Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre VIII

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Hetzel (p. 97-114).

On y voyait une troisième falca.

VIII

Un nuage de poussière à l’horizon.


On pourrait appeler la Urbana la capitale du moyen Orénoque. C’est la bourgade la plus importante entre Caïcara et San-Fernando de Atabapo, situés chacun aux deux angles que fait le fleuve, — le premier à l’endroit où il quitte la direction de l’est à l’ouest pour prendre celle du sud, le second à l’endroit où il quitte la direction du sud pour prendre celle de l’ouest à l’est.

Il va sans dire que cette disposition hydrographique n’est la véritable que si l’opinion de M. Miguel prévaut contre celles de MM. Felipe et Varinas, et conformément au tracé de l’Orénoque, tel qu’il est indiqué sur les cartes modernes.

Au surplus, encore six cents kilomètres environ, et les géographes auraient atteint le triple confluent où serait tranchée cette question, — on devait l’espérer du moins.

Un cerro, — colline de moyenne altitude, — s’élève sur la rive droite et porte le même nom que la bourgade bâtie à son pied. À cette époque, la Urbana possédait une population de trois cent cinquante à quatre cents habitants, répartis en une centaine de cases, pour la plupart de race mulâtre, métis d’Espagnols et d’Indiens. Ils ne sont point cultivateurs, et quelques-uns seulement s’occupent de l’élevage des bestiaux. À part la récolte de la sarrapia et des œufs de tortues dont le temps est très limité, ils ne font rien que pêcher ou chasser et, en somme, montrent un penchant naturel à l’oisiveté. Ils vivent à l’aise, d’ailleurs, et les habitations disséminées entre les bananiers de la rive offrent l’aspect d’un bien-être rare en ces lointaines régions.

MM. Miguel, Felipe et Varinas, le sergent Martial et Jean de Kermor, comptaient ne rester qu’une nuit à la Urbana. Arrivés vers cinq heures, la soirée leur suffirait au renouvellement de leurs provisions en viande et légumes, car la Urbana était en mesure de fournir amplement à tous leurs besoins.

Ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de s’adresser au chef civil de la localité, lequel s’empressa d’offrir ses services et mit sa demeure à la disposition des passagers.

C’était un mulâtre d’une cinquantaine d’années, ce chef civil, dont l’autorité s’étend sur les llanos du district et auquel incombe la police du fleuve. Il vivait là avec sa femme d’origine métisse, et une demi-douzaine d’enfants de six à dix-huit ans, garçons et filles, vigoureux et de santé florissante.

Lorsqu’il sut que M. Miguel et ses deux collègues étaient de hauts personnages de Ciudad-Bolivar, il leur fit encore meilleur accueil, et les invita à passer la soirée dans sa case.

L’invitation s’étendit jusqu’aux passagers de la Gallinetta. Jean de Kermor en fut d’autant plus heureux qu’il aurait peut-être là l’occasion de se renseigner relativement à ses deux compatriotes, dont le sort ne laissait pas de le préoccuper.

En premier lieu, les patrons Valdez et Martos se chargèrent de ravitailler les pirogues, de les réapprovisionner de sucre, d’ignames et surtout de cette farine de manioc, écrasée à la râpe de pierre, le rayo, qu’on emploie communément, pour ne pas dire exclusivement, à la fabrication du pain dans les régions du moyen Orénoque.

Les deux falcas avaient accosté le revers même de la berge assez escarpée au fond d’une petite anse qui formait port et dans lequel quelques curiares et canots de pêche étaient sur leurs amarres.

On y voyait aussi une troisième falca sous la garde d’un patron indigène.

C’était l’embarcation des deux explorateurs français, MM. Jacques Helloch et Germain Paterne. Leurs mariniers les attendaient à la Urbana depuis six semaines, n’ayant reçu aucune nouvelle d’eux, et pris d’une très vive inquiétude, on peut le croire.

