Le Socialisme au XVIe siècle/03

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LE SOCIALISME
AU XVIe SIÈCLE.

DERNIÈRE PARTIE[1].

LES ANABAPTISTES NÉERLANDAIS ET LE SIÈGE DE MUNSTER.

La réforme de Luther fat accueillie dans les Pays-Bas avec autant de faveur que dans la Saxe et les autres provinces du nord de l’empire germanique. Les villes de la Hollande, du Brabant et de la Frise avaient dû aux corporations d’artisans et aux associations de négoce, qui furent la source de leur prospérité et de leur puissance mercantile, une autonomie municipale dont l’extension graduelle les constitua en de véritables républiques. Ce régime, mélange d’aristocratie et de démocratie, développa chez les habitans un esprit d’indépendance contre lequel eurent bien souvent à lutter les princes qui exerçaient sur eux un droit de suzeraineté. Aussi le peuple néerlandais ne subit-il qu’à regret la domination de la maison d’Autriche. Il ne supporta qu’impatiemment le joug que lui imposait Charles-Quint lorsque, déléguant à des membres de sa famille une autorité qu’il entendait maintenir entière et absolue, il s’efforça de l’agrandir au détriment du duc de Gueldres et d’ajouter à l’héritage de Marie de Bourgogne les autres provinces des Pays-Bas. Il suffisait que l’orgueilleux empereur se déclarât le défenseur de l’église et le protecteur zélé de la foi catholique pour que les bourgeois des villes hollandaises et frisonnes se sentissent des sympathies pour Luther et ses adhérens.

Le clergé dans ces contrées excitait d’ailleurs non moins de jalousie par ses richesses, de mécontentement par sa morgue et ses tendances envahissantes, que dans l’Allemagne. L’université de Louvain, les écoles, les chambres de rhétorique, avaient sucé avec les lettres de l’antiquité l’aversion de l’enseignement scolastique. Le commerce avec les états septentrionaux, où le protestantisme était victorieux, amenait sans cesse dans les cités hanséatiques des hommes qui professaient la religion nouvelle et en répandaient les principes. Dès l’année 1527, Deift et Amsterdam étaient signalées comme des foyers d’hérésie. Le mouvement gagna rapidement le Brabant septentrional, l’Over-Yssel, la Frise et la province de Groningue. À Leyde, il se tenait en plein air des assemblées où on lisait à haute voix la Bible. La même chose se passait en 1532 à Bois-le-Duc, où avait déjà éclaté antérieurement contre le clergé une de ces émeutes telles qu’il s’en produisait à Osnabrûck et à Munster. La régence, que Charles — Quint avait confiée à sa tante Marguerite, prit les mesures les plus énergiques. Les poursuites furent impitoyables et les exécutions terribles. Le duc de Gueldres, ennemi de la maison d’Autriche, ne s’entendit avec elle que pour sévir sans miséricorde contre les hérétiques ; mais ces rigueurs ne purent arrêter un élan qui puisait sa force non-seulement dans les instincts d’indépendance nationale, mais encore dans une disposition naturelle des Néerlandais vers le mysticisme et les spéculations religieuses, auxquels l’émancipation de la tutelle papale laissait libre carrière. À plusieurs reprises, des illuminés et des imposteurs avaient rencontré dans les Pays-Bas de nombreux disciples. Les rêveries et les aberrations de certaines âmes exaltées parlaient vivement à l’imagination de ce peuple, chez lequel se cachait, sous des dehors flegmatiques et froids, un ardent besoin d’idéal, comme si les préoccupations matérielles et les habitudes mercantiles qui remplissaient sa vie eussent cherché un contre-poids.

Les adeptes des doctrines de Luther trouvèrent un asile dans les villes populeuses de la Hollande et des provinces voisines, où leur présence se dissimulait plus facilement, où les privilèges, les franchises municipales, leur assuraient une protection bienfaisante. Le mauvais vouloir contre la cour de Bruxelles encourageait les apôtres qui étaient venus se réfugier dans ces grandes places de commerce, et Amsterdam se montra une des plus empressées à soutenir les adversaires de l’église. Les édits de la régente contre les hérétiques n’y étaient pas exécutés, ou la répression se réduisait à des peines insignifiantes ; mais, manquant de l’appui qu’obtenaient en Allemagne les protestans, à savoir celui des princes hostiles à l’omnipotence impériale, les villes néerlandaises ne se sentaient pas de force à s’insurger contre le gouvernement de Charles-Quint. Elles redoutaient d’ailleurs le désordre qu’eût provoqué la rébellion, qui aurait ruiné leurs affaires et compromis leur liberté. Ces villes se bornèrent donc à couvrir de leur indépendance les novateurs sans entamer une lutte ouverte. Le feu de la révolte y brûlait comme sur un autel intérieur et domestique.

Obligés de cacher leurs sentimens, les protestans néerlandais ne pouvaient entretenir des relations suivies avec les états de la ligue de Schmalkalde, ce qui avait pour conséquence de les soustraire à la direction des notabilités de l’église luthérienne. Livrés à leurs seules méditations, ils étaient plus facilement accessibles aux mobiles influences des missionnaires d’opinions diverses qui parvenaient à se glisser parmi eux. Toutes les nouveautés théologiques importées de l’Allemagne, qui leur arrivaient en contrebande, étaient accueillies par eux avec empressement et confiance, et devenaient ensuite le thème de spéculations nouvelles où s’égarait leur imagination enthousiaste. Voilà comment le zwinglisme fit chez eux de fervens adeptes. Toutefois les protestans néerlandais ne devaient pas s’arrêter à cette réforme, plus adaptée que le luthéranisme aux mœurs démocratiques de leur pays. Ils furent promptement entraînés vers un radicalisme ecclésiastique bien autrement prononcé, et l’ardeur de leurs croyances les précipita dans une révolution religieuse qui conduisit l’œuvre de Luther à l’abîme, et arrêta près d’un demi-siècle l’émancipation des consciences. Les Pays-Bas devinrent le dernier rendez-vous des doctrines subversives auxquelles avait abouti cette sorte de débauche théologique dont le moine d’Eisleben donna, sans s’en douter, le signal. Au sein des petites communautés indépendantes qui s’étaient affranchies de l’autorité de l’église, et qui, aspirant à la liberté, finirent cependant par se soumettre au despotisme de prétendus inspirés, se formèrent les soldats d’un ultra-radicalisme plus anarchique encore et plus extravagant que celui de Storch et de Mûnzer. Ces recrues, après avoir vainement tenté de soulever les Pays-Bas et d’y rallumer une de ces jacqueries religieuses qui les avaient désolés au siècle précédent, se jetèrent dans Munster pour y donner le spectacle des aberrations les plus monstrueuses et sombrer avec les imprudens qui partageaient leurs folles espérances.

I.

C’est en 1530 que Melchior Hofmann, ayant quitté Strasbourg, où il venait de faire prendre une nouvelle face à l’anabaptisme, se rendit dans les Pays-Bas pour y répandre une semence que l’orthodoxie bucérienne s’efforçait d’étouffer. Il y distribua un écrit composé par lui en dialecte néerlandais et intitulé l’Ordonnance de Dieu (De Ordonnantie Gots). Ses principes y étaient exposés sous une forme propre à frapper l’imagination populaire et à remuer les âmes. Aussi l’impression que ce livre produisit alors de l’Ems à l’Escaut fut-elle considérable ; elle dépassa de beaucoup cella qu’avaient faite en Allemagne les ouvrages antérieurs du même auteur. Au milieu des âpres controverses soulevées par les questions dogmatiques, des défaillances de la foi qu’elles engendraient, les idées de Hofmann apparaissaient comme une ineffable clarté. L’auteur de l’Ordonnance de Dieu était regardé par les lecteurs enthousiastes comme un véritable prophète. Ils voyaient en lui le précurseur des événemens extraordinaires dont ils attendaient le prochain accomplissement. Quand le chef des anabaptistes de Strasbourg vint en Ostfrise prêcher sa doctrine, il y fut tout naturellement reçu avec vénération, et les prosélytes se pressèrent autour de lui. À Emden, l’accueil qu’il rencontra fut tel qu’il osa administrer le nouveau baptême jusque dans une salle dépendant de l’église métropolitaine. Des communautés anabaptistes surgirent en différens lieux de la Frise, et à la tête de celle d’Emden se plaça Jean Volkerts, dit Tripmaker, qui prit un instant une position considérable dans la secte. Cependant les prédications du novateur strasbourgeois éveillèrent l’attention des autorités, et lorsque, quittant l’Ostfrise pour Amsterdam, il s’apprêtait à revenir en Alsace, ses adeptes étaient déjà dans les Pays-Bas l’objet des recherches de la police. Volkerts jugea prudent d’aller se réfugier dans cette dernière ville, et il devint le pasteur du groupe des fidèles qui s’y était formé. Amsterdam fut pour quelque temps la métropole de l’anabaptisme néerlandais, le centre d’où la doctrine de Hofmann se propageait dans les diverses provinces des Pays-Bas avec une étonnante rapidité. En Hollande, en Zélande, comme dans la Frise, les néophytes allaient grossissant tous les jours. Le peuple, dominé par des idées de réforme sociale, s’attachait comme à des vérités sublimes aux vues de l’apôtre strasbourgeois sur le caractère de l’incarnation et de la régénération chrétienne, il se repaissait de ses rêveries sur la fin du monde, en sorte que le système théologique de Hofmann se substituait à celui de Grebel et de l’école zurichoise chez ceux qui en avaient d’abord adopté les principes. Bref, les melchiorites prenaient graduellement la place des vieux anabaptistes.

Une propagande si active ne pouvait qu’amener un redoublement de sévérité dans la persécution. La cour de Hollande enjoignit au bailli (schout) d’Amsterdam de sévir sans délai contre les fauteurs obstinés de la nouvelle hérésie, notamment contre le plus dangereux, Volkerts. Celui-ci se déroba d’abord au mandat d’arrêt lancé contre lui ; mais, l’ardeur du martyre s’étant emparée de son âme, il alla résolument se présenter au bailli et lui confessa sans détour sa foi. Traduit devant le procureur-général d’Amsterdam, il fut peu après décapité sur l’ordre exprès de l’empereur avec neuf de ses coreligionnaires, La femme du bailli, qui inclinait elle-même à la doctrine de Hofmann, parvint à faire échapper plusieurs des sectaires qui allaient être emprisonnés. Les têtes des victimes furent exposées au bout de perches sur une des places les plus apparentes d’Amsterdam. Ces exécutions barbares indignèrent la population au lieu de l’effrayer, et le bailli tout le premier ne dissimula pas l’horreur qu’elles lui inspiraient. Au mépris de l’autorité impériale, bourgeois et magistrats s’empressèrent de fournir un refuge aux persécutés, de leur ménager les moyens de continuer à se réunir. Ceux qui avaient fui rentrèrent bientôt, et, sans être retenus par le supplice qui fut encore infligé à l’un des leurs, les anabaptistes renouèrent leur propagande et reprirent leurs assemblées. Hofmann, de retour à Strasbourg, les encouragea par ses lettres en leur recommandant toutefois la circonspection et la patience.

