Le Superbe Orénoque/Seconde partie/Chapitre XIV

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Hetzel (p. 401-410).

Il avait fallu trainer la Gallinetta et la Moriche. (Page 402.)

XIV

Au revoir !


Le 25 décembre, dans la matinée, les pirogues étaient prêtes à redescendre le cours du fleuve. À cette époque de l’année, les crues n’avaient pas encore relevé le niveau de l’Orénoque. Il avait donc fallu traîner la Gallinetta et la Moriche à cinq kilomètres en aval, à l’embouchure d’un petit rio de la rive droite, où la profondeur de l’eau était suffisante. À partir de cet endroit elles ne couraient plus que le risque de s’engraver pendant quelques heures, et non celui de demeurer à sec jusqu’au début de la saison pluvieuse.

Le Père Esperante voulut reconduire ses enfants au nouveau campement. Le sergent Martial, entièrement rétabli, se joignit à lui, en même temps que le jeune Indien, devenu enfant adoptif de la Mission de Santa-Juana.

Une cinquantaine de Guaharibos leur firent escorte, et tous arrivèrent heureusement à l’embouchure du rio.

L’heure du départ venue, Valdez prit son poste dans la Gallinetta, où Jacques Helloch et sa femme devaient s’embarquer. Parchal reprit le sien dans la Morich, dont le rouf abriterait à la fois les précieuses collections de Germain Paterne et sa non moins précieuse personne.

Comme les deux falcas devaient naviguer de conserve, et le plus souvent bord à bord, Germain Paterne n’en serait pas réduit à sa seule société. Autant qu’il le voudrait, il tiendrait compagnie aux jeunes époux. En outre, — cela va de soi, — les repas se prendraient en commun à bord de la Gallinetta, sauf le cas où Jacques et Jeanne Helloch accepteraient une invitation de Germain Paterne à bord de la Moriche.

Le temps était favorable, c’est-à-dire que le vent soufflait de l’est en bonne brise. Les rayons solaires tamisés par un léger voile de nuages, rendaient la température très supportable.

Le colonel de Kermor et le sergent Martial descendirent au pied de la berge pour embrasser leurs chers enfants. Ni les uns ni les autres ne cherchèrent à se défendre d’une émotion bien naturelle. Jeanne, si énergique pourtant, pleurait silencieusement entre les bras de son père…

« Je te ramènerai à lui, ma chère Jeanne !… dit Jacques Helloch. Dans quelques mois, nous serons tous les deux de retour à Santa-Juana…

— Tous les trois… ajouta Germain Paterne, car j’ai dû oublier de récolter quelques-unes de ces plantes rares… qui ne poussent que sur les territoires de la Mission… et je prouverai au ministre de l’Instruction publique…

— Adieu… mon bon Martial… adieu, dit la jeune femme, en embrassant le vieux soldat.

— Oui… Jeanne… et pense à ton bonhomme d’oncle… qui ne t’oubliera jamais !… »

Puis, ce fut le tour de Gomo, lequel eut sa bonne part de ces embrassements.

« Adieu… mon père… dit Jacques Helloch en serrant la main du missionnaire, et au revoir… au revoir ! »

Jacques Helloch, sa femme et Germain Paterne embarquèrent dans la Gallinetta.

Les voiles furent hissées, les amarres larguées, et les deux pirogues suivirent le fil du courant, au moment où le Père Esperante tendait le bras pour leur donner une dernière bénédiction.

Puis le sergent Martial, le jeune Indien et lui, escortés des Guaharibos, reprirent le chemin de la Mission.

Il n’y a pas lieu de raconter étape par étape cette navigation des falcas à la descente de l’Orénoque. Le voyage, grâce au courant, exigerait trois ou quatre fois moins de temps et dix fois moins d’efforts, il présenterait dix fois moins de dangers que s’il se fût agi de remonter vers les sources du fleuve. L’emploi de l’espilla ne devint jamais nécessaire pour le halage des pirogues, et les palancas suffirent, lorsque la brise tombait ou devenait contraire.

Les passagers revirent alors comme dans un tableau mouvant les lieux par lesquels ils avaient déjà passé, — les mêmes villages, les mêmes ranchos, les mêmes raudals, les mêmes rapides. La crue commençant à se faire sentir, les falcas trouvèrent assez d’eau pour éviter un déchargement, et le voyage s’accomplissait sans peine ni fatigues.