Après avoir dîné à bord des falcas, les passagers se rendirent à la case du chef civil.

La famille se tenait dans la salle principale, qui était simplement meublée d’une table, de sièges en cuir de cerf, et ornée de quelques attributs de chasse.

Plusieurs « notables » de la Urbana avaient été conviés à cette soirée, et, avec eux, un habitant des environs. Ce personnage ne fut pas tout à fait un inconnu pour Jean, grâce au portrait que M. Chaffanjon en fait dans son récit, et chez lequel le voyageur français avait reçu une très cordiale et très généreuse hospitalité. Et voici ce qu’il en dit :

« M. Marchal, un Vénézuélien déjà d’un âge avancé, est venu, depuis une quinzaine d’années, se fixer à la Tigra, située en amont de la Urbana. C’est un vrai sage, M. Marchal. Il a abandonné la politique pour l’élevage des bestiaux. Il a fondé un hato, dont le corral renferme une centaine d’animaux, soignés par quelques péons et leurs familles. Autour du hato s’étendent des champs de manioc, de maïs, de canne à sucre, délimités par des bordures de bananiers superbes, et qui pourvoient largement à l’alimentation de ce petit monde heureux et tranquille. »

Ce M. Marchal, dont quelques affaires avaient exigé la présence à la Urbana, s’y trouvait donc à l’arrivée des pirogues. Il s’y était transporté avec sa curiare, conduite par deux de ses hommes, et, descendu chez le chef civil, son ami, il faisait tout naturellement partie des personnes invitées à cette soirée.

Qu’on ne s’attende pas à une réception du high-life dans cette petite bourgade, au fond des llanos de l’Orénoque. Mais, à défaut des pâtisseries fines, des confiseries délicates, des vins de grande marque, des liqueurs recherchées, il y eut des gâteaux confectionnés par la maîtresse de maison et ses filles, — sans parler d’un franc et cordial accueil. On servit quelques tasses de ce délicieux café de bruquilla, qui provient d’une légumineuse herbacée, cultivée au hato de M. Marchal.

Cet excellent vieillard prit un extrême plaisir à causer avec Jean de Kermor en la langue du pays. Il lui rappela que, cinq ans avant, son compatriote avait séjourné quelque temps dans son hato, — trop peu à son vif regret.

« Mais il avait une telle impatience de continuer son aventureux voyage ! ajouta M. Marchal. C’est un hardi pionnier, mon cher enfant. Dédaigneux du danger, il a reconnu notre fleuve national jusqu’à ses sources, et au risque de sa vie. Voilà un Français qui honore la France ! »

Ces paroles, prononcées avec une véritable animation, témoignaient de la chaleur que conservait le cœur de ce vénérable Vénézuélien.

Lorsque M. Marchal et le chef civil surent quel but poursuivaient MM. Miguel, Felipe et Varinas, Jean crut bien s’apercevoir qu’ils se regardaient non sans quelque surprise. Pour eux, la question de l’Orénoque n’était-elle pas tranchée depuis longtemps, et en faveur de M. Miguel ?

Bien que M. Marchal n’en fût plus à connaître San-Fernando, et que son opinion fût établie relativement à l’Atabapo et le Guaviare, il ne laissa pas d’encourager les trois membres de la Société de Géographie à pousser leur recherche jusqu’au confluent des trois fleuves.

« La science ne pourra qu’en profiter, dit-il, et qui sait, messieurs, si vous ne rapporterez pas de cette expédition quelque découverte personnelle ?…

— C’est notre espoir, répondit M. Miguel, car il s’agit de visiter une région presque inconnue, s’il faut aller au-delà de San-Fernando…

— Et nous irons… affirma M. Felipe.

— Aussi loin qu’il le faudra ! » ajouta M. Varinas.

Le sergent Martial ne saisissait qu’imparfaitement le sens de cette conversation, dont son neveu lui traduisait quelques mots. Cela l’étonnait toujours, que des gens, à moins qu’ils ne fussent privés de raison, eussent la curiosité de savoir de « quel trou sortait une rivière ».