Deux années s’écoulèrent, pendant lesquelles les melchiorites réussirent à tromper, par le mystère dont ils s’entouraient, les perquisitions de la police impériale et à recruter des adhérens à petit bruit ; de nouvelles prophéties de leur grand apôtre les arrachèrent tout à coup aux appréhensions et à la prudence. Hofmann annonçait la fin de la période de préparation et d’épreuve. Il affirmait qu’une seconde Pentecôte était proche et que l’Esprit-Saint se répandrait sur les envoyés du Seigneur, les marquerait du sceau de la mission à laquelle ils étaient appelés. La parole devait en conséquence être prêchée par toute la terre. La nouvelle Jérusalem allait être bâtie, et de ce centre partiraient, suivant toutes les directions, les messagers du Sauveur, dont le règne ici-bas commencerait dans peu. Toutefois avant que ces choses merveilleuses ne s’accomplissent, un grand concile devait être tenu où Hofmann enseignerait la vraie doctrine de Jésus-Christ. Il fallait que les sept anges de l’Apocalypse eussent fait leur œuvre de colère, que Babylone eût été préalablement anéantie, autrement dit que toute la prêtraille fût exterminée. Hofmann ajoutait qu’après avoir souffert toutes les indignités de ses ennemis, il remporterait sur eux, par l’appui de deux rois chrétiens, une éclatante victoire. Strasbourg serait la ville des élus qui arborerait l’étendard de la justice ; 140, 000 guerriers s’y armeraient de l’esprit qui remplit les douze apôtres le jour de la Pentecôte, après quoi le véritable évangile serait reçu dans tout l’univers, le véritable baptême administré à tous les hommes. Élie et Énoch devaient reparaître, comme il avait été promis, pour témoigner de la venue du Seigneur, et la flamme qui s’échapperait de leur bouche consumerait tous ses ennemis.

Ces prédictions étaient annoncées comme devant s’accomplir en 1533, et l’on était à la fin de 1532. Aussi Hofmann assurait-il que le cinquième ange avait déjà achevé sa mission, et que l’été prochain les deux derniers s’acquitteraient de la leur. Alors aurait lieu la consommation des siècles. Ces prophéties, débitées d’un ton d’incroyable assurance et avec un accent de conviction profonde, tenaient les sectaires dans un état d’exaltation et d’émotion qui ne permettait plus le silence. Leur maître redoublait d’ailleurs d’activité pour échauffer et fortifier leur foi, prêchant, écrivant sans cesse ; le temps est venu, disait-il, de parler haut, et on ne doit avoir nul souci d’une mort dont on serait bientôt ressuscité. Ce qui confirmait les anabaptistes dans la croyance à ces folles prophéties, c’est que l’événement avait donné un commencement de réalisation à la prédiction de l’un d’entre eux. Quand Hofmann quitta l’Ostfrise, un vieillard saisi d’une soudaine inspiration avait annoncé que cet apôtre rentrerait dans Strasbourg, qu’il y serait emprisonné, demeurerait six mois captif, et qu’ensuite l’évangile se répandrait dans tout l’univers. Hofmann était en effet rentré dans la cité alsacienne, et, comme je l’ai dit, il y avait été arrêté, enfermé dans un donjon. Les fidèles attendaient donc avec confiance que les six mois se fussent écoulés ; ils ne doutaient pas que leur doctrine ne fût ensuite portée dans le monde entier, et qu’après cette prédication Jésus-Christ ne vînt en personne régner sur les justes. Bucer avait inutilement fait répandre dans les Pays-Bas une relation écrite en hollandais de ce qui s’était passé au synode de Strasbourg, afin de détromper les melchiorites. Nul d’entre eux ne voulait admettre que Hofmann eût été convaincu d’erreur par ses contradicteurs, qu’il n’eût point terrassé ses adversaires, et les lettres que le prisonnier réussissait à leur faire parvenir neutralisaient tous les efforts du grand théologien de Schelestadt. L’enthousiasme pour le prophète, que devait bientôt frapper la main de celui qui se joue de nos prédictions et de nos espérances, ne fut pas toutefois de longue durée. L’imagination des sectaires se porta promptement ailleurs. Hofmann en prison, la conmunauté strasbourgeoise perdait sa prépondérance. Münster au contraire se présentait comme la nouvelle Jérusalem tant attendue. Rothmann en ouvrait les portes à ceux qui se déclaraient les élus du Seigneur.

L’introduction des doctrines anabaptistes dans la cité westphalienne réveilla l’agitation religieuse et annula la victoire qu’avaient remportée les luthériens. Tandis que ceux-ci, pour en finir avec l’opposition des dissidens, s’arrêtaient à l’idée d’une grande conférence publique où les principes soutenus par les adversaires du baptême des enfans seraient débattus devant des docteurs choisis pour arbitres, comptant sur une victoire pareille à celle que Bucer avait remportée au synode de Strasbourg, tandis que Rothmann était prêt à se rendre à Cassel, chez le landgrave, pour s’y entendre sur un arrangement à l’amiable, le soulèvement auquel poussaient depuis plusieurs semaines les écrits des Wassenbergeois et leurs émissaires éclata tout à coup. Les prédicans exilés reparurent, au mépris de l’autorité municipale, et se mirent en mesure de reprendre les églises dont ils avaient été dépossédés. Deux des principaux pasteurs luthériens de la ville, Brixius et Wertheim, les actifs collaborateurs de Van der Wieck dans ses efforts pour l’orthodoxie évangélique, furent contraints d’abandonner leurs paroisses. Une troupe de femmes se porta chez les bourgmestres, exigeant par des cris et des menaces que Rothmann fût réinstallé dans sa chaire, qu’on éloignât de Munster les prédicateurs appelés de la Hesse. L’ancien chapelain de Saint-Maurice affectait de résister aux vœux de la multitude ; il ne se sentait plus, disait-il, la force de ramener les hommes à l’observation de l’Évangile ; au demeurant, il s’en remettait à la volonté de Dieu. Peut-être en tenant ce langage Rothmann était-il plus sincère qu’on ne serait disposé à le croire. Il se voyait débordé ; sa popularité entrait dans une phase décroissante. L’initiative de la révolution qui se préparait ne lui appartenait pas. Le mouvement était parti de Hollande, où la folie anabaptiste arrivait à son dernier paroxysme. Là se trouvaient ceux qui allaient prendre à Munster la suprématie spirituelle et temporelle. En se faisant le disciple des melchiorites, en accédant à leurs projets, Rothmann abdiquait son caractère de chef ecclésiastique et d’inspirateur religieux de la cité westphalienne ; il passait au second rang. Sans doute il pouvait participer encore à la faveur du peuple, mais il cessait d’en être le guide. Ce rôle devait revenir à l’un de ces enthousiastes hollandais qui apportaient à une population toujours altérée de nouveaux enseignemens théologiques un breuvage plus excitant et d’une saveur moins épuisée que les sermons déjà arriérés de Rothmann.

Cette nouvelle idole de la multitude fut Jean de Leyde. Il ne parut tout d’abord que comme le précurseur ou le lieutenant du prophète qui venait d’évincer Hofmann dans l’admiration fanatique des sectaires néerlandais, Jean Mathys, un de ces cerveaux malades de l’orgueil de devenir l’exécuteur de la volonté divine. Tandis que les melchiorites vivaient dans l’anxieuse attente de la fin du monde, ce boulanger de Harlem éleva la voix et déclara qu’il était Énoch, le second témoin qui devait précéder l’apparition du Christ. Hofmann avait prétendu être Élie ; mais, le patriarche ressuscité devant éclipser le voyant de Thesbé qui revivait dans Strasbourg, Mathys prenait naturellement la direction des élus, dont la conduite avait été d’abord remise au premier témoin. H répétait que la période d’épreuve annoncée par Hofmann était écoulée, et que l’œuvre du nouveau baptême devait commencer. Les anabaptistes d’Amsterdam n’accueillirent qu’avec quelque défiance la prétention du boulanger inspiré, car les deux années assignées à la durée de cette période n’étaient point encore achevées, et il y avait à Strasbourg un de leurs coreligionnaires, Poldermann, qui se donnait pour Énoch. Mathys allégua une révélation formelle de Dieu, et menaça les incrédules d’un anathème qui entraînerait leur damnation. Les naïfs sectaires finirent par se laisser convaincre. Mathys ordonna dès lors à ses principaux disciples d’aller partout administrer le baptême et répandre la parole de vérité. Ils partirent, se rendirent au sein des diverses communautés anabaptistes des Pays-Bas, se présentant à leurs frères comme remplis du don de l’Esprit-Saint, et violentant les convictions en menaçant, comme leur maître, ceux qui se refusaient à les croire du feu éternel. Le moyen réussit. D’ailleurs ils racontaient du nouvel Enoch des choses si merveilleuses, ils parlaient avec tant de chaleur, ils trouvaient tant de simplicité, que leur mission ne pouvait échouer. Les sectaires se soumirent au nouveau baptême. Les envoyés de Mathys mettaient à la tête des communautés converties à sa doctrine des pasteurs de leur choix, auxquels ils imposaient les mains et qui avaient pour devoir de baptiser ; chaque église anabaptiste en comptait deux qui s’intitulaient évêques et qu’assistaient les diacres, spécialement chargés du soin des pauvres. En moins de deux mois, les messagers du boulanger de Harlem avaient rallié autour de lui des milliers d’individus, tant parmi les melchiorites que chez ceux qui n’étaient point encore agrégés à leur secte. À Leeuwarden, à Zvvoll, à Briel, à Alkmaer, à Delft et dans bien d’autres villes, on accourait pour recevoir de ces nouveaux apôtres l’eau baptismale. À Monninkendam, dans l’espace de deux mois, les deux tiers de la population avaient embrassé l’anabaptisme de Mathys, et à Amsterdam le nombre des conversions allait toujours grossissant.

Munster reçut aussi les messagers du nouveau prophète ; le 5 janvier 1534, Barthélémy Boekebinder et Willem de Cuiper arrivèrent dans la ville pour prêcher le second baptême et annoncer l’avènement des temps promis. Le terrain était tout préparé pour leur œuvre. Le récit qu’ils faisaient de la miraculeuse apparition du prophète trouva créance chez une population nourrie depuis plusieurs mois de semblables rêveries. Deux jours après leur arrivée, tous les pasteurs wassenbergeois rentrés à Münster, Roll, Klopriss, Vinne, Stralen, auxquels se joignit Rothmann, se rangeaient parmi les catéchumènes et recevaient des deux étrangers le sacrement rénovateur. Rothmann alla jusqu’à prêter sa maison aux envoyés de Mathys. C’est là qu’ils administrèrent le baptême et tinrent registre de ceux qui adhéraient à leur église. L’ardeur avec laquelle le peuple de Münster se porta pour recevoir des mains des deux Hollandais l’eau qui devait opérer leur salut dépassa encore celle dont quelques villes des Pays-Bas avaient donné le spectacle. En une semaine, quatorze cents personnes étaient déjà rebaptisées. Boekebinder et W. de Cuiper n’étaient pourtant que les serviteurs du grand prophète de Harlem, non ses plénipotentiaires. Ils ne représentaient point sa pensée complète et n’étaient pas les dépositaires de toute sa confiance; ils furent promptement suivis de deux autres missionnaires bien plus avant dans ses projets. C’étaient Jean de Leyde, que j’ai nommé plus haut, et son compagnon Gert tom Kloster, de Nienhuis. Les premiers envoyés n’ajoutaient que peu aux enseignemens de Hofmann et se tenaient encore aux idées des melchiorites; les seconds furent les réels interprètes de la doctrine de Mathys.