Mais quel contraste, lorsque la jeune femme et son mari se rappelaient les tourments, les inquiétudes, les périls de cette navigation quelques semaines avant !

En vue du sitio du capitan de Mavaca, Jeanne se souvint : c’est là qu’elle eût succombé à la fièvre, si Jacques Helloch n’eût découvert ce précieux coloradito qui avait empêché le retour d’un mortel accès…

Puis on reconnut, non loin du cerro Guaraco, l’endroit où le troupeau de bœufs avait été attaqué par ces terribles gymnotes électriques…

Puis, à Danaco, Jacques Helloch présenta sa femme à Manuel Assomption, chez lequel, en compagnie de Germain Paterne, ils acceptèrent l’hospitalité d’un jour. Et quelle fut la surprise des braves gens du rancho, lorsqu’ils retrouvèrent dans cette belle jeune femme le neveu Jean qui avait occupé avec son oncle Martial une des cases du village mariquitare !…

Enfin, le 4 janvier, la Gallinetta et la Moriche abandonnèrent le cours de l’Orénoque pour celui de l’Atabapo, et elles vinrent s’amarrer au quai de la bourgade.

Il y avait trois mois, Jacques Helloch et ses compagnons avaient laissé à San-Fernando MM. Miguel, Felipe et Varinas. Les trois collègues s’y trouvaient-ils encore ?… On avouera que c’était improbable. Après avoir traité à fond la question de l’Orénoque, du Guaviare et de l’Atabapo, ils devaient s’être remis en route pour Ciudad-Bolivar.

Et, maintenant, lequel des trois fleuves l’avait emporté, c’est ce que Germain Paterne était assez curieux de savoir. Or, comme les falcas exigeraient une relâche de quelques jours afin de se ravitailler avant de descendre vers Caïcara, il aurait le temps de satisfaire sa curiosité.

Jacques Helloch, sa femme et Germain Paterne débarquèrent donc et prirent logement dans la case que le sergent Martial avait déjà habitée.

Le jour même, ils firent visite au gouverneur, lequel apprit avec satisfaction les événements dont la Mission de Santa-Juana avait été le théâtre, — d’une part, la destruction presque complète de la bande d’Alfaniz, — de l’autre, l’heureux résultat du voyage.

Quant à M. Miguel, à M. Felipe, à M. Varinas, — qu’on ne s’en étonne pas ! — ils n’avaient point quitté la bourgade, encore moins d’accord sur la question hydrographique des trois fleuves qu’ils ne l’étaient au départ de Ciudad-Bolivar.

En effet, le soir même, les passagers de la Gallinetta et de la Moriche purent serrer la main des trois passagers de la Maripare.

Quel bon accueil M. Miguel et ses collègues firent à leurs anciens compagnons de voyage ! On imagine aussi leur surprise, lorsqu’ils virent Jean… leur cher Jean… au bras de Jacques Helloch, avec des vêtements de femme.

« Nous direz-vous pourquoi il est ainsi travesti ?… demanda M. Varinas.

— Parce que je l’ai épousé… répondit Jacques Helloch.

— Vous avez épousé Jean de Kermor ?… s’écria M. Felipe, dont les yeux s’agrandirent démesurément.

— Non… mademoiselle Jeanne de Kermor.

— Quoi !… dit M. Miguel, mademoiselle de Kermor ?…

— Est la sœur de Jean ! répondit en riant Germain Paterne. Hein ! comme ils se ressemblent ! »

Tout s’expliqua, et les compliments les plus sincères furent adressés aux nouveaux époux, comme les plus vives félicitations à Mme Jacques Helloch, puisqu’elle avait retrouvé son père, le colonel de Kermor, dans le missionnaire de Santa-Juana.

« Et l’Orénoque ?… demanda Germain Paterne… Il est toujours à sa place ?…

— Toujours, déclara M. Miguel.

— Eh bien… est-ce lui dont les eaux ont porté nos pirogues jusqu’aux sources de la sierra Parima ?… »

À cette question, les figures de MM. Varinas et Felipe se rembrunirent. Leurs yeux lancèrent des éclairs, précurseurs d’orages, tandis que M. Miguel hochait la tête.

Et alors la discussion de reprendre avec une vigueur que le temps n’avait pu diminuer, entre le partisan de l’Atabapo et le partisan du Guaviare. Non !… ils n’étaient point d’accord, ils ne le seraient jamais, et, plutôt que de céder l’un à l’autre, ils eussent donné raison à M. Miguel et conclu en faveur de l’Orénoque !

