Le Testament de Jean Meslier/Édition 1864/Chapitre a

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Texte établi par Rudolf Charles MeijerLibrairie étrangère (Tome 1p. iv-xxii).

a. HISTOIRE DU MOUVEMENT RATIONALISTE EN HOLLANDE, EN DEHORS DE L’ÉGLISE, DEPUIS 1850.


Je suis fâché, que faute d’un autre, j’aie à écrire moi-même l’histoire d’un mouvement, dans lequel je joue un rôle de quelque importance. Je ne connais rien de plus désagréable que d’avoir à parler de soi, surtout quand il est question d’une cause sérieuse et sacrée. Cependant, comme il est urgent, pour la bonne intelligence des faits que j’ai à constater, que je surmonte mon aversion, je tâcherai d’y arriver.

Le mouvement rationaliste, dont je parle ici, se rattache directement, aux manifestations unitaires, déistes, saint-simonistes et positivistes, qui se font abondamment en Hollande, depuis 1850 ; mais il est pourtant en dehors ou, pour mieux dire peut-être, au-dessus de tous ces systèmes. Il y a une sorte de coalition entre les apôtres qui les propagent, une coalition qui est en train de former le parti officiel du progrès — dans un sens vraiment libéral. Raconter aussi brièvement que possible l’origine et l’histoire de cette coalition, voilà ce que je me propose de faire dans le présent chapitre.

Arrivé à Batavia en 1847, à l’âge de 21 ans, rempli d’enthousiasme pour tout ce qui est beau, grand et noble, doué d’un cœur tendre et aimant, instruit à l’école du malheur, victime des injustices humaines, j’y fus trompé dans toutes mes attentes, et désillusionné au point de devenir misanthrope et de prendre ma vie en horreur, jusqu’à ce qu’après la perte d’une année de vie intellectuelle, passée dans un découragement complet, je sentis enfin le besoin de reprendre le cours de mes études morales et littéraires. Je fondai alors, de concert avec quelques jeunes gens bien intentionnés, la société dite Salve[1]. Le but principal de cette société était de nous préserver d’un assoupissement complet, et de fournir à d’autres Européens, nouvellement débarqués et encore en possession de toute leur activité et de tout leur amour de l’étude, l’occasion de se garantir des premières atteintes de l’indifférence en fait de culture de l’esprit, par suite du défaut de coopération et d’émulation que nous avions vu démoraliser complètement une foule de jeunes gens, si intelligents, si nobles et si généreux au moment de leur arrivée en l’île de Java.

Parmi les membres de cette société, mon ami E. W. King était le plus orthodoxe et le plus militant. Aucune soirée ne se passa que lui et moi nous n’eussions ensemble de chaudes discussions sur quelques sujets de théologie ou de philosophie. Les effets de ces discussions ne se sont pas fait attendre. Plusieurs années après, en 1859 je crois, j’ai revu le digne garçon à Amsterdam. Il venait se faire confirmer comme missionnaire ; mais, ne trouvant pas la foi qu’il cherchait, même parmi les dissidents les plus arriérés de la Hollande, il passa en Écosse, le seul pays, comme il m’assurait, la foi antique eût été conservée dans toute sa pureté. Quant à moi, je ne me rappelle pas trop bien le cercle d’idées dans lequel je me mouvais lors de la constitution de la société "Salve" ; mais je sais bien qu’en 1844 j’avais déjà rejeté comme absurde le dogme de la divinité de Jésus, et qu’en 1852 j’admettais encore un Dieu spirituel, âme universelle de l’univers et son créateur. Ces huit années se passèrent dans une lutte continuelle entre les préjugés de mon éducation, et mon bon-sens naturel. Les discussions avec King surtout me fournirent contre la foi des argumens d’une telle force, que souvent, après une soirée un peu orageuse, lorsque je revenais dans mon modeste logis et que je méditais sur la justesse de tout ce que j’avais dit en défense de ma thèse, ces mêmes arguments avaient la force logique de me convaincre moi-même que je ne m’étais pas laissé emporter trop loin par mon raisonnement et qu’en vérité je ne m’étais rendu coupable d’aucune attaque sacrilége à la vérité divine. La société "salve" continua d’exister tant que je restai à Batavia ; mais il me fut impossible d’en faire cette véritable loge franc-maçonnique, cette école philosophique et humanitaire, ce foyer du progrès que j’avais rêvé et dont j’avais déjà arrêté par écrit l’organisation et le but. Ses membres partageaient si peu mes idées que mon "Essai sur la valeur réelle de l’homme", que je considère toujours encore comme le point de départ de tous mes raisonnements subséquents, la base de toute ma philosophie postérieure, fut unanimement reconnu comme incompréhensible, et même fut très-spirituellement parodié par l’un d’eux, à la grande hilarité des autres.

