Le Taureau blanc/Chapitre V

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Le Taureau blanc
Le Taureau blancGarniertome 21 (p. 497-501).
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CHAPITRE V.
COMMENT LE SAGE MAMBRÈS SE CONDUISIT SAGEMENT.


Le divin Mambrès ayant dit à la princesse tout ce qu’il fallait pour la consoler, et ne l’ayant point consolée, courut aussitôt à la vieille : « Ma camarade, lui dit-il, notre métier est beau, mais il est bien dangereux ; vous courez risque d’être pendue, et votre bœuf d’être brûlé, ou noyé, ou mangé. Je ne sais pas ce qu’on fera de vos autres bêtes, car, tout prophète que je suis, je sais bien peu de choses ; mais cachez soigneusement le serpent et le poisson ; que l’un ne mette pas la tête hors de l’eau, et que l’autre ne sorte pas de son trou. Je placerai le bœuf dans une de mes écuries à la campagne ; vous y serez avec lui, puisque vous dites qu’il ne vous est pas permis de l’abandonner. Le bouc émissaire pourra dans l’occasion servir d’expiatoire ; nous l’enverrons dans le désert chargé des péchés de la troupe ; il est accoutumé à cette cérémonie, qui ne lui fait aucun mal, et l’on sait que tout s’expie avec un bouc qui se promène. Je vous prie seulement de me prêter tout à l’heure le chien de Tobie, qui est un lévrier fort agile, l’ânesse de Balaam, qui court mieux qu’un dromadaire, le corbeau et le pigeon de l’arche, qui volent très-rapidement. Je veux les envoyer en ambassade à Memphis pour une affaire de la dernière conséquence. »

La vieille repartit au mage : « Seigneur, vous pouvez disposer à votre gré du chien de Tobie, de l’ânesse de Balaam, du corbeau et du pigeon de l’arche, et du bouc émissaire ; mais mon bœuf ne peut coucher dans une écurie. Il est dit qu’il doit être attaché à une chaîne d’acier, « être toujours mouillé de la rosée, et brouter l’herbe sur la terre[1], et que sa portion sera avec les bêtes sauvages ». Il m’est confié, je dois obéir. Que penseraient de moi Daniel, Ézéchiel et Jérémie, si je confiais mon bœuf à d’autres qu’à moi-même ? Je vois que vous savez le secret de cet étrange animal : je n’ai pas à me reprocher de vous l’avoir révélé. Je vais le conduire loin de cette terre impure, vers le lac Sirbon, loin des cruautés du roi de Tanis. Mon poisson et mon serpent me défendront : je ne crains personne quand je sers mon maître. »

Le sage Mambrès repartit ainsi : « Ma bonne, la volonté de Dieu soit faite ! Pourvu que je retrouve notre taureau blanc, il ne m’importe ni du lac de Sirbon, ni du lac de Mœris, ni du lac de Sodome ; je ne veux que lui faire du bien, et à vous aussi. Mais pourquoi m’avez-vous parlé de Daniel, d’Ezéchiel et de Jérémie ?

— Ah ! seigneur, reprit la vieille, vous savez aussi bien que moi l’intérêt qu’ils ont eu dans cette grande affaire : mais je n’ai point de temps à perdre ; je ne veux point être pendue ; je ne veux point que mon taureau soit brûlé, ou noyé, ou mangé. Je m’en vais auprès du lac de Sirbon par Canope, avec mon serpent et mon poisson. Adieu ! »

Le taureau la suivit tout pensif, après avoir témoigné au bienfaisant Mambrès la reconnaissance qu’il lui devait.

Le sage Mambrès était dans une cruelle inquiétude. Il voyait bien qu’Amasis, roi de Tanis, désespéré de la folle passion de sa fille pour cet animal, et la croyant ensorcelée, ferait poursuivre partout le malheureux taureau, et qu’il serait infailliblement brûlé, en qualité de sorcier, dans la place publique de Tanis, ou livré au poisson de Jonas, ou rôti, ou servi sur table. Il voulait à quelque prix que ce fût, épargner ce désagrément à la princesse.