« Répondez à ceci, monsieur, s’écria M. Varinas, et niez, si vous l’osez, que le Guaviare n’ait pas été désigné maintes fois sous le nom d’Orénoque occidental par des géographes d’une véritable compétence…

— D’une incompétence égale à la vôtre, monsieur ! » s’écria M. Felipe.

Et l’on remarquera que, dès les premiers mots, la discussion s’élevait à son maximum d’intensité. Qu’on n’en soit pas étonné, d’ailleurs, puisque, chaque jour, du lever au coucher du soleil, cette discussion mettait aux prises les deux adversaires. Et si leurs arguments n’étaient pas usés jusqu’à la corde, c’est que probablement ils étaient inusables !

Et M. Varinas de répliquer :

« Prendre sa source dans la sierra Suma-Paz, à l’est du haut Magdalena, sur les territoires de la Colombie, cela est autrement honorable que de sourdre on ne sait d’où…

— On ne sait d’où, monsieur ?… riposta aigrement M. Felipe. Vous avez l’aplomb d’employer de pareils termes, lorsqu’il s’agit de l’Atabapo, qui descend de ces llanos arrosés par le rio Negro, et alors que ce grand fleuve établit une communication avec le bassin de l’Amazone !

— Mais les eaux de votre Atabapo sont noires et ne parviennent même pas à se mélanger avec celles de l’Orénoque !

— Mais les eaux de votre Guaviare sont d’un blanc jaunâtre, et vous ne seriez pas capable de les distinguer à quelques kilomètres en aval de San-Fernando !

— Mais le Guaviare, monsieur Varinas, est un fleuve à caïmans, il en possède des milliers comme l’Orénoque, tandis que l’Atabapo en est réduit à des poissons ridicules, qui sont sans valeur, malingres et noirs comme lui-même !

— Envoyez donc des navires sur votre Atabapo, monsieur Felipe, et vous verrez s’ils iront loin, à moins de portages, tandis que ceux du Guaviare peuvent le remonter pendant mille kilomètres jusqu’au confluent de l’Ari-Ari… et même au-delà !

— Portages ou non, monsieur Varinas, il n’en est pas moins vrai que nous sommes le lien hydrographique entre l’Amazonie et la république vénézuélienne !

— Et nous entre le Venezuela et la Colombie !

— Allons donc !… N’avez-vous pas l’Apure pour former ce lien de navigation ?…

— Et vous… n’avez-vous pas le Cassiquiare ?…

— Votre Guaviare n’a seulement pas de tortues…

— Votre Atabapo n’a seulement pas de moustiques…

— Enfin le Guaviare se jette dans l’Atabapo… ici même… de l’avis de tout le monde…

— Non… c’est l’Atabapo qui se jette dans le Guaviare, ainsi que tous les gens de bonne foi en conviennent, et l’apport du Guaviare n’est pas inférieur à trois mille deux cents mètres cubes…

— Et, comme le Danube, dit alors Germain Paterne, en citant le poète des Orientales :

… Il coule
De l’Occident à l’Orient. »

Un argument dont M. Varinas ne s’était pas encore servi, mais qu’il inséra précieusement dans le dossier du Guaviare.

Pendant cet échange de répliques en faveur des deux tributaires, M. Miguel ne cessait de sourire, laissant tranquillement couler l’Orénoque sur les deux mille cinq cents kilomètres de son parcours, entre la sierra Parima et l’estuaire de ses cinquante bras, qui se ramifient à travers le littoral de l’Atlantique.

Cependant les préparatifs avançaient. Les pirogues, visitées, réparées, mises en parfait état, réapprovisionnées, seraient prêtes pour le 9 janvier.

Jacques et Jeanne Helloch écrivirent alors une lettre à leur père, — lettre dans laquelle n’étaient oubliés ni le sergent Martial ni le jeune Indien. Cette lettre arriverait à Santa-Juana par les marchands qui, d’ordinaire, remontent le fleuve au début de la saison pluvieuse. Elle disait tout ce que pouvaient dire deux cœurs heureux et reconnaissants.

La veille du départ, les passagers furent conviés une dernière fois chez le gouverneur de San-Fernando. Durant cette soirée il y eut suspension d’armes, et la discussion hydrographique ne se renouvela pas. Non qu’elle fût épuisée, mais les discuteurs avaient des mois et des années pour la reprendre.

