Le Suicide (Durkheim)/Préface

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Alcan (p. v-xii).
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PRÉFACE


Depuis quelque temps, la sociologie est à la mode. Le mot, peu connu et presque décrié il y a une dizaine d’années, est aujourd’hui d’un usage courant. Les vocations se multiplient et il y a dans le public comme un préjugé favorable à la nouvelle science. On en attend beaucoup. Il faut pourtant bien avouer que les résultats obtenus ne sont pas tout à fait en rapport avec le nombre des travaux publiés ni avec l’intérêt qu’on met à les suivre. Les progrès d’une science se reconnaissent à ce signe que les questions dont elle traite ne restent pas stationnaires. On dit qu’elle avance quand des lois sont découvertes qui, jusque-là, étaient ignorées, ou, tout au moins, quand des faits nouveaux, sans imposer encore une solution qui puisse être regardée comme définitive, viennent modifier la manière dont se posaient les problèmes. Or, il y a malheureusement une bonne raison pour que la sociologie ne nous donne pas ce spectacle ; c’est que, le plus souvent, elle ne se pose pas de problèmes déterminés. Elle n’a pas encore dépassé l’ère des constructions et des synthèses philosophiques. Au lieu de se donner pour tâche de porter la lumière sur une portion restreinte du champ social, elle recherche de préférence les brillantes généralités où toutes les questions sont passées en revue, sans qu’aucune soit expressément traitée. Cette méthode permet bien de tromper un peu la curiosité du public en lui donnant, comme on dit, des clartés sur toutes sortes de sujets ; elle ne saurait aboutir à rien d’objectif. Ce n’est pas avec des examens sommaires et à coup d’intuitions rapides qu’on peut arriver à découvrir les lois d’une réalité aussi complexe. Surtout, des généralisations, à la fois aussi vastes et aussi hâtives, ne sont susceptibles d’aucune sorte de preuve. Tout ce qu’on peut faire, c’est de citer, à l’occasion, quelques exemples favorables qui illustrent l’hypothèse proposée ; mais une illustration ne constitue pas une démonstration. D’ailleurs, quand on touche à tant de choses diverses, on n’est compétent pour aucune et l’on ne peut guère employer que des renseignements de rencontre, sans qu’on ait même les moyens d’en faire la critique. Aussi les livres de pure sociologie ne sont-ils guère utilisables pour quiconque s’est fait une règle de n’aborder que des questions définies ; car la plupart d’entre eux ne rentrent dans aucun cadre particulier de recherches et, de plus, ils sont trop pauvres en documents de quelque autorité.

Ceux qui croient à l’avenir de notre science doivent avoir à cœur de mettre fin à cet état de choses. S’il durait, la sociologie retomberait vite dans son ancien discrédit et, seuls, les ennemis de la raison pourraient s’en réjouir. Car ce serait pour l’esprit humain un déplorable échec si cette partie du réel, la seule qui lui ait jusqu’à présent résisté, la seule aussi qu’on lui dispute avec passion, venait à lui échapper, ne fût-ce que pour un temps. L’indécision des résultats obtenus n’a rien qui doive décourager. C’est une raison pour faire de nouveaux efforts, non pour abdiquer. Une science, née d’hier, a le droit d’errer et de tâtonner, pourvu qu’elle prenne conscience de ses erreurs et de ses tâtonnements de manière à en prévenir le retour. La sociologie ne doit donc renoncer à aucune de ses ambitions ; mais, d’un autre côté, si elle veut répondre aux espérances qu’on a mises en elle, il faut qu’elle aspire à devenir autre chose qu’une forme originale de la littérature philosophique. Que le sociologue, au lieu de se complaire en méditations métaphysiques à propos des choses sociales, prenne pour objets de ses recherches des groupes de faits nettement circonscrits, qui puissent être, en quelque sorte, montrés du doigt, dont on puisse dire où ils commencent et où ils finissent, et qu’il s’y attache fermement ! Qu’il interroge avec soin les disciplines auxiliaires, histoire, ethnographie, statistique, sans lesquelles la sociologie ne peut rien ! S’il a quelque chose à craindre, c’est que, malgré tout, ses informations ne soient jamais en rapport avec la matière qu’il essaie d’embrasser ; car, quelque soin qu’il mette à la délimiter, elle est si riche et si diverse qu’elle contient comme des réserves inépuisables d’imprévu. Mais il n’importe. S’il procède ainsi, alors même que ses inventaires de faits seront incomplets et ses formules trop étroites, il aura, néanmoins, fait un travail utile que l’avenir continuera. Car des conceptions qui ont quelque base objective ne tiennent pas étroitement à la personnalité de leur auteur. Elles ont quelque chose d’impersonnel qui fait que d’autres peuvent les reprendre et les poursuivre ; elles sont susceptibles de transmission. Une certaine suite est ainsi rendue possible dans le travail scientifique et cette continuité est la condition du progrès.

