Le Siècle de Louis XIV/Édition Garnier/Chapitre 09

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Le Siècle de Louis XIV
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 14, Histoire (4) (p. 238-242).
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CHAPITRE IX.

CONQUÊTE DE LA FRANCHE-COMTÉ. PAIX D’AIX-LA-CHAPELLE.


(1668) On était plongé dans les divertissements à Saint-Germain, lorsqu’au cœur de l’hiver, au mois de janvier, on fut étonné de voir des troupes marcher de tous côtés, aller et revenir sur les chemins de la Champagne, dans les Trois-Évéchés : des trains d’artillerie, des chariots de munitions, s’arrêtaient, sous divers prétextes, dans la route qui mène de Champagne en Bourgogne. Cette partie de la France était remplie de mouvements dont on ignorait la cause. Les étrangers par intérêt, et les courtisans par curiosité, s’épuisaient en conjectures ; l’Allemagne était alarmée : l’objet de ces préparatifs et de ces marches irrégulières était inconnu à tout le monde. Le secret dans les conspirations n’a jamais été mieux gardé qu’il le fut dans cette entreprise de Louis XIV. Enfin le 2 de février il part de Saint-Germain avec le jeune duc d’Enghien, fils du grand Condé, et quelques courtisans ; les autres officiers étaient au rendez-vous des troupes. Il va à cheval à grandes journées, et arrive à Dijon. Vingt mille hommes assemblés de vingt routes différentes se trouvent le même jour en Franche-Comté, à quelques lieues de Besançon, et le grand Condé paraît à leur tête, ayant pour son principal lieutenant général Montmorency-Boutteville, son ami, devenu duc de Luxembourg, toujours attaché à lui dans la bonne et dans la mauvaise fortune. Luxembourg était l’élève de Condé dans l’art de la guerre ; et il obligea, à force de mérite, le roi, qui ne l’aimait pas, à l’employer.

Des intrigues eurent part à cette entreprise imprévue : le prince de Condé était jaloux de la gloire de Turenne, et Louvois de sa faveur auprès du roi ; Condé était jaloux en héros, et Louvois en ministre. Le prince, gouverneur de la Bourgogne, qui touche à la Franche-Comté, avait formé le dessein de s’en rendre maître en hiver, en moins de temps que Turenne n’en avait mis l’été précédent à conquérir la Flandre française. Il communiqua d’abord son projet à Louvois, qui l’embrassa avidement, pour éloigner et rendre inutile Turenne, et pour servir en même temps son maître.

Cette province, assez pauvre alors en argent, mais très-fertile, bien peuplée, étendue en long de quarante lieues et large de vingt, avait le nom de Franche[1], et l’était en effet. Les rois d’Espagne en étaient plutôt les protecteurs que les maîtres. Quoique ce pays fût du gouvernement de la Flandre, il n’en dépendait que peu. Toute l’administration était partagée et disputée entre le parlement et le gouverneur de la Franche-Comté. Le peuple jouissait de grands privilèges, toujours respectés par la cour de Madrid, qui ménageait une province jalouse de ses droits, et voisine de la France. Besançon même se gouvernait comme une ville impériale. Jamais peuple ne vécut sous une administration plus douce, et ne fut si attaché à ses souverains. Leur amour pour la maison d’Autriche s’est conservé pendant deux générations ; mais cet amour était, au fond, celui de leur liberté. Enfin la Franche-Comté était heureuse, mais pauvre, et puisqu’elle était une espèce de république, il y avait des factions. Quoi qu’en dise Pellisson, on ne se borna pas à employer la force.

On gagna d’abord quelques citoyens par des présents et des espérances. On s’assura l’abbé Jean de Vatteville, frère de celui qui, ayant insulté à Londres l’ambassadeur de France, avait procuré, par cet outrage, l’humiliation de la branche d’Autriche espagnole. Cet abbé, autrefois officier, puis chartreux, puis longtemps musulman chez les Turcs, et enfin ecclésiastique, eut parole d’être grand doyen, et d’avoir d’autres bénéfices. On acheta peu cher quelques magistrats, quelques officiers ; et à la fin même, le marquis d’Yenne, gouverneur général, devint si traitable qu’il accepta publiquement, après la guerre, une grosse pension et le grade de lieutenant général en France. Ces intrigues secrètes, à peine commencées, furent soutenues par vingt mille hommes. Besançon, la capitale de la province, est investie par le prince de Condé, Luxembourg court à Salins : le lendemain Besançon et Salins se rendirent. Besançon ne demanda pour capitulation que la conservation d’un saint-suaire fort révéré dans cette ville ; ce qu’on lui accorda très-aisément. Le roi arrivait à Dijon. Louvois, qui avait volé sur la frontière pour diriger toutes ces marches, vient lui apprendre que ces deux villes sont assiégées et prises. Le roi courut aussitôt se montrer à la fortune qui faisait tout pour lui.