« Ainsi, monsieur Miguel, demanda la jeune femme, votre Maripare ne va pas accompagner la Gallinetta et la Moriche ?…

— Il paraît que non, madame, répondit M. Miguel, très résigné, d’ailleurs, à prolonger son séjour au confluent de l’Atabapo et du Guaviare.

— Nous avons encore quelques points importants à établir… déclara M. Varinas.

— Et des recherches à faire… ajouta M. Felipe.

— Alors, au revoir, messieurs… dit Jacques Helloch.

— Au revoir ?… demanda M. Miguel.

— Oui… répondit Germain Paterne… à San-Fernando… lorsque nous repasserons… dans six mois… car il n’est pas probable que l’interminable question de l’Orénoque… »

Le lendemain, 9 janvier, après avoir reçu les adieux du gouverneur, de M. Miguel et de ses collègues, les voyageurs
« et qui ne fut pas content ? » s’écria germain paterne. (Page 409.)
s’embarquèrent, et, entraînées par le rapide courant du fleuve, — qu’il se nommât Orénoque, Atabapo ou Guaviare, — les deux pirogues eurent bientôt perdu de vue la bourgade de San-Fernando.

À une heure de là, la jeune femme revit l’endroit où les falcas s’étaient échouées sur la rive droite, la place même où Jacques l’avait sauvée au péril de sa vie, pendant cette terrible tourmente du chubasco !

« Oui… ma Jeanne chérie… dit Jacques, et c’est là…

— C’est là, mon Jacques, que te vint la pensée de ne point abandonner ton cher Jean… de l’accompagner au milieu de tant de périls jusqu’au terme de son voyage…

— Et qui ne fut pas content ?… s’écria Germain Paterne. Ce fut bien le sergent Martial !… Oh ! pas content du tout, l’oncle à son neveu ! »

Pendant les jours suivants, les pirogues, favorisées par la brise, eurent une navigation très rapide. Elles franchirent sans trop de difficultés, puisqu’il ne s’agissait que de les descendre, les raudals de Maipure et d’Ature, puis dépassèrent l’embouchure du Meta et le village de Cariben. Les îles giboyeuses du fleuve fournissaient tout le gibier nécessaire, et la pêche ne cessait d’être fructueuse.

On arriva devant le rancho de M. Marchal à la Tigra. Là, promesse faite, promesse tenue. Les passagers des falcas furent pendant vingt-quatre heures les hôtes de cet excellent homme. Et avec quelle joie il les complimenta sur l’issue de leur entreprise, envisagée au double point de vue de la présence du colonel de Kermor à Santa-Juana et de « ce qui s’en était suivi ! »

À la Urbana les pirogues eurent à se ravitailler pour la dernière partie de leur expédition.

« Et les tortues ?… s’écria Germain Paterne. Jacques… te rappelles-tu les tortues… les myriades de tortues… Hein ! être arrivés ici à tortues…

— C’est dans ce village que nous nous sommes rencontrés… la première fois, monsieur Germain, dit la jeune femme.

— Et grâce à ces excellentes bêtes… auxquelles nous devons bien quelque reconnaissance… déclara Jacques Helloch.

— Et nous la leur prouverons en les mangeant, car elle est excellente, la tortue de l’Orénoque ! » s’écria Germain Paterne, qui envisageait toujours les choses à un point de vue spécial.

Bref, le 25 janvier, les falcas atteignirent Caïcara.

Ce fut en cette bourgade que Jacques Helloch, Jeanne, Germain Paterne se séparèrent des patrons et de leurs équipages, non sans avoir remercié de tout cœur ces braves gens si dévoués, et dont ils reconnurent généreusement les services.

De Caïcara, le paquebot de l’Apure transporta les voyageurs en deux jours à Ciudad-Bolivar, d’où le chemin de fer les conduisit à Caracas.

Dix jours après, ils étaient à la Havane, près de la famille Eredia, et vingt-cinq jours plus tard en Europe, en France, en Bretagne, à Saint-Nazaire, à Nantes.

Et alors Germain Paterne de dire :

« Sais-tu bien, Jacques… c’est cinq mille kilomètres que nous avons faits sur l’Orénoque !… Est-ce que cela ne t’a point paru un peu long ?…

— Pas en redescendant !… » répondit Jacques Helloch, qui regardait Jeanne, heureuse et souriante.

fin de la seconde et dernière partie.