Le Temple de Gnide (édition Laboulaye)

La bibliothèque libre.
Le Temple de Gnide
Tome deuxième : Le Temple de Gnide, Grandeur et Décadence des Romains, etc.
Œuvres complètes. Tome 2.
Texte établi par Édouard Laboulaye, Garnier.


ŒUVRES COMPLÈTES
DE
MONTESQUIEU


AVEC
LES VARIANTES DES PREMIÈRES ÉDITIONS
UN CHOIX DES MEILLEURS COMMENTAIRES
ET DES NOTES NOUVELLES


PAR
ÉDOUARD LABOULAYE
DE L'INSTITUT
____



TOME DEUXIÈME
LE TEMPLE DE GNIDE — GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS, ETC.


PARIS
GARNIER FRÈRES. LIBRAIRES- ÉDITEURS
6, RUE DES SAINTS-PÈRES
____
1876






LE


TEMPLE DE GNIDE


1725




PRÉFACE DE L’ÉDITEUR
____________


Dans ses curieux Mémoires, l'avocat Marais écrit ce qui suit, à la date du 10 avril 1725 :

Temple de Gnide, 82 pages. — Temple de Gnide, petit livret à demi grec, où les allusions couvrent des obscénités à demi nues. Imprimé avec approbation et privilège. Il a paru pendant la semaine sainte, et il (on) en a été scandalisé. On l'attribue au président de Montesquieu, auteur des Lettres persanes, (Il a été depuis de l’Académie françoise[1].)

Le 5 avril, Marais avait déjà annoncé cette nouvelle à son bon ami, le président Bouhier.

« On débite un petit ouvrage de 82 pages in-12, avec approbation et privilège, qui a pour titre le Temple de Gnide, qu’on veut faire croire traduit du grec, et trouvé dans la bibliothèque d'un évêque grec ; mais cela sort de la tête de quelque libertin, qui a voulu envelopper des ordures sous des allégories, et qui n'y a pas mal réussi, s’il n’avoit pas voulu avoir trop d'esprit, et affecter d’autres fois une simplicité qui le fait tomber dans des pensées grossières. Si ce manuscrit s'étoit trouvé dans la bibliothèque de Ninon, Je n’en serois pas étonné ; mais je le suis de voir, au milieu de Paris et de la semaine sainte, un pareil ouvrage approuvé. L’addition de la fin[2], où l'Amour fait revenir ses ailes sur le sein de Vénus, n’est pas mal friponne ; et les femmes disent qu’elles veulent apprendre le grec, puisqu’on y trouve de si jolies cures[3]. »

Marais, admirateur de La Fontaine et de Bayle, Marais, grand dénicheur de scandales, a-t-il été aussi choqué du Temple de Gnide qu'il veut bien le dire ? J’ai quelque peine à le croire, mais j’avoue qu’il fallait toute la liberté du XVIIIe siècle pour qu’un magistrat écrivît ce poème érotique, et le fît paraître avec approbation et privilège du Roi. Il est vrai que l’œuvre ne portait pas de nom ; mais l’auteur se laissait aisément deviner. Au dernier siècle, l’anonyme n’était qu’une coquetterie de plus.

Quel motif poussa Montesquieu à faire un roman, dont le mérite, dit-il, ne peut être reconnu que par des têtes bien frisées et bien poudrées ? Est-ce une erreur de jeunesse ? Non ; en 1725 il entrait dans sa trente-sixième année. Si l’on en croyait une note de l’abbé de Guasco[4], Montesquieu lui aurait dit que « c’étoit une idée à laquelle Mlle de Clermont, princesse du sang, qu’il avoit l’honneur de fréquenter, avoit donné occasion, sans autre but que de faire une peinture poétique de la volupté [5].» A ce compte, la maligne Mme Du Deffand avait doublement raison quand elle appelait ce petit poème l' apocalypse de la galanterie. Mais aujourd’hui on est moins crédule que l’excellent abbé de Guasco ; on se demande si Montesquieu lui a tout dit quand, en 1762, à dix-sept ans de distance, il lui a confié le secret du Temple de Gnide. Une phrase de Montesquieu, conservée dans ses Pensées : « A l’âge de trente-cinq ans j’aimois encore ; » le respect avec lequel le chantre de Gnide parle de Thémire, ces allégories qui ont l’air d’allusions perpétuelles, tout fait soupçonner un mystère qu’on laisse le soin d’éclaircir à ces curieux sans pitié, pour qui un livre est toujours une confession.

L’ouvrage fut accueilli avec faveur. Je ne dirai point avec d’Alembert que « M. de Montesquieu, après avoir été, dans les Lettres persanes, Horace, Théophraste et Lucien, fut Ovide et Anacréon dans le Temple de Gnide[6]. » De pareils éloges sont ridicules ; mais je ne partage pas la mauvaise humeur de Sainte-Beuve, qui déclare que le Temple de Gnide est une erreur de goût et une méprise de talent. Il y trouve de la roideur et point de grâce. C’est trop de sévérité. Assurément ce petit poème ne tient pas une grande place dans notre littérature. Si Montesquieu ne l’avait pas publié, sa gloire n’en serait point amoindrie ; mais peut-être aurions-nous une vue moins nette de cet esprit original.

Pour juger un livre, il faut se mettre au point de vue de l’auteur et en devenir en quelque sorte le contemporain. Montesquieu est amoureux de la Grèce et de Rome, mais cette antiquité qui l’enchante, il ne la voit qu’au travers des traductions et des imitations, « L’ouvrage divin de ce siècle, Télémaque, dans lequel Homère semble respirer, est une preuve sans réplique de l’excellence de cet ancien poète. Pope seul a senti la grandeur d’Homère[7]. »

Quand on prend Télémaque pour un ouvrage divin, et Pope pour un fidèle traducteur d’Homère, quand on s’abreuve au ruisseau au lieu de remonter à la source, il est naturel d’imiter ce qu’on admire. Le Temple de Gnide est la copie d’une copie ; la belle nymphe Eucharis est le modèle de Thémire, la charmante bergère ; mais il faut avouer que Montesquieu, qui a heureusement imité Télémaque dans l’épisode des Troglodytes, n’est ici qu’un écho bien affaibli. Nourri de la plus pure antiquité, Fénelon, dans sa prose ondoyante, nous rend quelque chose de la grâce et de la simplicité d’Homère ; il n’en est pas de même du langage saccadé, des phrases concises, des expressions abstraites de Montesquieu. Quand il nous dit : « La jalousie est une passion qu’on peut avoir, mais qu’on doit taire. — Le cœur fixe toujours lui-même le moment où il doit se rendre ; mais c’est une profanation de se rendre sans aimer. — A Sybaris les femmes se livrent au lieu de se rendre… les faveurs n’y ont que leur réalité propre ; » est-ce Homère, est-ce même Fénelon qu’on entend ? Non, c’est un La Rochefoucauld. Rien n’est moins antique que l’analyse et l’ironie.

Cette critique faite, il faut reconnaître que le Temple de Gnide offre un intérêt particulier. Il marque dans notre histoire littéraire l’introduction de ce qu’on appelle le genre Pompadour ou le rococo. Bien avant Montesquieu, il y a eu des bergeries poétiques en prose ou en vers. Le Pastor fido, l’Aminia, la Galatée, la Diana enamorada n’ont pas seulement charmé l’Italie et l'Espagne, elles ont donné le ton à toute l’Europe ; Shakespeare s’en est inspiré. Aujourd’hui on poursuit la réalité, on n’admire que des bergères aussi crottées que leurs moutons ; il est tout simple qu’on trouve insipides et fanées ces peintures d’un autre temps. Mais pour qui voit dans l’art une façon d’exprimer l’idéal et de donner un corps aux rêves de l’imagination, cette littérature de convention ne manque pas d’un certain attrait. Elle est sans doute bien inférieure à ce sentiment de la nature qui fait d’Homère et de Dante des poètes immortels ; mais il ne faut pas lui refuser tout mérite, ni croire que nos aïeux aient été des gens sans goût parce qu’ils aimaient un genre de poésie que nous ne comprenons plus. Au XVIe siècle, la pastorale les reposait du bruit des armes ; elle leur donnait l’oubli de la dure réalité au milieu de laquelle ils vivaient. Au XVIIIe siècle, l’idylle s’est affadie ; la poésie ressemble à l’art qui n’aime plus que des contours arrondis et des formes amollies ; il est bon de la blâmer, mais on n’en peut méconnaître ni l’élégance, ni la recherche. C’est la littérature d’une société délicate, corrompue, sans énergie, mais avec tous ses défauts cette littérature a un charme étrange, et comme un parfum d’autant plus dangereux qu’il est plus raffiné.

Les critiques du temps, qui avaient peu de goût pour les poèmes en prose, se plaignaient que le Temple de Guide ne fût point en vers. D’Alembert, qui s’entend en poésie, comme un géomètre qu’il est, s’indigne de ce reproche :

« Le style poétique, si on entend comme on le doit par ce mot un style plein de chaleur et d’images, n'a pas besoin, pour être agréable, de la marche uniforme et cadencée de la versification ; mais si on ne fait consister ce style que dans une diction chargée d’épithètes oisives, dans les peintures froides et triviales des ailes et du carquois de l’Amour, et de semblables objets, la versification n’ajoutera presque aucun mérite à ces ornements usés : on y cherchera toujours en vain l’âme et la vie[8]. »

N’en déplaise à d’Alembert, les critiques avaient raison. Pour faire accepter ces bergers galants, ces nymphes bocagères, ces dieux, ces déesses qui n’ont jamais vécu que dans la fantaisie du poète, il faut une autre langue que celle de la politique et du commerce ; il faut ces paroles ailées qui, en nous élevant au-dessus de la terre, nous transportent dans ces mondes imaginaires où on oublie à plaisir les misères, les ennuis, les petitesses de la vie. Un poème en prose sera toujours une œuvre bâtarde ; l’imagination a son royaume et son langage qui n’ont rien à faire avec la réalité ; son royaume, c’est l’infini ; son langage, la poésie.

Le Temple de Gnide a tenté plus d’un poète. Du vivant même de l’auteur, un Anglais, le docteur Clansy, en traduisit le premier chant en vers latins. L’abbé Venuti, vicaire général de l’abbaye de Clérac, grand ami du président et grand versificateur, en fit une traduction italienne vers 1750[9]. Plus tard, en 1768, un M. Vespasiano en donna une nouvelle version italienne, qui fut publiée à Paris, chez Prault, l’éditeur de Montesquieu. Enfin, suivant une note de M. Ravenel[10], la bibliothèque de la ville de Paris possédait une traduction en vers italiens du même ouvrage, manuscrit autographe du traducteur Marc-Antoine Gardinali. La mollesse de la langue italienne convenait mieux à un sujet pareil que le style de Montesquieu, style précis jusqu’à la sécheresse, même quand l’auteur plaisante ou sourit.