Il alla assiéger Dôle en personne. Cette place était réputée forte ; elle avait pour commandant le comte de Montrevel, homme d’un grand courage, fidèle par grandeur d’âme aux Espagnols, qu’il haïssait, et au parlement, qu’il méprisait. Il n’avait pour garnison que quatre cents soldats et les citoyens, et il osa se défendre. La tranchée ne fut point poussée dans les formes. À peine l’eut-on ouverte qu’une foule de jeunes volontaires, qui suivaient le roi, courut attaquer la contrescarpe, et s’y logea : le prince de Condé, à qui l’âge et l’expérience avaient donné un courage tranquille, les fit soutenir à propos, et partagea leur péril pour les en tirer. Ce prince était partout avec son fils, et venait ensuite rendre compte de tout au roi, comme un officier qui aurait eu sa fortune à faire. Le roi, dans son quartier, montrait plutôt la dignité d’un monarque dans sa cour qu’une ardeur impétueuse qui n’était pas nécessaire. Tout le cérémonial de Saint-Germain était observé. Il avait son petit coucher, ses grandes, ses petites entrées, une salle des audiences dans sa tente. Il ne tempérait le faste du trône qu’en faisant manger à sa table ses officiers généraux et ses aides de camp. On ne lui voyait point, dans les travaux de la guerre, ce courage emporté de François Ier et de Henri IV, qui cherchaient toutes les espèces de danger. Il se contentait de ne les pas craindre, et d’engager tout le monde à s’y précipiter pour lui avec ardeur. Il entra dans Dôle (14 février 1668) au bout de quatre jours de siège, douze jours après son départ de Saint-Germain ; et enfin, en moins de trois semaines toute la Franche-Comté lui fut soumise. Le conseil d’Espagne, étonné et indigné du peu de résistance, écrivit au gouverneur que « le roi de France aurait dû envoyer ses laquais prendre possession de ce pays, au lieu d’y aller en personne ».

Tant de fortune et tant d’ambition réveillèrent l’Europe assoupie ; l’empire commença à se remuer, et l’empereur à lever des troupes. Les Suisses, voisins des Francs-Comtois, et qui n’avaient guère alors d’autre bien que leur liberté, tremblèrent pour elle. Le reste de la Flandre pouvait être envahi au printemps prochain. Les Hollandais, à qui il avait toujours importé d’avoir les Français pour amis, frémissaient de les avoir pour voisins. L’Espagne alors eut recours à ces mêmes Hollandais, et fut en effet protégée par cette petite nation, qui ne lui paraissait auparavant que méprisable et rebelle.

La Hollande était gouvernée par Jean de Witt, qui dès l’âge de vingt-huit ans avait été élu grand pensionnaire, homme amoureux de la liberté de son pays, autant que de sa grandeur personnelle ; assujetti à la frugalité et à la modestie de sa république, il n’avait qu’un laquais et une servante, et allait à pied dans la Haye, tandis que dans les négociations de l’Europe son nom était compté avec les noms des plus puissants rois : homme infatigable dans le travail, plein d’ordre, de sagesse, d’industrie dans les affaires, excellent citoyen, grand politique, et qui cependant fut depuis très-malheureux[2].

Il avait contracté avec le chevalier Temple, ambassadeur d’Angleterre à la Haye, une amitié bien rare entre des ministres. Temple était un philosophe qui joignait les lettres aux affaires ; homme de bien, malgré les reproches que l’évêque Burnet lui a faits d’athéisme ; né avec le génie d’un sage républicain, aimant la Hollande comme son propre pays, parce qu’elle était libre, et aussi jaloux de cette liberté que le grand pensionnaire lui-même. Ces deux citoyens s’unirent avec le comte de Dhona, ambassadeur de Suède, pour arrêter les progrès du roi de France.

