Le Théâtre anglais contemporain/05

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Le Théâtre anglais contemporain
Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 178-200).
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LE
THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN

V.[1]
IBSEN A LONDRES. — LE DRAME DE DEMAIN


I

« Aujourd’hui vit à Munich un gentleman norvégien, d’âge mûr ; les habitans de la riante cité le voient souvent passer au milieu d’eux. Il regarde tout, et peu de gens le regardent. Il est retiré, contemplatif, pacifique. De temps à autre, il jette à la poste un manuscrit et, quelques jours après, les journaux de Copenhague annoncent la prochaine apparition d’une œuvre nouvelle du grand poète Ibsen. »

C’est par ces lignes caractéristiques que l’Angleterre apprit l’existence de l’homme étrange qui exerce aujourd’hui une si grande influence sur l’art, les pensées et la vie morale de l’Europe entière. Il était alors enfermé dans sa petite gloire dano-norvégienne comme ce géant qu’un conte oriental nous montre prisonnier dans une bouteille. Quant à l’auteur de l’article qui le signalait au public anglais, c’était un tout jeune homme, poète subtil et critique délicat, M. Edmund Gosse. Il occupe de notre temps, en littérature, un des premiers rangs parmi ceux qui produisent et qui jugent, mais les vraies bonnes fortunes sont celles de la jeunesse. Dans sa belle carrière d’écrivain, il n’en a pas rencontré une plus précieuse que cette découverte d’Ibsen faite à un âge où, d’ordinaire, on se découvre à peine soi-même.

M. Gosse faisait connaître les œuvres, déjà parues, d’Henrik Ibsen, ses drames historiques et historico-légendaires, ses premières tentatives pour prendre pied dans la réalité moderne. Il montrait une partialité indulgente pour la Comédie de l’Amour et la justifiait par des traductions ingénieuses en vers de sa façon ; il condamnait comme une œuvre à demi manquée Empereur et Galiléen, bien que sa fidèle et pénétrante analyse ne fît tort à aucune des beautés de la pièce. Mais il rendait pleine justice à la sombre grandeur de Brand et à l’éblouissante fantaisie de Peer Gynt. En somme, il annonçait un poète et un satiriste. Il y a longtemps qu’Ibsen a abdiqué le premier de ces titres, et, quant au second, M. Gosse doit le trouver un peu grêle, aujourd’hui, pour un tel homme. Il ne pouvait, en 1873, prévoir le dramaturge réaliste, le réformateur, le psychologue et le symboliste qui se sont successivement déployés devant nous. Mais il donnait, je crois, la note juste, lorsqu’il saluait en Ibsen un « vaste et sinistre génie, une âme pleine de doute, de tristesse, de désir non satisfait. »

Ibsen entra en correspondance avec son jeune critique, comme autrefois, dans des circonstances analogues, Goethe avec Carlyle. M. Gosse fut informé un des premiers de la crise intérieure qui transformait le talent du poète et qui a servi de point de départ à la série des drames sociaux et psychologiques. « Le drame que je fais en ce moment, écrivait-il, — c’était les Colonnes de la société, — donnera au spectateur exactement la même impression que s’il voyait les événemens de la vie se dérouler devant lui. » Le théâtre n’était plus qu’une chambre dont on a abattu une paroi pour permettre à deux mille personnes de voir ce qui s’y passe. M. Gosse supplia l’auteur de Brand et de Peer Gynt de ne pas déserter la poésie, mais Ibsen suivit son destin.