C’est dans cet esprit qu’a été conçu l’ouvrage qu’on va lire. Si, parmi les différents sujets que nous avons eu l’occasion d’étudier au cours de notre enseignement, nous avons choisi le suicide pour la présente publication, c’est que, comme il en est peu de plus facilement déterminables, il nous a paru être d’un exemple particulièrement opportun ; encore un travail préalable a-t-il été nécessaire pour en bien marquer les contours. Mais aussi, par compensation, quand on se concentre ainsi, on arrive à trouver de véritables lois qui prouvent mieux que n’importe quelle argumentation dialectique la possibilité de la sociologie. On verra celles que nous espérons avoir démontrées. Assurément, il a dû nous arriver plus d’une fois de nous tromper, de dépasser dans nos inductions les faits observés. Mais du moins, chaque proposition est accompagnée de ses preuves, que nous nous sommes efforcé de multiplier autant que possible. Surtout, nous nous sommes appliqué à bien séparer chaque fois tout ce qui est raisonnement et interprétation, des faits interprétés. Le lecteur est ainsi mis en mesure d’apprécier ce qu’il y a de fondé dans les explications qui lui sont soumises, sans que rien trouble son jugement.

Il s’en faut, d’ailleurs, qu’en restreignant ainsi la recherche, on s’interdise nécessairement les vues d’ensemble et les aperçus généraux. Tout au contraire, nous pensons être parvenu à établir un certain nombre de propositions, concernant le mariage, le veuvage, la famille, la société religieuse, etc., qui, si nous ne nous abusons, en apprennent plus que les théories ordinaires des moralistes sur la nature de ces conditions ou de ces institutions. Il se dégagera même de notre étude quelques indications sur les causes du malaise général dont souffrent actuellement les sociétés européennes et sur les remèdes qui peuvent l’atténuer. Car il ne faut pas croire qu’un état général ne puisse être expliqué qu’à l’aide de généralités. Il peut tenir à des causes définies, qui ne sauraient être atteintes si on ne prend soin de les étudier à travers les manifestations, non moins définies, qui les expriment. Or, le suicide, dans l’état où il est aujourd’hui, se trouve justement être une des formes par lesquelles se traduit l’affection collective dont nous souffrons ; c’est pourquoi il nous aidera à la comprendre.

Enfin, on retrouvera dans le cours de cet ouvrage, mais sous une forme concrète et appliquée, les principaux problèmes de méthodologie que nous avons posés et examinés plus spécialement ailleurs[1]. Même parmi ces questions, il en est une à laquelle ce qui suit apporte une contribution trop importante pour que nous ne la signalions pas tout de suite à l’attention du lecteur.