Je ne puis quitter avec le lecteur la ville de Batavia, sans parler en passant du scandale que produisirent mes paroles "je ne vais pas au-devant de bourreaux," prononcées à l’occasion d’une invitation d’aller au-devant des héros, revenants de la troisième expédition Balinaise, invitation adressée à la garde-civique, dont j’avais le malheur d’être membre, malgré ma myopie, — et du ridicule que je rejetai sur quelques officiers qui me demandèrent en public et au nom de toute l’armée indignée, l’explication de ces paroles téméraires, explication que je leur donnai claire et précise, au point de leur arracher l’aveu, qu’en vérité ils n’étaient que des bourreaux, exécutant les arrêts d’un tribunal suprême.

Je revins des Indes, le 17 Septembre 1850.

Peu de mois seulement après ce retour, je parvins à fonder à Amsterdam une société analogue à celle de Batavia, que je nommai Thot ; mais qui décéda après trois ou quatre séances, faute d’un nombre suffisant de membres collaborants.

J’entrepris alors la publication d’une revue scientifique, philosophique, romantique etc., mais, sous toutes ces formes différentes, humanitaire et progressiste ; l’inactivité de mon éditeur me fit perdre mon temps et mes frais. Peu de temps après, je faisais la connaissance de Mr. F. Günst, le Secrétaire de la □∴ P∴ N∴ L∴[2]. Les discours sur différents sujets que nous eûmes ensemble et plus que tous ces discours la lecture de mon Essai sur la valeur réelle de l’homme, le firent me pousser à me faire membre de la dite □∴ Je fus reçu comme tel et je reconnus dans la □∴ une société dans le genre de celle que j’avais rêvée depuis tant d’années, sauf de graves erreurs dans sa constitution et les fautes impardonnables de sa direction. Du jour de ma réception dans la □∴, j’y fus tant soit peu regardé comme un des chefs du parti libéral, une réputation exagérée m’y ayant devancé.

Nous arrivons maintenant à l’année 1854, l’année de la publication des "Licht en Schaduwbeelden uit de Binnenlanden van Java, door de gebroeders Dag en Nacht." Intimidé par les menaces des prêtres, l’éditeur original céda à mon ami Günst tous ses droits sur la livraison de cet ouvrage déjà publiée et sur toutes celles qui pourraient suivre. La sensation que fit cette publication fut immense, une deuxième et troisième livraison suivirent de près la première. Je ne tardai pas à faire la connaissance du savant auteur, le Dr. Fr Junghuhn, si connu par son ouvrage sur le sol de l’île de Java, etc., etc. et le lien spirituel qui existait déjà entre nous fut resserré par sa réception comme membre de la □∴ P∴ N∴ L∴ Une couple de mois se passa, les travaux scientifiques rappelèrent Mr. Junghuhn dans l’Inde ; peu de jours avant son départ il vint me dire adieu. J’eus alors l’heureuse idée de lui parler de l’urgence de compléter son œuvre en nous aidant à fonder une revue rationaliste, qui perpétuerait l’influence salutaire qu’il avait conquise par la publication de son livre. Mr. Günst seconda ma prière, et, loin de refuser, Mr. Junghuhn nous promit qu’il réfléchirait mûrement à notre proposition, d’autant plus que d’autre part on lui avait déjà suggéré la même idée. Le lendemain de ce jour, nous étions déjà en possession d’un manuscrit de la main de l’illustre savant, et ce manuscrit fut le célèbre prospectus de la Revue dite "de Dageraad" (le Point du Jour) que Mr. Günst publia au mois d’Août 1855. La première livraison de la Revue suivit de près la publication du prospectus, elle parut le 15 Octobre de la même année. Chacun de nous y avait fourni à la hâte son contingent. Notre idée commune, concordant avec celle de Mr. Junghuhn, y était ébauchée par différents petits essais, tous attaquant ouvertement le fanatisme et les mensonges de l’église dite chrétienne, tous tendant à propager l’amour du vrai et à briser le joug de la foi aveugle. Depuis ce moment, notre publication, aux prises avec les mille et mille obstacles suscités par les cléricaux, et à l’aide du faible appui d’un nombre très-restreint de gens dévoués à notre cause, continua de paraître mensuellement et nous avions la satisfaction de voir à la fin de la première année que notre influence commençait à se faire sentir et que le cercle de nos amis s’élargissait graduellement. Il en résulta que, simultanément avec la publication de la première livraison de la deuxième année, nous annonçâmes par les journaux que le 8 Octobre 1856 nous aurions le plaisir de rassembler, dans une des plus vastes salles publiques de la ville d’Amsterdam, tous ceux qui, sympathisant avec notre oeuvre, désiraient se rapprocher personnellement. Au jour convenu, nous étions à nous quatre, collaborateurs de la revue, à attendre l’effet de notre annonce, et nous avions la satisfaction de voir répondre à notre appel une cinquantaine de personnes, parmi lesquelles nous recrutâmes trente-cinq signataires comme membres de l’association, dite "de Dageraad," dont nous proposions la fondation.

