Le Talon de fer/Un Oligarque perdu

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Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 335-347).


20. Un Oligarque perdu


Mais les souvenirs de mon ancienne vie m’ont entraînée trop en avant dans l’histoire de ma vie nouvelle. La délivrance en masse de nos amis prisonniers ne s’effectua qu’assez tard dans le courant de 1915. Si compliquée que fut l’entreprise, elle s’accomplit sans accrocs et son succès fut pour nous un honneur et un encouragement. D’une foule de geôles, de prisons militaires et de forteresses disséminées depuis Cuba jusqu’en Californie, nous libérâmes en une seule nuit cinquante et un de nos Congressistes sur cinquante-deux, et plus de trois cents autres meneurs. Il n’y eut pas le moindre échec. Non seulement tous échappèrent, mais tous gagnèrent des refuges préparés. Le seul de nos représentants que nous ne fîmes pas évader fut Arthur Simpson, déjà mort à Cabanyas après de cruelles tortures.

Les dix-huit mois qui suivirent marquent peut-être l’époque la plus heureuse de ma vie avec Ernest ; pendant tout ce temps-là, nous ne nous sommes pas quittés un instant, tandis que plus tard, rentrés dans le monde, nous avons dû vivre souvent à part.

L’impatience avec laquelle j’attendais l’arrivée d’Ernest, ce soir-là, était aussi grande que celle que j’éprouve aujourd’hui devant la révolte imminente. J’étais restée si longtemps sans le voir que je devenais presque folle à l’idée que la moindre anicroche à nos plans pourrait le retenir prisonnier dans son île. Les heures semblaient des siècles. J’étais seule. Biedenbach et trois jeunes hommes cachés dans notre asile étaient allés se poster de l’autre côté de la montagne, armés et prêts à tout. Je crois bien que cette nuit-là, dans toute l’étendue du pays, tous les camarades étaient hors de leurs refuges.

Au moment où le ciel pâlissait à l’approche de l’aurore, j’entendis le signal donné d’en haut et m’empressai d’y répondre. Dans l’obscurité je faillis embrasser Biedenbach qui descendait le premier ; l’instant d’après, j’étais dans les bras d’Ernest. Et je m’aperçus en ce moment, tant ma transformation était complète, qu’il me fallait un effort de volonté pour redevenir l’Avis Everhard de jadis, avec ses manières, ses sourires, ses phrases et ses intonations. C’est seulement à force d’attention que je réussissais à maintenir mon ancienne identité. Je ne pouvais plus me permettre de m’oublier une minute, si l’impératif était devenu l’automatisme de ma personnalité acquise.

Une fois rentrés dans notre petite cabane, la lumière me permit d’examiner le visage d’Ernest. À part la pâleur résultant de son séjour en prison, il n’y avait pas de changement chez lui, ou du moins on n’en voyait guère. Il était toujours le même, mon amant, mon mari, mon héros. Cependant, une sorte d’ascétisme allongeait un peu les lignes de son visage. Cette expression de noblesse ne faisait d’ailleurs qu’affiner l’excès de vitalité tumultueuse qui avait toujours accentué ses traits. Peut-être était-il un peu plus grave que naguère, mais une lueur rieuse scintillait toujours dans ses yeux. Bien qu’il eût maigri d’une vingtaine de livres, il restait magnifiquement en forme. Il avait continué à exercer ses muscles pendant toute sa détention, et ils étaient de fer. En réalité, il était en meilleure condition qu’à son entrée en captivité. Des heures passèrent avant que sa tête se posât sur l’oreiller et qu’il s’endormit sous mes caresses. Pour moi, je ne pus fermer l’œil. J’étais trop heureuse, et je n’avais pas partagé les fatigues de son évasion et de sa course à cheval.

Pendant qu’Ernest dormait, je changeai de vêtements, j’arrangeai ma coiffure autrement, je repris ma personnalité nouvelle et automatique. Quand Biedenbach et les autres camarades s’éveillèrent, ils m’aidèrent à organiser un petit complot. Tout était prêt, et nous étions dans la petite chambre souterraine qui servait de cuisine et de salle à manger, lorsque Ernest ouvrit la porte et entra. À ce moment, Biedenbach m’interpella du nom de Marie, et je me tournai pour lui répondre. Je regardai Ernest avec l’intérêt curieux qu’une jeune camarade manifesterait en voyant pour la première fois un héros si connu de la Révolution. Mais le regard d’Ernest se posa à peine sur moi, cherchant quelqu’un d’autre et faisant impatiemment le tour de la chambre. Je lui fus alors présentée sous le nom de Marie Holmes.