Gert tom Kloster ne tarda pas à être mis dans l’ombre par son compagnon, dans lequel se personnifia l’esprit de démence et de mensonge dont Münster allait être le jouet. Jean de Leyde ou, pour le désigner par son véritable nom, Jean Bockelsohn fut reçu comme un ange et acclamé comme un sauveur. C’était un ouvrier tailleur dont le père exerçait à La Haye le métier de cordonnier; sa mère était d’origine westphalienne. Après avoir travaillé quelque temps à Lisbonne, et à Lübeck, il était revenu s’établir à Leyde, puis avait renoncé à sa profession pour tenir avec sa femme une petite taverne à l’une des portes de la ville. D’un esprit inquiet et d’une ambition désordonnée, rêvant un avenir bien au-dessus de sa condition, il s’était attaché à cultiver son intelligence et avait acquis une certaine instruction. Tout en vendant sa bière et son vin, il composait des vers et arrangeait des discours. Il devint l’un des membres les plus actifs d’une de ces sociétés littéraires appelées chambres de rhétorique, qui ont marqué dans les Pays-Bas l’époque de la renaissance. Quand le mouvement de la réforme commença d’agiter les esprits, la controverse religieuse prit souvent dans ces réunions du bien dire la place des défis de poésie et d’éloquence, Jean Bockelsohn s’y signala par son ardeur de prosélytisme luthérien et son hostilité contre l’église. Il se plongea dans la lecture de la Bible, et, dépourvu des lumières nécessaires pour en comprendre le sens, il s’abandonna aux spéculations théologiques les plus étranges et aux idées les plus malsaines. Sous prétexte que la parole de Dieu a été écrite pour tous, tout chrétien réformé se croyait alors le droit d’expliquer la sainte Écriture et de résoudre les questions dogmatiques qui avaient embarrassé les docteurs les plus érudits et les plus habiles. Il en était en ce temps de la religion comme il en est de nos jours de la politique. Chacun se regardait comme compétent, et, sans étude préalable, on décidait avec assurance, la Bible à la main, à la façon dont tant de gens prononcent maintenant sur les lois, les affaires diplomatiques ou les finances, sans autre information qu’un article de leur journal. Quand Mathys se prétendit inspiré, Jean Bockelsohn se fit son ardent disciple et son vicaire infatigable en attendant qu’il pût être son successeur. Le tailleur de Leyde ne rêva plus que rénovation de l’humanité, qu’extermination des impies, car, à la différence de Hofmann, qui recommandait la soumission aux autorités terrestres, qui n’en appelait, pour fonder le règne de la justice, qu’à la persuasion, qui condamnait la violence et attendait de la seule action divine la régénération des chrétiens, Mathys déclarait la guerre à toutes les institutions et prêchait la révolte. Sa mission, celle de ses frères était, disait-il, d’opérer par la destruction radicale de l’ordre présent des choses la reconstitution de l’église. Le temps de l’affliction des saints était passé selon lui, celui de la moisson arrivait, et il ajoutait : « Dieu s’apprête à délivrer son peuple, à terrasser ses ennemis; il le fera par les mêmes moyens que ceux-ci ont employés pour opprimer les fidèles. On ne doit donc pas seulement prendre les armes pour repousser les attaques des impies, mais encore pour courir sus; l’épée sera tournée contre ceux qui l’ont tirée. » Ces odieuses déclamations, Mathys les appuyait de citations d’Isaïe, d’Ezéchiel et de l’Apocalypse. A peine fixé dans Münster, Jean Bockelsohn enjoignit, conformément à l’enseignement de son maître, à tous les fidèles de rompre absolument tout commerce avec ceux qui ne reconnaissaient point sa mission, impies auxquels on ne devait que des malédictions et des paroles de colère, car il était interdit à un chrétien de servir un païen, d’où résultait qu’aucun frère ne devait s’occuper d’évangéliser les infidèles. Pour briser tout lien entre eux et les vrais croyans, défense était faite par le prophète de consacrer aucun hymen où les deux époux ne se soumettaient aux volontés de Dieu manifestées par le nouveau baptême. La séparation des fidèles et des impies, il la poussait jusque dans la tombe, et les restes des élus ne devaient point reposer dans les mêmes cimetières où étaient enterrés ceux qui avaient ignoré ou méconnu la parole de vérité. Les envoyés de Mathys ayant pris possession de Münster, c’était aux adversaires de leur foi à se retirer, et Bockelsohn et ses adeptes annonçaient qu’il fallait que la ville fût purifiée de la présence de ces méchans, ce qui signifiait qu’on devait recourir contre eux à la force.

Rothmann s’émut de tels principes, il hésita d’abord à s’y conformer; il ne pouvait notamment admettre que l’Évangile ne dût plus être enseigné à tous, et il continuait ses prédications dans l’église Saint-Servais. Peut-être même aurait-il déserté le camp des anabaptistes plutôt que de renoncer à ses plus chères habitudes, si le chemin de l’exil ne lui eût pas été fermé. L’évêque venait en effet de refuser au landgrave le sauf-conduit nécessaire à Rothmann. Celui-ci était ainsi exposé, une fois hors de la ville, à se voir emprisonné, car les ordres les plus rigoureux avaient été rendus par le prélat contre les adhérens de l’anabaptisme. La retraite était donc coupée à l’ancien chapelain de Saint-Maurice; il se jeta de désespoir dans une mêlée où il n’allait plus guère figurer que comme un simple soldat. Le 25 janvier 1534, il déclara solennellement en chaire qu’il cesserait de prêcher la parole aux infidèles. D’ailleurs la populace, qu’il avait si souvent ameutée contre le sénat et les autorités municipales, commençait à le délaisser pour Bockelsohn. Il ne se trouvait plus seulement au milieu d’artisans et de petits bourgeois désireux d’abattre l’aristocratie qui les avait si longtemps dominés, mais de farouches sectaires ne respirant que meurtre et carnage. Et pour conserver encore son crédit, il dut prendre le langage furieux de ces fanatiques et se faire l’écho de leurs extravagances. Une partie des anabaptistes de Münster, arrivés de la veille, ne pouvaient éprouver pour Rothmann les sentimens qu’il avait inspirés aux hommes des gildes et à la classe pauvre de Münster. La ville se remplissait d’émigrés des Pays-Bas qui juraient par un autre maître spirituel. Elle prenait une physionomie de plus en plus différente de celle qu’elle avait présentée naguère. Sur les routes qui y aboutissaient, dans la direction de la Frise et de la Hollande, on rencontrait de distance en distance des individus à l’air égaré, à la mine sombre, que leur costume faisait reconnaître pour des étrangers venus de cantons lointains; ils marchaient en silence et semblaient obéir à un mot d’ordre. Parfois on entendait la détonation d’un mousquet; c’était le signal convenu auquel se réunissaient ces voyageurs mystérieux quand ils s’approchaient de leur destination. Ils s’acheminaient vers la nouvelle Jérusalem, et on les voyait bientôt aux portes de Münster : ils y apportaient des germes chaque jour plus avancés de dissolution et de mort. Depuis l’arrivée de ces émigrés, tous les liens qui unissaient les habitans tendaient à se briser; les familles qui avaient jusqu’alors vécu dans la concorde et l’amour se divisaient, les époux se séparaient, les amis renonçaient à tout commerce, les relations d’affaires cessaient brusquement, le marchand rompait avec sa pratique, l’ouvrier avec son patron. Cependant le calme extérieur semblait régner encore dans la ville, mais c’était la lente désorganisation de la vie qui précède les convulsions de l’agonie. L’inquiétude était d’ailleurs au fond des cœurs de tous ceux que la contagion n’avait pas atteints. L’autorité municipale ne savait que faire et restait inactive, tandis que les anabaptistes poursuivaient leur fatale propagande. Plusieurs des principaux bourgeois, jugeant la position désespérée et tremblant pour leur vie, quittèrent la ville. Van der Wieck fut de ce nombre. Les pasteurs luthériens qui se refusaient à prendre ce parti imploraient l’assistance du landgrave, comme jadis les catholiques avaient imploré celle de l’évêque.

Quand la consternation et le découragement se furent ainsi emparés de tout ce qui pouvait résister aux fanatiques, les anabaptistes jugèrent le moment opportun pour frapper leurs ennemis, ou, comme ils disaient, pour nettoyer l’aire, où ne devait rester que le bon grain. C’était au grand prophète de Harlem qu’il appartenait d’accomplir l’œuvre sainte. Les sectaires députèrent en conséquence près de lui, à Amsterdam, pour l’engager à se transporter parmi eux. Pendant ce temps-là, tout se préparait dans la cité westphalienne pour l’exécution du projet dont Bockelsohn était l’actif promoteur. « Malheur! malheur! allaient criant par les rues les plus exaltés; faites pénitence, convertissez-vous, car le jour du Seigneur est proche! » La démarche des envoyés de Münster ne pouvait manquer de réussir. L’attention de la cour de Hollande était appelée une nouvelle fois sur les agissemens de la secte. Un des pasteurs anabaptistes, ex-prêtre catholique, s’était laissé arrêter. Conduit à La Haye, il avait révélé les noms de plusieurs de ses coreligionnaires. Un rapport détaillé venait d’être adressé à la régente à Bruxelles. La tête des ministres anabaptistes était mise à prix. Une persécution terrible s’annonçait dans les Pays-Bas. Mathys s’empressa de se rendre à l’invitation qui lui était apportée. il quitta Amsterdam, et vint rejoindre à Münster les nombreux disciples qui l’avaient précédé.

II.

Knipperdollinck, ce constant instigateur de tous les troubles, cette tête ardente qui avait suivi ou plutôt devancé Rothmann dans son évolution religieuse, salua le nouveau prophète avec transport, et lui donna l’hospitalité dans sa propre maison. Mathys se montra comme un véritable messie à Münster, et recueillit, les témoignages de l’admiration d’une foule imbécile. Les femmes surtout se déclaraient en sa faveur, elles firent le fond de ses premiers prosélytes. On voyait parmi elles des nonnes que les récens événemens avaient arrachées à la règle de leurs couvens et qui accouraient pour recevoir le baptême des mains du prophète; des épouses s’empressaient de déposer à ses pieds leurs bijoux et leurs parures, décidées qu’elles étaient à ne plus revêtir que la modeste accoutrement des frères. Bien des hommes qui avaient d’abord résisté à ce fol entraînement finirent par le partager. L’exemple de Rothmann agit sur nombre de ceux qui continuaient à se diriger par ses inspirations.