Une fois l’association fondée, nous nous occupâmes sérieusement de la rédaction définitive de ses statuts ; le but que nous nous proposions y fut décrit en ces termes :

Art. 1. Le But de l’association est :

1o. La Recherche de la Vérité, par l’organe de la Nature et de la Raison et la publication des résultats obtenus.

2o. Le rapprochement et la fraternisation de tous ceux qui aiment ces recherches sérieuses.

3o. La coopération pratique au bonheur social.


On voit pleinement que nous avions profité de l’étude de l’histoire de l’humanité, et que nous évitions autant que possible tous les écueils sur lesquels, d’après notre opinion, les associations antérieures avaient fait naufrage.

Nous avions remarqué que les systèmes philosophiques se développent et se succèdent sous l’influence des climats, des scènes de la nature, des conditions et des facultés des peuples qui les embrassent successivement ; — que la civilisation et l’étude des sciences exactes mûrissent et détruisent ces systèmes ; — que le progrès agit sur les idées humaines en prouvant par les effets la valeur des causes, qui sont comme les assises de ces systèmes, et en poussant l’esprit humain à créer continuellement de nouvelles théories hasardées pour remplacer les anciennes devenues arriérées ; — que les vérités, posées à priori et se fondant sur une autorité quelconque, érigées en dogmes inattaquables et indiscutables même, tendent à cultiver la partialité, l’intolérance et la persécution, et tout en formant un lien fraternel entre un petit nombre de croyants, excitent en eux l’indifférence, l’aversion et l’animosité contre tous ceux qui n’appartiennent pas à leur coterie, qui n’acceptent par leurs autorités et qui partant refusent d’embrasser leur foi ; — nous concluions de tout cela que, pour fonder une association durable, nous devrions nous abstenir de proclamer aucun système comme croyance absolue ; que la vérité ne se fait connaître que postérieurement, par de longues études, par des recherches assidues et par une controverse amicale ; que l’unité de but seul, au milieu de la diversité d’opinions sur le chemin à prendre pour arriver à ce but, peut être le lien qui unit tous les hommes, sans en excepter un seul ; et que toutes les facultés doivent être mises à l’oeuvre, toutes les convictions respectées, toutes les libertés individuelles qui ne portent pas atteinte au bien-être universel garanties, pour arriver à la coopération sociale, et par là à la fraternité parmi les hommes et à l’avancement du bonheur social et individuel.

Voilà ce que j’ai voulu exprimer par l’article 1er  des statuts ; mes cofondateurs de l’association ont-ils compris dès lors toute la portée de mes vues et des conséquences qui seraient les résultats de ces principes fondamentaux ?… j’en doute… mais n’anticipons pas.

Une fois constituée, notre association s’accrut rapidement ; une grande partie des lecteurs de la Revue de Dageraad s’y fit enrôler ; les assemblées furent beaucoup fréquentées et de temps en temps un théologien, pénétrant jusqu’à nous, nous sermona tant bien que mal, ou essaya à ses propres dépens, de prendre la défense de la bible et du dogme chrétien. Tout marchait admirablement bien.

Mais de temps en temps il se montra parmi nos membres de ces personnes qui ne comprennent la liberté que pour eux et le rationalisme que pour leur système. Ces gens-là essayèrent en vain de nous faire adopter leurs opinions, — comme étendard d’une société neutre. Après plusieurs escarmouches de cette sorte, le parti déiste p. ex. fit une motion formelle (5 Juillet 1857) pour obtenir le remplacement de l’article 1er  par la formule qui suit. "Les membres de l’association de Dageraad reconnaissent l’existence d’un seul Dieu, qu’ils adorent." Cette motion fut rejetée par 25 voix contre 6, après une lutte sérieuse et acharnée, mais respectueuse pour les convictions les plus disparates ; ce qui n’empêcha pas que l’association eût ce même jour à déplorer la perte de 4 de ses membres. Quelque petit que fût ce nombre, cette perte fut d’autant plus douloureuse pour l’association, que par là le parti déiste, malheureusement déjà le plus faible de beaucoup avant cette catastrophe, perdit ses meilleurs orateurs et qu’il devint à craindre que l’influence que Mr. B., le plus âgé de nos membres, exerçait par des lectures continuelles sur son Panthéisme-Socialisme, ne fît perdre à nos travaux ce caractère d’impartialité qui les distinguait si avantageusement. C’est depuis cette époque que date mon habitude d’encourager de préférence les déistes à mettre le pied dans l’arène, afin de retablir autant que possible dans l’association du "Dageraad" l’équilibre de la discussion perdu.

