troubles. Le coadjuteur, devenu cardinal de Retz, raccommodé en apparence avec la cour, qui le craignait et dont il se défiait, n’était plus le maître du peuple, et ne jouait plus le principal rôle. Il gouvernait le duc d’Orléans, et était opposé à Condé. Le parlement flottait entre la cour, le duc d’Orléans, et le prince ; quoique tout le monde s’accordât à crier contre Mazarin, chacun ménageait en secret des intérêts particuliers ; le peuple était une mer orageuse dont les vagues étaient poussées au hasard par tant de vents contraires. On fit promener dans Paris la châsse de sainte Geneviève pour obtenir l’expulsion du cardinal ministre ; et la populace ne douta pas que cette sainte n’opérât ce miracle, comme elle donne de la pluie.

On ne voyait que négociations entre les chefs de parti, députations du parlement, assemblées de chambres, séditions dans la populace, gens de guerre dans la campagne. On montait la garde à la porte des monastères. Le prince avait appelé les Espagnols à son secours. Charles IV, ce duc de Lorraine chassé de ses États, et à qui il restait pour tout bien une armée de huit mille hommes, qu’il vendait tous les ans au roi d’Espagne, vint auprès de Paris avec cette armée. Le cardinal Mazarin lui offrit plus d’argent pour s’en retourner que le prince de Condé ne lui en avait donné pour venir. Le duc de Lorraine quitta bientôt la France, après l’avoir désolée sur son passage, emportant l’argent des deux partis.

Condé resta donc dans Paris avec un pouvoir qui diminua tous les jours, et une armée plus faible encore. Turenne mena le roi et sa cour vers Paris. Le roi, à l’âge de quinze ans, vit (juillet 1652) de la hauteur de Charonne la bataille de Saint-Antoine, où ces deux généraux firent avec si peu de troupes de si grandes choses que la réputation de l’un et de l’autre, qui semblait ne pouvoir plus croître, en fut augmentée.

Le prince de Condé, avec un petit nombre de seigneurs de son parti, suivi de peu de soldats, soutint et repoussa l’effort de l’armée royale. Le duc d’Orléans, incertain du parti qu’il devait prendre, restait dans son palais du Luxembourg. Le cardinal de Retz était cantonné dans son archevêché. Le parlement attendait l’issue de la bataille pour donner quelque arrêt. La reine, en larmes, était prosternée dans une chapelle aux Carmélites. Le peuple, qui craignait alors également et les troupes du roi et celles de monsieur le Prince, avait fermé les portes de la ville, et ne laissait plus entrer ni sortir personne, pendant que ce qu’il y avait de plus grand en France s’acharnait au combat, et versait son sang dans le faubourg. Ce fut là que le duc de La Rochefoucauld, si illustre par son courage et par son esprit, reçut un coup au-dessus des yeux, qui lui fit perdre la vue pour quelque temps[1]. Un neveu du cardinal Mazarin y fut tué, et le peuple se crut vengé. On ne voyait que jeunes seigneurs tués ou blessés qu’on rapportait à la porte Saint-Antoine, qui ne s’ouvrait point.

Enfin Mademoiselle, fille de Gaston, prenant le parti de Condé, que son père n’osa secourir, fit ouvrir les portes aux blessés, et eut la hardiesse de faire tirer sur les troupes du roi le canon de la Bastille. L’armée royale se retira : Condé n’acquit que de la gloire ; mais Mademoiselle se perdit pour jamais dans l’esprit du roi, son cousin, par cette action violente ; et le cardinal Mazarin, qui savait l’extrême envie qu’avait Mademoiselle d’épouser une tête couronnée, dit alors : Ce canon-là vient de tuer son mari.

La plupart de nos historiens n’étalent à leurs lecteurs que ces combats et ces prodiges de courage et de politique ; mais qui saurait quels ressorts honteux il fallait faire jouer, dans quelles misères on était obligé de plonger les peuples, et à quelles bassesses on était réduit, verrait la gloire des héros de ce temps-là avec plus de pitié que d’admiration. On en peut juger par les seuls traits que rapporte Gourville, homme attaché à monsieur le Prince. Il avoue que lui-même, pour lui procurer de l’argent, vola celui d’une recette, et qu’il alla prendre dans son logis un directeur des postes, à qui il fit payer une rançon ; et il rapporte ces violences comme des choses ordinaires.

La livre de pain valait alors à Paris vingt-quatre de nos sous. Le peuple souffrait, les aumônes ne suffisaient pas ; plusieurs provinces étaient dans la disette.