« Enfin, murmura-t-il, si tous les hommes étaient sages, on ne bâtirait pas tant d’hospices pour les fous ! »

L’entretien porta alors sur les deux Français dont on attendait vainement le retour à la Urbana. Le chef civil les avait reçus à leur arrivée. M. Marchal les connaissait aussi, car, en partant, ils s’étaient arrêtés un jour au hato de la Tigra.

« Et depuis leur départ, demanda M. Miguel, vous n’avez plus entendu parler d’eux ?…

— Ni d’une façon, ni d’une autre, répondit le chef civil. Les llaneros, qui revenaient de l’est, que nous avons interrogés à plusieurs reprises, affirment ne point les avoir rencontrés.

— Est-ce que leur intention, reprit Jean, n’était pas de remonter le cours de l’Orénoque ?…

— Oui, mon cher enfant, répondit M. Marchal, et ils comptaient stationner aux divers villages riverains. Ils voyagent un peu à l’aventure, m’ont-ils déclaré. L’un, M. Germain Paterne, herborise avec la curiosité d’un naturaliste qui risquerait sa vie pour découvrir une plante inconnue. L’autre, M. Jacques Helloch, chasseur déterminé, est passionné pour les choses géographiques, le relèvement d’une contrée, la détermination d’un cours d’eau. Ces passions-là conduisent loin… très loin souvent… trop loin peut-être… et quand il s’agit de revenir…

— Espérons, dit M. Varinas, qu’il n’est rien arrivé de fâcheux à ces deux Français !

— Il faut l’espérer, répondit le chef civil, bien que leur absence se soit déjà trop prolongée !

— Est-il certain, questionna M. Felipe, qu’ils devaient revenir à la Urbana ?…

— Aucun doute à cet égard, puisque leur pirogue les y attend avec les collections qu’ils ont recueillies déjà et le matériel de campement.

— Lorsqu’ils sont partis, dit Jean, avaient-ils un guide… une escorte ?…

— Oui… quelques Mapoyos que je leur avais procurés, répliqua le chef civil.

— Des hommes dont vous étiez sûr ?… demanda M. Miguel en insistant.

— Aussi sûr qu’on peut l’être, lorsqu’il s’agit des Indiens de l’intérieur.

— Et, reprit Jean, sait-on quelle partie du territoire ils s’apprêtaient à visiter ?…

— D’après ce que je connais de leurs projets, répondit M. Marchal, ils ont dû se diriger vers la sierra Matapey, à l’est de l’Orénoque, contrée peu connue, et que les Yaruros ou les Mapoyos sont seuls à parcourir. Vos deux compatriotes et le chef de l’escorte étaient à cheval, les autres Indiens, au nombre d’une demi-douzaine, les accompagnaient à pied en portant les sacs.

— Est-ce que le pays à l’est de l’Orénoque est sujet aux inondations ?… demanda Jean de Kermor.

— Non, répondit M. Miguel, et la surface de ses llanos est sensiblement au-dessus du niveau de la mer.

— En effet, monsieur Miguel, ajouta le chef civil, mais il est sujet aux tremblements de terre, et vous savez qu’ils ne sont pas rares au Venezuela.

— En tout temps ?… dit le jeune garçon.

— Non, déclara M. Marchal, à certaines époques, et, précisément, depuis un mois, nous avons ressenti d’assez violentes secousses jusqu’au hato de la Tigra. »

On a reconnu, en effet, que le sol vénézuélien est souvent troublé par les poussées volcaniques, bien que ses montagnes n’aient point de cratères en activité. Humboldt a même pu l’appeler « le pays des tremble-terre par excellence ». Et cette appellation n’était-elle pas justifiée par la destruction de la ville de Cumana au seizième siècle, qui fut renversée de nouveau cent cinquante ans après, et dont les environs « tremblèrent » pendant quinze mois ? Est-ce qu’une autre ville du territoire des Andes, Mesida, n’a pas été cruellement éprouvée par ces terribles commotions ? En 1812, douze mille habitants ne furent-ils pas écrasés sous les ruines de Caracas ? Ces désastres, qui ont fait des milliers de victimes, sont donc toujours à redouter pour ces provinces hispano-américaines, et il était vrai que, depuis quelque temps, on sentait le sol frémir dans la contrée orientale du moyen Orénoque.