En Angleterre, on commençait à le traduire. En 1876, Katharine Ray donna une version anglaise d’Empereur et Galiléen ; trois ans après, la British Scandinavian Society imprimait à Gloucester des morceaux choisis d’Ibsen. En 1882, miss H.-F. Lord traduisit la Maison de Poupée sous le titre de Nora et fit précéder la pièce d’une introduction où elle présentait Ibsen comme le champion des droits de la femme. Les femmes aiment assez à se figurer leurs amis sous une forme concrète. C’est pourquoi Henriette Lord eut soin de les informer que leur défenseur « possède un grand front, des favoris gris, presque pas de lèvres, des petits yeux qui disparaissent presque entièrement derrière ses lunettes, un nez tout à fait septentrional dans son irrégularité ; qu’il est très sobre de gestes, et que son calme confine à la froideur. » En 1886, M. Havelock Ellis publia dans les Camelot Classics trois pièces d’Ibsen, aes Colonnes de la société, les Revenons, Un ennemi du peuple, accompagnées d’une étude d’ensemble où il passait en revue, avec une sympathie évidente pour les idées nouvelles en même temps qu’avec une extrême finesse de sens littéraire, les drames de la série sociale et psychologique. À cette série s’ajoutait en 1888 l’Ondine, et M. Gosse rentra en scène pour reprendre les choses où il les avait laissées en 1873. Arrivé alors à la pleine maturité du talent, il offrit en 1889 une analyse et un jugement sur les drames en prose qu’on peut, à certains égards, considérer comme définitifs[2].

C’est dans cette année 1889 qu’a commencé une période nouvelle pour la réputation et l’influence d’Ibsen en Angleterre. On ne se contente plus de le lire ; on s’essaie à le jouer. On le risque dans des représentations de l’après-midi, ou comme pis-aller, comme fin de saison, quand on n’a plus rien à gagner ni à perdre, dans un théâtre de second ordre qui va se fermer ou qui s’entr’ouvre ; un peu plus tard sous les auspices de l’Independent Theatre, qui est le « Théâtre libre » de Londres, mais qu’on pourrait appeler, mieux encore, le Théâtre nomade, car il n’a point de home à lui et se glisse, comme les vagabonds, dans les maisons inhabitées. On peut dire que, de 1889 à 1893, le drame ibsénien a vécu à Londres en parfait bohémien, ne sachant jamais la veille s’il dînerait ni où il coucherait le lendemain. Pourtant il y a un beau côté à cette existence précaire : c’est que la préoccupation des shillings et des pence ne s’y mêlait pas un seul instant. Les commerçans ont jugé une entreprise ou un homme quand ils ont dit qu’elle ou qu’il « ne paie pas » : or Ibsen n’a jamais « payé ». Si j’osais renverser le mot d’Irving que j’ai cité dans un précédent article, je dirais que le succès artistique était de nature d’autant plus fine et rare que l’affaire était plus mauvaise. Peu à peu s’était formée une bande d’acteurs et d’actrices qui se donnaient à cette tâche, interprétaient leur auteur avec foi, passion et courage, prêts à « confesser » Ibsen, à endurer, avec lui et pour lui, non la mort, mais les sifflets. Je citerai M. Waring et miss Robins, et surtout miss Achurch. Le public d’Ibsen se formait en même temps. Il avait pour noyau un petit groupe de fervens de la première heure. Autour d’eux, un grand nombre de curieux hostiles, venus pour blâmer, mais qui se comportaient, en somme, très décemment. Il y avait aussi les curieux naïfs et de bonne foi, qui apportaient à ces soirées émouvantes une âme ouverte et libre de préjugés. Ceux-là s’en retournaient songeurs et parlaient entre eux : « En vérité, je vous le dis, murmurait plus d’un de ces convertis, l’homme que nous avons vu et entendu ce soir est réellement le fils de Shakspeare ! »

C’est dans la presse que se livrèrent les grandes batailles. Bien des critiques perdirent le sang-froid et la politesse, glissèrent sans s’en apercevoir de la moquerie dans la grossièreté. Je ne confonds avec ces excès ni la discussion sérieuse à laquelle, dans des revues ou des conférences, des hommes de talent ont soumis la philosophie d’Ibsen, ni les joyeuses facéties, comme celles de M. Ansley, qui a donné, dans le Punch, un Ibsen de poche. Ces parodies n’impliquent, à mon avis, ni le manque d’intelligence, ni le défaut de respect. Je parle de ces attaques furieuses et brutales qui ne tendaient à rien moins qu’à renvoyer Ibsen en Norvège, comme les tailleurs de l’East-End voudraient renvoyer à Hambourg les émigrés allemands qui font baisser le taux des salaires.