Le sénat luthérien se trouvait maintenant dans la même situation que le chapitre de la cathédrale trois années auparavant; il n’attendait plus de salut que de l’intervention des troupes épiscopales. Cependant la partie saine et raisonnable de la population l’emportait encore par le nombre, et les anabaptistes se voyaient contraints d’user d’une certaine réserve. Le 8 février, le bruit se répandit que l’évêque, à la tête d’une force militaire et appuyé par les gens de la campagne, s’approchait de la ville. Les sectaires coururent à la place du marché, tandis que le sénat faisait occuper les portes et les remparts. Pour réprimer le mouvement insurrectionnel que préparaient les gildes et la populace, acquise presque en entier à Mathys et à ses lieutenans, du canon fut braqué contre l’attroupement du marché. La position prise par l’autorité était si solide que les conservateurs ne doutaient pas qu’ils n’eussent raison des perturbateurs, et que la répression n’aboutît à la défaite et à l’expulsion des anabaptistes. Déjà tous ceux des habitans qui étaient opposés aux sectaires suspendaient au-devant de leurs maisons des tresses de paille destinées à les faire reconnaître et à les préserver des vengeances des soldats de l’ordre, mais une conviction inébranlable soutenait le courage des anabaptistes, réunis au marché. L’esprit troublé par les visions les plus étranges, ils s’imaginaient voir à leur tête tantôt un personnage mystérieux portant une couronne d’or, ayant une épée dans une main et une verge dans l’autre, tantôt un fantôme dont la main était toute dégouttante de sang. A plusieurs, la ville apparaissait comme dévorée par un sombre incendie, tandis qu’au-dessus des flammes planait le cavalier de l’Apocalypse armé du glaive. En présence de cette foule délirante, les pasteurs luthériens demeurés à Münster se sentirent pris de compassion ; redoutant, comme naguère leurs coreligionnaires, que la victoire sur l’émeute n’amenât le triomphe de la réaction catholique, ils s’entremirent pour arrêter toute collision et écarter tout recours à la force. Leur intervention eut un plein succès. Un accord fut conclu entre le sénat et les anabaptistes, qui obtinrent la reconnaissance officielle du droit de pratiquer librement leur religion.

Nulle part les sectaires n’avaient conquis un pareil avantage : il eut pour effet d’enfler outre mesure leurs espérances et d’attirer chaque jour dans la ville un plus grand nombre de leurs adhérens. Les étrangers affluaient de tous côtés : maris convertis à la doctrine de Mathys et qui avaient abandonné leurs femmes parce qu’elles refusaient d’embrasser leur foi nouvelle, épouses qui rompaient le lien conjugal pour ne plus vivre avec ceux qu’elles regardaient comme impies, enfans dont la jeune imagination s’était éprise des paroles du prophète et qui fuyaient le foyer paternel, familles entières qui, poussées par un enthousiasme soudain, ne pensaient plus qu’à entrer dans la Jérusalem céleste. Tous ces émigrés venaient se faire inscrire dans la commune, en sorte qu’au bout de quelques semaines les sectaires y étaient en majorité, et que, lors de la réélection du sénat et de la municipalité, leur parti eut le dessus. Knipperdollinck fut choisi pour l’un des bourgmestres.

L’anabaptisme était donc désormais maître de Münster. A dater de ce moment, les sectaires ne parlèrent plus de liberté religieuse et des conditions auxquelles ils s’étaient engagés en obtenant la tolérance de leur culte, ils n’eurent plus qu’un but, écraser le parti qui leur était contraire. Le 27 février, une troupe d’énergumènes en armes se réunissait à l’hôtel de ville pour délibérer sur les mesures à prendre; mais le peuple n’avait d’autre volonté que celle de Mathys, qui parlait au nom du Christ. Pendant qu’on débattait les divers moyens proposés, le prophète semblait plongé dans une inexplicable somnolence. Tout à coup il se réveille de cette apathie; il déclare que Dieu veut qu’on chasse immédiatement de Münster tous les infidèles qui refuseront de se convertir, et termine son discours par ces mots : « Dehors les enfans d’Ésaü, l’héritage appartient aux fils de Jacob ! » Cette révélation est accueillie par des marques d’approbation frénétique. La convoitise et la haine se coalisent avec le fanatisme pour faire sanctionner une mesure qui doit livrer entre les mains de quiconque se prononce pour la foi nouvelle les biens et les emplois des catholiques et des luthériens expulsés. Le cri : dehors les impies ! se répète dans toute la ville. Une populace furieuse se précipite dans les demeures des anti-anabaptistes, que l’on chasse brutalement de chez eux sans leur permettre d’emporter de quoi subvenir à leurs plus pressans besoins. Femmes, enfans, vieillards, sont impitoyablement jetés hors des murs, et cela en un de ces jours d’hiver où la froidure glace les membres, où la neige est amoncelée sur le sol. Bien des malheureux n’eurent pas même le temps de se vêtir, et on vit errer en proie au plus sombre désespoir tout ce que Münster renfermait encore d’honnête et de respectable.

Mathys était investi d’une dictature spirituelle et d’une autorité presque sans limites, car il parlait au nom de Dieu, et ses décisions étaient dès lors réputées infaillibles. Ce peuple, naguère en révolte constante contre des magistrats exécuteurs d’une loi consacrée par la tradition et consentie par ce qu’il y avait de plus éclairé, obéissait aveuglément à un homme qui donnait toutes ses fantaisies pour des ordres d’en haut, — inconséquence qui serait inexplicable, si l’on ne savait pas qu’en retour de cet esclavage le peuple comptait pouvoir impunément satisfaire ses appétits brutaux et opprimer les riches. Les gildes pouvaient maintenant en toute liberté assouvir leur ressentiment contre le clergé et s’en partager les dépouilles. Les meubles des exilés sont saisis; on porte à la chancellerie tout ce que l’on trouve dans les maisons dont les propriétaires viennent d’être expulsés, et le prophète désigne sept diacres pour distribuer cet amas de richesses à chacun selon ses besoins.

La victoire de l’anabaptisme à Münster fut le signal d’une recrudescence de ses doctrines dans les Pays-Bas, dans la Westphalie et en différentes villes de l’Allemagne. On put alors constater l’existence des frères dans une foule de villes où elle s’était auparavant dissimulée. On avait eu beau emprisonner et mettre à mort, les sectaires continuaient leur ténébreuse propagande, qui trouvait désormais un centre dans la cité westphalienne. Non-seulement dans la Frise, la Hollande, l’Over-Yssel, la Gueldres et le Brabant, des communautés assez nombreuses s’étaient constituées, formant une chaîne presque continue du Holstein à la Zélande; mais la secte comptait des affiliés dans les pays de Liège, dans l’archevêché de Cologne, à Aix-la-Chapelle, à Maestricht, à Wesel comme à Coisfeld, à Hamm, à Osnabrück et dans le comté de la Mark, lesquels, au lieu de prendre le mot d’ordre de Strasbourg, le recevaient de Münster. Amsterdam était un centre pour ces communautés. La Frise en avait un autre à Groningue, et dans le Mecklembourg Wismar renfermait un si grand nombre de sectaires, qu’il fut sur le point de devenir un second Münster.

Mathys voulut s’assurer l’alliance de tous ces coreligionnaires du dehors, qui trouvaient eux-mêmes en lui un précieux appui. C’était entre la cité westphalienne et les Pays-Bas un échange perpétuel de correspondances secrètes. Les anabaptistes de Münster faisaient leur appel aux frères néerlandais, les pressant d’abandonner une terre d’affliction pour venir se joindre à ceux qui fondaient le royaume des saints, et les lettres trompaient si bien la vigilance de la police, les intelligences étaient si habilement ménagées que les communautés des Pays-Bas purent sans grande difficulté expédier leurs membres les plus ardens pour la nouvelle Jérusalem. L’émigration, d’individuelle qu’elle avait été d’abord, devint générale; c’était une véritable croisade. Aussi dans les premiers jours de mars 1534 la ville avait-elle reçu un contingent considérable d’étrangers, soldats plus dévoués encore à Mathys que les hommes des gildes, et animés d’un enthousiasme plus aveugle. En Néerlande, la secte se crut bientôt assez forte pour n’avoir plus besoin de dissimuler ses projets, et ses adeptes ne faisaient plus mystère du but de leur voyage; ils s’embarquaient en foule sur les schuites pour remonter la Meuse et le Rhin; ils frétaient des bâtimens pour traverser le Zuiderzée; ils ne cachaient pas les armes qu’ils portaient avec eux et dans lesquelles ils mettaient surtout leur confiance, bien qu’ils en ignorassent pour la plupart le maniement. Ces démonstrations imprudentes finirent par amener l’intervention de l’autorité. On s’opposa au départ des émigrans, on saisit les bâtimens où ils avaient pris passage. A l’île de Schockland, dans le Zuiderzée, il n’y eut pas moins de vingt et un navires sur lesquels l’embargo fut mis et où 3,000 anabaptistes prêts à s’embarquer furent arrêtés. Dans l’Over-Yssel et le duché de Clèves, l’on emprisonna ceux qui se réunissaient en vue de quitter le pays, l’on dispersa leurs attroupemens avec de la cavalerie. Çà et là les sectaires tentèrent de résister. A Amsterdam, voyant qu’on empêchait leur départ, ils se répandirent dans la ville en poussant des clameurs analogues à celles qui avaient dans Münster donné le signal du soulèvement : « Malheur! malheur! bénies soient par Dieu les nouvelles mœurs! malédiction sur les anciennes! » Sur divers points pourtant, les anabaptistes réussirent à échapper aux vexations qu’ils s’étaient attirées, et le gouvernement de la maison d’Autriche, celui des ducs de Gueldres et de Clèves, ne purent intercepter les relations de Münster avec les Pays-Bas, ni arrêter les émissaires qui se rendaient journellement de la ville assiégée en cette contrée, et réciproquement. D’ailleurs jusqu’en janvier 1535, l’investissement effectué par les troupes épiscopales ne fut que très imparfait; les secours d’hommes, de vivres et d’argent continuèrent d’affluer dans Münster. La convention du 14 février 1533 se trouvant audacieusement violée par l’établissement de l’anabaptisme, les habitans étant en pleine révolte avec l’évêque, celui-ci avait envoyé contre eux ses troupes et fait bloquer la ville dès les premiers jours de mai.

Une fois les maîtres, les sectaires, au lieu de songer à prévenir les conséquences que le renversement de l’église luthérienne allait entraîner pour Münster, ne s’occupèrent d’abord que d’assouvir leur rage contre tout ce qui rappelait l’ancien culte. Statues et tableaux tombèrent sous les coups de ces vandales. Les plus belles peintures de l’école westphalienne furent alors anéanties. Puis vint le tour des livres; on brûla solennellement sur le marché la magnifique collection de manuscrits que Rudolf de Langen avait réunie en Italie. La fureur des sectaires contre tout monument de l’art ou de la science était telle qu’on s’en prit jusqu’aux instrumens de musique, qui furent mis en pièces. Les anabaptistes ne voulaient plus d’autres œuvres de la pensée que la Bible, dont l’interprétation devait être réservée au prophète. Celui-ci, appliquant les principes déjà suivis par les communautés allemandes, procéda à l’établissement du système communiste. Ce ne furent plus seulement les biens des exilés que l’on partagea aux fidèles; tout dut être mis en commun, et il fut enjoint à chacun, sous peine de mort, de déposer à la chancellerie le numéraire, les bijoux et les objets précieux qu’il pouvait posséder. La propriété individuelle était abolie, et le gouvernement du prophète se chargeait de pourvoir aux nécessités de tous. Münster s’organisait en une sorte de grand phalanstère où chacun exerçait son métier comme une véritable fonction publique, sous la condition de se conformer aux prescriptions imposées par le nouveau régime et de travailler exclusivement pour la communauté. C’est ainsi que les tailleurs confectionnaient les vêtemens destinés à toute la population d’après un modèle dont il leur était interdit de s’écarter. Une hiérarchie fut introduite dans les divers emplois, et au-dessus de tous prenaient rang ceux auxquels était habituellement confiée la défense de la ville. Les repas avaient lieu en commun et aux frais de l’état; ils se passaient comme dans un couvent, on mangeait en silence, tandis qu’un des frères lisait un chapitre de la Bible. Les femmes se tenaient d’un côté, les hommes de l’autre.

