Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/Le Suicide

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LE SUICIDE[1]


Quand Platon autrefois, saisi d’une ardeur sainte,
Du haut du Sunium, et par delà l’enceinte
De l’immense horizon,
Aux disciples, en cercle assemblés pour l’entendre,
Montrait du doigt ce monde où notre âme doit tendre
Et que voit la Raison ;

L’un d’eux, tout enivré des paroles du maître,
Désormais ne pouvant du terrible peut-être
Porter l’anxiété,
Pour finir un tourment que chaque instant prolonge,
Monte sur un rocher, s’en précipite, et plonge
Dans l’immortalité.

Par un désir moins pur, par un moins beau délire,
Désenchanté de vivre, et fatigué de lire
Au livre d’ici-bas,

Charles, sans espérer là-haut un meilleur monde,
Gravissait, pour mourir, un roc que l’air et l’onde
Minent de leurs combats.

Sous mille traits charmants il s’était peint la vie
Aux jours où la jeunesse en songes est ravie ;
Mais ces jours sont passés ;
Mais il comprend enfin, il raille sa chimère.
Et, prêt à la briser, il tient la coupe amère.
En disant : C’est assez.

Sa main, du bien, du mal, n’a point pesé la somme :
L’œil bon de l’Éternel, veillant d’en haut sur l’homme
Comme sur un enfant,
N’est pour lui qu’un œil morne, une éteinte prunelle
Où jamais n’a brillé de l’âme paternelle
Un rayon échauffant.

Il n’a point de son être entendu le mystère ;
Et dès lors en son cœur une voix solitaire,
Implacable remords.
Sphinx caché qui punit une erreur comme un crime,
Pour un sens mal compris le condamne à l’abîme
Et le pousse à la mort.

Il y va ; mais, du roc près d’atteindre la crête,
Il se tourne pour voir, monte encor, puis s’arrête,
Jette encore un regard :
En ces lieux tant maudits un charme se révèle ;
Ils ont pris à ses yeux une teinte nouvelle
À l’heure du départ.

Derrière un voyageur, s’arrondit et s’incline
Par un penchant plus doux, et se change en colline
Un aride coteau ;

Après qu’on l’a franchi, l’âpre sentier s’efface,
Et le sol en fuyant semble voiler sa face
Sous un plus vert manteau.

L’aspect du mal souffert repose l’âme usée ;
La sueur de midi nous retombe en rosée,
Quand le jour va finir ;
Le passé s’adoucit aux yeux de la souffrance,
Autant qu’aux jeunes yeux où reluit l’espérance
S’embellit l’avenir.

Un ciel plus pur déjà s’est entr’ouvert pour Charle,
Sur son chemin de mort tout s’anime et lui parle
De bonheur et d’amour ;
L’autan fougueux n’est plus qu’un zéphyr qui caresse ;
Le roc à peine fend la vague qui le presse
Et qui meurt alentour.

Un Génie a passé sur ce désert sauvage,
Des bouquets d’orangers aux sables du rivage
Mêlent leurs rameaux verts ;
L’Océan au soleil se dore d’étincelles,
Et d’écume il blanchit sous les mille nacelles
Dont ses bords sont couverts,

Mais Charles toujours monte et s’avance à l’abîme ;
Il y touche : devant ce spectacle sublime,
La mer, les cieux, les bois,
Il hésite un moment ; puis, s’asseyant au faite,
Avant de s’en aller, il veut voir une fête
Pour la dernière fois.

Ce n’est pas un regret, un espoir qui l’enchaîne ;
C’est pur désir de voir, curiosité vaine,
Qui le retarde encor.

Le cygne va partir, son aile se déploie ;
Rien qu’un frêle ruban, un léger fil de soie,
Ne retient son essor.

La brise, recueillant les trésors de la plage,
Lui porte des parfums confondus en nuage
Avec des bruits charmants ;
Et devant lui, pareils à des Ombres chéries,
Glissent sur des flots d’or en des barques fleuries
D’heureux couples d’amants.

Plus d’un, près du rocher, tout en passant, l’appelle
Et, d’en bas lui lançant une gaieté cruelle,
Le convie au bonheur…
Jouissez du bonheur, vous que le Ciel protège.
Qu’il aime, et dont jamais un rêve sacrilège
N’a traversé le cœur !

Il est pour les humains d’effroyables pensées ;
Les âmes qu’en tombant ces flèches ont blessées
Ne sauraient en guérir ;
La vie en est gâtée, et chaque heure trop lente
Y laisse en s’écoulant une trace sanglante :
On n’a plus qu’à mourir.

Charles sourit d’en haut à la folie humaine ;
Ineffable sourire ! oh ! qu’il est pur de haine,
Qu’il est plein de douceur !
Telle une sœur mourante, à l’agonie en proie,
Sourit aux jeux naïfs, à l’innocente joie
De sa plus jeune sœur.

Cependant, à la fin, quelque vapeur légère,
Quelque nuage errant, d’une ombre passagère
Couvrira le tableau ;

Le soleil un instant voilera son visage,
Et sans la rallumer laissera son image
S’éteindre au fond de l’eau,

Ce sera l’heure alors. Et quand, d’un flot docile
Mollement ramenés vers un retour facile,
Et poussés par le flux,
Les joyeux promeneurs regagneront la terre,
Celui que, le matin, ils virent solitaire,
Ils ne le verront plus.


  1. Cette pièce s’est trouvée depuis insérée (sans qu’on s’explique comment) dans les Poésies posthumes d’Imbert Galloix (Genève, 1854) : nous la maintenons à Joseph Delorme. Il suffirait d’en remarquer les rimes scrupuleuses et presque superstitieuses d’exactitude, pour y reconnaître le nouveau converti à la rime ; Galloix n’a pas du tout le même système. Une strophe, chez lui, a été altérée ; c’est celle où Charle est à la fin du vers. Comme, dans sa version, le nom d’Arthur a été substitué partout à celui de Charles, il lui a fallu changer à cet endroit deux vers, et, si l’on compare, il est évident, par la faiblesse et l’impropriété des termes, que l’altération est de son côté. Le nom de Charles qui se trouve dans la pièce de Joseph Delorme n’est autre que le nom même du très-humble éditeur. On insiste à regret ; mais il faut se mettre en garde contre les injurieux soupçons des Saumaise futurs ; cette pauvre madame Des Houlières a bien été accusée d’avoir volé ses Moutons.