En France, deux poètes de la fin du XVIIIe siècle, Léonard et Colardeau, entreprirent presque en même temps de mettre en vers le Temple de Gnide. Ce n’est pas une médiocre preuve de la faveur qu’avait conservée cette œuvre légère. Il y avait cinquante ans qu’on avait publié la première édition du poème et il n’avait rien perdu de sa popularité. Ceci me ramène à ce que j’ai dit plus haut. Pour se plaire aux imitations de Léonard et de Colardeau, il fallait que nos pères trouvassent dans l’original et dans la copie le sentiment de l’antiquité, telle qu’on la comprenait alors, et telle que nous la représentent les héros de théâtre dans leur costume, qui n’est ni grec ni romain, mais qui par cela même est bien du XVIIIe siècle. Aujourd’hui, nous nous croyons plus habiles en donnant à Phèdre ou à Zaïre le costume du temps où vivait l’héroïne ; nous n’avons pas l’air de nous douter que le personnage ainsi affublé n’est ni celui de Racine ni celui de Voltaire, et que par amour de la couleur locale nous créons un contraste insupportable entre le langage et l’habit.

Les deux imitations de Léonard et de Colardeau n’ont pas été faites dans le même esprit. Léonard a retranché une partie des descriptions et des épisodes, mais dans ce qu’il a conservé il s’est tenu très-près de l’auteur et le traduit souvent de façon heureuse. Il a choisi les mètres les plus variés pour rendre toute la diversité de l’original, et ses rimes alternées ne manquent pas de grâce. Léonard, aujourd’hui fort oublié, fait comprendre comment André Chénier et Alfred de Musset lui-même se rattachent au dernier siècle. Aussi avons-nous cru bien faire en réimprimant cette traduction, qui n’est pas indigne de l’original.

Colardeau, plus célèbre en son temps que Léonard, a étendu et paraphrasé Montesquieu. Trop souvent il lui prête son esprit. Il a, en outre, choisi le grand vers alexandrin qui ajoute à la monotonie de la poésie descriptive. Colardeau tourne les vers presque aussi bien que Voltaire, son modèle[11], mais il y met une solennité qui fatigue. A vrai dire, il prend trop au sérieux ce badinage fait pour un cercle de femmes ; il n’entend pas malice aux délicatesses de l’auteur, et quand le poète nous montre Thémire résistant à son amour et s’écrie en finissant : « Elle m’embrassa ; je reçus ma grâce, hélas, sans espérance de devenir coupable, » Colardeau trouve plus simple de faire succomber la bergère et de terminer le poème par un chapitre d’histoire naturelle.

Pour montrer que le Temple de Gnide est tout au moins un poème en prose, d’Alembert dit dans son Éloge de Montesquieu : « Nous croyons que les peintures de cet ouvrage soutiendraient avec succès une des principales épreuves des descriptions poétiques, celle de les représenter sur la toile. » En ce point, il n’a pas tort. Les gravures d’Eisen, comme celles de Monnet, qui accompagnent l’imitation de Colardeau, sont, bien plus que les vers, la traduction du poème. Ces nymphes demi-nues, aux cheveux retroussés et couronnés de roses, aux regards provocants, au sourire hardi, c’est Camille, c’est Thémire. Ce ne sont pas des bergères, n’en croyez point le poète, ce sont des princesses qui n’ont jamais aimé les champs que sous des lambris dorés. C’est comme un jeu d’esprit qu’il faut accepter le Temple de Guide ; c’est ainsi seulement qu’on peut le lire avec plaisir et curiosité.

Le Temple de Gnide, publié sans nom d’auteur, parut, nous l’avons dit, à Paris, avec privilège du roi, daté du 29 janvier 1725. Une seconde édition en fut donnée l’année suivante à la Haye. En 1738, un académicien, fort ignoré aujourd’hui. Paradis de Moncrif, eut l’idée singulière d’accoler un de ses romans au Temple de Gnide, Montesquieu y consentit, autant qu’on en peut juger par la lettre suivante :

    « A M. de Moncrif, de l’Académie françoise.

« J’oubliai d’avoir l’honnenr de vous dire, monsieur, que si le Sieur Prault, dans l’édition de ce petit roman[12], alloit mettre quelque chose qui, directement ou indirectement, pût faire penser que j’en suis l’auteur, il me désobligeroit beaucoup. Je suis, à l’égard des ouvrages qu’on m’a attribués, comme la Fontaine Martel[13] étoit pour les ridicules ; on me les donne, mais je ne les prends point. Mille excuses, monsieur, et faites-moi l’honneur de me croire, monsieur, plus que je ne saurais vous dire, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

    « Ce 26 avril 1788. »

Le livre parut sous la rubrique de Londres, 1738, et avec le signe de la sphère. Il est accompagné des Ames rivales, histoire fabuleuse ; misérable imitation d’un conte oriental, faite sans grâce et sans finesse. Moncrif a prouvé une fois de plus par cet exemple qu'il y a un abîme entre l'esprit de l'homme du monde et le talent de l'écrivain.

C’est en 1743 et sous la rubrique de Leyde que parut une édition revue, corrigée et augmentée, qui a servi de modèle aux réimpressions suivantes. Le texte du poème n’a pas été sensiblement modifié, mais le style en a été corrigé avec soin. En outre, l'auteur a établi la division en chants, qu'il avait proscrite dans les premières éditions, et il a complètement remanié la préface pour en faire un morceau digne des Lettres persanes. Ce travail, fait dans son âge mûr, nous montre que Montesquieu attachait une certaine importance au Temple de Gnide ; c’en est assez pour ne pas le négliger dans une édition complète des œuvres de l'auteur.


Novembre 1875.


PRÉFACE DU TRADUCTEUR


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Un ambassadeur de France à la Porte Ottomane, connu par son goût pour les lettres, ayant acheté plusieurs manuscrits grecs, il les porta en France. Quelques-uns de ces manuscrits m’étant tombés entre les mains, j’y ai trouvé l'ouvrage dont je donne ici la traduction.

Peu d’auteurs grecs[14] sont venus jusqu'à nous, soit qu'ils aient péri dans la ruine des bibliothèques, ou, par la négligence des familles qui les possédoient.

Nous recouvrons de temps en temps quelques pièces de ces trésors. On a trouvé des ouvrages jusque dans les tombeaux de leurs auteurs ; et, ce qui est à peu près la même chose, on a trouvé celui-ci parmi les livres d’un évêque grec[15].

On ne sait ni le nom de l’auteur, ni le temps auquel il a vécu. Tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il n’est pas antérieur à Sapho, puisqu’il en parle dans son ouvrage[16].

Quant à ma traduction, elle est fidèle. J’ai cru que les beautés qui n’étoient point dans mon auteur, n’étoient point des beautés ; et j’ai souvent quitté l’expression la moins vive, pour prendre celle qui rendoit mieux sa pensée[17].

J’ai été encouragé à cette traduction par le succès qu’a eu celle du Tasse. Celui qui l’a faite ne trouvera pas mauvais que je coure la même carrière que lui. Il s’y est distingué d’une manière à ne rien craindre de ceux même à qui il a donné le plus d’émulation[18].

Ce petit roman[19] est une espèce de tableau où l’on a peint avec choix les objets les plus agréables. Le public y a trouvé des idées riantes, une certaine magnificence dans les descriptions, et de la naïveté dans les sentiments.

Il y a trouvé un caractère original, qui a fait demander aux critiques quel en étoit le modèle : ce qui devient un grand éloge, lorsque l’ouvrage n’est pas méprisable d’ailleurs.

Quelques savants n’y ont point reconnu ce qu’ils appellent l’art. Il n’est point, disent-ils, selon les règles. Mais si l’ouvrage a plu, vous verrez que le cœur ne leur a pas dit toutes les règles.

Un homme qui se mêle de traduire, ne souffre point patiemment que l’on n’estime pas son auteur autant qu’il le fait ; et j’avoue que ces messieurs m’ont mis dans une furieuse colère : mais je les prie de laisser les jeunes gens juger d’un livre qui, en quelque langue qu’il ait été écrit, a certainement été fait pour eux. Je les prie de ne point les troubler dans leurs décisions. Il n’y a que des têtes bien frisées et bien poudrées qui connoissent tout le mérite du Temple de Gnide.

A l’égard du beau sexe, à qui je dois le peu de moments heureux que je puis compter dans ma vie, je souhaite de tout mon cœur que cet ouvrage puisse lui plaire. Je l’adore encore ; et, s’il n’est plus l’objet de mes occupations, il l’est de mes regrets.

Que si les gens graves désiroient de moi quelque ouvrage moins frivole, je suis en état de les satisfaire. Il y a trente ans que je travaille à un livre de douze pages, qui doit contenir tout ce que nous savons sur la métaphysique, la politique et la morale, et tout ce que de grands auteurs ont oublié dans les volumes qu’ils ont donnés sur ces sciences-là.


CHANT PREMIER.


…….. Non murmura vestra columbae, Brachia non hederae, non vincant oscula conchae.
    (Fragment d’un épithalame de l’empereur Gallien[20].)


Vénus préfère le séjour de Gnide à celui de Paphos et d’Amathonte. Elle ne descend point de l’Olympe sans venir parmi les Gnidiens. Elle a tellement accoutumé ce peuple heureux à sa vue, qu’il ne sent plus cette horreur sacrée qu’inspire la présence des dieux. Quelquefois elle se couvre d’un nuage, et on la reconnoît à l’odeur divine qui sort de ses cheveux parfumés d’ambroisie.

La ville est au milieu d’une contrée, sur laquelle les dieux ont versé leurs bienfaits à pleines mains:on y jouit d’un printemps éternel ; la terre, heureusement fertile, y prévient tous les souhaits ; les troupeaux y paissent sans nombre; les vents semblent n’y régner que pour répandre partout l’esprit des fleurs ; les oiseaux y chantent sans cesse ; vous diriez que les bois sont harmonieux ; les ruisseaux murmurent dans les plaines ; une chaleur douce fait tout éclore ; l’air ne s’y respire qu’avec la volupté.

Auprès de la ville, est le palais de Vénus ; Vulcain lui-même en a bâti les fondements ; il travailla pour son infidèle, quand il voulut lui faire oublier le cruel affront qu’il lui fit devant les dieux.

Il me seroit impossible de donner une idée des charmes de ce palais : il n’y a que les Grâces qui puissent décrire les choses qu’elles ont faites. L’or, l’azur, les rubis, les diamants, y brillent de toutes parts… Mais j’en peins les richesses, et non pas les beautés.

Les jardins en sont enchantés : Flore et Pomone en ont pris soin ; leurs nymphes les cultivent. Les fruits y renaissent sous la main qui les cueille ; les fleurs succèdent aux fruits. Quand Vénus s’y promène, entourée de ses Gnidiennes, vous diriez que, dans leurs jeux folâtres, elles vont détruire ces jardins délicieux : mais, par une vertu secrète, tout se répare en un instant.