Pour compléter la déception, nous avions préparé un couvert de plus, et en nous mettant à table, nous laissâmes une chaise inoccupée. J’avais envie de crier de joie en remarquant l’anxiété croissante d’Ernest. Il ne put y tenir longtemps.

— Où est ma femme ? demanda-t-il brusquement.

— Elle dort encore, répondis-je.

C’était l’instant critique. Mais ma voix lui était étrangère, et il n’y reconnut rien de familier. Le repas continua. Je parlais beaucoup, et avec exaltation, comme aurait pu faire l’admiratrice d’un héros, et il était manifeste que mon héros, c’était lui. Mon admiration enthousiaste s’emporte rapidement au paroxysme, et avant qu’il puisse deviner mon intention, je lui jette les bras autour du cou et je l’embrasse sur les lèvres. Il m’écarte à bout de bras et promène de tous côtés des regards contrariés et perplexes… Les quatre hommes se mirent à rire aux éclats, et des explications s’en suivirent. Ernest resta d’abord sceptique. Il m’examinait minutieusement et paraissait à demi convaincu, puis il hochait la tête et ne voulait plus croire. C’est seulement quand, redevenant l’Avis Everhard de jadis, je lui murmurai à l’oreille des secrets connus exclusivement d’elle et de lui, qu’il finit par m’accepter pour sa vraie femme.

Plus tard dans la journée, il me prit dans ses bras, affectant un grand embarras et s’accusant d’émotions polygames.

— Tu es ma chère Avis, dit-il, mais aussi quelqu’un d’autre. Étant deux femmes en une, tu constitues mon harem. En tout cas, nous sommes en sûreté pour le moment. Mais si jamais les États-Unis deviennent trop chauds pour nous je serai qualifié pour devenir citoyen en Turquie[1].

Je connus alors le parfait bonheur dans notre refuge. Nous consacrions de longues heures à des travaux sérieux, mais nous travaillions ensemble. Nous appartenions l’un à l’autre pour une période prolongée, et le temps nous paraissait précieux. Nous ne nous sentions pas isolés, car des camarades venaient et s’en allaient, apportant les échos souterrains d’un monde d’intrigues révolutionnaires et le récit des luttes engagées sur tout le front de bataille. La gaîté ne nous faisait pas défaut au milieu de ces sombres conspirations. Nous endurions beaucoup de labeur et de souffrances, mais les vides de nos rangs étaient aussitôt comblés et nous allions toujours de l’avant, et parmi les coups et les contrecoups de la vie et de la mort nous trouvions le temps de rire et d’aimer. Il y avait parmi nous des artistes, des savants et des étudiants, des musiciens et des poètes ; dans ce terrier florissait une culture plus noble et plus raffinée que dans palais ou cités merveilleuses des oligarques. D’ailleurs, beaucoup de nos camarades s’employaient précisément à embellir ces palais et cités de rêve[2].

Nous n’étions pas non plus confinés dans notre refuge. Souvent, la nuit, pour prendre de l’exercice, nous parcourions la montagne à cheval, et nous nous servions pour cela des montures de Wickson. S’il savait combien de révolutionnaires ses bêtes ont transportés ! Nous organisions même des pique-niques dans des coins isolés que nous connaissions, où, arrivés avant l’aurore, nous restions tout le jour, pour ne repartir qu’à la tombée de la nuit. Nous nous servions aussi de la crème et du beurre de Wickson[3] ; et Ernest ne se faisait aucun scrupule d’abattre ses cailles et ses lapins, ou même, à l’occasion, quelque jeune daim.

En vérité, c’était un refuge de tout repos. Je crois avoir dit cependant qu’il fut découvert une fois, et cela m’amène à éclaircir le mystère de la disparition du jeune Wickson. Maintenant qu’il est mort, je puis parler librement. Il y avait au fond de notre grand trou un coin invisible d’en haut, où le soleil donnait pendant plusieurs heures. Nous y avions transporté quelques charges de sable de rivière, de sorte qu’il y faisait sec et chaud, et qu’on aimait à s’y rôtir au soleil. C’est là qu’un après-midi je m’étais à moitié assoupie, tenant en main un volume de Mendenhall[4]. Je me trouvais tellement à l’aise et en sécurité que même son lyrisme enflammé ne réussissait pas à m’émouvoir.