M. Archer a été très visé et très maltraité dans ces batailles où il commandait la brave petite phalange ibsénite ; mais il rendait coup pour coup, avec usure, car son tir était infiniment mieux dirigé que celui de ses adversaires. Ainsi que M. Gosse, quinze ans plus tôt, avait révélé Ibsen au monde littéraire, M. Archer l’introduisait dans le monde dramatique.

S’il est entré longtemps après son confrère dans la controverse relative à Ibsen, il n’en faut pas conclure qu’il fût moins bien armé au point de vue des études préalables, ni qu’il soutînt des convictions improvisées. Pour lui aussi, Ibsen était un amour de jeunesse. Dès 1873, il savait par cœur, dans l’original, ces scènes admirables de Brand qui remuent l’âme jusqu’en son dernier fond. Avant chaque représentation d’une œuvre nouvelle il essayait d’expliquer le monstre au public et de l’habituer par avance à le regarder en face, traduisant le symbole en termes très clairs, parlant comme on parle aux enfans, avec une douceur d’autorité, une netteté d’expression et une abondance de développemens dont cette intelligence primesautière n’a pas coutume de se soucier. Mais le plus grand service qu’il ait rendu à la cause, ce sont ses traductions, qui sont maintenant dans toutes les mains : non seulement elles font passer en anglais l’intense réalisme du dialogue d’Ibsen, mais elles peuvent montrer aux jeunes auteurs à imiter les flexions nouvelles du langage familier et à s’approcher ainsi d’un pas plus près de la vie.

M. Archer a été suivi et peut-être dépassé dans son apostolat par des écrivains pleins d’ardeur et de talent. Parmi ces critiques d’avant-garde, il est impossible de ne pas citer celui qui signe Spectator dans le Star et A. B. W. dans le Speaker. Sous ce pseudonyme et à travers ces initiales le public est habitué à reconnaître un de ses favoris, M. Arthur B. Walkley. À ce nom s’ajoute celui de M. G. Bernard Shaw, dont les articles dans la Saturday Review ont fait, cette année même, beaucoup de bruit et forment une véritable campagne en l’honneur d’Ibsen.

Les directeurs de théâtre, on le devine, craignaient Ibsen comme le l’eu. M. Tree est le premier des acteurs-directeurs qui ait osé tenter l’aventure ; c’est un esprit qui accepte les réformes et, au besoin, les provoque. Dès 1891, dans une conférence faite devant le Playgoers’ Club, il analysait très spirituellement une des pièces les plus frappantes de M. Mœterlinck[3]. En 1893 il a donné au Haymarket une pièce d’Ibsen. Le drame qu’il avait choisi, c’est Un ennemi du peuple. Il avait supposé, non sans vraisemblance, que la génialité, le courage, l’optimisme invincible de Stockmann feraient la conquête de son public. Je ne pense pas qu’il se soit repenti, puisqu’il a fait, depuis, une tentative analogue, avec une pièce de Björnson. Il a donné là un bon exemple à de plus grands que lui, et, à ce propos, j’oserai risquer une question. Est-ce qu’lrving quittera la scène sans s’être mesuré avec un rôle d’Ibsen ? Quoi qu’il en soit, les temps sont proches où le drame norvégien « paiera ». Oh ! pas comme Charley’s Aunt, évidemment ! Il faut être modeste quand on n’a que du génie. Ibsen peut et doit vivre sans enlever et surtout sans envier un seul spectateur à l’heureux M. Penley.

Maintenant qu’Ibsen est connu en Angleterre, quelle influence exerce-t-il déjà et doit-il exercer dans l’avenir sur la littérature dramatique nationale ? Par quelles affinités de race a été préparée cette influence ? Par quels partis pris religieux, ou philosophiques, ou esthétiques, a-t-elle été contrariée ? Sur quoi a-t-elle porté ? Sur l’art : du dramaturge ou sur les idées dont le drame s’alimente ? C’est la dernière grande question que je rencontre sur mon chemin avant de conclure ces études.