Vénus aime à voir les danses naïves des filles de Gnide. Ses nymphes se confondent avec elles. La déesse prend part à leurs jeux ; elle se dépouille de sa majesté ; assise au milieu d’elles, elle voit régner dans leurs cœurs la joie et l’innocence.

On découvre de loin une grande prairie, toute parée de l’émail des fleurs. Le berger vient les cueillir avec sa bergère ; mais celle qu’elle a trouvée est toujours la plus belle, et il croit que Flore l’a faite exprès.

Le fleuve Céphée arrose cette prairie, et y fait mille détours. Il arrête les bergères fugitives : il faut qu’elles donnent le tendre baiser qu’elles avoient promis.

Lorsque les nymphes approchent de ses bords, il s’arrête ; et ses flots, qui fuyoient, trouvent des flots qui ne fuient plus. Mais, lorsqu’une d’elles se baigne, il est plus amoureux encore ; ses eaux tournent autour d’elle ; quelquefois il se soulève pour l’embrasser mieux ; il l’enlève, il fuit, il l’entraine. Ses compagnes timides commencent à pleurer : mais il la soutient sur ses flots ; et, charmé d’un fardeau si cher, il la promène sur sa plaine liquide ; enfin[21] désespéré de la quitter, il la porte lentement sur le rivage, et console ses compagnes.

A côté de la prairie, est un bois de myrtes dont les routes font mille détours. Les amants y viennent se conter leurs peines : l’Amour, qui les amuse, les conduit par des routes toujours plus secrètes.

Non loin de là est un bois antique et sacré, où le jour n’entre qu’à peine : des chênes, qui semblent immortels, portent au ciel une tête qui se dérobe aux yeux. On y sent une frayeur religieuse : vous diriez que c’étoit la demeure des dieux, lorsque les hommes n’étoient pas encore sortis de la terre.

Quand on a trouvé la lumière du jour, on monte une petite colline, sur laquelle est le temple de Vénus : l’univers n’a rien de plus saint ni de plus sacré que ce lieu.

Ce fut dans ce temple que Vénus vit pour la première fois Adonis : le poison coula au cœur de la déesse. Quoi ! dit-elle, j’aimerois un mortel ! Hélas ! je sens que je l’adore. Qu’on ne m’adresse plus de vœux : il n’y a plus à Gnide d’autre dieu qu’Adonis.

Ce fut dans ce lieu qu’elle appela les Amours, lorsque piquée d’un défi téméraire, elle les consulta[22]. Elle étoit en doute si elle s’exposeroit nue aux regards du berger troyen. Elle cacha sa ceinture sous ses cheveux ; ses nymphes la parfumèrent ; elle monta sur son char traîné par des cygnes, et arriva dans la Phrygie. Le berger balançoit entre Junon et Pallas ; il la vit, et ses regards errèrent et moururent : la pomme d’or tomba aux pieds de la déesse : il voulut parler, et son désordre décida.

Ce fut dans ce temple que la jeune Psyché vint avec sa mère, lorsque l’Amour, qui voloit autour des lambris dorés, fut surpris lui-même par un de ses regards. Il sentit tous les maux qu’il fait souffrir. C’est ainsi, dit-il, que je blesse ! Je ne puis soutenir mon arc ni mes flèches. Il tomba sur le sein de Psyché. Ah dit-il, je commence à sentir que je suis le dieu des plaisirs.

Lorsqu’on entre dans ce temple, on sent dans le cœur un charme secret qu’il est impossible d’exprimer : l’âme est saisie de ces ravissements que les dieux ne sentent eux-mêmes que lorsqu’ils sont dans la demeure céleste.

Tout ce que la nature a de riant est joint à tout ce que l’art a pu imaginer de plus noble, et de plus digne des dieux.

Une main, sans doute immortelle, l’a partout orné de peintures qui semblent respirer. On y voit la naissance de Vénus ; le ravissement des dieux qui la virent ; son embarras de se voir toute nue ; et cette pudeur qui est la première des grâces.

On y voit les amours de Mars et de la déesse. Le peintre a représenté le dieu sur son char, fier et même terrible : la Renommée vole autour de lui ; la Peur et la Mort marchent devant ses coursiers couverts d’écume ; il entre dans la mêlée, et une poussière épaisse commence à le dérober. D’un autre côté, on le voit couché languissamment sur un lit de roses ; il sourit à Vénus : vous ne le reconnoissez qu’à quelques traits divins qui restent encore. Les Plaisirs font des guirlandes dont ils lient les deux amants : leurs yeux semblent se confondre ; ils soupirent ; et, attentifs l’un à l’autre, ils ne regardent pas les Amours qui se jouent autour d’eux.

Il y a un appartement séparé, où le peintre a représenté les noces de Vénus et de Vulcain : toute la cour céleste y est assemblée. Le dieu paroit moins sombre, mais aussi pensif qu’à l’ordinaire. La déesse regarde d’un air froid la joie commune : elle lui donne négligemment une main, qui semble se dérober ; elle retire de dessus lui des regards qui portent à peine ; et se tourne du côté des Grâces.

Dans un autre tableau, on voit Junon qui fait la cérémonie du mariage. Vénus prend la coupe, pour jurer à Vulcain une fidélité éternelle : les dieux sourient ; et Vulcain l’écoute avec plaisir.

De l’autre côté, on voit le dieu impatient, qui entraîne sa divine épouse ; elle fait tant de résistance, que l’on croiroit que c’est la fille de Cérès que Pluton va ravir, si l’œil qui voit Vénus pouvoit jamais se tromper.

Plus loin de là, on le voit qui l’enlève, pour l’emporter sur le lit nuptial. Les dieux suivent en foule. La déesse se débat, et veut échapper des bras qui la tiennent. Sa robe fuit ses genoux, la toile vole : mais Vulcain répare ce beau désordre, plus attentif à la cacher, qu’ardent à la ravir.

Enfin, on le voit qui vient de la poser sur le lit que l’Hymen a préparé : il l’enferme dans les rideaux ; et il croit l’y tenir pour jamais. La troupe importune se retire : il est charmé de la voir s’éloigner. Les déesses jouent entre elles ; mais les dieux paroissent tristes ; et la tristesse de Mars a quelque chose d’aussi sombre que la noire jalousie.

Charmée de la magnificence de son temple, la déesse elle-même y a voulu établir son culte : elle en a réglé les cérémonies, institué les fêtes ; et elle y est, en même temps, la divinité et la prêtresse.

Le culte qu’on lui rend presque par toute la terre, est plutôt une profanation, qu’une religion. Elle a des temples où toutes les filles de la ville se prostituent en son honneur, et se font une dot des profits de leur dévotion. Elle en a[23] où chaque femme mariée va, une fois en sa vie, se donner à celui qui la choisit, et jette dans le sanctuaire l’argent qu’elle a reçu. Il y en a d’autres où les courtisanes de tous les pays, plus honorées que les matrones, vont porter leurs offrandes. Il y en a, enfin, où les hommes se font eunuques, et s’habillent en femmes, pour servir dans le sanctuaire ; consacrant à la déesse, et le sexe qu’ils n’ont plus, et celui qu’ils ne peuvent pas avoir.

Mais elle a voulu que le peuple de Gnide eût un culte plus pur, et lui rendît des honneurs plus dignes d’elle. Là, les sacrifices sont des soupirs, et les offrandes un cœur tendre. Chaque amant adresse ses vœux à sa maîtresse, et Vénus les reçoit pour elle.

Partout où se trouve la beauté, on l’adore comme Vénus même : car la beauté est aussi divine qu’elle.

Les cœurs amoureux viennent dans le temple ; ils vont embrasser les autels de la Fidélité et de la Constance.

Ceux qui sont accablés des rigueurs d’une cruelle, y viennent soupirer : ils sentent diminuer leurs tourments : ils trouvent dans leur cœur la flatteuse espérance[24].

La déesse, qui a promis de faire le bonheur des vrais amants, le mesure toujours à leurs peines.

La jalousie est une passion qu’on peut avoir, mais qu’on doit taire. On adore en secret les caprices de sa maîtresse, comme on adore les décrets des dieux, qui deviennent plus justes lorsqu’on ose s’en plaindre.

On met au rang des faveurs divines, le feu, les transports de l’amour, et la fureur même : car, moins on est maître de son cœur, plus il est à la déesse.

Ceux qui n’ont point donné leur cœur sont des profanes, qui ne peuvent pas entrer dans le temple : ils adressent de loin leurs vœux à la déesse, et lui demandent de les délivrer de cette liberté, qui n’est qu’une impuissance de former des désirs.

La déesse inspire aux filles de la modestie : cette qualité charmante donne un nouveau prix à tous les trésors qu’elle cache[25].

Mais jamais dans ces lieux fortunés, elles n’ont rougi d’une passion sincère, d’un sentiment naïf, d’un aveu tendre.

Le cœur fixe toujours lui-même le moment auquel il doit se rendre : mais c’est une profanation de se rendre sans aimer.

L’Amour est attentif à la félicité des Gnidiens : il choisit les traits dont il les blesse. Lorsqu’il voit une amante affligée, accablée des rigueurs d’un amant, il prend une flèche trempée dans les eaux du fleuve d’oubli. Quand il voit deux amants qui commencent à s’aimer, il tire sans cesse sur eux de nouveaux traits. Quand il en voit dont l’amour s’affoiblit, il le fait soudain renaître ou mourir : car il épargne toujours les derniers jours d’une passion languissante : on ne passe point par les dégoûts avant de cesser d’aimer ; mais de plus grandes douceurs font oublier les moindres.

L’Amour a ôté de son carquois les traits cruels dont il blessa Phèdre et Ariane, qui, mêlés d’amour et de haine, servent à montrer sa puissance, comme la foudre sert à faire connoitre l’empire de Jupiter.

A mesure que le dieu donne le plaisir d’aimer, Vénus y joint le bonheur de plaire[26].

Les filles entrent chaque jour dans le sanctuaire, pour faire leur prière à Vénus. Elles y expriment des sentiments naïfs comme le cœur qui les fait naître. Reine d’Amathonte, disoit une d’elles, ma flamme pour Tirsis est éteinte ; je ne te demande pas de me rendre mon amour ; fais seulement qu’Ixiphile m’aime.

Une autre disoit tout bas : Puissante déesse, donne-moi la force de cacher quelque temps mon amour à mon berger, pour augmenter le prix de l’aveu que je veux lui en faire.

Déesse de Cythère, disoit une autre, je cherche la solitude ; les jeux de mes compagnes ne me plaisent plus. J’aime peut-être. Ah ! si j’aime quelqu’un, ce ne peut être que Daphnis.

Dans les jours de fête, les filles et les jeunes garçons viennent réciter des hymnes en l’honneur de Vénus : souvent ils chantent sa gloire, en chantant leurs amours.