Cependant les hostilités étaient engagées, et peu de temps après la direction de l’église de la ville était passée des mains de Jean Mathys à celles de son vicaire Jean Bockelsohn. Le prophète de Harlem, qui ne doutait pas que les troupes épiscopales ne fussent à la première rencontre couchées à terre par le souffle du Tout-Puissant, s’était porté avec quelques hommes hors de la place et avait trouvé la mort dans cette téméraire sortie. Le tailleur de Leyde aspirait à réunir sur sa tête tous les pouvoirs, et prépara les choses en conséquence. Ses amis allèrent répétant partout que c’était non pas seulement dans l’ordre religieux, mais aussi dans l’ordre civil que la parole de Dieu devait faire loi. Ils demandaient que celui qu’ils avaient choisi pour prophète fût investi d’une autorité absolue. Bockelsohn feignit de redouter une si lourde charge et de vouloir s’en remettre à un conseil dont il exécuterait simplement les décisions. Tant que ses affidés travaillaient l’opinion pour l’élever à la dictature, il avait gardé le silence, sous prétexte que Dieu lui fermait la bouche. Dès qu’il crut les esprits suffisamment gagnés, il sortit de son mutisme et déclara que Dieu lui avait révélé la nouvelle forme à donner au gouvernement du peuple élu. Douze anciens devaient être choisis pour rendre la justice, ainsi que cela s’était pratiqué dans Israël. Rothmann, qui n’était plus que l’écho de la voix du prophète, confirma cette révélation et proclama les noms, certainement arrêtés à l’avance avec Bockelsohn, de ceux qui devaient être choisis pour anciens. Le conseil suprême n’était qu’une fiction destinée à masquer la tyrannie du prophète; celui-ci fut censé n’avoir que le droit de promulguer les sentences prononcées par les douze, qui étaient à sa dévotion.

Les anciens entrèrent donc en fonction; il y en eut toujours six occupés à juger. Ils rédigèrent le nouveau code de lois d’après lequel allait être rendue la justice, et qui était en grande partie emprunté à la législation mosaïque. Bockelsohn en fit la promulgation. Knipperdollinck fut revêtu de la charge de grand-justicier; c’est à lui qu’il appartenait de frapper les coupables avec l’épée. On s’occupa ensuite de changer tous les vieux usages. Déjà la propriété avait été abolie; on réforma ce qui concernait le mariage, et l’on rétablit la polygamie de l’âge patriarcal. La pensée de revenir à cette antique institution s’était présentée à l’esprit de quelques apôtres de la réforme; Carlstadt et Münzer l’avaient acceptée. Luther lui-même y inclina un instant, frappé qu’il était de voir dans l’Ancien-Testament Dieu approuver la pluralité des épouses; mais il avait été retenu par cette considération, que nous devons obéissance à la loi civile qui donne sa sanction au mariage et prescrit la monogamie comme plus favorable au bon ordre des sociétés. Un tel motif ne pouvait être déterminant aux yeux des anabaptistes. Mathys, sous prétexte de se conformer à l’inspiration qu’il avait reçue d’en haut, s’était séparé de sa femme légitime pour s’unir à une plus jeune et plus belle nommée Divara. Il avait amené celle-ci à Münster, et ses charmes firent impression sur Bockelsohn; aussi, après la mort du prophète de Harlem, l’ancien tailleur de Leyde voulut-il l’avoir pour épouse. Comme il n’entendait pourtant pas répudier sa propre femme, il décida le rétablissement de la polygamie, et il s’unit à Divara. Cet hymen produisit toutefois quelque scandale; il indigna les moins fanatiques, tandis que d’autres s’en autorisèrent pour se livrer à tous les caprices de leurs passions. Il se forma bientôt un parti résolu à s’opposer à un tel débordement d’innovations et à remettre en vigueur l’ancienne constitution municipale. Un complot s’ourdit contre le prophète. On devait s’emparer de sa personne. A la tête était un forgeron nommé Mollenhök, homme énergique; mais le secret fut éventé. Les conjurés, poursuivis par la populace, se réfugièrent à l’hôtel de ville. On cerna l’édifice; les femmes amenèrent du canon. Mollenhök et ses compagnons furent réduits à se rendre. On n’épargna aucun des prisonniers : les uns eurent la tête tranchée, les autres furent attachés à des arbres et percés de flèches. Le prophète présidait en personne à l’exécution. Il sentait que ce n’était que par la terreur qu’il pouvait retenir sous sa domination une population où tant de gens commençaient à en être fatigués. C’était là au reste un régime que Mathys avait déjà inauguré. Un jour, il avait fait mettre sur-le-champ à mort un forgeron qui ne répondait à ses ordres que par des paroles méprisantes. Son successeur ne se borna pas à un seul exemple de pareille cruauté; il condamnait impitoyablement, et Knipperdollinck exécutait ses sanguinaires arrêts. On voyait l’ancien bourgmestre de Münster se promener dans la ville le glaive en main, suivi de quatre satellites, et se jetant pour les égorger sur ceux que le prophète lui désignait.

Bockelsohn n’était pourtant pas encore satisfait de la situation à laquelle il était arrivé. Le pouvoir absolu ne lui suffisait pas; il voulait jouir des honneurs des royautés de ce monde, et, pour se les faire attribuer, il procéda comme d’ordinaire, en poussant l’un de ses séides à proposer au peuple, comme par l’effet d’une inspiration de Dieu, de conférer au prophète des prérogatives nouvelles. Un orfèvre de Warendorf, nommé Dusentschuer, annonça que l’Éternel lui avait révélé que son vicaire Jean devait être appelé à la royauté et représenter la puissance du Christ sur la terre. Rothmann, toujours prêt à appuyer chaque nouvelle folie, affirma la vérité de la prophétie, assurant que Dieu lui avait fait pareille révélation; le roi devait, ajoutait-il, être entouré de grands dignitaires qui rehausseraient l’éclat et la majesté de son trône. L’ancien chapelain de Saint-Maurice tira de sa poche la liste de ceux qui devaient composer la nouvelle cour : il y figurait en tête. Il la lut à haute voix devant le peuple assemblé, qui applaudit à ces nominations. Chacun de ces grands officiers de la couronne avait un titre particulier. Rothmann prenait celui de worthalter, c’est-à-dire ministre de la parole, qualification qu’on donnait alors aux bourgmestres en certaines villes libres de l’empire. Knipperdollinck, qui s’était aussi mêlé de prophétiser, eut la charge de statthalter (lieutenant). Jean de Leyde était enfin arrivé au comble de ses désirs, et il donna toutes les marques de l’ivresse dans laquelle le jetait sa soudaine élévation. Il se montrait en public le cou ceint d’une chaîne d’or d’où pendait un globe du même métal, percé de deux épées, emblème de la souveraineté universelle, car c’était comme roi de la terre qu’il avait été acclamé par ses sujets imbéciles, à l’instigation de Dusentschuer. Il s’intitulait : « Jean, le roi juste dans le nouveau temple. » Il rendait des décrets où il était dit qu’en lui résidait la royauté annoncée par le Christ. Il fit battre monnaie en son nom; il s’entoura d’une pompe ridicule. Il marchait environné d’un cortège de serviteurs portant une livrée verte. Trois fois la semaine, il se rendait sur la place du marché, et là, une couronne sur la tête, il rendait la justice du haut d’un trône qu’il appelait le trône de David, et au plus bas degré duquel se tenait Knipperdollinck, l’épée à la main. Il se montrait dans les rues, suivi de deux pages, l’un portant l’Ancien-Testament et l’autre une épée. Chacun devait alors se précipiter à genoux sur son chemin. Ce faste grotesque n’était pourtant pas sans provoquer les railleries de quelques-uns; des huées saluèrent plus d’une fois son passage. Il lançait alors l’anathème contre les impies, et, comme Knipperdollinck tenait en main ses foudres, les railleurs reprenaient bien vite leur sérieux. Pourtant ce fanatique lui-même ne put maîtriser un jour l’impatience que lui causait la folle arrogance de son maître; il l’apostropha en termes assez durs. La brouille se mit entre les deux insensés; mais Bockelsohn parvint à reprendre son ascendant sur un homme dont il ménageait la popularité; le statthalter implora le pardon, et l’obtint. Au reste, ce misérable ne le cédait guère au tailleur devenu roi en fait d’extravagances. C’est lui qui faisait exécuter devant Bockelsohn, assis sur son trône, par des chœurs de fidèles des danses où la licence s’associait à la bouffonnerie. Parfois il précédait à cheval le cortège royal, et un jour, comme la foule s’amassait sur la place du marché, il lança sur elle son coursier en soufflant de sa bouche, afin, disait-il, de communiquer à tous l’Esprit-Saint dont il était possédé.

Les fêtes religieuses que les sectaires célébraient au milieu d’un tel dévergondage ne pouvaient manquer de dégénérer en de véritables saturnales. Tel fut le caractère de la cène solennelle à laquelle prirent part tous les habitans de la ville. On eût dit un de ces banquets en plein air qui eurent lieu à Paris pendant la terreur. Bockelsohn et Divara, son épouse favorite, y parurent entourés des officiers de la couronne et de tous leurs gens. Ils voulurent administrer eux-mêmes le sacrement. Le roi servit le pain aux convives, sa femme versa le vin; mais, pendant ces agapes, il aperçut un étranger qui n’avait point revêtu la robe nuptiale, et, jugeant que ce ne pouvait être qu’un nouveau Judas, il le poussa hors de l’assistance, lui trancha de sa propre main la tête, puis après cette féroce exécution revint tout joyeux reprendre place à la table du festin. Ces actes de démence sanguinaire, Bockelsohn les accomplissait sous les dehors d’une piété qui en imposait au peuple. On parlait dans la villa d’une certaine femme qui se vantait qu’aucun homme n’avait jamais réussi à gagner son cœur ni à triompher de sa vertu. Le roi, qui n’aimait pas ce genre d’indépendance, la désigna pour devenir l’une de ses épouses, et elle dut se soumettre à son caprice; mais elle ne put surmonter l’aversion que lui inspirait son sultan : peu de temps après avoir partagé sa couche, elle lui déclara qu’elle n’entendait plus demeurer dans son sérail, et lui rendit son présent de noces. Bockelsohn affecta de voir dans cette conduite la plus criminelle des révoltes contre l’autorité qu’il tenait de Dieu; il s’empara de l’épouse rebelle et la mena lui-même sur la place du marché, où il la décapita et poussa le cadavre de son pied. Les fidèles épouses qui assistaient à cette exécution entourèrent alors le roi-prophète et entonnèrent le Gloria in excelsis. De pareilles atrocités auraient en d’autres temps fait horreur dans Münster; mais le sens moral était aboli chez une population nourrie des plus pernicieux enseignemens. La conduite sanguinaire de Jean de Leyde ne faisait que développer chez elle des instincts à l’unisson des siens. Une femme frisonne venue de Sneck, nommée Hille Feike, après avoir entendu lire pendant le repas l’histoire de Judith, s’imagina qu’elle était appelée à renouveler son action héroïque, et, vêtue de ses plus beaux atours, elle sortit de Münster et se dirigea vers le camp de l’évêque, supposant qu’il ne serait pas moins accessible à ses charmes qu’Holopherne ne l’avait été à ceux de la belle Juive. Les assiégeans ne lui laissèrent pas le temps d’arriver jusqu’au prélat : elle fut arrêtée, interrogée; elle avoua hardiment son dessein, et paya de la vie sa témérité.