Je ne veux pas porter cette question sur le terrain mouvant de l’ethnographie : je m’y perdrais. Je dirai seulement que les Anglais se tournent vers le monde Scandinave comme nous nous tournons vers le monde gréco-latin, avec un sentiment de vague tendresse et de filiale curiosité. Si le Teuton est un cousin, le Scandinave est un frère, sinon l’aîné de la famille, du moins celui qui a le mieux gardé les traditions. Aussi est-ce à lui qu’on va les demander quand on veut les rajeunir ou s’en inspirer. N’est-ce pas un fait significatif que M. Gosse et M. Archer, deux des plus brillans esprits de leur génération, possédassent à 25 ans l’idiome littéraire du Danemark et de la Norvège ? N’est-ce pas singulier que les Sagas aient été le fonds commun où le vieux Carlyle a puisé son dernier livre[4] et William Morris l’un de ses plus importans poèmes[5] ? Les Sagas, c’est le common place book, le livre de raison où s’est gravée cette âme du Nord, pure de tout mélange méridional et libre de tout servage antique. Pour l’Anglais qui pense et qui rêve, c’est la vraie Bible de sa race.

Précisément parce que le Norseman avait incarné dans le monde médiéval le génie teuton à l’état pur, un certain nombre d’enthousiastes ne permettent pas à ses descendans d’exister dans le présent et de se mêler à la vie moderne. Faire de ce petit pays un musée de souvenirs runiques et de ce petit peuple qui s’élance si vigoureusement dans la vie un simple gardien de reliques, c’est plus que du pédantisme : c’est de la cruauté. Croirait-on que ce fut la première objection qu’on fit avant d’admettre Ibsen ? L’idée était si curieusement rétrograde et artificielle qu’elle ne devait pas tenir longtemps contre la force du courant. Ces archéologues, fourvoyés dans la critique, se trompaient deux fois : d’abord parce qu’ils méconnaissaient la loi qui impose le mouvement et le progrès à tous les organismes vivans ; ensuite parce qu’ils ne savaient pas reconnaître dans Ibsen, sous le costume moderne et avec les inquiétudes de notre temps, cette âme vaillante, à la fois hautaine et familière, des anciens vikings, aussi hardie devant les énigmes de la pensée qu’autrefois devant les périls de la tempête et de la bataille.

Aussi bien Ibsen, comme avant lui Oehlenschläger, comme Björnson avec lui, a pris son point de départ dans les Sagas. C’est là que les génies du Nord ont leur racine, comme en une eau calme et profonde ; puis ils poussent leur tige vers la lumière et viennent fleurir à la surface. Aujourd’hui encore la Norvège et le Danemark lisent plus volontiers les drames historiques et semi-légendaires d’Ibsen, les Prétendans, la Dame higer d’Östrädt, les Vikings à Helgeland, que ses œuvres plus récentes ; mais, quoi qu’ils en puissent penser eux-mêmes, ainsi que les dévots de la tradition ru nique, leur personnalité nationale s’est modifiée depuis le XIIe siècle. Plusieurs races ont contribué à la formation de leur caractère, comme à la formation du caractère anglais et, chose remarquable, dans les deux cas, les élémens sont presque identiques. Le Finn énergique et vigoureux, le Lapon faible et mystique, le Norseman aux yeux bleus et aux cheveux blonds, nature silencieuse et profonde, pourraient trouver leurs équivalens ou même leurs semblables parmi les ancêtres du peuple britannique. Les circonstances historiques ont été différentes et pourtant analogues : comme l’Angleterre, la Norvège a eu pour école ou plutôt pour principe plastique l’individualisme religieux et politique. Une indépendance absolue sous une royauté nominale ; la liberté de la presse avec l’intolérance religieuse. Pas de noblesse, pas de distinctions sociales. La Norvège est, depuis 1814, à peu près ce qu’eût été l’Angleterre si l’établissement semi-républicain de Cromwell et la démocratie puritaine avaient duré.