Un jeune Gnidien, qui tenoit par la main sa maitresse, chantoit ainsi : Amour, lorsque tu vis Psyché, tu te blessas sans doute des mêmes traits dont tu viens de blesser mon cœur : ton bonheur n’étoit pas différent du mien ; car tu sentois mes feux, et moi, j’ai senti tes plaisirs.

J’ai vu tout ce que je décris. J’ai été à Gnide ; j’y ai vu Thémire, et je l’ai aimée : je l’ai vue encore, et je l’ai aimée davantage. Je resterai toute ma vie à Gnide avec elle[27] ; et je serai le plus heureux des mortels.

Nous irons dans le temple ; et jamais il n’y sera entré un amant si fidèle : nous irons dans le palais de Vénus ; et je croirai que c’est le palais de Thémire : j’irai dans la prairie, et je cueillerai des fleurs, que je mettrai sur son sein : peut-être que je pourrai la conduire dans le bocage, où tant de routes vont se confondre ; et quand elle sera égarée… l’Amour, qui m’inspire, me défend de révéler ses mystères[28].


CHANT SECOND.


Il y a à Gnide un antre sacré que les nymphes habitent, où la déesse rend ses oracles. La terre ne mugit point sous les pieds ; les cheveux ne se dressent point sur la tête ; il n’y a point de prétresse, comme à Delphes, où Apollon agite la Pythie : mais Vénus elle-même écoute les mortels, sans se jouer de leurs espérances, ni de leurs craintes.

Une coquette de l’île de Crète étoit venue à Gnide : elle marchoit entourée de tous les jeunes Gnidiens : elle sourioit à l’un, parloit à l’oreille à l’autre, soutenoit son bras sur un troisième, crioit à deux autres de la suivre. Elle étoit belle et parée avec art ; le son de sa voix étoit imposteur comme ses yeux. O ciel ! que d’alarmes ne causa-t-elle point aux vraies amantes ! Elle se présenta à l’oracle, aussi fière que les déesses : mais soudain nous entendîmes une voix, qui sortoit[29] du sanctuaire : Perfide, comment oses-tu porter tes artifices jusque dans les lieux où je règne avec la candeur ? Je vais te punir d’une manière cruelle ; je t’ôterai tes charmes ; mais je te laisserai le cœur comme il est. Tu appelleras tous les hommes que tu verras, ils te fuiront comme une ombre plaintive ; et tu mourras accablée de refus et de mépris.

Une courtisane de Nocrétis vint ensuite, toute brillante des dépouilles de ses amants. Va, dit la déesse, tu te trompes, si tu crois faire la gloire de mon empire : ta beauté fait voir qu’il y a des plaisirs ; mais elle ne les donne pas. Ton cœur est comme le fer ; et, quand tu verrois mon fils même, tu ne saurois l’aimer. Va prodiguer tes faveurs aux hommes lâches qui les demandent et qui s’en dégoûtent ; va leur montrer des charmes que l’on voit soudain, et que l’on perd pour toujours. Tu n’es propre qu’à faire mépriser ma puissance.

Quelque temps après vint un homme riche, qui levoit les tributs du roi de Lydie. Tu me demandes, dit la déesse, une chose que je ne saurois faire, quoique je sois la déesse de l’amour. Tu achètes des beautés, pour les aimer ; mais tu ne les aimes pas, parce que tu les achètes. Tes trésors ne te seront point inutiles[30] ; ils te serviront à te dégoûter de tout ce qu’il y a de plus charmant dans la nature.

Un jeune homme de Doride, nommé Aristée, se présenta ensuite : il avoit vu à Gnide la charmante Camille ; il en étoit éperdument amoureux : il sentoit tout l’excès de son amour ; et il venoit demander à Vénus qu’il pût l’aimer davantage.

Je connois ton cœur, lui dit la déesse : tu sais aimer. J’ai trouvé Camille digne de toi : j’aurois pu la donner au plus grand roi du monde ; mais les rois la méritent moins que les bergers.

Je parus ensuite avec Thémire. La déesse me dit : il n’y a point, dans mon empire, de mortel qui me soit plus soumis que toi. Mais que veux-tu que je fasse ? Je ne saurois te rendre plus amoureux, ni Thémire plus charmante. Ah ! lui dis-je, grande déesse, j’ai mille grâces à vous demander : faites que Thémire ne pense qu’à moi ; qu’elle ne voie que moi ; qu’elle se réveille en songeant à moi ; qu’elle craigne de me perdre, quand je suis présent ; qu’elle m’espère dans mon absence ; que, toujours charmée de me voir, elle regrette encore tous les moments qu’elle a passés sans moi.


CHANT TROISIÈME.


Il y a à Gnide des jeux sacrés, qui se renouvellent tous les ans : les femmes y viennent, de toutes parts, disputer le prix de la beauté. Là, les bergères sont confondues avec les filles des rois ; car la beauté seule y porte les marques de l’empire. Vénus y préside elle-même. Elle décide sans balancer ; elle sait bien quelle est la mortelle heureuse qu’elle a le plus favorisée.

Hélène remporta ce prix plusieurs fois ; elle triompha lorsque Thésée l’eut ravie ; elle triompha lorsqu’elle eut été enlevée par le fils de Priam ; elle triompha enfin, lorsque les dieux l’eurent rendue à Ménélas, après dix ans d’espérance : ainsi ce prince, au jugement de Vénus même, se vit aussi heureux époux, que Thésée et Paris avoient été heureux amants[31].

Il vint trente filles de Corinthe, dont les cheveux tomboient à grosses boucles sur les épaules. Il en vint dix de Salamine, qui n’avoient encore vu que treize fois le cours du soleil. Il en vint quinze de l’île de Lesbos ; et elles se disoient l’une à l’autre : Je me sens tout émue ; il n’y a rien de si charmant que vous : si Vénus vous voit des mêmes yeux que moi, elle vous couronnera au milieu de toutes les beautés de l’univers.

Il vint cinquante femmes de Milet. Rien n’approchoit de la blancheur de leur teint, et de la régularité de leurs traits : tout faisoit voir, ou promettoit un beau corps ; et les dieux, qui les formèrent, n’auroient rien fait de plus digne d’eux, s'ils n’avoient plus cherché à leur donner des perfections que des grâces[32].

Il vint cent femmes de l’île de Chypre. Nous avons, disoient-elles, passé notre jeunesse dans le temple de Vénus ; nous lui avons consacré notre virginité et notre pudeur même. Nous ne rougissons point de nos charmes : nos manières, quelquefois hardies et toujours libres, doivent nous donner de l’avantage sur une pudeur qui s’alarme sans cesse.

Je vis les filles de la superbe Lacédémone. Leur robe étoit ouverte par les côtés, depuis la ceinture, de la manière la plus immodeste : et cependant elles faisoient les prudes, et soutenoient qu’elles ne violoient la pudeur, que par amour pour la patrie.

Mer fameuse par tant de naufrages, vous savez conserver des dépôts précieux ! Vous vous calmâtes, lorsque le navire Argo porta la toison d’or sur votre plaine liquide ; et, lorsque cinquante beautés sont parties de Colchos, et se sont confiées à vous, vous vous êtes courbée sous elles.

Je vis aussi Oriane, semblable aux déesses. Toutes les beautés de Lydie entouroient leur reine. Elle avoit envoyé devant elle cent jeunes filles, qui avoient présenté à Vénus une offrande de deux cents talents. Candaule étoit venu lui-même, plus distingué par son amour que par la pourpre royale : il passoit les jours et les nuits à dévorer de ses regards les charmes d’Oriane : ses yeux erroient sur son beau corps, et ses yeux ne se lassoient jamais[33]. Hélas ! disoit-il, je suis heureux ; mais c’est une chose qui n’est sue que de Vénus et de moi : mon bonheur seroit plus grand, s’il donnoit de l’envie ! Belle reine, quittez ces vains ornements ; faites tomber cette toile importune ; montrez-vous à l’univers ; laissez le prix de la beauté, et demandez des autels.

Auprès de là étoient vingt Babyloniennes : elles avoient des robes de pourpre brodées d’or ; elles croyoient que leur luxe augmentoit leur prix. Il y en avoit qui portoient, pour preuve de leur beauté, les richesses qu’elle leur avoit fait acquérir.

Plus loin, je vis cent femmes D’Égypte, qui avoient les yeux et les cheveux noirs. Leurs maris étoient auprès d’elles, et ils disoient : Les lois nous soumettent à vous en l’honneur d’Isis[34] : mais votre beauté a sur nous un empire plus fort que celui des lois ; nous vous obéissons avec le même plaisir que l’on obéit aux dieux ; nous sommes les plus heureux esclaves de l’univers.

Le devoir vous répond de notre fidélité ; mais il n’y a que l’amour qui puisse nous promettre la vôtre.

Soyez moins sensibles à la gloire que vous acquerrez à Gnide, qu’aux hommages que vous pouvez trouver dans votre maison, auprès d’un mari tranquille, qui, pendant que vous vous occupez des affaires du dehors, doit attendre, dans le sein de votre famille, le cœur que vous lui rapportez.

Il vint des femmes de cette ville puissante, qui envoie ses vaisseaux au bout de l’univers : les ornements fatiguoient leur tête superbe ; toutes les parties du monde sembloient avoir contribué à leur parure.

Dix beautés vinrent des lieux où commence le jour : elles étoient filles de l’Aurore ; et, pour la voir, elles se levoient tous les jours avant elle. Elles se plaignoient du Soleil, qui faisoit disparoître leur mère ; elles se plaignoient de leur mère, qui ne se montroit à elles que comme au reste des mortels.

Je vis, sous une tente, une reine d’un peuple des Indes. Elle étoit entourée de ses filles, qui déjà faisoient espérer les charmes de leur mère : des eunuques la servoient, et leurs yeux regardoient la terre[35] ; car, depuis qu’ils avoient respiré l’air de Gnide, ils avoient senti redoubler leur affreuse mélancolie.

Les femmes de Cadix[36], qui sont aux extrémités de la terre, disputèrent aussi le prix. Il n’y a point de pays dans l’univers, où une belle ne reçoive des hommages ; mais il n’y a que les plus grands hommages qui puissent apaiser l’ambition d’une belle.

Les filles de Gnide parurent ensuite. Belles sans ornements, elles avoient des grâces, au lieu de perles et de rubis. On ne voyoit sur leur tête que les présents de Flore ; mais ils y étoient plus dignes des embrassements de Zéphyre. Leur robe n’avoit d’autre mérite que celui de marquer une taille charmante, et d’avoir été filée de leurs propres mains.

Parmi toutes ces beautés, on ne vit point la jeune Camille. Elle avoit dit : Je ne veux point disputer le prix de la beauté ; il me suffit que mon cher Aristée me trouve belle.

Diane rendoit ces jeux célèbres par sa présence. Elle n’y venoit point disputer le prix ; car les déesses ne se comparent point aux mortelles. Je la vis seule, elle étoit belle comme Vénus : je la vis auprès de Vénus, elle n’étoit plus que Diane.