En présence d’une telle exaltation chez les habitans de Münster, le blocus était insuffisant pour amener la réduction de la ville. L’évêque le comprenait, et, avant que le désordre en fût venu à cette extrémité, il avait décidé de tenter un assaut. Le 30 août, à cinq heures du matin, la grosse coulevrine hessoise, qu’on avait surnommée le Diable, donna le signal. Les lansquenets prirent leurs positions, et, voyant que les assiégés ne bougeaient pas, s’avancèrent jusqu’aux palissades et aux bords des fossés de la ville, puis, les franchissant, ils appliquèrent contre le rempart les échelles et commencèrent à l’escalader. Déjà même un porte-enseigne avait planté l’étendard épiscopal sur le mur; mais les Münstérois, informés depuis la veille des desseins de l’ennemi, étaient sur leurs gardes, et, s’ils avaient laissé les assaillans s’approcher ainsi, c’était pour mieux les accabler de leurs projectiles. La place du marché était, comme de coutume, occupée par le corps d’élite que commandait Jean de Leyde en personne, et qui avait pour mission de se porter aux endroits les plus menacés. Derrière les remparts se tenait tout ce qu’il y avait de jeune et de valide, armé de mousquets et d’arcs. Les femmes traînaient avec elles de grands chaudrons remplis de poix bouillante et de chaux vive pour les répandre sur les assiégeans. Les soldats de l’évêque ne furent pas plus tôt grimpés aux échelles qu’un feu terrible, une nuée de flèches lancées par des mains très habiles, des torrens de matières brûlantes plurent sur leurs têtes; il fallut reculer, et l’entreprise avorta complètement. Les assiégeans avaient perdu beaucoup de monde, ils rentrèrent dans leur campement. Ce succès enivra les anabaptistes, et le prélat, n’ayant plus que des forces insuffisantes, dut recourir à de nouvelles levées et songer à un autre système d’attaque.

Les Münstérois s’imaginaient d’autant plus être invincibles que les nouvelles qu’on leur apportait du dehors annonçaient l’arrivée prochaine de renforts. Les anabaptistes des Pays-Bas, en dépit de la persécution ordonnée contre eux, avaient relevé la tête; ils s’apprêtaient, assurait-on dans Münster, à délivrer la nouvelle Jérusalem. L’écrit que Rothmann venait de composer sur la miraculeuse élévation de l’église des justes circulait en Néerlande, et il ne contribua pas peu à y entretenir l’effervescence. En octobre, une émeute provoquée par les sectaires éclatait à Amsterdam au moment où le stathouder venait recevoir le serment de fidélité du bourgmestre et des magistrats. Deux des chefs de leur communauté, Jean van Wy et Jean van Scellincwoude, pénétreront jusqu’au milieu de l’assemblée communale à travers les rangs de la milice bourgeoise, et sommèrent l’autorité d’exiger que les citoyens qui avaient été emprisonnés pour cause d’anabaptisme fussent élargis. Ces deux hommes poussèrent la hardiesse jusqu’à défier les magistrats de mettre la main sur eux, déclarant qu’il y avait là 1,500 frères tout prêts à prendre leur défense, et cette attitude résolue en imposa; il ne fut rien tenté contre leur liberté. Les anabaptistes étaient d’ailleurs favorisés par l’opposition que la cour de Hollande rencontrait chez les luthériens et les sacramentaires d’Amsterdam; l’agitation persista jusqu’à l’entrée en fonctions d’un nouveau bailli (schout); celui-ci était bien décidé à sévir contre toute infraction aux lois. Van Wy et quelques-uns de ses coreligionnaires eurent la tête tranchée, et Van Scellincwoude ne put non plus se soustraire à la justice de la cour de Hollande. Toutefois les communautés anabaptistes étaient trop éparses pour opérer avec ensemble et réunir des forces suffisantes pour délivrer Münster. De plus, la division commençait à s’introduire parmi elles. Les sectaires néerlandais étaient loin de s’entendre sur les points essentiels de la doctrine. Chacun suivait un peu ses idées particulières, et, échappant à la tyrannie qui courbait en Westphalie tous les fidèles sous la volonté du prophète, ils manquaient de direction théologique. Par compensation, les anabaptistes des Pays-Bas se préservaient des extravagances que Mathys et Bockelsohn avaient fait accepter dans Münster. Ils repoussaient notamment la polygamie, et, dans leur aversion pour les monstruosités qui se produisaient dans cette cité, beaucoup se refusaient à lui porter secours.

Cependant Bockelsohn se croyait plus que jamais investi de la toute-puissance; il songeait à en assurer l’exercice sur le monde entier. Il allégua une nouvelle révélation de Dieu, qui lui ordonnait d’expédier les messagers de sa royauté dans les diverses régions de l’univers. Il chargea en conséquence vingt-huit apôtres d’aller annoncer en tout lieu l’avènement du roi de Sion.


III.

Une fermentation sourde régnait alors dans les classes inférieures d’un grand nombre des villes de l’empire. La prédication anabaptiste avait ravivé chez le peuple les aspirations un instant comprimées par la victoire remportée sur les paysans. Les idées naguère représentées par Storch et Münzer reprenaient faveur, grâce à la nouvelle forme que les écoles de Zurich, de Moravie et de Strasbourg leur avaient donnée; elles s’insinuaient chez une foule d’esprits en quête de réformes plus radicales que celles de Luther et de Zwingli. Protégés par quelques personnages puissans, les sectaires étaient parvenus à maintenir çà et là leurs communautés. En Prusse notamment, favorisés par Frédéric de Heideck, en grand crédit près du duc Albert, ils étaient tolérés. Une fraction de la noblesse inclinait même à leurs doctrines, que venaient de propager deux apôtres arrivés de la Silésie. Les fidèles que la persécution avait contraints de quitter la Moravie s’étaient établis en Prusse, et leur présence y augmentait les forces de la secte. En Saxe, la vallée de la Werra se remplissait des adhérens de l’anabaptisme, et il était parti d’Erfurt jusqu’à 300 missionnaires pour le répandre au cœur de l’Allemagne. La secte comptait des prosélytes dans l’Anhalt, le Brandebourg, la Franconie, le Wurtemberg. Il en restait encore en Suisse. On a vu qu’ils formaient une communauté importante à Strasbourg, et qu’ils s’étaient constitués par petits groupes dans les provinces rhénanes. Les émissaires de Bockelsohn trouvaient donc le terrain préparé pour leur œuvre, et un premier succès couronna leur entreprise. À Warendorf, le conseil de la ville se déclara au bout de quelques jours pour le roi de Sion, et la commune suivit son exemple. Il est vrai que cette localité, impuissante à se défendre contre l’évêque de Münzer, fut bientôt obligée de lui faire sa soumission.

C’est en Néerlande que les apôtres du tailleur-prophète firent la plus riche moisson. Originaires pour la plupart de cette contrée, ils rentraient de la sorte dans leurs foyers. Ils s’adressaient à une population dont ils parlaient l’idiome, partageaient les mœurs et comprenaient les besoins. Cependant, s’ils parvinrent à faire reconnaître la royauté de Münster, ils ne furent pas si heureux quand ils tentèrent de provoquer chez elle une prise d’armes ayant pour but d’appuyer l’insurrection de la cité westphalienne. On sait que la divergence des idées de Hoffmann, qui conservaient chez ces sectaires un grand empire, et de celles que prêchait Jean de Leyde avait amené de la désunion parmi les fidèles. Les melchiorites, qui avaient déjà refusé leur concours, s’obstinèrent à ne point bouger, alléguant les préceptes de Hoffmann. Celui-ci avait dit que Dieu permet aux fidèles de se défendre, mais non d’attaquer. L’un des plus actifs entre les missionnaires arrivés de Münzer, Jean van Geel, qui s’était rendu à Amsterdam, lutta contre cette opposition. Il avait triomphé de bien des scrupules lorsqu’une trahison vint déjouer ses espérances. Si le nouveau messie avait trouvé des apôtres prêts à tirer l’épée comme saint Pierre, des disciples dévoués comme saint Jean, il eut aussi son Judas. L’un des compagnons de Van Geel était tombé aux mains de l’évêque de Münster. C’était un ancien maître d’école de Borken, appelé Henri Graiss. Exposé à perdre la vie, tout au moins la liberté, cet apôtre, afin d’obtenir sa grâce, promit de livrer ses coreligionnaires et pour cela de s’introduire dans Münzer, d’observer ce qui s’y préparait, puis de revenir en informer l’évêque. On accepta ses offres. Le nouveau Sinon rentra dans la ville. Il assurait avoir été miraculeusement délivré de la prison où les ennemis l’avaient enfermé. Il gagna la confiance du roi de Sion, qui l’appela dans son conseil. L’esprit prophétique s’était emparé d’une foule d’anabaptistes. Graiss se donna comme ayant des révélations, et ses prédictions se répandirent jusque dans les Pays-Bas, où Van Geel s’empressait de s’en armer pour convaincre les tièdes et les indifférens. Un jour, le fourbe déclara qu’il avait eu une vision. Un peuple immense, plus nombreux que les grains de sable de la mer et que les étoiles du ciel, s’était montré à ses regards. Il se dirigeait vers Münster. Nul ne douta que ce ne fût l’armée des frères néerlandais qui venaient au secours de la ville; Graiss ne manquait pas d’interpréter aussi dans ce sens sa prétendue vision. Il se proposa pour aller à la rencontre des libérateurs, afin de leur servir de guide aux environs de la place. On lui donna de l’argent pour son voyage et une escorte. Le traître ne fut pas plus tôt sorti de l’enceinte qu’il envoya en avant ses compagnons dans la direction de Deventer, sous prétexte de s’assurer si l’armée de délivrance débouchait par ce côté; puis il prit en secret la route d’Iburg, résidence de l’évêque, auquel il courut révéler tout ce qu’il avait appris du plan des insurgés. Le prélat l’employa ensuite comme émissaire à Wesel, où les anabaptistes étaient en force et s’apprêtaient à soutenir les assiégés. Graiss y trompa encore les crédules sectaires, qui furent livrés aux vengeances épiscopales. Les rapports faits à Iburg avaient mis le prélat au courant de tout ce qui se préparait dans les Pays-Bas. On prévint les projets des anabaptistes de Deventer et de Leyde, dont les chefs furent arrêtés et qui comme ceux de Wesel payèrent de leur vie. Dans la Frise, où les fidèles montraient des dispositions plus belliqueuses que dans la Hollande, il fut moins facile de se rendre maître des meneurs. Des tentatives d’insurrection très sérieuses s’y continuaient. Une émeute grave éclatait à Groningue, où le gouverneur faillit avoir le dessous.

Ainsi s’évanouissaient les espérances que les premiers succès des apôtres du roi de Sion avaient fait concevoir; mais Jean de Leyde persistait à faire annoncer l’approche des auxiliaires néerlandais, et il continuait d’agir comme si sa domination était déjà établie. Il créait douze ducs pour être ses vassaux dans l’empire; il traitait d’égal à égal avec les princes allemands, il écrivait au landgrave Philippe en l’appelant son cher Lips, lui donnait des conseils et l’engageait d’un air de protection à relire la Bible, afin de se convaincre de la divinité de la mission dont lui, Jean, était investi.