Lorsque tout eut été demandé et répondu au sujet des deux Français, M. Marchal fut conduit à interroger le sergent Martial et son neveu.

« Nous savons, maintenant, dit-il, pourquoi MM. Miguel, Varinas et Felipe ont entrepris cette campagne sur l’Orénoque. Votre voyage n’a sans doute pas le même objet… »

Le sergent Martial eut un énorme geste de dénégation ; mais, sur un signe de Jean, il dut s’abstenir d’exprimer son dédain pour ces questions géographiques, bonnes tout au plus à intéresser les fabricants de manuels et d’atlas.

Le jeune garçon raconta alors son histoire, quels motifs l’avaient entraîné à quitter la France, à quel sentiment filial il obéissait en remontant le cours de l’Orénoque dans l’espoir de se procurer quelques nouveaux renseignements à San-Fernando, d’où était partie la dernière lettre écrite par le colonel de Kermor, son père.

Le vieux M. Marchal ne put cacher l’émotion que lui causa cette réponse. Il prit les mains de Jean, il l’attira dans ses bras, il l’embrassa au front, — ce qui fit peut-être sourdement grommeler le sergent, — et ce fut comme une bénédiction qu’il lui donna, avec les souhaits les plus ardents pour la réussite de ses projets.

« Mais ni vous, monsieur Marchal, ni monsieur le chef civil, vous n’avez entendu parler du colonel de Kermor ?… » demanda le jeune garçon.

Réponse négative.

« Peut-être, reprit le chef civil, le colonel ne s’est-il pas arrêté à la Urbana ?… Cela m’étonnerait, cependant, car il est rare que les pirogues ne viennent pas s’approvisionner ici… C’était en 1879, dites-vous…

— Oui, monsieur, répondit Jean. Est-ce que vous habitiez déjà cette bourgade ?…

— Assurément, et je n’ai jamais appris que le colonel de Kermor y ait passé. »

Toujours cet incognito, dont il semblait que le colonel eût voulu se couvrir depuis son départ.

« Peu importe, mon cher enfant, affirma M. Miguel, il est impossible que votre père n’ait pas laissé trace de son séjour à
si jamais homme fut confondu dans son incrédulité. (Page 110.)
San-Fernando, et là, vous obtiendrez les renseignements qui assureront le succès de vos recherches. »

La réunion se prolongea jusqu’à dix heures, et les hôtes du chef civil, après avoir pris congé de cette obligeante famille, retournèrent à bord de leurs pirogues, qui devaient démarrer le lendemain au jour levant.

Jean alla s’étendre sur sa couchette à l’arrière du rouf, et, sa chasse ordinaire aux moustiques terminée, le sergent Martial vint s’étaler sur la sienne.

Tous les deux s’endormirent, mais leur sommeil ne fut pas de longue durée.

Vers deux heures, une rumeur lointaine, continue, croissante, les réveilla.

C’était comme un sourd bruissement qu’on ne pouvait confondre avec le roulement même éloigné de la foudre. En ce moment aussi, les eaux du fleuve, soumises à une agitation singulière, imprimaient un balancement de roulis à la Gallinetta.

Le sergent Martial et le jeune garçon se relevèrent, sortirent du rouf, vinrent se poster au pied du mât.

Le patron Valdez et ses mariniers, debout à l’avant de la falca, interrogeaient l’horizon.