Il n’y eut jamais un si grand spectacle : les peuples étoient séparés des peuples ; les yeux erroient de pays en pays, depuis le couchant jusqu’à l’aurore : il sembloit que Gnide fût tout l’univers.

Les dieux ont partagé la beauté entre les nations, comme la nature l’a partagée entre les déesses. Là, on voyoit la beauté fière de Pallas ; ici, la grandeur et la majesté de Junon ; plus loin, la simplicité de Diane, la délicatesse de Thétis, le charme des Grâces, et quelquefois le sourire de Vénus.

Il sembloit que chaque peuple eût une manière particulière d’exprimer sa pudeur, et que toutes ces femmes voulussent se jouer des yeux : les unes[37] découvroient la gorge, et cachoient leurs épaules : les autres montroient les épaules, et couvroient la gorge ; celles qui vous déroboient le pied, vous payoient par d’autres charmes : et là on rougissoit de ce qu’ici on appeloit bienséance.

Les dieux sont si charmés de Thémire, qu’ils ne la regardent jamais sans sourire de leur ouvrage. De toutes les déesses, il n’y a que Vénus qui la voie avec plaisir, et que les dieux ne raillent point d’un peu de jalousie.

Comme on remarque une rose au milieu des fleurs qui naissent dans l’herbe, on distingua Thémire de tant de belles. Elles n’eurent pas le temps d’être ses rivales[38] : elles furent vaincues avant de la craindre. Dès qu’elle parut, Vénus ne regarda qu’elle. Elle appela les Grâces : Allez la couronner, leur dit-elle : de toutes les beautés que je vois, c’est la seule qui vous ressemble.


CHANT QUATRIÈME.


Pendant que Thémire étoit occupée avec ses compagnes au culte de la déesse, j’entrai dans un bois solitaire : j’y trouvai le tendre Aristée. Nous nous étions vus le jour que nous allâmes consulter l’oracle : c’en fut assez pour nous engager à nous entretenir : car Vénus met dans le cœur, en la présence d’un habitant de Gnide, le charme secret que trouvent deux amis, lorsqu’après une longue absence ils sentent dans leurs bras le doux objet de leurs inquiétudes[39].

Ravis l’un de l’autre, nous sentîmes que notre cœur se donnoit ; il sembloit que la tendre Amitié étoit descendue du ciel, pour se placer[40] au milieu de nous. Nous nous racontâmes mille choses de notre vie. Voici, à peu près, ce que je lui dis :

Je suis né à Sybaris[41] où mon père Antiloque étoit prêtre de Vénus. On ne met point, dans cette ville, de différence entre les voluptés et les besoins ; on bannit tous les arts qui pourroient troubler un sommeil tranquille ; on donne des prix, aux dépens du public, à ceux qui peuvent découvrir des voluptés nouvelles ; les citoyens ne se souviennent que des bouffons qui les ont divertis, et ont perdu la mémoire des magistrats qui les ont gouvernés.

On y abuse de la fertilité du terroir, qui y produit une abondance éternelle ; et les faveurs des dieux sur Sybaris ne servent qu’à encourager le luxe et la mollesse[42].

Les hommes sont si efféminés, leur parure est si semblable à celle des femmes ; ils composent si bien leur teint ; ils se frisent avec tant d’art ; ils emploient tant de temps à se corriger à leur miroir, qu’il semble qu’il n’y ait qu’un sexe dans toute la ville.

Les femmes se livrent au lieu de se rendre : chaque jour voit finir les désirs et les espérances de chaque jour : on ne sait ce que c’est que d’aimer et d’être aimé ; on n’est occupé que de ce qu’on appelle si faussement jouir.

Les faveurs n’y ont que leur réalité propre ; et toutes ces circonstances qui les accompagnent si bien, tous ces riens qui sont d’un si grand prix, ces engagements qui paroissent toujours plus grands, ces petites choses qui valent tant, tout ce qui prépare un heureux moment, tant de conquêtes au lieu d’une, tant de jouissances avant la dernière : tout cela est inconnu à Sybaris[43].

Encore si elles avoient la moindre modestie, cette foible image de la vertu pourroît plaire : mais non, les yeux sont accoutumés à tout voir, et les oreilles à tout entendre.

Bien loin que la multiplicité des plaisirs donne aux Sybarites plus de délicatesse, ils ne peuvent plus distinguer un sentiment d’avec un sentiment.

Ils passent leur vie dans une joie purement extérieure : ils quittent un plaisir qui leur déplaît, pour un plaisir qui leur déplaira encore ; tout ce qu’ils imaginent est un nouveau sujet de dégoût.

Leur âme, incapable de sentir les plaisirs, semble n’avoir de délicatesse que pour les peines : un citoyen fut fatigué, toute une nuit, d’une rose qui s’étoit repliée dans son lit.

La mollesse a tellement affoibli leurs corps, qu’ils ne sauroient remuer les moindres fardeaux ; ils peuvent à peine se soutenir sur leurs pieds ; les voitures les plus douces les font évanouir ; lorsqu’ils sont dans les festins, l’estomac leur manque à tous les instants[44].

Ils passent leur vie sur des sièges renversés, sur lesquels ils sont obligés de se reposer tout le jour, sans être fatigués : ils sont brisés, quand ils vont languir ailleurs.

Incapables de porter le poids des armes, timides devant leurs concitoyens, lâches devant les étrangers, ils sont des esclaves tout prêts pour le premier maître.

Dès que je sus penser, j’eus du dégoût pour la malheureuse Sybaris. J’aime la vertu ; et j’ai toujours craint les dieux immortels. Non, disois-je, je ne respirerai pas plus longtemps cet air empoisonné : tous ces esclaves de la mollesse sont faits pour vivre dans leur patrie, et moi pour la quitter.

J’allai, pour la dernière fois, au temple ; et, m’approchant des autels où mon père avoit tant de fois sacrifié : Grande Déesse, dis-je à haute voix, j’abandonne ton temple, et non pas ton culte ; en quelque lieu de la terre que je sois, je ferai fumer pour toi de l’encens ; mais il sera plus pur que celui qu’on t’offre à Sybaris.

Je partis, et j’arrivai en Crète. Cette île est toute pleine de monuments de la fureur de l’Amour. On y voit le taureau d’airain, ouvrage de Dédale, pour tromper ou pour satisfaire les égarements de Pasiphaé ; le labyrinthe, dont l’Amour seul sut éluder l’artifice ; le tombeau de Phèdre, qui étonna le Soleil, comme avoit fait sa mère ; et le temple d’Ariane, qui, désolée dans les déserts, abandonnée par un ingrat, ne se repentoit pas encore de l’avoir suivi.

On y voit le palais d’Idoménée, dont le retour ne fut pas plus heureux que celui des autres capitaines grecs : car ceux qui échappèrent aux dangers d’un élément colère trouvèrent leur maison plus funeste encore. Vénus irritée leur fit embrasser des épouses perfides ; et ils moururent de la main qu’ils croyoient la plus chère.

Je quittai cette île, si odieuse à une déesse qui devoit faire quelque jour la félicité de ma vie.

Je me rembarquai ; et la tempête me jeta à Lesbos. C’est encore une île peu chérie de Vénus : elle a ôté la pudeur du visage des femmes, la foiblesse de leur corps, et la timidité de leur âme. Grande Vénus, laisse brûler les femmes de Lesbos d’un feu légitime ; épargne à la nature humaine tant d’horreurs.

Mitylène est la capitale de Lesbos ; c’est la patrie de la tendre Sapho. Immortelle comme les Muses, cette fille infortunée brûle d’un feu qu’elle ne peut éteindre. Odieuse à elle-même, trouvant ses ennuis dans ses charmes, elle hait son sexe, et le cherche toujours. Comment, dit-elle, une flamme si vaine peut-elle être si cruelle ? Amour, tu es cent fois plus redoutable quand tu te joues, que quand tu t’irrites.

Enfin je quittai Lesbos ; et le sort me fit trouver une île plus profane encore ; c’étoit celle de Lemnos. Vénus n’y a point de temple : jamais les Lemniens ne lui adressèrent de vœux. Nous rejetons, disent-ils, un culte qui amollit les cœurs. La déesse les en a souvent punis : mais, sans expier leur crime, ils en portent la peine : toujours plus impies à mesure qu’ils sont plus affligés.

Je me remis en mer, cherchant toujours quelque terre chérie des dieux ; les vents me portèrent à Délos. Je restai quelques mois dans cette île sacrée. Mais, soit que les dieux nous préviennent quelquefois sur ce qui nous arrive ; soit que notre âme retienne de la divinité, dont elle est émanée, quelque foible connoissance de l’avenir ; je sentis que mon destin, que mon bonheur même, m’appeloient dans un autre pays[45].

Une nuit que j’étois dans cet état tranquille, où l’âme plus à elle-même, semble être délivrée de la chaîne qui la tient assujettie, il m’apparut, je ne sus pas d’abord si c’étoit une mortelle, ou une déesse. Un charme secret étoit répandu sur toute sa personne : elle n’étoit point belle comme Vénus, mais elle étoit ravissante comme elle : tous ses traits n’étoient point réguliers, mais ils enchantoient tous ensemble : vous n’y trouviez point ce qu’on admire, mais ce qui pique : ses cheveux tomboient négligemment sur ses épaules, mais cette négligence étoit heureuse : sa taille étoit charmante ; elle avoit cet air que la nature donne seule, et dont elle cache le secret aux peintres mêmes. Elle vit mon étonnement ; elle en sourit. Dieux ! quel souris ! Je suis, me dit-elle d’une voix qui pénétroit le cœur, la seconde des Grâces : Vénus, qui m’envoie, veut te rendre heureux ; mais il faut que tu ailles l’adorer dans son temple de Gnide. Elle fuit ; mes bras la suivirent : mon songe s’envola avec elle ; et il ne me resta qu’un doux regret de ne la plus voir, mêlé du plaisir de l’avoir vue.

Je quittai donc l’île de Délos : j’arrivai à Gnide. Je puis dire que d’abord je respirai l’amour. Je sentis, je ne puis pas bien exprimer ce que je sentis. Je n’aimois pas encore, mais je cherchois à aimer : mon cœur s’échauffoit comme dans la présence de quelque beauté divine. J’avançai ; et je vis, de loin, de jeunes filles qui jouoient dans la prairie : je fus d’abord entraîné vers elles. Insensé que je suis ! disois-je : j’ai, sans aimer, tous les égarements de l’amour : mon cœur vole déjà vers des objets inconnus ; et ces objets lui donnent de l’inquiétude. J’approchai : je vis la charmante Thémire ! Sans doute que nous étions faits l’un pour l’autre. Je ne regardai qu’elle ; et je crois que je serois mort de douleur, si elle n’avoit tourné sur moi quelques regards. Grande Vénus, m’écriai-je, puisque vous devez me rendre heureux, faites que ce soit avec cette bergère : je renonce à toutes les autres beautés ; elle seule peut remplir vos promesses et tous les vœux

que je ferai jamais.
CHANT CINQUIÈME.