L’anniversaire de la fondation de l’Association fut célébré, le 4 Octobre 1857, par un premier congrès universel de libres penseurs, — un congrès dont le National (de Bruxelles) du 18 Décembre 1857 et la Tribune (de Liège) du 21 Décembre 1857 ont reproduit et conservé le rapport. Voici quelques extraits de ce document si précieux pour l’histoire de notre oeuvre.


"Pour fêter l’anniversaire de sa fondation, la Société de libres penseurs avait réuni à Amsterdam un petit congrès où se trouvaient 65 personnes, dont 25 environ des autres villes de la Hollande. Dans un discours d’ouverture le président, M. d’A…, s’est appliqué à développer le principe fondamental de l’Association, tel qu’il resulte du véritable sens de l’Article Ier de ses statuts ; cet article est conçu à peu près en ces termes :[3]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

"L’Orateur développe surtout le premier point, il déclare que toutes les idées ont reçu et recevront un même accueil dans l’Association qui doit rassembler les forces jusqu’alors éparses de la pensée, délivrée des chaînes de la foi, pour former un corps d’armée, qui puisse résister glorieusement aux doctrines qu’on veut imposer à l’esprit humain de par la révélation.

"Le Président croit que ce premier principe interdit à la société d’accepter aucune thèse, aucun dogme, qui bornerait ou limiterait ses études, ou tendrait à exclure ou à écarter de la Société toute personne qui aurait des vues différentes. Réunis pour chercher la vérité, il serait, dit-il, contradictoire de commencer à l’admettre à priori.

"Après ce discours fort applaudi, l’ancien Secrétaire lit le procès-verbal des travaux de l’année écoulée. Les délégués des autres villes font part de leurs travaux.

"Le secrétaire rend compte des relations de l’Association avec l’étranger : avec la Revue philosophique de Paris ; avec les Revues hebdomadaires de Londres : The Reasoner, The London Investigator, The Humanistic Journal ; avec les Humanistes et les Sécularistes anglais, avec la Ragione de Turin, avec la Revue Trimestrielle, le National, le Congrès libéral, de Bruxelles, etc.

"M. M. Héribert Rau de Francfort et le Professeur Leutbecher de Erlangen, qui s’étaient promis d’assister à la Réunion se sont fait excuser.

"Le Secrétaire lit une lettre d’adhésion de Dom Jacobus (Ch. Potvin).

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

"L’assemblée charge son président de présenter des remerciements collectifs aux membres correspondants et décide que ces relations seront étendues et resserrées autant que possible.

"La discussion est ouverte sur le projet de fonder des écoles rationalistes. Un membre fait remarquer que la nouvelle loi entre dans les vues de la Société, puisque la religion est dorénavant exclue de l’enseignement de l’État. Mais, comme tout dépend des premières impressions, comme aucun instituteur n’ose encore suivre la loi à la lettre, il demande et l’assemblée arrête que l’on s’occupera immédiatement de réaliser ce projet.

"Le président soumet à l’assemblée divers autres propositions, qu’il désire voir à l’ordre du jour de l’association ; ce sont, entre autres :

"La Réunion d’un Congrès philosophique européen.
"La Fondation d’associations dans les principales villes de la Hollande.
"La publication d’un petit journal populaire et d’une revue, fondée sur le principe du libre débat philosophique.
"L’Etablissement de bibliothèques populaires.
"La rédaction d’ouvrages élémentaires mis au concours.
"L’Institution d’une université libre, et en attendant la recommandation de l’université de Bruxelles, comme point central de l’éducation supérieure des fils des libres-penseurs de la Hollande.
"L’Institution de cours publics.
"L’Assemblée décide que ces propositions seront insérées au procès-verbal et recommandées à l’attention de tous les membres.
"Après des paroles éloquentes de Mr. H. de Gorinchem sur la tolérance, et un discours chaleureux et enthousiaste du nouveau
secrétaire sur la propagande et le dévouement aux idées, la séance est levée.
"Les membres se sont réunis ensuite dans un banquet fraternel, où le noble était assis à côté de l’homme du peuple, le riche auprès du prolétaire, et chacun se félicitait d’un premier pas fait vers l’union et le progrès."

