Le Solitaire (Lamartine)

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Le Solitaire (Lamartine)
Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 217-219).
XII


LE SOLITAIRE




HYMNE





L’aube sur le rocher lance un trait de lumière ;
L’oiseau chante avant moi : « Béni soit le Seigneur ! »

Ce nom est plus tôt dans mon cœur
Que le jour n’est dans ma paupière.


Je disais autrefois : « Que ferai-je aujourd’hui ? »
Et la gloire, et l’amour, et mes vaines pensées,
Disputaient au réveil mes heures insensées;
Mais le cœur me disait : « Tous les jours sont à lui ! »

Tous mes jours maintenant sont à lui dès l’aurore,

Ils sont à lui jusqu’au sommeil :

C’est en lui que mon cœur se lève à mon réveil,
Mon cœur, en s’endormant, en lui se couche encore.
Je ne me souviens plus quel sens avaient ces mots :
Amour qu’use le temps, gloire qu’un jour efface,
Espoir qui nous trahit, volupté qui nous lasse,
Ils n’ont pas dans mon âme imprimé plus de trace

Que le nuage sur les flots !

Ils sont à mon oreille une langue étrangère
Qu’on entend résonner et qu’on ne comprend pas ;
Et j’ai même oublié l’impression légère
Qu’ils faisaient sur mon cœur quand j’étais d’ici-bas.

Ah ! qu’une seule idée à sa source élancée
Fait franchir de distance à l’âme qui la suit !
Qu’un seul rayon d’en haut éclaire la pensée !
Le jour diffère moins des ombres de la nuit,
Et le couchant, Seigneur, est moins loin de l’aurore,

Que l’âme qui t’adore
De l’âme qui te fuit !


Depuis que, des mortels abandonnant la scène,
J’ai rejeté le pain dont leurs cœurs sont nourris,
Mes cheveux ont blanchi comme le tronc du chêne,
En rides sur mon front mes jours se sont écrits,
Et les ans, lourds anneaux ajoutés à ma chaîne,
Ont courbé sous leur poids mes membres amaigris.
Mais je n’ai pas compté combien de fois la terre
A respiré d’en haut le souffle du printemps ;

Combien de fois sur mon roc solitaire

L’aigle a changé sa plume et le chêne ses glands.


À mon âme, ô mon Dieu, de toi seul possédée,
Que sert un temps écrit ? que sert un jour compté ?
Tous les temps n’ont qu’un jour à qui n’a qu’une idée :
Celui qui vit en toi date en éternité !


Le silence et la solitude
De leur rouille ont usé mes sens ;

Mon oreille des sons a perdu l’habitude ;
Ma bouche pour parler cherche en vain des accents ;

Mon corps, courbé par la prière,

Insensible au soleil, aux hivers endurci,

Est aussi rude que la pierre
Que mes pieds nus foulent ici.


Mais le sens qui t’adore a grandi dans mon âme,
C’est le seul désormais dont ma vie ait besoin ;
Il voit, il sent, il touche, il entend, il proclame
Les choses de plus haut, et son Dieu de plus loin !
Pour s’élever à toi mon aile est plus rapide,
Mon esprit plus muet en toi s’anéantit !

Ainsi, plus le temple est vide,
Plus l’écho sacré retentit.