Je parlois encore au jeune Aristée de mes tendres amours[46] ; ils lui firent soupirer les siens ; je soulageai son cœur, en le priant de me les raconter. Voici ce qu’il me dit ; je n’oublierai rien ; car je suis inspiré par le même Dieu qui le faisoit parler.

Dans tout ce récit, vous ne trouverez rien que de très-simple : mes aventures ne sont que les sentiments d’un cœur tendre, que mes plaisirs, que mes peines ; et, comme mon amour pour Camille fait le bonheur, il fait aussi toute l’histoire de ma vie.

Camille est fille d’un des principaux habitans de Gnide ; elle est belle[47] ; elle a une physionomie qui va se peindre dans tous les cœurs : les femmes qui font des souhaits, demandent aux dieux les grâces de Camille ; les hommes qui la voient veulent la voir toujours, ou craignent de la voir encore[48].

Elle a une taille charmante, un air noble, mais modeste, des yeux vifs et tout prêts à être tendres, des traits faits exprès l’un pour l’autre, des charmes invisiblement assortis pour la tyrannie des cœurs.

Camille ne cherche point à se parer ; mais elle est mieux parée que les autres femmes.

Elle a un esprit que la nature refuse presque toujours aux belles. Elle se prête également au sérieux et à l’enjouement. Si vous voulez, elle pensera sensément ; si vous voulez elle badinera comme les Grâces.

Plus on a d’esprit, plus on en trouve à Camille. Elle a quelque chose de si naïf, qu’il semble qu’elle ne parle que le langage du cœur. Tout ce qu’elle dit, tout ce qu’elle fait a les charmes de la simplicité ; vous trouvez toujours une bergère naïve. Des grâces si légères, si fines, si délicates, se font remarquer, mais se font encore mieux sentir.

Avec tout cela, Camille m’aime : elle est ravie quand elle me voit ; elle est fâchée quand je la quitte ; et, comme si je pouvois vivre sans elle, elle me fait promettre de revenir. Je lui dis toujours que je l’aime, elle me croit : je lui dis que je l’adore, elle le sait ; mais elle est ravie, comme si elle ne le savoit pas. Quand je lui dis qu’elle fait la félicité de ma vie, elle me dit que je fais le bonheur de la sienne. Enfin, elle m’aime tant, qu’elle me feroit presque croire que je suis digne de son amour.

Il y avoit un mois que je voyois Camille, sans oser lui dire que je l’aimois, et sans oser presque me le dire à moi-même : plus je la trouvois aimable, moins j’espérois d’être celui qui la rendroit sensible. Camille, tes charmes me touchoient ; mais ils me disoient que je ne te méritois pas.

Je cherchois partout à t’oublier ; je voulois effacer de mon cœur ton adorable image. Que je suis heureux ! je n’ai pu y réussir ; cette image y est restée, et elle y vivra toujours !

Je dis à Camille : J’aimois le bruit du monde, et je cherche la solitude ; j’avois des vues d’ambition, et je ne désire plus que ta présence ; je voulois errer sous des climats reculés, et mon cœur n’est plus citoyen que des lieux où tu respires : tout ce qui n’est point toi s’est évanoui de devant mes yeux.

Quand Camille m’a parlé de sa tendresse, elle a encore quelque chose à me dire ; elle croit avoir oublié ce qu’elle m’a juré mille fois. Je suis si charmé de l’entendre, que je feins quelquefois de ne la pas croire, pour qu’elle touche encore mon cœur : bientôt règne entre nous ce doux silence, qui est le plus tendre langage des amants.

Quand j’ai été absent de Camille, je veux lui rendre compte de ce que j’ai pu voir ou entendre : De quoi m’entretiens-tu ? me dit-elle ; parle-moi de nos amours : ou si tu n’as rien pensé, si tu n’as rien à me dire, cruel, laisse-moi parler.

Quelquefois elle me dit en m’embrassant : Tu es triste. Il est vrai, lui dis-je : mais la tristesse des amants est délicieuse ; je sens couler mes larmes, et je ne sais pourquoi, car tu m’aimes ; je n’ai point de sujet de me plaindre, et je me plains. Ne me retire point de la langueur où je suis ; laisse-moi soupirer en même temps mes peines et mes plaisirs.

Dans les transports de l’amour, mon âme est trop agitée ; elle est entraînée vers son bonheur sans en jouir : au lieu qu’à présent je goûte ma tristesse même. N’essuie point mes larmes : qu’importe que je pleure, puisque je suis heureux ?

Quelquefois Camille me dit : Aime-moi. Oui, je t’aime. Mais comment m’aimes-tu ? Hélas ! lui dis-je, je t’aime comme je t’aimois : car je ne puis comparer l’amour que j’ai pour toi, qu’à celui que j’ai eu pour toi-même.

J’entends louer Camille par tous ceux qui la connoissent : ces louanges me touchent comme si elles m’étoient personnelles ; et j’en suis plus flatté qu’elle-même[49].

Quand il y a quelqu’un avec nous, elle parle avec tant d’esprit, que je suis enchanté de ses moindres paroles ; mais j’aimerois encore mieux qu’elle ne dît rien.

Quand elle fait des amitiés à quelqu’un, je voudrois être celui à qui elle fait des amitiés, quand, tout à coup, je fais réflexion que je ne serois point aimé d’elle.

Prends garde, Camille, aux impostures des amants. Ils te diront qu’ils t’aiment, et ils diront vrai : ils te diront qu’ils t’aiment autant que moi ; mais je jure par les dieux, que je t’aime davantage.

Quand je l’aperçois de loin, mon esprit s’égare : elle approche, et mon cœur s’agite : j’arrive auprès d’elle, et il semble que mon âme veut me quitter, que cette âme est à Camille, et qu’elle va l’animer.

Quelquefois je veux lui dérober une faveur ; elle me la refuse, et dans un instant elle m’en accorde une autre. Ce n’est point un artifice : combattue par sa pudeur et son amour, elle voudroit me tout refuser, elle voudroit pouvoir me tout accorder.

Elle me dit : Ne vous suffit-il pas que je vous aime ? que pouvez-vous désirer après mon cœur ? Je désire, lui dis-je, que tu fasses pour moi une faute que l’amour fait faire, et que le grand amour justifie.

Camille, si je cesse un jour de t’aimer, puisse la Parque se tromper, et prendre ce jour pour le dernier de mes jours ! Puisse-t-elle effacer le reste d’une vie que je trouverois déplorable, quand je me souviendrois des plaisirs que j’ai eus en aimant !

Aristée soupira, et se tut ; et je vis bien qu’il ne cessa de parler de Camille que pour penser à elle.


CHANT SIXIÈME.


Pendant que nous parlions de nos amours, nous nous égarâmes ; et, après avoir erré longtemps, nous entrâmes dans une grande prairie : nous fûmes conduits, par un chemin de fleurs, au pied d’un rocher affreux. Nous vîmes un antre obscur ; nous y entrâmes, croyant que c’étoit la demeure de quelque mortel. O dieux ! qui auroit pensé que ce lieu eût été si funeste ? A peine y eus-je mis le pied, que tout mon corps frémit, mes cheveux se dressèrent sur la tète. Une main invisible m’entrainoit dans ce fatal séjour : à mesure que mon cœur s’agitoit, il cherchoit à s’agiter encore. Ami, m’écriai-je, entrons plus avant, dussions-nous voir augmenter nos peines ! J’avance dans ce lieu, où jamais le soleil n’entra, et que les vents n’agitèrent jamais. J’y vis la Jalousie ; son aspect étoit plus sombre que terrible : la Pâleur, la Tristesse, le Silence l’entouroient, et les Ennuis voloient autour d’elle. Elle souffla sur nous, elle nous mit la main sur le cœur, elle nous frappa sur la tête ; et nous ne vîmes, nous n’imaginâmes plus que des monstres. Entrez plus avant, nous dit-elle, malheureux mortels ; allez trouver une déesse plus puissante que moi. Nous vîmes une affreuse divinité, à la lueur des langues enflammées des serpents qui siffloient sur sa tête ; c’étoit la Fureur. Elle détacha un de ses serpens, et le jeta sur moi : je voulus le prendre ; déjà, sans que je l’eusse senti, il s’étoit glissé dans mon cœur. Je restai un moment comme stupide ; mais, dès que le poison se fut répandu dans mes veines, je crus être au milieu des enfers : mon âme fut embrasée ; et, dans sa violence, tout mon corps la contenoit à peine : j’étois si agité, qu’il me sembloit que je tournois sous le fouet des Furies. Nous nous abandonnâmes à nos transports[50] ; nous fîmes cent fois le tour de cet antre épouvantable : nous allions de la Jalousie à la Fureur, et de la Fureur à la Jalousie : nous criions, Thémire ! nous criions, Camille ! Si Thémire ou Camille étoient venues, nous les aurions déchirées de nos propres mains.

Enfin, nous trouvâmes la lumière du jour ; elle nous parut importune, et nous regrettâmes presque l’antre affreux que nous avions quitté. Nous tombâmes de lassitude ; et ce repos même nous parut insupportable. Nos yeux nous refusèrent des larmes, et notre cœur ne put plus former de soupirs[51].

Je fus pourtant un moment tranquille : le sommeil commençoit à verser sur moi ses doux pavots. O dieux ! ce sommeil même devint cruel. J’y voyois des images plus terribles pour moi que les pâles ombres : je me réveillois, à chaque instant, sur une infidélité de Thémire ; je la voyois… Non, je n’ose encore le dire ; et ce que j’imaginois seulement pendant la veille, je le trouvois réel dans les horreurs de cet affreux sommeil.

Il faudra donc, dis-je en me levant, que je fuie également les ténèbres et la lumière ! Thémire, la cruelle Thémire, m’agite comme les furies. Qui l’eût cru, que mon bonheur seroit de l’oublier pour jamais !

Un accès de fureur me reprit : Ami, m’écriai-je, lève-toi. Allons exterminer les troupeaux qui paissent dans cette prairie : poursuivons ces bergers dont les amours sont si paisibles. Mais non : je vois de loin un temple ; c’est peut-être celui de l’Amour : allons le détruire, allons briser sa statue, et lui rendre nos fureurs redoutables. Nous courûmes, et il sembloit que l’ardeur de commettre un crime nous donnât des forces nouvelles : nous traversâmes les bois, les prés, les guérets ; nous ne fûmes pas arrêtés un instant : une colline s’élevoit en vain, nous y montâmes : nous entrâmes dans le temple : il étoit consacré à Bacchus. Que la puissance des dieux est grande ! Notre fureur fut aussitôt calmée. Nous nous regardâmes, et nous vîmes avec surprise le désordre où nous étions.