La deuxième année de l’existence de l’association fut beaucoup moins heureuse que la première. Le nombre des membres diminua presqu’aussi rapidement qu’il s’était accru l’année précédente[4]. De tous côtés, les malheurs fondirent sur notre tête. Tantôt, c’était un déménagement forcé dans une salle de beaucoup inférieure, par suite du refus de renouveler le bail à des incrédules comme nous. Une autre fois, c’était la désertion de plusieurs membres, las d’entendre les articles de notre vieux apôtre d’une nouvelle orthodoxie. Il nous était absolument impossible de publier des rapports, faute d’argent. La caisse était à sec et chargée de dettes au marchand de papier, à l’imprimeur etc., grâce à notre imprudence à nous charger de l’impression des quelques essais que nous avait promis Mr. B., mais qui formèrent bientôt un ouvrage volumineux qui décimait les rangs de nos membres au lieu de nous en procurer de nouveaux. Mais plus que de tout cela, nous avions à souffrir de l’animosité d’un homme qui depuis la fondation de l’Association avait été des nôtres. Je voudrais pouvoir me dispenser de parler ici d’un fait aussi déplorable, mais la clarté de mon récit exige impérieusement que je constate les faits tels qu’ils sont arrivés.

Un acte arbitraire, réprouvé par l’ensemble des membres me paraît avoir éveillé ce désir de vengeance qui tua pour des années tout sentiment sympathique pour nous dans la poitrine de l’homme en question.

À dater de ce jour, il se déclara ouvertement l’ennemi juré de l’Association, il lui suscita des disputes, il dénatura des faits pour porter des accusations ignobles contre la direction, dans l’espoir de lui faire perdre la confiance de l’assemblée ; il nous menaça de détruire l’Association et à ce dessein il empêcha l’insertion de nos rapports dans la Revue "de Dageraad" dont il était un des redacteurs, il raya tout ce qui avait rapport à nous dans les articles qu’adressaient à la direction de cette Revue jusqu’aux plus éminents de ses collaborateurs, il nous attaqua ouvertement dans ses propres essais, espérant par là nous porter à une reponse inconsidérée qui, par son aigreur et son caractère de personnalité, compromettrait la cause du progrès en général et nous-mêmes en particulier. Il détourna nos amis de leur projet de visiter nos assemblées, en se faisant des discours panthéistes de notre vieux Mr. B. un prétexte pour nous accuser de n’être qu’un club de fanatiques, qui ne craignaient pas d’arborer ouvertement l’étendard de l’impartialité, de la liberté individuelle, et de la coopération mutuelle, tout en mentant à leur devise, et pour ne prêcher sous main que l’athéisme, c’est-à-dire un de ces mille systèmes individuels qui, érigés en dogmes, divisent l’humanité en autant de camps ennemis. Et pour mettre le comble à son œuvre hostile, il ne se gênait pas pour dire à quiconque lui demandait des renseignements sur l’association "de Dageraad," que cette association avait cessé d’exister.

Tous ces manèges, bien qu’impuissants pour nous tuer, nous faisaient des torts immenses ; les mensonges qu’on aurait repudiés avec dédain, s’ils étaient provenus du parti adverse, furent acceptés comme des vérités indubitables, maintenant que c’était un des principaux apôtres du rationalisme qui les débitait ; — presque tous les membres correspondants que nous avions dans la province prêtèrent l’oreille à ses calomnies et nous retirèrent leur coopération. Ce fut un véritable temps d’épreuve pour nous que ce temps-là. Notre courage, notre activité et le sentiment de notre valeur morale nous préservèrent seuls du sort qui nous menaçait. Divers moyens furent proposés pour porter remède à notre déplorable situation, mais dans l’état d’épuisement où nous nous trouvions, tous ces moyens furent jugés impratiquables ou impuissants ; nous préférâmes alors nous borner provisoirement à resserrer davantage le lien qui unissait le petit nombre de ceux qui étaient restés fidèles à la cause du véritable progrès et à travailler tranquillement au rétablissement de nos finances, en attendant un temps plus propice pour reprendre publiquement notre œuvre de propagande morale et intellectuelle et pour revendiquer la place qui nous était due en réfutant les calomnies les plus malveillantes par le simple exposé de notre histoire.

Mais, tout en conseillant à mes amis cette route à suivre, je résolus de hasarder personnellement une entreprise qui, si elle n’entraînait pas de sacrifices, pourrait sauver l’Association, mais que momentanément elle-même ne put se permettre, embarrassée qu’elle était par les engagements contractés auparavant. Je compris que, pour la relever plus promptement de son état de langueur, il lui fallait un organe à elle, et je fondai à cet effet la Revue "Het Verbond der Vrije Gedachte" (La Ligue de la Libre-Pensée), entièrement vouée aux intérêts de notre association.[5] Cette revue, ainsi que deux autres que je publiai en même temps, ne vécurent malheureusement qu’une seule année ; les fonds me manquaient pour en continuer la publication avec une soixantaine de souscripteurs seulement.

Je suis heureux de constater ici que, malgré tous nos revers, l’esprit de dévouement au bien-être et au progrès individuel et social qui caractérisait notre œuvre ne se démentit pas une seule fois chez ses fidèles adhérents. Au moment le plus pénible même, elle se manifesta par une protestation unanime d’adhésion à la cause et de sympathie pour ma personne, et par une promesse renouvelée de fidélité aux principes libéraux des statuts de notre association, principes que nous nous efforçâmes, chacun de son côté, de répandre autant que possible dans le monde.