Y a-t-il rien de plus funeste que ce qui se passa dans cette guerre devant Bordeaux ? Un gentilhomme est pris par les troupes royales, on lui tranche la tête. Le duc de La Rochefoucauld fait pendre par représailles un gentilhomme du parti du roi ; et ce duc de La Rochefoucauld passe pourtant pour un philosophe. Toutes ces horreurs étaient bientôt oubliées pour les grands intérêts des chefs de parti.

Mais en même temps y a-t-il rien de plus ridicule que de voir le grand Condé baiser la châsse de sainte Geneviève dans une procession, y frotter son chapelet, le montrer au peuple, et prouver, par cette facétie, que les héros sacrifient souvent à la canaille ?

Nulle décence, nulle bienséance, ni dans les procédés, ni dans les paroles. Omer Talon rapporte qu’il entendit des conseillers appeler, en opinant, le cardinal premier ministre, faquin[2]. Un conseiller, nommé Quatre-sous, apostropha rudement le grand Condé en plein parlement ; on se donna des gourmandes dans le sanctuaire de la justice.

Il y avait eu des coups donnés à Notre-Dame[3] pour une place que les présidents des enquêtes disputaient au doyen de la grand’chambre en 1644. On laissa entrer dans le parquet des gens du roi, en 1645, des femmes du peuple, qui demandèrent à genoux que le parlement fît révoquer les impôts.

Ce désordre en tout genre continua depuis 1644 jusqu’en 1653, d’abord sans trouble, enfin dans des séditions continuelles d’un bout du royaume à l’autre.

(1652) Le grand Condé s’oublia jusqu’à donner un soufflet au comte de Rieux, fils du prince d’Elbeuf, chez le duc d’Orléans : ce n’était pas le moyen de regagner le cœur des Parisiens. Le comte de Rieux rendit le soufflet au vainqueur de Rocroi, de Fribourg, de Nordlingen, et de Lens. Cette étrange aventure ne produisit rien ; Monsieur fit mettre pour quelques jours le fils du duc d’Elbeuf à la Bastille, et il n’en fut plus parlé[4].

La querelle du duc de Beaufort et du duc de Nemours, son beau-frère, fut sérieuse. Ils s’appelèrent en duel, ayant chacun quatre seconds. Le duc de Nemours fut tué par le duc de Beaufort ; et le marquis de Villars[5], surnommé Orondate, qui secondait Nemours, tua son adversaire, Héricourt, qu’il n’avait jamais vu auparavant. De justice, il n’y en avait pas l’ombre. Les duels étaient fréquents, les déprédations continuelles, les débauches poussées jusqu’à l’impudence publique ; mais au milieu de ces désordres il régna toujours une gaieté qui les rendit moins funestes.

Après le sanglant et inutile combat de Saint-Antoine, le roi ne put rentrer dans Paris, et le prince n’y put demeurer longtemps. Une émotion populaire, et le meurtre de plusieurs citoyens dont on le crut l’auteur, le rendirent odieux au peuple. Cependant il avait encore sa brigue au parlement. (20 juillet 1652) Ce corps, peu intimidé alors par une cour errante et chassée en quelque façon de la capitale, pressé par les cabales du duc d’Orléans et du prince, déclara par un arrêt le duc d’Orléans lieutenant général du royaume, quoique le roi fût majeur : c’était le même titre qu’on avait donné au duc de Mayenne du temps de la Ligue. Le prince de Condé fut nommé généralissime des armées. Les deux parlements de Paris et de Pontoise, se contestant l’un à l’autre leur autorité, donnant des arrêts contraires, et qui par là se seraient rendus le mépris du peuple, s’accordaient à demander l’expulsion de Mazarin : tant la haine contre ce ministre semblait alors le devoir essentiel d’un Français.

Il ne se trouva dans ce temps aucun parti qui ne fût faible : celui de la cour l’était autant que les autres ; l’argent et les forces manquaient à tous ; les factions se multipliaient ; les combats n’avaient produit de chaque côté que des pertes et des regrets. La cour se vit obligée de sacrifier encore Mazarin, que tout le monde appelait la cause des troubles, et qui n’en était que le prétexte. Il sortit une seconde fois du royaume (12 août 1652) : pour surcroît de honte, il fallut que le roi donnât une déclaration publique par laquelle il renvoyait son ministre en vantant ses services et en se plaignant de son exil[6].