Je fus rappelé à mes sens par une motte de terre tombant à mes pieds. Puis j’entendis là-haut le bruit d’une dégringolade, et l’instant d’après, un jeune homme, après une dernière glissade sur la paroi effritée, atterrit devant moi. C’était Philip Wickson, que je ne connaissais pas alors. Il me regarda tranquillement et siffla doucement de surprise.

— Par exemple ! — s’écria-t-il ; et presque aussitôt, se découvrant, il ajouta : — Je vous demande pardon. Je ne m’attendais pas à trouver quelqu’un ici.

J’eus moins de sang-froid que lui. J’étais encore novice quant à la conduite à tenir dans les circonstances graves. Plus tard, lorsque je devins une espionne internationale, j’aurais été moins embarrassée, j’en suis sûre. En l’occurrence, je me levai d’un bond et lançai l’appel de danger.

— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda-t-il en me regardant d’un air curieux. Pourquoi criez-vous ?

Il était évident qu’il n’avait eu aucun soupçon de notre présence en opérant sa descente ; je le constatai avec un réel soulagement.

— Pourquoi croyez-vous que j’ai crié ? répliquai-je. J’étais décidément maladroite en ce temps-là.

— Je n’en sais rien, répondit-il en hochant la tête, à moins que vous n’ayez des amis par là. En tout cas, ceci demande des explications. Il y a quelque chose de louche. Vous empiétez sur une propriété privée. Ce terrain appartient à mon père, et…

Mais à ce moment Biedenbach, toujours poli et doux, lui dit de derrière à voix basse :

— Haut les mains, mon jeune monsieur.

Le jeune Wickson leva d’abord les mains, puis se retourna pour voir en face Biedenbach, qui dirigeait vers lui un pistolet automatique de 30.30. Wickson était imperturbable.

— Oh, oh ! remarqua-t-il, — un nid de révolutionnaires, un vrai guêpier, même, ce me semble ! Eh bien, vous ne demeurerez pas longtemps ici, je puis vous l’assurer.

— Peut-être y demeurerez-vous vous-même assez longtemps pour changer d’avis, — répondit tranquillement Biendenbach. En attendant, je dois vous prier de venir à l’intérieur avec moi.

— À l’intérieur ? — Le jeune homme était abasourdi. Vous avez donc une catacombe ici ? J’ai entendu parler de choses de ce genre.

— Entrez et vous verrez, répondit Biedenbach de son ton le plus exquis.

— Mais c’est illégal, protesta l’autre.

— Oui, d’après votre loi, — répondit le terroriste d’une façon significative. Mais suivant notre loi à nous, croyez-moi, c’est parfaitement permis. Il faut bien vous mettre dans la tête que vous êtes entré dans un monde tout différent du monde d’oppression et de brutalité où vous avez vécu.

— C’est matière à discussion, murmura Wickson.

— Eh bien ! restez avec nous pour discuter la chose.

Le jeune homme se mit à rire et suivit son ravisseur dans la maison. Il fut conduit dans la chambre la plus enfoncée sous terre, et un des camarades fut préposé à sa garde, tandis que nous débattions la situation dans la cuisine.

Biedenbach, les larmes aux yeux, était d’avis que nous devions le tuer, et parut tout soulagé quand la majorité eut voté contre son horrible proposition. D’autre part, nous ne pouvions songer à laisser partir le jeune oligarque.

— Gardons-le et faisons son éducation.

— Il y a moyen de tout arranger, déclara Ernest.

— Dans ce cas, je demande le privilège de l’éclairer sur la jurisprudence, cria Biedenbach.

Tout le monde se rallia en riant à cette proposition. Nous garderions donc Philip Wickson prisonnier et nous lui enseignerions notre morale et notre sociologie. Mais, en attendant, il y avait quelque chose à faire : il fallait effacer toutes les traces du jeune oligarque, en commençant par celles qu’il avait laissées sur la pente friable du trou. Ce soin échut à Biedenbach, qui, suspendu d’en haut par une corde, travailla adroitement tout le reste du jour et fit disparaître jusqu’au moindre signe. On effaça de même toutes les marques depuis le bord du trou en remontant le canyon. Puis, au crépuscule, arriva John Carlson, qui demanda les souliers du jeune Wickson.