C’est vers cette époque que la Revue "de Dageraad" abandonna sa direction rationaliste et que par un nouveau prospectus sa rédaction déclara que dorénavant la Revue proclamerait le Déisme et ferait la guerre autant contre le Panthéisme et le Matérialisme que contre le — Trinitarisme et le Jéhovisme.

Il est presque superflu de dire qu’alors je cessai d’être du nombre de ses collaborateurs.

Le principe exclusif qui régnait dans la □ P∴ N∴ L∴ et quelques actes du V∴ M∴, joints à l’inertie des membres du Conseil suprême, mes collègues, me déterminèrent aussi à rompre complètement avec la dite □.

Cinq années se passèrent alors paisiblement : la libre pensée gagna beaucoup de terrain, les penseurs se rapprochèrent de plus en plus, l’Association réussit à solder ses dettes, elle continua ses réunions sans interruption aucune, le nombre de ses membres s’accrut de nouveau considérablement, et de mon côté, je fis ce que je pus pour être de quelque utilité au progrès. Le seul incident, digne de mention pendant ce temps fut la venue en Hollande[6] de Mr. J. Ronge, le célèbre fondateur du Rongisme, (aujourd’hui les "Communes libres" de l’Allemagne), ses discours, les difficultés que lui suscita la haine des croyants, et l’échec qu’éprouva son projet de fonder une commune à Amsterdam. L’association de Dageraad, bien que libre de tout credo, fit preuve en cette occasion de sa sympathie pour tous les systèmes qui tendent à avancer le progrès. Elle fit ce qu’elle put pour être utile au reformateur et pour l’aider à la fondation de sa commune rationelle, qui, cependant, depuis le départ du fondateur est toujours encore à donner son premier signe de vie.

Les cinq années, dont je viens de parler, apportèrent également une grande modification dans la rédaction de la Revue de Dageraad. Malgré le retour passager au déisme, proclamé par son second prospectus, malgré ses graves défauts de rédaction et tout ce que l’Association a souffert d’un de ses rédacteurs, tant directement qu’indirectement, la Revue de Dageraad a toujours été à mes yeux d’une grande puissance contre la foi aveugle de l’église et a mérité à cet égard la vive reconnaissance de tous ceux qui prennent à cœur le développement moral et intellectuel de l’homme. Si l’on considère que pendant tout le temps de sa réaction, je ne cessai de reconnaître sa valeur, et que, même dans ma circulaire de 1858, adressée aux revues et aux journaux libéraux de tous les pays, je plaidai ouvertement sa cause, tout aussi bien que celle de mes propres revues que je n’avais fondées que pour compléter son œuvre d’émancipation, on comprendra facilement que je remarquai avec une vive satisfaction que peu à peu l’esprit de recherche libre et rationnelle de la vérité et de la justice, qui avait présidé à sa fondation, reparaissait dans sa rédaction et se traduisait de nouveau de plus en plus dans la diversité des directions qui signalaient les essais qu’elle offrait à ses lecteurs. Aussi je ne tardai pas, lorsque la publication du Manuel d’Instruction religieuse de Mr. Reville m’eut fait reprendre la plume, de présenter à la rédaction de la Revue ma petite critique[7] à ce sujet, et — preuve que je ne m’étais pas trompé — ces essais, pour lesquels je n’avais demandé qu’une petite place dans la partie non officielle de la Revue, furent accueillis avec une bienveillance marquée et rangés parmi les articles de la rédaction. — Le rapprochement entre la rédaction de la Revue et la direction de l’Association, qui fut le résultat de l’insertion de ces essais, ne tarda pas à se faire sentir. Mais un nouveau succès m’attendit, une nouvelle preuve m’était réservée que ma persévérance n’avait pas été vaine, que mon œuvre avait porté des fruits.

Ce fut vers le mois d’Octobre 1863 que je reçus une visite officielle de mon ancien ami Günst. Le but de cette visite n’était ni plus, ni moins que de me communiquer, de la part du parti libéral de la □ P∴ N∴ L∴, que ce parti avait embrassé et désirait reconnaître ouvertement dans la □ les principes pour lesquels je combattais depuis tant d’années, et qui, d’abord mal compris par plusieurs de ses Fr∴, alors membres de l’Association de Dageraad, avaient un jour été pour eux un motif pour déserter notre drapeau.

Mr. Günst termina cette communication par une invitation à rentrer dans la □, comme représentant de ces principes :


Impartialité complète,
Respect pour toutes les convictions,
Liberté absolue, restreinte seulement par l’intérêt social dans sa plus haute conception,
Emancipation morale et intellectuelle,
Coopération universelle à l’avancement du Règne de la vérité et de la justice, et partant du Bonheur social et individuel.