Les souverains des contrées voisines de Münster commençaient à comprendre la nécessité d’agir avec plus de vigueur qu’on ne l’avait fait. Le duc de Clèves et l’archevêque de Cologne s’étaient d’abord bornés à mettre leurs états à l’abri de l’invasion du mal; mais, craignant que le landgrave n’entreprît d’opérer à lui seul la soumission des rebelles et qu’il ne profitât de la victoire pour imposer le luthéranisme dans les domaines de l’évêque de Münster, ils s’étaient décidés à fournir à celui-ci un secours d’hommes, de chevaux et de munitions, à la charge pour le prélat de les indemniser de leurs dépenses une fois la ville prise. Le comte Franz de Waldeck était malheureusement presque à bout de ressources. Il avait élevé les taxes, appelé sous son étendard tous ses vassaux en les obligeant de s’équiper à leurs frais, contraint les églises d’apporter les joyaux de leurs trésors. Tout cela n’avait pas suffi pour subvenir aux dépenses d’un siège qui n’avançait pas. Le duc de Clèves et l’archevêque de Cologne songèrent alors à coopérer directement à la guerre faite à Münster. Des négociations s’ouvrirent entre ces princes et le comte Franz. On ne parvint pas à s’entendre sur les moyens les plus propres à soumettre la ville, surtout sur la part que chacun devait supporter dans les charges qu’il était nécessaire de s’imposer; chaque état visait à débourser le moins possible. Les intérêts du cercle électoral du Rhin, dont dépendait Cologne, n’étaient pas d’ailleurs les mêmes que ceux du cercle de Westphalie et du Bas-Rhin, à la tête duquel était placé le duc de Clèves. On convint alors de s’adresser à la Saxe et à la Hasse, qui ne se montraient pas éloignées de prêter aussi leur concours. D’autres états manifestèrent pareillement des dispositions favorables à une répression collective, et tandis que les représentans de la Saxe et de la Hesse se réunissaient à Essen, dans les premiers jours de novembre, aux envoyés du duc de Clèves et de l’archevêque de Cologne, les députés des archevêchés de Mayence, de Trêves, de l’évêché de Wurzbourg et du Palatinat s’assemblaient à Oberwesel. Peut-être, avec la lenteur et l’esprit de contention des princes allemands, toujours divisés entre eux et se jalousant mutuellement, ne fût-on arrivé à aucun résultat, si l’on n’avait eu peur que la régente Marie ne prît les devans et n’envoyât des Pays-Bas un secours à l’évêque, ce qui aurait fait tourner les choses à l’avantage de la puissance personnelle de l’empereur. Les états consentirent à supporter chacun proportionnellement la dépense que devaient entraîner l’envoi de nouvelles troupes et la construction des blockhaus par lesquels on se proposait de resserrer et de rendre plus infranchissable la ligne d’investissement. On arrêta la levée d’un corps de 3,000 hommes pour opérer contre la ville, et l’on vota un subside mensuel de 15,000 florins destiné à leur entretien.

Pourtant ces forces ne pouvaient encore suffire, et les alliés jugèrent convenable de faire appel au concours des autres puissances de l’empire. Le frère de Charles-Quint, Ferdinand, qui venait d’être reconnu roi des Romains, convoqua, à la demande des trois cercles de Westphalie, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, une diète à Worms pour le 4 avril 1535, afin d’aviser aux mesures les plus nécessaires. La diète se réunit au jour fixé; on y discuta beaucoup et on eut grand’-peine à tomber d’accord. Les princes se montraient peu empressés à accepter leur part d’une guerre dont ils auraient voulu laisser tout le poids aux états voisins de Münster. Enfin on triompha de leur mauvais vouloir. Une intervention collective fut décidée, et le comte Whirich de Dhaun, qui avait été déjà désigné par les trois cercles comme général de l’armée, se rendit à Coblentz pour prendre le commandement au nom de l’empire. On lui adjoignit six commissaires nommés chacun par un des états alliés. Le blocus fut alors poussé avec vigueur. On empêcha l’entrée dans la ville de toute espèce de vivres et de munitions. Les assiégés ne perdaient pas courage, car ils se berçaient encore de l’espoir d’être secourus, et malgré la trahison de Graiss les apôtres envoyés au loin et maintenant de retour dans Münster entretenaient ces vaines espérances. Il est vrai qu’à ce moment les mouvemens insurrectionnels des anabaptistes dans les Pays-Bas n’étaient point tout à fait comprimés, et que quelques succès des sectaires pouvaient justifier les assertions des missionnaires de Bockelsohn. J’ai déjà parlé de Groningue, où les anabaptistes étaient parvenus à s’ouvrir un chemin jusqu’au couvent de Warfum. Dans la Frise occidentale, ils avaient réussi à s’emparer d’Oldenkloster, près de Sneek. L’agitation se réveillait dans l’Over-Yssel, et à Amsterdam une poignée de fanatiques s’empara quelques semaines plus tard un instant de l’hôtel de ville; mais c’était là l’agonie d’une révolte dont l’autorité devait à la fin extirper tous les fermens.

La rigueur du blocus n’eut d’abord pour effet que d’exalter le fanatisme. Les sectaires, qui avaient pris la lenteur des assiégeans pour de la crainte, commençaient à comprendre qu’ils ne pouvaient plus rester simplement sur la défensive. Infatués de l’habileté de leurs tireurs, de la bravoure déployée par quelques-uns des leurs, ils ne parlaient que de se précipiter en masse hors de la ville pour rompre la ligne d’investissement, et d’exterminer tous les prêtres et les nobles; mais, comme l’entreprise était impossible, ils n’allaient pas plus loin que les paroles, et restaient à veiller sur leurs murs. Les vivres n’entrant plus dans la place, la disette se fit cruellement sentir, et ceux qui désespéraient de l’arrivée de l’armée de secours commencèrent à murmurer. Plusieurs, ne résistant plus à la faim, s’échappèrent de la ville; les souffrances de la population augmentant, le nombre des fugitifs s’accrut. Les assiégeans les repoussaient d’abord, mais l’état misérable de ces infortunés finit par les attendrir, et ils se montrèrent moins intraitables. On voyait des femmes, affolées par la faim, se précipiter avec leurs enfans dans les fossés et chercher à escalader les palissades. Les lansquenets, touchés de leur détresse, tendaient à ces malheureuses quelques alimens ; mais la masse ne pouvait sortir de la place : les uns redoutaient leur tyran, chez les autres le fanatisme était encore plus fort que la faim. Alors s’offrait le même tableau que les anciens nous ont fait de Sagonte assiégée par Annibal, de Numance par Scipion, et que devait présenter soixante ans plus tard Paris attaqué par Henri IV. On ne rencontrait plus dans les rues que des individus au visage hâve et décharné, qui pouvaient à peine se soutenir, et qui ressemblaient plus à des squelettes qu’à des corps vivans. On se jetait avec avidité sur les charognes les plus immondes; on mangeait jusqu’au parchemin des livres, et quelques-uns allèrent même jusqu’à tuer des enfans pour dévorer leur chair; mais l’obstination des chefs anabaptistes était inébranlable. Les ardens ne permettaient pas qu’on prononçât le mot de capitulation. La population de Münster, durant ce second siège, qui succéda après un si court intervalle à celui auquel mit fin le traité du 14 février, se trouvait en proie à une exaltation que rien ne peut décrire. La résistance n’était plus, comme lors du premier siège, dirigée par des hommes chez lesquels l’ambition et la haine de l’ancien régime n’avaient point étouffé le bon sens et la prudence. Münster tombait maintenant aux mains d’énergumènes qui avaient juré de s’engloutir sous les ruines de la cité dont ils avaient fait le malheur, «Plutôt mourir que de retourner dans la servitude d’Egypte, » s’écriait Jean de Leyde, qui ne songeait qu’à conserver son odieuse couronne; d’ailleurs, se réservant pour lui et ses familiers ce qui restait encore de vivres mangeables, il échappait aux cruelles angoisses de la faim.

Au commencement de juin, les sommations du général de l’armée allemande étaient encore repoussées avec indignation. Les sectaires se déclaraient résolus à incendier Münster plutôt que de capituler, et sans doute ils eussent accompli cet abominable projet, si la trahison n’eût introduit dans la place l’armée qui devait la délivrer. Un des habitans, nommé Langerstradt, parvint à se rendre près du commandant en chef des forces ennemies; il lui offrit de faciliter aux troupes le moyen de pénétrer dans l’enceinte, autrement dit de leur livrer la ville, car elles ne pouvaient rencontrer, une fois dans Münster, grande résistance, la population étant épuisée et démoralisée. La proposition fut acceptée et l’entreprise fixée à la nuit du 24 juin, A l’heure convenue, 200 lansquenets s’approchèrent de l’endroit où le fossé présentait le moins d’ouverture. Aidés par Langerstradt, ils arrivèrent jusqu’à la contrescarpe, là où le rempart n’atteignait qu’une médiocre hauteur. Les sentinelles surprises furent égorgées et leurs cadavres précipités dans le fossé. Les assaillans s’emparèrent ensuite du bastion attenant à l’arsenal, faisant main basse sur les hommes de garde, et poussèrent jusqu’au cimetière de la cathédrale. Enhardis par ce succès et sans attendre du renfort, ils crièrent alerte, et firent battre le tambour. Les anabaptistes endormis se réveillèrent en sursaut, coururent aux armes et marchèrent au-devant de l’ennemi. Les lansquenets avaient eu le temps d’ouvrir à leurs camarades les portes de la ville. Il y eut alors une horrible boucherie. Les sectaires faisaient sur l’assaillant un feu nourri de mousqueterie et le criblaient de leurs flèches; mais, quoiqu’ils infligeassent aux troupes de rudes pertes, ils succombèrent sous le nombre.

Le corps d’élite que Jean de Leyde commandait, auquel la haute paie qu’il recevait donnait plus d’ardeur, déploya une rare intrépidité. Le roi de Sion, se voyant au moment d’être atteint, se dirigea vers le bastion le plus fortement défendu. Il tomba aux mains des lansquenets avant d’y être arrivé. Rothmann trouva la mort dans la mêlée. Les plus résolus se retranchèrent, près de l’église Saint-Michel, derrière une barricade de chariots à la façon de leurs frères aînés de Thuringe. Comme on ne réussissait pas à les déloger, on leur promit merci, s’ils mettaient bas les armes; ils le firent, et on ne leur tint pas parole. Exaspérés par les pertes qu’ils venaient d’éprouver, les lansquenets les massacrèrent au moment où on les renvoyait chez eux. Les sectaires étaient d’ailleurs devenus par toute l’Allemagne un objet d’horreur ; on était décidé à ne point leur faire quartier. Ceux qui n’avaient pas été pris en combattant furent expulsés de Münster et indignement traités. Un édit impérial interdit, sous peine d’être condamné comme anabaptiste, de donner asile aux femmes des sectaires, qu’on avait chassés en bloc. Ceux que Mathys et Jean de Leyde avaient contraints d’abandonner la cité westphalienne y purent alors rentrer, leur nombre représentait environ le tiers de la population primitive ; mais il leur fallut payer cette rapatriation. L’évêque, qui tenait à se rembourser au moins d’une partie de l’argent que la guerre lui avait coûté, exigea un laisser-passer pour quiconque voulait revenir demeurer dans Münster, et l’on devait acquitter un petit droit pour se le faire délivrer. Les habitans qui avaient adhéré à la secte, mais n’étaient pas cependant jugés assez coupables pour encourir l’emprisonnement ou la mort, n’obtinrent la restitution du droit de bourgeoisie que moyennant une somme de 400 florins. L’ancien gouvernement épiscopal fut complètement restauré. L’évêque, le chapitre et les chevaliers devinrent plus puissans que jamais. La bourgeoisie perdit ses vieilles franchises; le sénat fut désormais à la nomination du prince-évêque, qui devait toutefois prendre l’avis des chanoines et des chevaliers. Une citadelle fut construite aux frais des habitans pour tenir la ville en respect.