Il écrivit une lettre au grand prêtre de Memphis, son ami, en caractères sacrés, sur du papier d’Égypte qui n’était pas encore en usage. Voici les propres mots de sa lettre :

« Lumière du monde, lieutenant d’Isis, d’Osiris et d’Horus, chef des circoncis, vous dont l’autel est élevé, comme de raison, au-dessus de tous les trônes ; j’apprends que votre dieu le bœuf Apis est mort. J’en ai un autre à votre service. Venez vite avec vos prêtres le reconnaître, l’adorer, et le conduire dans l’écurie de votre temple. Qu’Isis, Osiris et Horus, vous aient en leur sainte et digne garde ; et vous, messieurs les prêtres de Memphis, en leur sainte garde !

« Votre affectionné ami,
« Mambrès. »

Il fit quatre duplicata de cette lettre, de crainte d’accident, et les enferma dans des étuis de bois d’ébène le plus dur. Puis, appelant à lui quatre courriers qu’il destinait à ce message (c’étaient l’ânesse, le chien, le corbeau et le pigeon), il dit à l’ânesse : « Je sais avec quelle fidélité vous avez servi Balaam, mon confrère ; servez-moi de même. Il n’y a point d’onocrotale qui vous égale à la course ; allez, ma chère amie, rendez ma lettre en main propre, et revenez. » L’ânesse lui répondit : « Comme j’ai servi Balaam, je servirai monseigneur ; j’irai et je reviendrai. » Le sage lui mit le bâton d’ébène dans la bouche, et elle partit comme un trait.

Puis il fit venir le chien de Tobie, et lui dit : « Chien fidèle, et plus prompt à la course qu’Achille aux pieds légers, je sais ce que vous avez fait pour Tobie, fils de Tobie, lorsque vous et l’ange Raphaël vous l’accompagnâtes de Ninive à Ragès en Médie, et de Ragès à Ninive, et qu’il rapporta à son père dix talents[2] que l’esclave Tobie père avait prêtés à l’esclave Gabelus ; car ces esclaves étaient fort riches. Portez à son adresse cette lettre, qui est plus précieuse que dix talents d’argent. » Le chien lui répondit : « Seigneur, si j’ai suivi autrefois le messager Raphaël, je puis tout aussi bien faire votre commission. » Mambrès lui mit la lettre dans la gueule. Il en dit autant à la colombe ; elle lui répondit : « Seigneur, si j’ai rapporté un rameau dans l’arche, je vous apporterai de même votre réponse. » Elle prit la lettre dans son bec. On les perdit tous trois de vue en un instant.

Puis il dit au corbeau : « Je sais que vous avez nourri le grand prophète Élie[3], lorsqu’il était caché auprès du torrent Carith, si fameux dans toute la terre. Vous lui apportiez tous les jours de bon pain et des poulardes grasses ; je ne vous demande que de porter cette lettre à Memphis. »

Le corbeau répondit en ces mots : « Il est vrai, seigneur, que je portais tous les jours à dîner au grand prophète Élie le Thesbite, que j’ai vu monter dans l’atmosphère sur un char de feu traîné par quatre chevaux de feu, quoique ce ne soit pas la coutume ; mais je prenais toujours la moitié du dîner pour moi. Je veux bien porter votre lettre, pourvu que vous m’assuriez de deux bons repas chaque jour, et que je sois payé d’avance en argent comptant pour ma commission. »

Mambrès, en colère, dit à cet animal : « Gourmand et malin, je ne suis pas étonné qu’Apollon, de blanc que tu étais comme un cygne, t’ait rendu noir comme une taupe, lorsque dans les plaines de Thessalie tu trahis la belle Coronis, malheureuse mère d’Esculape. Eh ! dis-moi donc, mangeais-tu tous les jours des aloyaux et des poulardes quand tu fus dix mois dans l’arche ?