J’acceptai cette proposition à la condition que la direction, qui allait être choisie pour la nouvelle année maç∴, serait composée de gens avec lesquels je pourrais agir de concert, que la chaire du Vén∴ M∴, surtout ne serait plus occupée par un homme, dont les vues restreintes et les actions arbitraires m’avaient jadis forcé à donner ma démission ; que les principes que celui-ci avait posés (le Déisme et ses conséquences) seraient abandonnés, et la revision complète des Statuts décidée. Je reçus l’assurance que tel était le but du parti libéral, et que ce parti devant triompher dans la prochaine élection, son premier acte serait de proposer la revision des statuts, de les mettre d’accord avec le principe de coopération universelle et d’impartialité complète et partant d’ôter de dessus le frontispice du temple les mots "à Dieu et à l’immortalité."

Ce but fut atteint. Peu de semaines après la visite que m’avait faite Mr. Günst, lui-même devenait Vén∴ M∴, de la □∴ P∴ N∴ L∴[8], à la place de son fondateur qui avait occupé la chaire jusqu’à ce jour, c’est-à-dire pendant seize années consécutives ; la revision des Statuts était arrêtée, la disparition de l’ancienne légende décidée et — je rentrais dans la □ comme membre effectif.

Depuis ce temps, une nouvelle ardeur s’empara des esprits, les réunions furent plus fréquentées et le nombre des membres accrut sensiblement.

Enfin, à l’heure qu’il est, la régénération de la □ P∴ N∴ L∴ est complètement achevée, et un manifeste officiel vient d’être adressé aux □□ les plus considérables de l’Europe et de l’Amérique, pour apprendre à la Fr∴ Mac∴ actuelle, que la □ P∴ N∴ L∴ s’est constituée comme une □ indépendante, et qu’elle sera charmée d’entrer en relation avec les □□, qui lui en témoigneront le désir. Ses principes, son but etc. sont définis dans ses nouveaux Statuts par les articles suivants :


Article I.

La □ P∴ N∴ L∴ est une corporation maçonnique indépendante.

Article II.

La □ P∴ N∴ L∴ reconnaît comme unique Principe de l’O∴ l’amour de la vérité et de la justice. Elle a pour But le progrès moral et intellectuel de l’homme et de la société.

Article III.

Les travaux des Frères, à l’avancement de ce but, consistent provisoirement en l’étude de la Science de l’Individu et de la Société, avec leurs intérêts et devoirs réciproques.

Des assemblées seront convoquées pour fournir aux Frères l’occasion d’échanger leurs idées sur des sujets de cette catégorie, et des cours seront donnés, pour les munir, par le moyen de la franc-maçonnerie et de la science, des connaissances requises pour conférer de pareille matière d’une manière digne d’elle.

Il est forcément enjoint aux Fr∴ de fréquenter régulièrement ces assemblées et ces cours.

Article IV.

En vertu du Principe et du But ci-dessus énoncés, la □ P∴ N∴ L∴ ne reconnaît que les Gr∴ d’A∴ de C∴ et de M∴ avec les P∴ S∴ et A∴ y appartenant, comme les seuls propres à l’être original de l’O∴, les seuls utiles et nécessaires.

Article V.

Les Gr∴ de C∴ et de M∴ sont offerts gratuitement par la □ à ses membres, comme preuves de mérite et de progrès dans l’Art Royal et après un examen régulièrement passé.

Article VI.

La repartition des sujets d’études, pour les trois grades sera en conformité avec le caractère des trois voyages indiqués sur le tableau.