Dans son étrange poème de Peer Gynt, Ibsen a voulu représenter le type norvégien, et il l’a fait d’une façon d’autant plus intelligible pour un étranger qu’il a exagéré par momens jusqu’à la caricature les traits saillans de son modèle. Le peuple norvégien a l’imagination pleine de rêveries farouches qui lui semblent aussi réelles que des faits. L’existence solitaire et difficile, au milieu d’une nature gigantesque et ennemie, lui a appris à vivre en lui-même et pour lui-même. Beaucoup d’orgueil, d’ambition et une bonne dose de sagesse pratique. C’est encore son imagination qui le jette dans les voies du négoce maritime et lointain, puisque ce négoce est une des routes ouvertes à l’esprit d’audace et d’aventures. Peer Gynt vend des idoles aux Chinois et des Bibles aux missionnaires : ce second trafic rachète le premier. Deux fois il fait sa fortune et deux fois la perd, mais il est beau joueur, et quelques jurons le soulagent des plus rudes mécomptes. Lorsque, pour mourir, il retrouve, en guise d’oreiller, le sein fidèle de la femme qu’il a abominablement trahie, il accepte cette dernière bonne fortune comme tout le reste, reconnaissant mais non étonné. La scène la plus bouffonne du draine est une agonie. La vieille mère de Peer Gynt va trépasser, et elle est secouée d’une rude peur. Alors son fils la fait souvenir que, quand il était enfant, tous deux jouaient ensemble à la voiture et au cocher. Si l’on faisait encore une partie ? Où faut-il vous conduire, mère ?… Là-bas, là-haut chez le bon Dieu… — Clic, clac, on est parti… On arrive à la porte, on se chamaille avec saint Pierre, on lui force la main il faut que la maman de Peer Gynt outre au paradis. La vieille femme éclate d’un rire rauque comme un hoquet ; au milieu de ces drôleries, égayée et rassurée, elle franchit le mauvais passage. Aux lecteurs français cette scène peut paraître du guignol macabre : l’humour anglais doit l’accepter sans difficulté de l’humour norvégien. En traçant d’après Peer Gynt le portrait d’une race, je croyais peindre l’autre. Le portrait a deux modèles.

Voilà pourquoi Ibsen parle de si près à l’âme anglaise. Il est, pour elle, plus aisé à comprendre et à suivre que ne le fut Carlyle à ses débuts. Le Norvégien cosmopolite est plus intelligible que le paysan écossais à demi germanisé par une trop longue intimité d’esprit avec Goethe et Jean-Paul.

Tout d’abord, je remarque qu’Ibsen a sa méthode artistique, sa façon à lui de construire une pièce, qui diffère sensiblement de la nôtre. Est-elle meilleure ou pire ? C’est une question qui ne me regarde pas. Ce qui importe, c’est que les Anglais, qui ont été pour nous de détestables élèves, et qui, en cinquante ans, n’ont pas pu arriver à « apprendre Scribe, » ont très vite découvert et imité ce qui pouvait leur convenir dans les procédés d’Ibsen. Pour comprendre ce fait, il faut se rappeler que les Anglais ont horreur de notre réalisme, même mitigé, même « retour d’Amérique. » Leur compatriote George Moore, malgré son talent, qui est très réel, ne peut le leur faire accepter. On lit ses œuvres avec curiosité, mais sans le moindre plaisir. Ceux qui ont bien voulu lire mon précédent article ont dû remarquer que, sur les trois auteurs dominans du drame contemporain, deux tournent résolument le dos au réalisme, l’un par instinct et l’autre par système. Quant au troisième, il ne peut s’y acclimater : son tempérament l’emporte toujours vers la fantaisie et la chimère. Sur ce point l’accord est parfait entre les écrivains et le public. La Seconde Mrs Tanqueray est une exception : c’est un compromis entre le système dramatique de Y Étrangère et celui d’Hedda Gabler. Je crois que le second y prévaut. Ibsen a apporté aux Anglais la forme, le genre et le degré de réalisme qu’ils peuvent supporter.