— Monsieur, nous y faisions très-bonne chère, repartit le corbeau. On servait du rôti deux fois par jour à tous les volatiles de mon espèce, qui ne vivent que de chair, comme à vautours, milans, aigles, buses, éperviers, ducs, émouchets, faucons, hiboux, et à la foule innombrable des oiseaux de proie. On garnissait avec une profusion bien plus grande les tables des lions, des léopards, des tigres, des panthères, des onces, des hyènes, des loups, des ours, des renards, des fouines, et de tous les quadrupèdes carnivores. Il y avait dans l’arche huit personnes de marque, et les seules qui fussent alors au monde, continuellement occupées du soin de notre table et de notre garde-robe, savoir : Noé et sa femme, qui n’avaient guère plus de six cents ans, leurs trois fils et leurs trois épouses. C’était un plaisir de voir avec quel soin, quelle propreté nos huit domestiques servaient plus de quatre mille convives du plus grand appétit, sans compter les peines prodigieuses qu’exigeaient dix à douze mille autres personnes, depuis l’éléphant et la girafe jusqu’aux vers à soie et aux mouches. Tout ce qui m’étonne, c’est que notre pourvoyeur Noé soit inconnu à toutes les nations, dont il est la tige ; mais je ne m’en soucie guère. Je m’étais déjà trouvé à une pareille fête[4] chez le roi de Thrace Xissutre. Ces choses-là arrivent de temps en temps pour l’instruction des corbeaux. En un mot, je veux faire bonne chère, et être très-bien payé en argent comptant. »

Le sage Mambrès se garda bien de donner sa lettre à une bête si difficile et si bavarde. Ils se séparèrent fort mécontents l’un de l’autre.

Il fallait cependant savoir ce que deviendrait le beau taureau, et ne pas perdre la piste de la vieille et du serpent. Mambrès ordonna à des domestiques intelligents et affidés de les suivre ; et, pour lui, il s’avança en litière sur le bord du Nil, toujours faisant des réflexions.

« Comment se peut-il, disait-il en lui-même, que ce serpent soit le maître de presque toute la terre, comme il s’en vante, et comme tant de doctes l’avouent, et que cependant il obéisse à une vieille ? Comment est-il quelquefois appelé au conseil de là-haut, tandis qu’il rampe sur la terre ? Pourquoi entre-t-il tous les jours dans le corps des gens par sa seule vertu, et que tant de sages prétendent l’en déloger avec des paroles ? Enfin comment passe-t-il chez un petit peuple du voisinage pour avoir perdu le genre humain, et comment le genre humain n’en sait-il rien ? Je suis bien vieux, j’ai étudié toute ma vie : mais je vois là une foule d’incompatibilités que je ne puis concilier. Je ne saurais expliquer ce qui m’est arrivé à moi-même, ni les grandes choses que j’ai faites autrefois, ni celles dont j’ai été témoin. Tout bien pesé, je commence à soupçonner que ce monde-ci subsiste de contradictions : Rerum concordia discors ; comme disait autrefois mon maître Zoroastre en sa langue[5]. »

Tandis qu’il était plongé dans cette métaphysique obscure, comme l’est toute métaphysique, un batelier, en chantant une chanson à boire, amarra un petit bateau près de la rive. On en vit sortir trois graves personnages à demi vêtus de lambeaux crasseux et déchirés, mais conservant sous ces livrées de la pauvreté l’air le plus majestueux et le plus auguste. C’étaient Daniel, Ézéchiel, et Jérémie.


  1. Daniel, chapitre v. (Note de Voltaire.)
  2. Vingt mille écus argent de France, au cours de ce jour. (Note de Voltaire.)
  3. Troisième livre des Rois, chapitre xvii. (Id.)
  4. Bérose, auteur chaldéen, rapporte en effet que la même aventure advint au roi de Thrace Xissutre : elle était même encore plus merveilleuse, car son arche avait cinq stades de long sur deux de large. Il s’est élevé une grande dispute entre les savants pour démêler lequel est le plus ancien du roi Xissutre ou de Noé. (Note de Voltaire.)
  5. Horace, I, épitre xii, vers 19.