Tandis que mes opinions prévalaient dans la □ P∴ N∴ L∴ et qu’un parti zélé et plein de courage s’y rangeait à mes côtés, mes anciens adhérents, les membres de l’Association de Dageraad avaient de nouveau à subir une épreuve de constance et de fidélité. J’ai parlé ci-dessus de notre vénérable membre Mr. B. le panthéiste-socialiste, qui sans le vouloir, mais toujours un peu par son obstination fanatique à propager ses idées, bongré malgré, était devenu le prétexte, sur lequel on accusait faussement l’Association de n’être qu’un club d’athées, de gens à idée fixe. Eh bien, ce même Mr. B., qui était le plus chaleureux de mes alliés, lorsqu’il s’agissait de faire face au mouvement déiste, qui cherchait à supplanter nos principes larges et rationels de liberté pleine et entière pour toutes les convictions, et qui, une fois le calme rétabli, après la perte d’un grand nombre des membres jadis les plus zélés pour la cause du progrès, n’avait cessé de faire pour son panthéisme, ce qu’il condamnait dans les partisans du déisme ; ce même Mr. B. qui par son fanatisme socialiste avait paralysé long-temps mes efforts dans la lutte contre la partialité et l’intolérance, et m’avait forcé par sa loquacité à refouler en moi les idées personnelles que j’ai sur certains sujets abstraits, comme la vie, etc. de peur de compromettre ce caractère d’impartialité et de respect pour toutes les opinions individuelles, qui font la gloire de notre association, en posant sa conviction et la mienne, si sympathiques en divers points, comme une sorte d’autorité ; ce même homme, loin d’être corrigé par les observations amicales que je lui faisais sans cesse et les marques nombreuses de mécontentement, qu’il recevait à chaque instant de la plupart de nos membres, essaya un dernier effort pour accomplir l’œuvre de nos ennemis et des déistes, ses adversaires, — la destruction de notre association, afin d’ériger sur ses ruines le temple de quelque culte individuel. Après les échecs qu’avaient soufferts ses propositions antérieures, il se jeta dans la route de la diplomatie et s’attaqua à la rédaction des articles fondamentaux de nos Statuts, afin d’ouvrir par là une porte au triomphe de son système ; mais, pénétrant facilement ses vues, je m’opposai à son exclusivisme, comme je m’étais opposé à celui des déistes et lorsqu’il s’obstina à ne vouloir rester membre que moyennant l’adoption des changements qu’il proposait, je dus sacrifier au bien-être de l’association neutre, ce combattant fanatique avec lequel j’avais le plus de sympathie en ce qui regarde les convictions personnelles, comme dans le temps j’avais sacrifié les déistes, dont les idées m’étaient parfaitement antipathiques. La plupart de mes adhérents comprirent cette preuve décisive de l’amour pour la vérité et la justice au-dessus de tous les partis, que j’avais posé et prêché comme base de notre œuvre, et leur approbation fut pour moi une douce satisfaction dans la tâche ordinairement pénible et ingrate que je poursuis. L’Association de Dageraad et la □ P∴ N∴ L∴ propagent depuis ce moment, ardemment et de concert, les idées ci-dessus exposées de fraternité et de coopération unanime, pour lesquelles j’ai combattu pendant tant d’années, et qui, d’après ma conviction intime, sont les seules, qui puissent résoudre le problème de tous les siècles et de toutes les religions, celui d’établir l’unité de l’œuvre au milieu de la diversité des opinions. — Les générations à venir jugeront nos idées, notre œuvre et ses résultats. — Ce seront elles qui nous vengeront des pitoyables calomnies de nos détracteurs[9].



  1. Au mois de Mai 1848.
  2. Fondée en 1850, mais non reconnue par le gr∴ O∴ des Pays-Bas.
  3. voir page VIII.
  4. Mes trois cofondateurs même se retirèrent, l’un parceque sa position sociale et son avenir surtout demandaient cette démarche, l’autre parcequ’il prétendait que je dirigeais trop rationellement l’association, — d’après les principes que nous avions posés lors de la fondation de notre association, — le troisième parceque……
  5. La première livraison parut le 15 Janvier 1858, quatre jours après l’expédition de la lettre suivante, que pour être conséquent, je crus devoir adresser au consistoire de l’Église Wallonne d’Amsterdam, avant de me poser publiquement comme redacteur de Revues rationalistes :

    Messieurs.

    J’ai l’honneur de vous prier formellement de ne plus me considérer comme membre de votre église.

    Depuis que le libre examen m’a donné la conviction personnelle que les dogmes, les fictions, le surnaturalisme tout entier enfin, ne font que nuire à la morale qu’ils obscurcissent et que diviser les hommes qui sont appelés à la solidarité, j’ai cessé d’être chrétien et partant d’être membre de toute secte chrétienne.

    Vous m’obligerez infiniment de prendre bonne note de ma présente rénégation.

       Agréez Messieurs, l’assurance de ma parfaite considération etc.

  6. Juillet 1858.
  7. Voir plus loin, page XXV.
  8. L’élection de la Direction annuelle pour 1864/5 vient d’avoir lieu, Mr. Günst a refusé de se poser inéligible, et l’auteur de ces lignes a été choisi à sa place.
  9. Je renvoie le lecteur qui désirerait prendre connaissance d’un petit échantillon des mensonges, débités sur le compte de l’association de Dageraad, à l’ouvrage de A. J. C. Kremer, intitulé : Een steen des aanstoots, of het godsdienstig leven in Nederland (une Pierre d’achoppement, ou la vie religieuse en Hollande). Schiedam, H. A. M. Roelants 1862. Pas un mot de vrai dans tout ce que l’auteur dit au sujet de l’Association, manque total même de connaissance des localités et des mœurs Amsterdamoises. De pareilles misères ne méritent naturellement aucune réfutation ; ceux qui voudront assister à quelques unes de nos séances, pourront se convaincre par eux-mêmes du crédit qu’on peut donner aux jugements et aux contes-bleus de critiques de la force de Mr. Kremer.