« Qu’y a-t-il, Valdez ?… demanda Jean.

— Je ne sais…

— Est-ce un orage qui s’approche ?…

— Non… le ciel est sans nuages… la brise souffle du levant… elle est faible…

— D’où vient ce trouble ?…

— Je ne sais… je ne sais… » répétait Valdez.

En effet, c’était inexplicable, à moins qu’il ne se produisit, en amont ou en aval du village, une sorte de mascaret, dû à la crue subite du fleuve. On peut s’attendre à tout de la part de ce capricieux Orénoque.

À bord de la Maripare, même étonnement chez les passagers et chez l’équipage.

M. Miguel et ses deux amis, hors du rouf, cherchaient vainement à reconnaître la cause de ce phénomène.

Des propos, échangés entre les deux pirogues, il ne résulta aucune explication plausible.

D’ailleurs, si ce mouvement des eaux se ressentait dans les deux falcas, le sol riverain n’en était pas exempt.

Aussi, presque au même instant, les habitants de la Urbana, abandonnant leurs cases, se dirigèrent-ils vers la berge.

M. Marchal et le chef civil ne tardèrent pas à rejoindre la population qu’un peu d’épouvante commençait à gagner.

Il était, alors quatre heures et demie du matin, et le jour allait poindre.

Les passagers des deux embarcations débarquèrent aussitôt et vinrent interroger le chef civil.

« Que se passe-t-il ?… demanda M. Miguel.

— Il y a sans doute un tremblement de terre dans la sierra Matapey, répondit le chef civil, et les secousses se propagent jusque sous le lit du fleuve… »

M. Miguel émit la même opinion.

Nul doute que la région ne fût soumise à ces trépidations dues aux commotions sismiques, très fréquentes dans les terrains des llanos.

« Mais… il y a autre chose… fit observer M. Miguel. Entendez-vous cette sorte de bourdonnement qui vient de l’est ? »

Et, en prêtant l’oreille, on percevait comme une espèce de ronflement, une basse continue, sur la nature de laquelle on ne pouvait se prononcer.

« Attendons, dit M. Marchal. Je ne crois pas que la Urbana ait rien à craindre…

— C’est mon avis, déclara le chef civil, et il n’y a aucun danger à rentrer dans les cases. »

C’était probable, et cependant il n’y eut que la minorité des habitants à suivre ce conseil. Au surplus, le jour s’accentuait, et peut-être les yeux donneraient-ils l’explication d’un phénomène que n’avaient pu donner les oreilles.

Pendant trois heures, la lointaine rumeur ne cessa de s’accroître d’une façon étrange. Il semblait qu’il se produisît une espèce de glissement, une puissante reptation à la surface du territoire. Lourd et cadencé, ce glissement se transmettait jusqu’à la rive droite du fleuve, comme si le sol eût été tourbeux. Que les secousses fussent attribuées à un tremblement de terre dont le centre se trouvait à la sierra Matapey, rien que de très admissible, et ce n’était pas la première fois que la bourgade les subissait. Quant à ce roulement, semblable à celui qui proviendrait du matériel d’une armée en marche, personne n’en soupçonnait encore la véritable cause.

Le chef civil et M. Marchal, accompagnés des passagers des deux falcas, se dirigèrent vers les premières assises du cerro d’Urbana, afin d’observer la campagne dans un plus large rayon.

Le soleil montait sur un ciel très pur, pareil à un énorme ballon gonflé d’un gaz lumineux que la brise eût poussé vers les rives de l’Orénoque. Aucun nuage à l’horizon, nul indice même que la journée dût être orageuse.

Lorsque les observateurs se furent élevés d’une trentaine de mètres, ils dirigèrent leurs regards vers l’est.

L’immensité se développait devant eux, la vaste plaine verdoyante, cette « mer silencieuse des herbes », suivant la poétique métaphore d’Élisée Reclus. Il est vrai, cette mer n’était pas au calme plat, et il fallait qu’elle fût sérieusement troublée dans ses fonds, car, à quatre ou cinq kilomètres de distance, les llanos se couronnaient de volutes sablonneuses.