Ce n’est pas que tout soit accepté sans résistance, même dans ce réalisme d’Ibsen. On regimbe contre la brutalité de certains détails ; d’autres semblent trop menus, presque enfantins. C’est ainsi que les neuf poupées de Mme Solness ont fait courir quelques ricanemens à travers les stalles[6]. Dans Eyolf, si on laisse prononcer à Alfred Allmers la phrase où il avoue, au milieu du désespoir que lui a causé la mort tragique de son petit garçon, avoir songé à ce qu’il mangerait à dîner, je ne serais pas surpris qu’il y eût, à cet endroit, comme un frisson de protestation. Mais ces momens de mésintelligence entre le dramaturge et les spectateurs sont rares ; Shakspeare leur a appris à ne s’étonner de rien, à voir la nature humaine tomber effroyablement bas, après s’être envolée à de vertigineuses hauteurs. Ce qu’ils veulent, c’est de passer rapidement du fait à l’idée et de l’idée au rêve, pour revenir brusquement au fait. L’exacte reproduction de la vie ne leur paraîtra jamais, comme chez nous à certaines époques littéraires, la raison suprême et finale de l’art : elle ne leur plaît qu’à la condition de les conduire à quelque découverte sur les problèmes de la conduite, sur les énigmes de la Destinée, sur les obscurités fascinantes de ce monde psychique où nous vivons sans le voir, sur l’en-dedans, l’à-côté et l’au-delà. Il ne faut jamais oublier que le symbolisme n’est pas parmi ces races, un jeu et une fantaisie, mais un besoin d’origine et de nature que ne peut remplacer l’idolâtrie des formes et des couleurs, comme dans le sensuel et heureux Midi. Non satisfait, ce besoin s’irrite jusqu’à la nostalgie. Le fait, traduit ou suggéré, suit ou précède la pensée ; sans elle, il n’est rien qu’une enveloppe vide, un vêtement sans corps, une boîte où il n’y a rien. Il sert l’idée et doit rester avec elle dans des rapports de valet à maître. D’où cette formule que je crois vraie malgré son étrangeté : En Angleterre le réalisme sera symbolique, ou il ne sera pas.

Donc, si l’art d’Ibsen peut et doit convenir aux Anglais, c’est parce que cet art se subordonne à l’expression de certaines émotions ou de certaines inquiétudes de l’ordre moral ; c’est aussi que toutes les questions qui préoccupent l’âme du dramaturge sont précisément celles qui agitent et divisent la société anglaise ; qu’enfin le « message » d’Ibsen, pour employer l’expression carlylienne, s’adresse à cette société plus qu’à toute autre.

En ce qui touche proprement la philosophie, la théorie de l’atavisme, qui se montre pour la première fois dans un lugubre épisode de la Maison de poupée et qui remplit les Revenans, Rosmersholm et l’Ondine, trouve des spectateurs bien préparés dans les lecteurs de Darwin, d’Herbert Spencer et de Huxley. Au point de vue social, les plaies qu’Ibsen cautérise au fer rouge sont les ulcères qui rongent l’Angleterre. Cette tyrannie des majorités, cette morale conventionnelle et machinale, qui étouffe toute initiative, cette charité tracassière et dégradante qui s’exerce au profit d’une formule sectaire, l’Angleterre la connaît trop. Le pasteur Rörlund en est l’expression grossièrement impétueuse et fanatique, le pasteur Manders l’expression moutonnière et pusillanime ; l’un incarne l’intolérance, l’autre le respect humain, et l’Angleterre sait bien qu’elle a ses Rörlund et ses Manders. Quand elle voit sur la scène un consul Bernick qui a de grands mots à la bouche, mais dont la fortune est fondée sur des mensonges et qui envoie de braves gens mourir sur un navire voué au naufrage, elle doit songer à ses armateurs philanthropes qu’enrichit l’assurance des « bateaux-cercueils ». Comme elle peut produire un Bernick, en revanche elle n’est pas incapable de produire un Stockmann, ni par conséquent, de comprendre et d’aimer le bavard génial, cet enragé de vérité et de vertu, ce don Quichotte-Pangloss qui irait jusqu’au martyre, mais qui préfère s’arrêter en chemin. Ses ennemis ont cassé ses carreaux : que fait-il ? Il fait demander un vitrier. Il ramasse les pierres qu’on lui a lancées, les soupèse, les critique : « Mais ce ne sont que des cailloux : il y en a à peine une ou deux qui soient décentes ! » Il est revenu d’une réunion publique avec son pantalon déchiré, et il en conclut philosophiquement que, « quand on va défendre la justice devant les hommes, il faut bien se garder de mettre sa meilleure culotte. » Si tous ces traits ne sont pas anglais, je ne sais ce que c’est que l’esprit anglais.