Ce temps était marqué pour les événements rapides. La Flandre, qu’on nomme Flandre française, avait été prise en trois mois ; la Franche-Comté, en trois semaines. Le traité entre la Hollande, l’Angleterre, et la Suède, pour tenir la balance de l’Europe et réprimer l’ambition de Louis XIV, fut proposé et conclu en cinq jours. Le conseil de l’empereur Léopold n’osa entrer dans cette intrigue. Il était lié par le traité secret qu’il avait signé avec le roi de France pour dépouiller le jeune roi d’Espagne. Il encourageait secrètement l’union de l’Angleterre, de la Suède, et de la Hollande ; mais il ne prenait aucunes mesures ouvertes.

Louis XIV fut indigné qu’un petit État tel que la Hollande conçût l’idée de borner ses conquêtes, et d’être l’arbitre des rois, et plus encore qu’elle en fût capable. Cette entreprise des Provinces-Unies lui fut un outrage sensible qu’il fallut dévorer, et dont il médita dès lors la vengeance.

Tout ambitieux, tout puissant, et tout irrité qu’il était, il détourna l’orage qui allait s’élever de tous les côtés de l’Europe. Il proposa lui-même la paix. La France et l’Espagne choisirent Aix-la-Chapelle pour le lieu des conférences, et le nouveau pape Rospigliosi, Clément IX, pour médiateur.

La cour de Rome, pour décorer sa faiblesse d’un crédit apparent, rechercha par toutes sortes de moyens l’honneur d’être l’arbitre entre les couronnes. Elle n’avait pu l’obtenir au traité des Pyrénées : elle parut l’avoir au moins à la paix d’Aix-la-Chapelle. Un nonce fut envoyé à ce congrès pour être un fantôme d’arbitre entre des fantômes de plénipotentiaires. Les Hollandais, déjà jaloux de la gloire, ne voulurent point partager celle de conclure ce qu’ils avaient commencé. Tout se traitait en effet à Saint-Germain, par le ministère de leur ambassadeur Van Beuning. Ce qui avait été accordé en secret par lui était envoyé à Aix-la-Chapelle, pour être signé avec appareil par les ministres assemblés au congrès. Qui eût dit trente ans auparavant qu’un bourgeois de Hollande obligerait la France et l’Espagne à recevoir sa médiation ?

Ce Van Beuning, échevin d’Amsterdam, avait la vivacité d’un Français et la fierté d’un Espagnol. Il se plaisait à choquer, dans toutes les occasions, la hauteur impérieuse du roi, et opposait une inflexibilité républicaine au ton de supériorité que les ministres de France commençaient à prendre. « Ne vous fiez-vous pas à la parole du roi ? » lui disait M. de Lyonne dans une conférence. « J’ignore ce que veut le roi, dit Van Beuning ; je considère ce qu’il peut. » Enfin, à la cour du plus superbe monarque du monde, un bourgmestre conclut avec autorité (2 mai 1668) une paix par laquelle le roi fut obligé de rendre la Franche-Comté. Les Hollandais eussent bien mieux aimé qu’il eût rendu la Flandre, et être délivrés d’un voisin si redoutable ; mais toutes les nations trouvèrent que le roi marquait assez de modération en se privant de la Franche-Comté. Cependant il gagnait davantage en retenant les villes de Flandre, et il s’ouvrait les portes de la Hollande, qu’il songeait à détruire dans le temps qu’il lui cédait.


  1. Sur l’origine du nom de Franche-Comté, voyez les Annales de l’Empire, tome XIII, page 318.
  2. Jean de Witt avait été, en Hollande, un des premiers et un des meilleurs disciples de Descartes. On a de lui un Traité des courbes, ouvrage de sa première jeunesse, rempli de choses ingénieuses et nouvelles, qui annonçaient un véritable géomètre. Il paraît être le premier qui ait imaginé de calculer la probabilité de la vie humaine, et d’employer ce calcul pour déterminer quel denier des rentes viagères répond à un intérêt donné en rentes perpétuelles. (K.)