« Cela, dit M. Marchal, c’est une poussière intense… la poussière du sol qui se dégage…

— Ce n’est cependant pas le vent qui la soulève… affirma M. Miguel.

— En effet, puisqu’il est à peine sensible, répondit M. Marchal. Seraient-ce donc les trépidations ?… Non… cette explication ne tient pas…

— Et puis, ajouta le chef civil, il y a ce bruit… qui semble venir d’une marche pesante…

— Qu’est-ce donc alors ?… » s’écria M. Felipe.

Et, en ce moment, comme une réponse qui lui eût été adressée, une détonation se fit entendre, la détonation d’une arme à feu que répercutèrent les échos du cerro d’Urbana, et à laquelle d’autres succédèrent.

« Des coups de fusil !… affirma le sergent Martial. Ce sont des coups de feu, ou je ne m’y connais plus !

— Il faut qu’il y ait des chasseurs en chasse sur la plaine… observa Jean.

— Des chasseurs… mon cher enfant ?… répondit M. Marchal. Ils ne soulèveraient pas une telle masse de poussière… à moins d’être légion… »

Il n’était pas contestable, cependant, que les détonations entendues ne provinssent d’armes à feu, revolvers ou carabines. Et même on pouvait apercevoir une vapeur blanchâtre, qui tranchait sur la teinte jaune du nuage de poussière.

Du reste, de nouveaux coups éclatèrent, et si éloignés qu’ils fussent encore, la légère brise suffisait à les apporter jusqu’à la bourgade.

« À mon avis, messieurs, dit M. Miguel, nous devrions aller reconnaître ce qui se passe de ce côté…

— Et porter secours à des gens qui en ont besoin peut-être… ajouta M. Varinas.

— Qui sait, dit Jean, en regardant M. Marchal, si ce ne sont pas mes compatriotes…

— Ils auraient donc affaire à une armée, répondit le vieillard. Il n’y a que des milliers d’hommes qui puissent soulever tant de poussière !… Vous avez raison, M. Miguel, descendons sur la plaine…

— Bien armés ! » ajouta M. Miguel.

Mesure de prudence très indiquée, en effet, si les pressentiments de Jean de Kermor ne l’avaient pas trompé, si c’étaient les deux
Les fauves furent accueillis par des coups de fusil…

Français, que les Indiens de cette région attaquaient et qui se défendaient à coups de fusil.

En quelques instants, chacun eut regagné l’un sa case, l’autre sa pirogue. Le chef civil et quelques-uns des habitants, les trois géographes, le sergent Martial et son neveu, le revolver à la ceinture, la carabine sur l’épaule, prirent direction à travers les llanos, en contournant le pied du cerro d’Urbana.

M. Marchal avait voulu se joindre à eux, tant son impatience était grande de savoir à quoi s’en tenir.

La petite troupe allait d’un bon pas, et comme le nuage venait au-devant d’elle, les trois ou quatre kilomètres qui les séparaient alors ne tarderaient pas à être franchis.

D’ailleurs, même à cette distance, il eût été possible de distinguer des formes humaines, si les volutes de poussière n’eussent été si épaisses. Cependant on apercevait la lueur des détonations, qui éclataient par instants, de plus en plus perceptibles à l’oreille.

Le bruit lourd et rythmé s’accusait aussi davantage, à mesure que se rapprochait la masse basse et rampante qui se dérobait encore aux regards.