Si je passais en revue un à un les types d’Ibsen, je n’aurais aucune peine à montrer avec quelle facilité ils s’adaptent à la vie anglaise. Engstrand, l’homme du peuple, toujours pécheur et toujours pleurant son péché, qui se fait du faux repentir une carrière et un gagne-pain ; Lövborg, ce noble et faible esprit que l’ivrognerie ressaisit pour le rendre à la débauche, et en qui les tentations d’une nuit annulent des années d’effort et de vertu, n’ont besoin ni d’être modifiés ni d’être commentés pour paraître sur les planches d’un théâtre londonien. Mais ce sont surtout les femmes qu’Ibsen semble avoir devinées. Presque toutes les revendications de la femme anglo-saxonne, dont on fait aujourd’hui tant de bruit, sont contenues en germe dans la dernière scène de la Maison de Poupée, qui date de 1879. La femme est lasse d’être une servante ou un jouet pour l’homme ; elle ne veut pas se trouver face à face avec des responsabilités et des devoirs auxquels rien ne l’a préparée ; elle entend vivre sa vie propre d’être raisonnable et pensant : voilà ce que répètent chaque jour toutes les revues et les tribunes ouvertes à la femme, et par là se prolonge indéfiniment la plainte de Nora.

Il y a plus de quinze ans qu’Ibsen écrivait : « La démocratie peut seule résoudre la question sociale. Mais la société nouvelle devra contenir un élément aristocratique. Non pas l’aristocratie de la naissance, ni celle du coffre-fort, pas même celle de l’intelligence, mais l’aristocratie du caractère, de la volonté, de l’âme. J’attends beaucoup, à ce point de vue, de la femme et de l’ouvrier, et c’est pour assurer leur avènement que je travaillerai toute ma vie. » Ces paroles, justifiées par les premiers drames sociaux d’Ibsen, ont fait naître beaucoup d’espérances auxquelles ne répondent pas tout à fait les œuvres les plus récentes du maître. Il est difficile de croire que sa foi démocratique ait gardé sa ferveur primitive.

Quant aux femmes, il est resté leur ami, mais un ami terriblement clairvoyant. Bonnes ou mauvaises, les traits qu’il leur donne sont communs aux races septentrionales. Cette joie de vivre qui, chez Nora, rejaillit et s’épanche en sympathie bienfaisante, mais qui, chez Régina (des Revenans), prend la forme d’une sereine et marmoréenne inconscience qu’aucune pitié n’entame ni n’effleure ; la jalousie et l’orgueil d’Hedda Gabler, qui aime mieux envoyer un homme à la mort que de le voir repentant, heureux et guéri par l’action d’une autre femme et se décide à mourir elle-même plutôt que de se soumettre au joug ou d’endurer le mépris du monde ; le sensualisme, naïvement animal, de Rita Allmers (dans Eyolf) qui préfère son mari à son enfant et joue la courtisane pour rallumer un cœur refroidi, pour revendiquer la part d’amour à laquelle elle a droit, voilà des caractères, ou des nuances morales qui se rencontrent au-delà du cinquantième parallèle et au nord du Pas de Calais aussi bien qu’au nord du Sund.