La méthode sociologique, telle que nous la pratiquons, repose tout entière sur ce principe fondamental que les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses, c’est-à-dire comme des réalités extérieures à l’individu. Il n’est pas de précepte qui nous ait été plus contesté ; il n’en est pas, cependant, de plus fondamental. Car enfin, pour que la sociologie soit possible, il faut avant tout qu’elle ait un objet et qui ne soit qu’à elle. Il faut qu’elle ait à connaître d’une réalité et qui ne ressortisse pas à d’autres sciences. Mais s’il n’y a rien de réel en dehors des consciences particulières, elle s’évanouit faute de matière qui lui soit propre. Le seul objet auquel puisse désormais s’appliquer l’observation, ce sont les états mentaux de l’individu puisqu’il n’existe rien d’autre ; or c’est affaire à la psychologie d’en traiter. De ce point de vue, en effet, tout ce qu’il y a de substantiel dans le mariage, par exemple, ou dans la famille, ou dans la religion, ce sont les besoins individuels auxquels sont censées répondre ces institutions : c’est l’amour paternel, l’amour filial, le penchant sexuel, ce qu’on a appelé l’instinct religieux, etc. Quant aux institutions elles-mêmes, avec leurs formes historiques, si variées et si complexes, elles deviennent négligeables et de peu d’intérêt. Expression superficielle et contingente des propriétés générales de la nature individuelle, elles ne sont qu’un aspect de cette dernière et ne réclament pas une investigation spéciale. Sans doute, il peut être curieux, à l’occasion, de chercher comment ces sentiments éternels de l’humanité se sont traduits extérieurement aux différentes époques de l’histoire ; mais comme toutes ces traductions sont imparfaites, on ne peut pas y attacher beaucoup d’importance. Même, à certains égards, il convient de les écarter pour pouvoir mieux atteindre ce texte original d’où leur vient tout leur sens et qu’elles dénaturent. C’est ainsi que, sous prétexte d’établir la science sur des assises plus solides en la fondant dans la constitution psychologique de l’individu, on la détourne du seul objet qui lui revienne. On ne s’aperçoit pas qu’il ne peut y avoir de sociologie s’il n’existe pas de sociétés, et qu’il n’existe pas de sociétés s’il n’y a que des individus. Cette conception, d’ailleurs, n’est pas la moindre des causes qui entretiennent en sociologie le goût des vagues généralités. Comment se préoccuperait-on d’exprimer les formes concrètes de la vie sociale quand on ne leur reconnaît qu’une existence d’emprunt ?

Or il nous semble difficile que, de chaque page de ce livre, pour ainsi dire, ne se dégage pas, au contraire, l’impression que l’individu est dominé par une réalité morale qui le dépasse : c’est la réalité collective. Quand on verra que chaque peuple a un taux de suicides qui lui est personnel, que ce taux est plus constant que celui de la mortalité générale, que, s’il évolue, c’est suivant un coefficient d’accélération qui est propre à chaque société, que les variations par lesquelles il passe aux différents moments du jour, du mois, de l’année, ne font que reproduire le rythme de la vie sociale ; quand on constatera que le mariage, le divorce, la famille, la société religieuse, l’armée etc., l’affectent d’après des lois définies dont quelques-unes peuvent même être exprimées sous forme numérique, on renoncera à voir dans ces états et dans ces institutions je ne sais quels arrangements idéologiques sans vertu et sans efficacité. Mais on sentira que ce sont des forces réelles, vivantes et agissantes, qui, par la manière dont elles déterminent l’individu, témoignent assez qu’elles ne dépendent pas de lui ; du moins, s’il entre comme élément dans la combinaison d’où elles résultent, elles s’imposent à lui à mesure qu’elles se forment. Dans ces conditions, on comprendra mieux comment la sociologie peut et doit être objective, puisqu’elle a en face d’elle des réalités aussi définies et aussi résistantes que celles dont traitent le psychologue ou le biologiste[2].


Il nous reste à acquitter une dette de reconnaissance en adressant ici nos remerciements à nos deux anciens élèves, M. Ferrand, professeur à l’École primaire supérieure de Bordeaux, et M. Marcel Mauss, agrégé de philosophie, pour le dévouement avec lequel ils nous ont secondé et pour les services qu’ils nous ont rendus. C’est le premier qui a dressé toutes les cartes contenues dans ce livre ; c’est grâce au second qu’il nous a été possible de réunir les éléments nécessaires à l’établissement des tableaux XXI et XXII dont on appréciera plus loin l’importance. Il a fallu pour cela dépouiller les dossiers de 26.000 suicidés environ en vue de relever séparément l’âge, le sexe, l’état civil, la présence ou l’absence d’enfants. C’est M. Mauss qui a fait seul ce travail considérable.

Ces tableaux ont été établis à l’aide de documents que possède le Ministère de la Justice, mais qui ne paraissent pas dans les comptes-rendus annuels. Ils ont été mis à notre disposition avec la plus grande complaisance par M. Tarde, chef du service de la statistique judiciaire. Nous lui en exprimons toute notre gratitude.


  1. Les règles de la Méthode sociologique, Paris, F. Alcan, 1895.
  2. Et pourtant, nous montrerons (p. 368, note) que cette manière de voir, loin d’exclure toute liberté, apparaît comme le seul moyen de la concilier avec le déterminisme que révèlent les données de la statistique.