Grand Dieu ! m’écriai-je, je te rends moins grâces d’avoir apaisé ma fureur, que de m’avoir épargné un grand crime. Et m’approchant de la prêtresse : Nous sommes aimés du Dieu que vous servez ; il vient de calmer les transports dont nous étions agités ; à peine sommes-nous entrés dans ce lieu, que nous avons senti sa faveur présente. Nous voulons lui faire un sacrifice : daignez l’offrir pour nous, divine prêtresse. J’allai chercher une victime, et je l’apportai à ses pieds.

Pendant que la prêtresse se préparoit à donner le coup mortel, Aristée prononça ces paroles : Divin Bacchus, tu aimes à voir la joie sur le visage des hommes ; nos plaisirs sont un culte pour toi ; et tu ne veux être adoré que par les mortels les plus heureux.

Quelquefois tu égares doucement notre raison : mais, quand quelque divinité cruelle nous l’a ôtée, il n’y a que toi qui puisses nous la rendre.

La noire Jalousie tient l’Amour sous son esclavage ; mais tu lui ôtes l’empire qu’elle prend sur nos cœurs ; et tu la fais rentrer dans sa demeure affreuse.

Après que le sacrifice fut fait, tout le peuple s’assembla autour de nous ; et je racontai à la prêtresse comment nous avions été tourmentés dans la demeure de la Jalousie. Et, tout à coup, nous entendîmes un grand bruit, et un mélange confus de voix et d’instruments de musique. Nous sortîmes du temple et nous vîmes arriver une troupe de bacchantes, qui frappoient la terre de leurs thyrses, criant à haute voix : Evohé. Le vieux Silène suivoit, monté sur son âne : sa tête sembloit chercher la terre ; et, sitôt qu’on abandonnoit son corps, il se balançoit comme par mesure. La troupe avoit le visage barbouillé de lie. Pan paroissoit ensuite avec sa flûte, et les Satyres entouroient leur roi. La joie régnoit avec le désordre ; une folie aimable méloit ensemble les jeux, les railleries, les danses, les chansons[52]. Enfin, je vis Bacchus : il étoit sur son char traîné par des tigres, tel que le Gange le vit au bout de l’univers, portant partout la joie et la victoire.

A ses côtés étoit la belle Ariane. Princesse, vous vous plaigniez encore de l’infidélité de Thésée, lorsque le dieu prit votre couronne, et la plaça dans le ciel. Il essuya vos larmes. Si vous n’aviez pas cessé de pleurer, vous auriez rendu un dieu plus malheureux que vous, qui n’étiez qu’une mortelle. Il vous dit : Aimez-moi ; Thésée fuit ; ne vous souvenez plus de son amour, oubliez jusqu’à sa perfidie. Je vous rends immortelle, pour vous aimer toujours.

Je vis Bacchus descendre de son char ; je vis descendre Ariane ; elle entra dans le temple. Aimable Dieu, s’écria-t-elle, restons dans ces lieux, et soupirons-y nos amours. Faisons jouir ce doux climat d’une joie éternelle. C’est auprès de ces lieux que la reine des cœurs a posé son empire ; que le dieu de la joie règne auprès d’elle, et augmente le bonheur de ces peuples déjà si fortunés[53].

Pour moi, grand Dieu, je sens déjà que je t’aime davantage. Quoi ! tu pourrois quelque jour me paroître encore plus aimable[54] ! Il n’y a que les immortels qui puissent aimer à l’excès, et aimer toujours davantage ; il n’y a qu’eux qui obtiennent plus qu’ils n’espèrent, et qui sont plus bornés quand ils désirent que quand ils jouissent.

Tu seras ici mes éternelles amours. Dans le ciel, on n’est occupé que de sa gloire[55] ; ce n’est que sur la terre et dans les lieux champêtres, que l’on sait aimer. Et, pendant que cette troupe se livrera à une joie insensée, ma joie, mes soupirs et mes larmes même, te rediront sans cesse mes amours.

Le dieu sourit à Ariane ; il la mena dans le sanctuaire. La joie s’empara de nos cœurs : nous sentîmes une émotion divine. Saisis des égarements de Silène, et des transports des bacchantes, nous primes un thyrse[56], et nous nous mêlâmes dans les danses et dans les concerts.


CHANT SEPTIÈME.


Nous quittâmes les lieux consacrés à Bacchus ; mais bientôt nous crûmes sentir que nos maux n’avoient été que suspendus. Il est vrai que nous n’avions point cette fureur qui nous avoit agités ; mais la sombre tristesse avoit saisi notre âme, et nous étions dévorés de soupçons et d’inquiétudes.

Il nous sembloit que les cruelles déesses ne nous avoient agités, que pour nous faire pressentir des malheurs auxquels nous étions destinés.

Quelquefois nous regrettions le temple de Bacchus ; bientôt nous étions entraînés vers celui de Gnide : nous voulions voir Thémire et Camille, ces objets puissants de notre amour et de notre jalousie.

Mais nous n’avions aucune de ces douceurs que l’on a coutume de sentir, lorsque, sur le point de revoir ce qu’on aime, l’âme est déjà ravie, et semble goûter d’avance tout le bonheur qu’elle se promet.

Peut-être, dit Aristée, que je trouverai le berger Licas avec Camille ; que sais-je s’il ne lui parle pas dans ce moment ? O dieux ! l’infidèle prend plaisir à l’entendre !

On disoit l’autre jour, repris-je, que Tirsis, qui a tant aimé Thémire, devoit arriver à Gnide ; il l’a aimée, sans doute qu’il l’aime encore : il faudra que je dispute un cœur que je croyois tout à moi.

L’autre jour, Licas chantoit ma Camille : que j’étois insensé ! j’étois ravi de l’entendre louer.

Je me souviens que Tirsis porta à ma Thémire des fleurs nouvelles. Malheureux que je suis ! elle les a mises sur son sein ! C’est un présent de Tirsis, disoit-elle. Ah ! j’aurois dû les arracher, et les fouler à mes pieds.

Il n’y a pas longtemps que j’allois, avec Camille, faire à Vénus un sacrifice de deux tourterelles ; elles m’échappèrent, et s’envolèrent dans les airs.

J’avois écrit sur des arbres mon nom avec celui de Thémire ; j’avois écrit mes amours : je les lisois et les relisois sans cesse : un matin, je les trouvai effacées.

Camille, ne désespère point un malheureux qui t’aime : l’amour qu’on irrite peut avoir tous les effets de la haine.

Le premier Gnidien qui regardera ma Thémire, je le poursuivrai jusque dans le temple, et je le punirai, fût-il aux pieds de Vénus.

Cependant nous arrivâmes près de l’antre sacré où la déesse rend ses oracles. Le peuple étoit comme les flots de la mer agitée : ceux-ci venoient d’entendre, les autres alloient chercher leur réponse.

Nous entrâmes dans la foule ; je perdis l’heureux Aristée : déjà il avoit embrassé sa Camille ; et moi je cherchois encore ma Thémire.

Je la trouvai enfin. Je sentis ma jalousie redoubler à sa vue, je sentis renaître mes premières fureurs. Mais elle me regarda ; et je devins tranquille. C’est ainsi que les dieux renvoient les Furies, lorsqu’elles sortent des enfers.

O dieux ! me dit-elle, que tu m’as coûté de larmes ! Trois fois le soleil a parcouru sa carrière ; je craignois de t’avoir perdu pour jamais : cette parole me fait trembler. J’ai été consulter l’oracle. Je n’ai point demandé si tu m’aimois ; hélas ! je ne voulois que savoir si tu vivois encore. Vénus vient de me répondre que tu m’aimes toujours.

Excuse, lui dis-je, un infortuné qui t’auroit haïe, si mon âme en étoit capable. Les dieux, dans les mains desquels je suis, peuvent me faire perdre la raison : ces dieux, Thémire, ne peuvent pas m’ôter mon amour[57].

La cruelle jalousie m’a agité, comme dans le Tartare on tourmente les ombres criminelles. J’en tire cet avantage, que je sens mieux le bonheur qu’il y a d’être aimé de toi, après l’affreuse situation où m’a mis la crainte de te perdre.

Viens donc avec moi, viens dans ce bois solitaire : il faut qu’à force d’aimer j’expie les crimes que j’ai faits. C’est un grand crime, Thémire, de te croire infidèle.

Jamais les bois de l’Élysée[58], que les dieux ont faits exprès pour la tranquillité des ombres qu’ils chérissent ; jamais les forêts de Dodone, qui parlent aux humains de leur félicité future ; ni les jardins des Hespérides, dont les arbres se courbent sous le poids de l’or qui compose leurs fruits, ne furent plus charmants que ce bocage enchanté par la présence de Thémire.

Je me souviens qu’un satyre, qui suivoit une nymphe qui fuyoit tout éplorée, nous vit, et s’arrêta. Heureux amants ! s’écria-t-il, vos yeux savent s’entendre et se répondre ; vos soupirs sont payés par des soupirs ! Mais moi, je passe ma vie sur les traces d’une bergère farouche ; malheureux pendant que je la poursuis, plus malheureux encore quand je l’ai atteinte[59].

Une jeune nymphe, seule dans ce bois[60], nous aperçut et soupira. Non, dit-elle, ce n’est que pour augmenter mes tourments, que le cruel Amour me fait voir un amant si tendre.

Nous trouvâmes Apollon assis auprès d’une fontaine. Il avoit suivi Diane, qu’un daim timide avoit menée dans ces bois. Je le reconnus à ses blonds cheveux, et à la troupe immortelle qui étoit autour de lui. Il accordoit sa lyre ; elle attire les rochers ; les arbres la suivent, les lions restent immobiles. Mais nous entrâmes plus avant dans les forêts, appelés en vain par cette divine harmonie.

Où croyez-vous que je trouvai l’Amour ? Je le trouvai sur les lèvres de Thémire ; je le trouvai ensuite sur son sein : il s’étoit sauvé à ses pieds : je l’y trouvai encore : il se cacha sous ses genoux ; je le suivis ; et je l’aurois toujours suivi, si Thémire tout en pleurs, Thémire irritée ne m’eût arrêté. Il étoit à sa dernière retraite : elle est si charmante, qu’il ne sauroit la quitter. C’est ainsi qu’une tendre fauvette, que la crainte et l’amour retiennent sur ses petits, reste immobile sous la main avide qui s’approche, et ne peut consentir à les abandonner.

Malheureux que je suis ! Thémire écouta mes plaintes, et elle n’en fut point attendrie : elle entendit mes prières, et elle devint plus sévère. Enfin je fus téméraire ; elle s’indigna : je tremblai ; elle me parut fâchée : je pleurai ; elle me rebuta : je tombai ; et je sentis que mes soupirs alloient être mes derniers soupirs, si Thémire n’avoit mis la main sur mon cœur, et n’y eût ramené la vie[61].

Non, dit-elle, je ne suis pas si cruelle que toi ; car je n’ai jamais voulu te faire mourir, et tu veux m’entraîner dans la nuit du tombeau.

Ouvre ces yeux mourants, si tu ne veux que les miens se ferment pour jamais.