Celui-ci ne voulait pas donner sa chaussure, et se montrait disposé à la défendre en combat singulier… Mais Ernest lui fit sentir le poids d’une main de forgeron. Plus tard, Carlson devait se plaindre des nombreuses ampoules et écorchures que lui avait values l’étroitesse des souliers ; il s’en était servi pour une adroite besogne. Partant du point où l’on avait cessé d’effacer les traces du jeune homme, Carlson, après avoir chaussé les souliers en question, se dirigea vers la gauche. Il marcha pendant plusieurs milles, contourna des monticules, franchit des crêtes, suivit des canyons, et finalement noya la piste dans l’eau courante d’un ruisseau. Là, il se déchaussa, parcourut encore le lit du ruisseau sur une certaine distance, puis remit ses propres chaussures. Une semaine après, le jeune Wickson rentra en possession des siennes.

Cette nuit-là, la meute de chasse fut lâchée, et l’on ne dormit guère dans le refuge. Plusieurs fois, pendant la journée du lendemain, les chiens descendirent le canyon en donnant de la voix, mais se lancèrent à gauche sur la fausse piste que Carlson avait préparée pour eux, et leurs abois se perdirent au loin dans les gorges de la montagne. Pendant tout ce temps, nos hommes attendaient dans le refuge, les armes à la main ; ils avaient des revolvers automatiques et des fusils, sans parler d’une demi-douzaine de machines infernales fabriquées par Biedenbach. On peut imaginer la surprise des chercheurs, s’ils s’étaient aventurés dans notre cachette.

J’ai maintenant révélé la vérité sur la disparition de Philip Wickson, jadis oligarque, et, plus tard, serviteur fidèle de la Révolution. Car nous finîmes par le convertir. Son esprit était neuf et plastique, et la Nature l’avait doué d’une saine moralité. Plusieurs mois après, nous lui fîmes franchir la Sonoma sur un des chevaux de son père, jusqu’au Petaluma Creek, où il s’embarqua sur une petite chaloupe de pêche. Par étapes faciles, grâce à notre chemin de fer occulte, nous l’envoyâmes au refuge de Carmel.

Il y demeura huit mois, au bout desquels il ne voulait plus nous quitter, pour deux raisons. La première est qu’il était tombé amoureux d’Anna Roylston, et la seconde, qu’il était devenu l’un des nôtres. Ce ne fut qu’après s’être bien convaincu de l’inutilité de son amour qu’il se soumit à nos désirs et consentit à retourner chez son père. Bien qu’il ait joué jusqu’à sa mort le rôle d’oligarque, il fut en réalité l’un de nos agents les plus précieux. Mainte et mainte fois, le Talon de Fer fut confondu par l’insuccès de ses plans et de ses opérations contre nous. S’il avait su le nombre de ses membres qui travaillaient pour notre compte, il se serait expliqué ces échecs. Le jeune Wickson ne fléchit jamais dans sa loyauté à la Cause[5]. Sa mort même fut déterminée par cette fidélité au devoir. Pendant la grande tempête de 1927, c’est en assistant à une réunion de nos chefs qu’il contracta la pneumonie dont il mourut.


  1. À cette époque la polygamie était encore pratiquée en Turquie.
  2. Ce n’est pas une vantardise de la part d’Avis Everhard. La fine fleur du monde artistique et intellectuel était composée de révolutionnaires. À l’exception d’un petit nombre de musiciens et de chanteurs et de quelques oligarques, tous les grands créateurs de l’époque, tous ceux dont les noms sont parvenus jusqu’à nous, appartenaient à la Révolution.
  3. Même à cette époque, la crème et le beurre s’extrayaient encore du lait de vache par des procédés grossiers. On n’avait pas commencé à préparer les aliments dans les laboratoires.
  4. Dans les documents littéraires datant de cette époque, il est constamment question des poèmes de Rudolph Mendenhall. Ses camarades l’avaient surnommé « La Flamme ». C’était incontestablement un grand génie ; cependant, à part quelques fragments fantastiques et obsédants de ses poésies, cités par d’autres auteurs, il ne nous est rien parvenu de ses œuvres. Il fut exécuté par le Talon de Fer en 1928.
  5. Le cas de ce jeune homme n’était pas extraordinaire. Beaucoup d’enfants de l’oligarchie, moralement ou romanesquement, dévouèrent leur vie à l’idéal révolutionnaire, soit qu’ils fussent poussés par un sentiment d’honnêteté, soit que leur imagination ait été séduite par l’aspect glorieux de la Révolution. Antérieurement, de nombreux fils de la noblesse russe avaient joué un rôle analogue dans la révolution prolongée de leur pays.