À un kilomètre de là, M. Miguel, qui marchait en tête à côté du chef civil, leurs carabines prêtes à être épaulées, s’arrêta soudain. Une exclamation d’extrême surprise lui échappa…

En vérité, si jamais mortel eut l’occasion de voir sa curiosité satisfaite, si jamais homme fut confondu dans son incrédulité, ce fut bien le sergent Martial. Ah ! le vieux soldat ne croyait pas à la présence de ces milliers de chéloniens, qui, à l’époque de la ponte, envahissaient les plages de l’Orénoque, entre l’embouchure de l’Arauca et les bancs de sable de Cariben…

« Des tortues… ce sont des tortues ! » s’écria M. Miguel, et il ne se trompait pas.

Oui !… des tortues, une centaine de mille, plus peut-être, s’avançaient vers la rive droite du fleuve. Et pourquoi cet exode anormal, en dehors de leurs habitudes, puisqu’on n’était plus à l’époque de la ponte ?…

M. Marchal répondit à cette question, qui venait à l’esprit de tous :

« Je pense que ces bêtes auront été effrayées par les secousses du tremblement de terre… Sans doute chassées par les eaux du Tortuga ou du Suapure qui ont été rejetées hors de leur lit… elles viennent chercher un abri dans l’Orénoque, et même au-delà… poussées par l’irrésistible instinct de la conservation… »

C’était là une explication très naturelle, et même la seule admissible. La sierra Matapey et ses environs avaient dû être profondément bouleversés par ce tremblement de terre. Déjà, en ces conditions, pareil envahissement s’était produit en dehors des mois de mars et d’avril où il s’opère d’une façon régulière, et il n’y avait pas lieu, pour des riverains du fleuve, d’en être autrement surpris. Toutefois, dans une certaine mesure, ils pouvaient s’en montrer inquiets.

Et maintenant, l’exode des tortues une fois admis, d’où provenaient ces coups de feu ?… Qui donc avait à se défendre contre ces chéloniens ?… Et, d’ailleurs, que feraient des balles contre leurs impénétrables carapaces ?…

On le reconnut bientôt à travers les déchirures de l’épais nuage.

En effet, les myriades de tortues s’avançaient en masse compacte, serrées les unes contre les autres. C’était comme une immense surface d’écailles, couvrant plusieurs kilomètres carrés, qui se déplaçait.

Or, sur cette surface mouvante, s’agitaient nombre d’animaux, lesquels, pour éviter d’être écrasés, avaient dû y chercher refuge. Là, surpris par cette invasion à travers les llanos, courait et gambadait une troupe de singes hurleurs, qui semblaient « la trouver drôle », pour employer une locution du sergent Martial. Puis, on apercevait aussi plusieurs couples de ces fauves, habitués des vastes campagnes vénézuéliennes, des jaguars, des pumas, des tigres, des ocelots, non moins redoutables que s’ils eussent librement couru la forêt ou la plaine.

Et c’était contre ces bandes que se défendaient deux hommes, à coups de fusil et de revolver.

Déjà quelques cadavres gisaient sur le dos des carapaces, dont le mouvement ondulatoire ne pouvait que gêner des êtres humains qui ne pouvaient y assurer leur pied, alors que les quadrupèdes et les singes n’y prenaient garde.

Quels étaient ces deux hommes ?… Ni M. Marchal ni le chef civil ne parvinrent à les reconnaître, à cause de la distance. Toutefois, à leur costume, il y avait lieu d’affirmer que ce n’étaient point des Yaruros, ni des Mapoyos ; ni aucun des Indiens qui fréquentent les territoires du moyen Orénoque.

S’agissait-il donc des deux Français aventurés sur les plaines de l’est, et dont on attendait vainement le retour ?… Jean de Kermor, — la pensée lui en était venue, — allait-il éprouver cette joie de retrouver des compatriotes ?…

MM. Marchal, Miguel, Felipe et Varinas, le chef civil et ceux des habitants qui l’accompagnaient, avaient suspendu leur marche… Convenait-il de se porter plus avant ?… Non, assurément… Arrêtés par le premier rang des tortues, obligés bientôt de revenir en arrière, ils n’auraient pu rejoindre les deux hommes, cernés de tous côtés par la bande des fauves.