La fin de Jean de Leyde et de ses deux principaux lieutenans, Knipperdollinck et Krechting, a été trop souvent racontée pour que j’aie besoin d’entrer à son sujet dans quelques détails. L’éphémère roi de Münster affecta devant ses juges un sang-froid qui tenait plus de la forfanterie que du courage; il soutint avec obstination une dispute contre deux théologiens hessois qui s’efforçaient de le convaincre de mensonge. Toutefois il ne persista pas longtemps dans cette assurance et confessa son imposture, implorant sa grâce, s’engageant à ramener à l’obéissance et à la vérité tous ceux qu’il avait abusés. Après qu’on eut promené ce misérable de ville en ville et de prison en prison, le donnant en spectacle à un peuple avide de contempler les traits d’un homme qui avait tant fait parler de lui, on le ramena à Münster. Il fut exécuté avec ses deux séides, ayant été préalablement soumis à des tortures dont on montre encore dans cette ville les terribles instrumens. Knipperdollinck fit preuve de plus d’énergie que son maître au milieu de ces supplices, dont la cruauté de nos pères était si ingénieuse à varier les raffinemens. L’évêque ordonna que les restes de Jean de Leyde fussent enfermés dans une cage de fer que l’on hissa au sommet de la tour de Saint-Lambert, et les ossemens du tailleur-prophète demeurèrent pendant plus de deux siècles ainsi exposés comme une menace contre ceux qui auraient tenté de ramasser sa couronne, tombée dans le sang et la boue.

L’insurrection anabaptiste était à tout jamais vaincue. L’alliance faite par cette secte avec la démagogie, les monstrueuses extravagances de ses derniers prophètes, avaient perdu sa cause et flétri dans leur germe les sentimens de vraie fraternité et l’esprit sincèrement chrétien dont était pénétrée sa doctrine primitive; mais ce qu’il y avait de pur et de réellement évangélique dans l’anabaptisme survécut à ses dangereuses aberrations, et l’héritage de ses idées les plus respectables passa à une communion inoffensive et charitable qui étendit en Angleterre et jusqu’aux États-Unis de vigoureux rameaux.

Le socialisme religieux, qui avait au XVIe siècle enthousiasmé tant d’esprits ardens, exalté tant d’ambitions déréglées, armé tant de révoltes, leurré tant d’âmes crédules, disparut comme avaient disparu nombre d’hérésies et de fastueux systèmes dont la prétention était de régénérer l’humanité, et qui n’en agitèrent que la surface. La postérité s’étonne que de pareilles spéculations aient pu susciter le fanatisme et passionner des milliers d’hommes; elle ne songe pas qu’elle assiste à des illusions et à des chimères qui, pour être moins naïves et moins grossières, ne sont ni plus sensées ni plus respectables.

IV.

Quand, au lieu d’être le privilège des hommes dont l’éducation et les lumières garantissent l’aptitude et la probité, les fonctions de l’état sont livrées aux caprices d’une multitude incapable d’apprécier les mérites et que domine la passion ou l’engouement, les charlatans et les fanfarons de désintéressement et de patriotisme s’emparent des emplois. Les gens sincères et vraiment honnêtes refusant de s’abaisser aux menées misérables et aux démarches honteuses à l’aide desquelles on capte d’ordinaire les suffrages de la foule, les imposteurs politiques et les intrigans de bas étage ou de bas sentimens amorcent le peuple par des professions de foi bruyantes et des promesses menteuses. On tombe ainsi dans une ochlocratie qui amène au pouvoir des citoyens sans valeur ou décriés, des ambitieux qui, n’ayant pu s’avancer par un travail régulier et persévérant, par des services réels et des qualités solides, cherchent fortune dans l’arène troublée des compétitions démagogiques. Le succès est au parleur le plus téméraire et le plus exagéré, à la brigue la moins scrupuleuse et la plus effrontée. Ce tableau, que nous mettent trop souvent devant les yeux les descendans des austères puritains et des fiers cavaliers émigrés au Nouveau-Monde, chez lesquels le mensonge et l’audace sont presque devenus des traits distinctifs du caractère national, ce tableau, auquel notre France, si elle n’y prend garde, pourrait aussi fournir quelques couleurs, était celui que, sous un autre jour, offrait au XVIe siècle une partie de la société protestante. Ce n’était pas sur des matières de législation et d’économie politique que l’on voyait appelés à décider des hommes sans instruction et sans expérience, ils prononçaient sur des matières de foi, moins accessibles, encore à l’intelligence des masses. Tout ce qui tenait aux dogmes et à la discipline ecclésiastique était réglé non par l’assemblée imposante des représentans les plus élevés du clergé, mais par une population, une agrégation d’hommes absolument étrangère à la théologie et que dominaient des passions violentes et haineuses. Des bourgeois, des marchands, des ouvriers, étaient institués juges des questions métaphysiques les plus obscures et des vérités les plus sublimes. Ils votaient sur l’adoption ou le rejet d’une institution religieuse et d’une liturgie, comme ils l’auraient fait sur un nouvel impôt à lever, une route à exécuter, une halle à construire. Devant un tel tribunal, rarement l’avantage était pour la science la plus profonde, la vertu la plus austère, le sens le plus droit. Cette foule ignorante et prévenue se laissait convaincre ou plutôt entraîner par des prédicans habiles à exalter un enthousiasme irréfléchi ou des colères ardentes. Abusant des citations bibliques, des interprétations arbitraires et surtout des invectives contre la superstition romaine, ils se donnaient tour à tour pour des inspirés ou de profonds docteurs. C’était chez eux à qui renchérirait en fait de réformes et de retour à l’Écriture sainte, de menaces de damnation et de promesses de félicité future. Les fidèles qui se pressaient à leurs sermons et dévoraient leurs écrits, une fois l’esprit rempli de ces déclamations théologiques ou de ces mystiques spéculations, finissaient par s’imaginer qu’eux aussi étaient aptes à décider entre les systèmes qui se disputaient leur foi : au lieu d’un concile œcuménique, on avait une foule de synodes qui prétendaient chacun à l’infaillibilité et anathématisaient ceux qui se permettaient de contredire leurs arrêts. Aussi là où la réforme, cessant de s’élaborer par le concours d’hommes que leur moralité et leur science appelaient à être les guides des âmes qui s’étaient détachées du catholicisme, fut livrée aux suffrages populaires d’une cité, aux décisions d’un amas de fanatiques ou d’enthousiastes, dégénéra-t-elle en une licence religieuse qui n’aboutit qu’au dévergondage de la foi et qu’aux plus folles aberrations de l’esprit.

Ces masses, dépourvues des aptitudes nécessaires pour connaître des matières théologiques, se laissaient conduire par le premier novateur venu qui les avait séduites de sa parole et de ses prophéties. On voyait donc se produire alors tous les abus et tous les dangers signalés de nos jours dans l’intervention de l’élection populaire appliquée au choix des magistrats et des fonctionnaires, ou dans l’usage du mandat impératif. Le pouvoir laïque usurpait sur les droits de l’église après que l’église avait usurpé sur ceux de la société civile. Les pasteurs, auparavant désignés par un pouvoir qui trafiquait des bénéfices et dépravait les consciences, étaient maintenant élus par ceux qu’ils devaient instruire et diriger, autrement dit les ignorans et les vicieux prononçaient sur la question de savoir quel était le plus vertueux et le plus savant. De là résultait que quiconque aspirait au gouvernement spirituel d’un troupeau, au crédit et à l’autorité que donnait le saint ministère, cherchait avant tout à gagner la faveur de ses futures ouailles, flattait leurs tendances et leurs préjugés, et composait souvent avec des passions qu’il aurait dû combattre. Les confessions de foi et les liturgies reflétaient tout naturellement les sentimens dont la multitude était animée. Cette conduite n’a point été rare chez les missionnaires de la réforme, enfans perdus de l’armée protestante, et elle est encore aux États-Unis celle des pasteurs de plus d’une congrégation religieuse. En présence d’un peuple avide de changemens dans le culte, impatient du joug clérical, aspirant à une condition meilleure, les prédicans se trouvaient amenés à pousser de plus en plus dans la voie révolutionnaire, et, subissant eux-mêmes l’influence de ceux qu’ils semblaient appelés à éclairer, ils devenaient dupes des illusions qu’ils avaient d’abord caressées pour contenter la multitude et répandaient parfois leur sang pour les défendre et les propager.

Telle est l’histoire des derniers chefs de l’anabaptisme et de ce radicalisme protestant qui avait fait avec lui une étroite alliance. À l’esprit vraiment religieux, c’est-à-dire à celui qui échauffe les cœurs sans les consumer, qui les fortifie sans les endurcir, qui les soutient dans l’infortune et les console au bord de la tombe, ils substituèrent un enthousiasme extravagant, un fanatisme tour à tour austère et dévergondé, d’autant plus dangereux qu’ils prétendaient n’agir que par les ordres exprès de Dieu. Les ministres de ces sectaires insensés n’étaient plus les pasteurs vénérables que le pur esprit de l’Évangile pénétrait d’un profond sentiment de bien et remplissait tout entiers de sa pratique ; c’étaient des rêveurs ou des hypocrites, plus animés de la pensée d’abattre tout ce qui faisait obstacle à la réalisation de leurs desseins que de rendre l’homme meilleur et de faire régner la charité et la paix.

Au XVIe siècle, tous les désordres auxquels nous ont fait assister nos trop fréquentes révolutions s’étaient donc déjà produits, mais avec cette différence qu’ils eurent un caractère plus religieux que politique, bien qu’on y retrouve l’empreinte du même malaise social dont l’humanité est actuellement travaillée. Les factions s’appelaient alors des sectes, et les démagogues des prédicans ou des prophètes. Cette félicité que promettent aux classes ouvrières et pauvres les utopies de certains philosophes et de certains publicistes, les apôtres de l’anabaptisme et des écoles qui s’y rattachaient l’annonçaient à leurs adeptes. Les uns et les autres ont mis pour condition préalable de cette régénération de la société qu’ils devaient opérer l’anéantissement de l’ordre existant. Les égarés du XVIe siècle payèrent chèrement leur erreur, et furent exterminés avant d’avoir poussé bien loin leur œuvre de destruction. Puissent les égarés du XIXe que de terribles leçons n’ont point désabusés, se convaincre de la leur avant d’avoir amoncelé autour d’eux les ruines d’une société qui les écraserait dans sa chute !

Alfred Maury.
  1. Voyez la Revue du 15 juillet et du 15 septembre.