Charles Ier, roi d’Angleterre, venait de perdre la tête sur un échafaud[7] pour avoir, dans le commencement des troubles, abandonné le sang de Strafford, son ami, à son parlement : Louis XIV, au contraire, devint le maître paisible de son royaume en souffrant l’exil de Mazarin. Ainsi les mêmes faiblesses eurent des succès bien différents. Le roi d’Angleterre, en abandonnant son favori, enhardit un peuple qui respirait la guerre, et qui haïssait les rois ; et Louis XIV, ou plutôt la reine mère, en renvoyant le cardinal, ôta tout prétexte de révolte à un peuple las de la guerre, et qui aimait la royauté.

(20 octobre 1652) Le cardinal à peine parti pour aller à Bouillon, lieu de sa nouvelle retraite, les citoyens de Paris, de leur seul mouvement, députèrent au roi pour le supplier de revenir dans sa capitale. Il y rentra, et tout y fut si paisible qu’il eût été difficile d’imaginer que quelques jours auparavant tout avait été dans la confusion. Gaston d’Orléans, malheureux dans ses entreprises, qu’il ne sut jamais soutenir, fut relégué à Blois, où il passa le reste de sa vie dans le repentir ; et il fut le deuxième fils de Henri le Grand qui mourut sans beaucoup de gloire. Le cardinal de Retz, aussi imprudent qu’audacieux, fut arrêté dans le Louvre, et, après avoir été conduit de prison en prison, il mena longtemps une vie errante, qu’il finit enfin dans la retraite, où il acquit des vertus que son grand courage n’avait pu connaître dans les agitations de sa fortune.

Quelques conseillers[8] qui avaient le plus abusé de leur ministère payèrent leurs démarches par l’exil ; les autres se renfermèrent dans les bornes de la magistrature, et quelques-uns s’attachèrent à leur devoir par une gratification annuelle de cinq cents écus, que Fouquet, procureur général et surintendant des finances, leur fit donner sous main[9].

Le prince de Condé cependant, abandonné en France de presque tous ses partisans, et mal secouru des Espagnols, continuait sur les frontières de la Champagne une guerre malheureuse. Il restait encore des factions dans Bordeaux, mais elles furent bientôt apaisées.

Ce calme du royaume était l’effet du bannissement du cardinal Mazarin ; cependant, à peine fut-il chassé par le cri général des Français et par une déclaration du roi que le roi le fit revenir (3 février 1653). Il fut étonné de rentrer dans Paris tout-puissant et tranquille. Louis XIV le reçut comme un père, et le peuple comme un maître. On lui fit un festin à l’hôtel de ville, au milieu des acclamations des citoyens : il jeta de l’argent à la populace ; mais on dit que, dans la joie d’un si heureux changement, il marqua du mépris pour l’inconstance, ou plutôt pour la folie des Parisiens. Les officiers du parlement, après avoir mis sa tête à prix comme celle d’un voleur public, briguèrent presque tous l’honneur de venir lui demander sa protection ; et ce même parlement, peu de temps après, condamna par contumace le prince de Condé à perdre la vie (27 mars 1653) : changement ordinaire dans de pareils temps, et d’autant plus humiliant que l’on condamnait par des arrêts celui dont on avait si longtemps partagé les fautes.

On vit le cardinal, qui pressait cette condamnation de Condé, marier au prince de Conti, son frère, l’une de ses nièces (22 février 1654) : preuve que le pouvoir de ce ministre allait être sans bornes.

Le roi réunit les parlements de Paris et de Pontoise : il défendit les assemblées des chambres. Le parlement voulut remontrer ; on mit en prison un conseiller, on en exila quelques autres ; le parlement se tut : tout était déjà changé.



  1. Voyez la note de la page 192.
  2. Voyez page 193, et l’Histoire du Parlement, chapitre lvi.
  3. Voyez Histoire du Parlement, chapitre liv.
  4. Des hommes très-instruits des anecdotes de ce temps prétendent que le prince de Condé n’avait insulté Rieux que de paroles ou de gestes : celui-ci donna le premier coup, que les amis du prince lui rendirent avec usure. Les deux avocats généraux du parlement, Omer Talon et Jérôme Bignon, furent consultés : Talon voulait poursuivre le comte de Rieux ; Bignon, plus sage, s’y opposa, et fit revenir son collègue à son avis. (K.)
  5. C’est le père du maréchal de Villars, à qui Louis XIV, dans ses malheurs, a dû la victoire et la paix. (K.)
  6. Ce fut pendant cet exil que le cardinal écrivait au roi : « Il ne me reste pas un asile dans un royaume dont j’ai reculé toutes les frontières. » (K.)
  7. Voyez page 192.
  8. Voyez l’Histoire du Parlement, chapitre lvii.
  9. Mémoires de Gourville. (Note de Voltaire.)