Cependant Jean insista afin qu’on se lançât à leur secours, ne mettant pas en doute que ces deux hommes fussent l’explorateur et le naturaliste français…

« C’est impossible, dit M. Marchal, et c’est inutile… On s’exposerait sans leur venir en aide… Mieux vaut laisser les tortues arriver jusqu’au fleuve… Là… leur masse se disloquera d’elle-même…

— Sans doute, dit le chef civil, mais nous sommes menacés d’un grave danger !…

— Lequel ?…

— Si ces milliers de tortues rencontrent la Urbana sur leur route… si leur marche ne dévie pas en gagnant le fleuve… c’en est fait de notre bourgade ! »

Par malheur, on ne pouvait rien pour empêcher cette catastrophe. Après avoir contourné la base du cerro, la lente et irrésistible avalanche gagnait vers la Urbana, dont deux centaines de mètres la séparaient alors. Tout serait renversé, écrasé, anéanti à l’intérieur du village… L’herbe ne pousse plus là où les Turcs ont passé, a-t-on pu dire… Eh bien… il ne resterait pas une case, pas une hutte, pas un arbre, pas un arbrisseau, là où aurait passé la masse des tortues…

« Le feu… le feu ! » s’écria M. Marchal.

Le feu, — c’était la seule barrière que l’on pût opposer à cet envahissement.

Les habitants du village, à la pensée du danger qu’ils couraient, les femmes et les enfants, pris de panique, jetaient des cris d’épouvante…

M. Marchal avait été compris, et les passagers des pirogues, leurs équipages, tous se mirent à l’œuvre.

En avant de la bourgade s’étendaient de larges prairies, revêtues d’une herbe épaisse, que deux jours d’un soleil ardent avaient desséchée, et sur lesquelles quelques goyaviers et autres arbres dressaient leurs branches chargées de fruits.

Il ne fallait pas hésiter à sacrifier ces plantations, et il n’y eut pas une hésitation.

En dix ou douze places, à cent pas de la Urbana, le feu fut mis simultanément aux herbes. Des flammes jaillirent comme si elles sortaient des entrailles du sol. Une intense fumée vint se mêler au nuage de poussière qui se rabattait vers le fleuve.

Et, néanmoins, la masse des tortues avançait toujours, et elle avancerait, sans doute, tant que le premier rang ne serait pas atteint par l’incendie. Mais, peut-être, les derniers rangs pousseraient-ils les premiers jusque dans les flammes qui s’éteindraient alors ?…

Le péril n’aurait donc pas été conjuré, et la Urbana, écrasée, détruite, ne serait bientôt plus qu’un monceau de ruines…

Il en arriva autrement, et le moyen, proposé par M. Marchal, devait réussir.

Tout d’abord, les fauves furent accueillis par les coups de fusil du sergent Martial, de M. Miguel et de ses amis, des habitants qui étaient armés, tandis que les deux hommes, sur la masse mouvante, épuisaient contre eux leurs dernières munitions.

Pris de deux côtés, quelques-uns de ces fauves tombèrent sous les balles. Les autres, effrayés par les volutes de flammes qui tourbillonnaient, cherchèrent à s’échapper en remontant vers l’est, et ils parvinrent à se sauver à la suite des singes qui les précédaient, remplissant l’air de hurlements.

On put voir, à cet instant, les deux hommes se précipiter vers la barrière de feu, avant qu’elle eût gagné le premier rang des tortues, qui s’avançaient toujours avec lenteur…

Une minute plus tard, Jacques Helloch et Germain Paterne, — c’étaient eux, — se trouvaient en sûreté près de M. Marchal, après y avoir gagné le revers du cerro.

Alors, se détournant de ce rideau de flammes tendu sur une longueur d’un demi-kilomètre, la masse des chéloniens inclina vers la gauche de la bourgade, puis, descendant la rive, disparut sous les eaux de l’Orénoque.