Elle m’embrassa : je reçus ma grâce, hélas ! sans espérance de devenir coupable.


FIN DU TEMPLE DE GNIDE.
  1. Mémoires de Marais, t. III, p. 174. On avait attribué le Temple de Gnide au président Hénault ; Marais, bon connaisseur, n’en veut rien croire. On dit que le Temple de Gnide est de l’auteur des Lettres persanes ; cela peut être. D’autres disent du président Hénault ; je n’en crois rien ; il est trop françois pour donner un air grec à un ouvrage. » Ibid., t III, p. 815.
  2. Ce que Marais appelle l'addition de la fin est le petit poème de Céphise et l’Amour, publié à la suite du Temple de Gnide.
  3. Mémoires de Marais, t. III, p. 312.
  4. Lettre à l’abbé de Guasco. De Paris, 1742.
  5. D’Alembert, Éloge de Montesquieu.
  6. Causeries du lundi²², t. VII, p. 45.
  7. Pensées de Montesquieu.
  8. D’Alembert, Éloge de Montesquieu.
  9. Lettre à l’abbé Venuti, 1750.
  10. Œuvres de Montesquieu en un volume. Paris, Debure, 1834, p. 660.
  11. On en peut juger par les vers suivants qui sont à la fin du troisième chant ;


    Tout pays a ses mœurs, tout climat ses usages.
    Chez les peuples divers, policés ou sauvages,
    La décence est soumise aux caprices des lois.
    Partout on l’interprète, on l’exprime à son choix.
    Parmi tant de beautés qu’un même lieu rassemble,
    Air, maintien, tout varie et rien ne se ressemble !
    La pudeur au hasard jette un voile incertain.
    Ici l’épaule est nue, et plus loin c’est le sein ;
    Là, d’un pied découvert si la vertu s’alarme,
    La vertu sans rougir découvre un autre charme.
    Tout suit l’opinion, l’honneur lui cède aussi,
    Et l’on prodigue là ce qu’on refuse ici.

  12. C’est en général sous ce titre que Montesquieu désigne le Temple de Gnide.
  13. Une des amie de Voltaire. Elle mourut entre ses bras le 28 Janvier 1783.
  14. A. Peu de poètes grecs (Je désigne par A la première édition.)
  15. A ajoute ce qui suit :
    Ce poème ne ressemble à aucun ouvrage de ce genre que nous ayons.
    Cependant les règles, que les auteurs des poétiques ont prises dans la nature, s’y trouvent observées.
    La description de Gnide qui est dans le premier chant, est d’autant plus heureuse, qu’elle fait, pour ainsi dire, naître le poème ; qu’elle est, non pas un ornement du sujet, mais une partie du sujet même : bien différente de ces descriptions que les axiciens ont tant blamées, qui sont étrangères et recherchées :


    Purpureus lato qui splendeat, unus et alter
    Assuitur pannus.


    Les épisodes du second et du troisième chant naissent aussi du sujet ; et le poète s'est conduit avec tant d’art que les ornements de son poème en sont aussi des parties nécessaires.
    Il n’y a pas moins d’art dans le quatrième et le cinquième chant. Le poète, qui devoit faire réciter à Aristée l'histoire de ses amours avec Camille, ne fait raconter au fils d’Antiloque ses aventures que jusqu’au moment qu’il a vu Thémire, afin de mettre de la variété dans les récits.
    L’histoire d’Aristée et de Camille est singulière en ce qu’elle est uniquement une histoire de sentiments.
    Le nœud se forme dans le sixième chant, et le dénoûment se fait très-heureusement dans le septième» par un seul regard de Thémire.
    Le poète n’entre pas dans le détail du raccommodement d'Aristée et de Camille : il en dit un mot, afin qu’on sache qu’il a été fait : et il n’en dit pas davantage, pour ne pas tomber dans une uniformité vicieuse.
    Le dessein du poème est de faire voir que nous sommes heureux par les sentiments du cœur, et non pas par les plaisirs des sens ; mais que notre bonheur n’est jamais si pur qu’il ne soit troublé par les accidents.
    Il faut remarquer que les chants ne sont point distingués dans la traduction : la raison en est que cette distinction ne se trouve pas dans le manuscrit grec, qui est très-ancien. On s’est contenté de mettre une note à la marge au commencement de chaque chant.

  16. A ajoute : il y a même lieu de croire qu’il vivoit avant Térence, et que ce dernier a imité un passage qui est à la fin du second chant. Car il ne paroit pas que notre auteur soit plagiaire ; au lieu que Térence a volé les Grecs, jusqu’à insérer dans une seule de ses comédies deux pièces de Ménandre.
    J’avois d’abord eu dessein de mettre l’original à côté de la traduction ; mais on m’a conseillé d’en faire une édition à part, et d’attendre les savantes notes qu’un homme d’érudition y prépare, et qui seront bientôt en état de voir le jour.
  17. A. Et j’ai pris l’expression qui n’étoit pas la meilleure, lorsqu’elle m’a paru mieux rendre sa pensée.
  18. Cette traduction de la Jérusalem délivrée, publiée en 1724, était de J.-B. de Mirabaud, qui fut plus tard secrétaire perpétuel de l’Académie française. Après la mort de ce Mirabaud, c’est sous son nom qu’on publia le Système de la nature, du baron d’Holbach.
  19. Tout ce qui suit est une seconde préface qui a paru pour la première fois dans l’édition de 1743.
  20. Historia augustae scriptores. Gallieni duc.
  21. A. Jusqu’à ce qu’enfin désespéré, etc.
  22. A. Elle les consulta avec les Grâces.
  23. A. Il y en a d’autres.
  24. A. Les cœurs amoureux viennent dans le temple demander à la déesse de les attendrir encore.
    Ceux qui sont accablés des rigueurs de leur maîtresse viennent soupirer dans le temple ; ils sentent diminuer leurs tourments, et entrer dans leur cœur la flatteuse espérance.
  25. A. La déesse inspire aux filles de la modestie, et les fait estimer au prix que l’imagination, toujours prodigue, y sait mettre.
  26. A. A mesure que le dieu donne de l’amour, Vénus donne des grâces.
  27. A. Avec elle ; mais que deviendrois-je si Vénus alloit la prendre pour la mettre au nombre des Grâces ?
  28. A. Et quand Je l’aurai égarée. Je lui donnerai un baiser, et ce baiser me rendra si hardi… L’Amour, etc.
  29. A. Qui sortit.
  30. A. Tu achètes tes beautés… tes trésors ne seront point inutiles, ils serviront, etc.
  31. Colardeau traduit ironiquement :


    L’époux, en retrouvant cette épouse abusée,
    Se crut non moins heureux que Paris et Thésée.

  32. Colardeau :


    Les dieux n’ont pas formé de plus noble assemblage,
    Sans doute elles seroient leur plus parfait ouvrage,
    S'ils leur avoient donné, plus distraits dans leurs soins,
    Quelques grâces de plus, quelques beautés de moins.

  33. Colardeau :


    Heureux de contempler l’épouse qu’il adore,
    Il la voit, la revoit, et veut la voir encore.

  34. Lettres persanes, XXXVIII.
  35. A. Et leurs yeux tomboient par terre.
  36. A. De Cadix.
  37. A. Car les unes découvroient, etc.
  38. A. D’être de ses rivales.
  39. Colardeau :


    Tel est des Gnidiens le prestige enchanteur,
    On éprouve à leur vue, à leur seule présence,
    Tout ce qu’après les maux et l’ennui de l’absence
    Deux fidèles amis, au moment du retour,
    Ont pu goûter jamais et d’ivresse et d’amour.

  40. A. Pour se replacer.
  41. A. Cibaris.
    Ce qu’on doit surtout remarquer dans le Temple de Gnide, c’est qu’Anacréon même y est toujours observateur et philosophe. Dans le quatrième chant, il paraît décrire les mœurs des Sybarites, et on s’aperçoit aisément que ces mœurs sont les nôtres. (D’Alembert.)
  42. A. A encourager le luxe et à flatter la mollesse.
  43. Colardeau :


    La beauté sans pudeur y cède sans amour.
    Chaque jour voit finir l’espoir de chaque jour.
    On n’y recherche point ce bien, ce bien suprême.
    Ce doux plaisir d’aimer, d’être aimé comme on aime.
    D’un éclair de bonheur on s’y laisse éblouir,
    On demande, on obtient, et l’âme croit jouir.
    Jouir ! Non, mon ami nul charme n’environne,

    Ne précède, ne suit les faveurs que l’on donne.
    On est bientôt heureux ; mais on n’est rien de plus.
    Ces détails si touchants, ces combats, ces refus ;
    Tous ces soins, tous ces maux, toutes ces jouissances.
    Ce contraste enchanteur de craintes, d’espérances.
    Tant de moments heureux avant l’heureux moment,
    Les doutes de l’amante et les vœux de l’amant.
    Cette pudeur aimable encor plus qu’importune,
    Mille plaisirs pour un, cent conquêtes pour une,
    Tous ces riens, en un mot, dont l’amour fait le prix :
    Voilà ce que jamais n’a connu Sybaris.

  44. Colardeau :


    Au milieu des festins, sur leurs lèvres livides,
    Leurs mains en frémissant portent les coupes d’or.
    Ils y burent l’ennui qu’ils vont y boire encor.

  45. A. M’appeloient sous un autre climat.
  46. A. Je contai au Jeune Aristée mes tendres amours etc.
  47. A. Elle est belle ; mais elle a des grâces plus belles que la beauté même, elle a une physionomie, etc.
  48. Colardeau :
    Il faut la voir toujours, ou ne la voir jamais.
  49. A. Je suis flatté de ces louanges, comme si elles m’étoient personnelles, et je sens en ce moment que j’ai de l’amour-propre.
  50. A. Enfin je m’abandonnai ; nous fîmes, etc.
  51. Colardeau :


    Hélas ! notre repos fut lui-même un supplice !
    Nos yeux secs et brûlants nous refusent des pleurs,
    Nul soupir échappé ne soulage nos cœurs.

  52. A. ajoute : le vin menoit à la gaieté ; la gaieté ramenoit au vin.
  53. Colardeau :


    Répands sur ces climats une joie éternelle.
    Vénus règne ici près, tu dois régner près d’elle.
    Ariane et Bacchus, et Vénus et l’Amour
    N’auront plus qu’un empire et qu’une même cour.

  54. A. Qui l’eût dit que tu pourrais quelque jour me paroître encore plus aimable ?
  55. Colardeau :
    La gloire dans l’Olympe occupe trop les dieux.
  56. A. Une thyrse.
  57. Colardeau :

    . . . . . . . Ma raison est dans a main des dieux ;
    Mais mon cœur, tout à toi, n’est point sous leur empire.

  58. A. Jamais les bois d’Élysée, etc.
  59. A. Lorsque je l’ai atteinte.
  60. A. Dans ces bois.
  61. A. Et n’y eût rappelé la vie.