Je n’irai pas jusqu’à dire qu’Ibsen a appris aux dramaturges anglais à connaître les femmes de leur nation, mais il leur en a présenté certains aspects qui étaient restés dans l’ombre, soit que l’intelligence psychologique, soit plutôt que le courage d’esprit, chose si rare, eût manqué jusqu’ici à ceux qui avaient tenté l’entreprise. Ils n’acceptent pas tous Ibsen pour maître ; Sydney Grundy, tout en désapprouvant avec énergie les injures dont une certaine fraction de la critique accable Ibsen et ses partisans, a déclaré nettement qu’il n’appartenait point comme disciple à l’auteur du Maître-constructeur. Nous le croirons sans peine, et, à défaut de cette déclaration, son œuvre nous l’eût appris. M. Pinero ne me semblé avoir accepté aucune des idées d’Ibsen, mais il a dû méditer sur ses procédés et il n’a certes pas perdu son temps ; car si le cerveau qui a conçu Hedda Gabler est puissant, la main qui en a disposé les parties et enchaîné les effets est une main habile. Quant à M. Jones, il a étudié à la fois dans Ibsen l’artiste et le penseur. En parlant de ses drames, j’ai omis à dessein l’adaptation qu’il a faite de la Maison de poupée avec la collaboration d’Herman, un Alsacien établi à Londres depuis 1870 et mort aujourd’hui. À certains égards la pièce anglaise est mieux faite que le drame original, en ce qu’elle nous débarrasse du docteur Rauk, qui est un hors-d’œuvre, et des amours de Krogstad avec Mme Linden, qui n’ont vraiment pas le sens commun. Mais M. Jones, mal conseillé, j’imagine, par un collaborateur d’esprit timide et banal, a reculé devant la dernière scène, qui peut révolter certains spectateurs, mais qui est toute la pièce. À cette terrible porte qui se referme avec un bruit inexorable, au milieu du silence de la nuit, séparant peut-être pour jamais les deux époux, laissant Nora chercher sa route à travers les ténèbres glacées, symbole d’une vie inconnue et hostile, les auteurs de Breaking a butterfly avaient substitué un embrassement général. Ils justifiaient ce dénouement optimiste en faisant réaliser au mari l’acte de dévouement que, dans la pièce originale, Nora avoue avoir espéré de son mari. Ibsen ne l’entendait pas ainsi, et il avait raison. Il faut que Nora attende ce sacrifice, et il faut qu’elle soit déçue. L’homme et la femme gardent ainsi leur caractère : l’un reste dans la logique pratique, l’autre dans la logique romanesque, et, si tout n’est pas bien, tout est vrai dans le plus désuni des ménages possibles.

M. Jones a été beaucoup plus heureux lorsqu’il s’est inspiré d’Ibsen que lorsqu’il l’a traduit. C’est surtout quand il dessine des figures de femmes qu’il me paraît hanté par le souvenir des héroïnes du maître norvégien. On peut dire, d’une manière générale, qu’un souffle d’ibsénisme passe à travers son œuvre depuis sept ou huit ans. Mais son dialogue est trop vif ; il cède trop visiblement au plaisir de jouer avec son esprit ; il a trop de joie en lui pour être un véritable ibsénien. C’est là en effet que commence le désaccord entre l’auteur d’Hedda Gabler et ses admirateurs au-delà de la Manche. Les Anglais consentent bien à médire de la vie, mais non à la maudire ; en dépit d’une certaine maussaderie apparente, ils savent jouir de l’existence et ils ne veulent encore s’aventurer qu’en touristes dans ce monde d’Ibsen où, pour quelques coins rians et ensoleillés, pleurent tant de vastes et mornes solitudes où rien ne chante, où rien ne fleurit.

On a dit qu’Ibsen était l’hiver du nord et que Björnson en était le printemps. Ce Björnson est un homme étrange. L’esprit et le caractère luttent en lui et se sont disputé sa vie comme un champ de bataille. Né pour écrire des idylles, il s’est jeté à corps perdu dans les batailles du journalisme. Il a subi et même recherché mille influences au lieu de se chercher lui-même. Son antagonisme amical avec Ibsen lui a fait probablement plus de tort que de bien. Ce rapprochement l’a fait connaître aux lecteurs de l’Europe occidentale, mais l’a entraîné dans des voies où ses facultés ne le conviaient point et ne l’ont pas soutenu. Par sa confiance en l’avenir, son humeur à la fois combative et confiante, il semblait appelé à plaire aux Anglais. Longtemps avant que le nom d’Ibsen eut été prononcé à Londres, on y avait lu Arne et Synnové Solbakken, deux paysanneries qui peuvent soutenir la comparaison avec la Mare au Diable et la Petite Fadette, et les romans idéalistes qu’il a publiés depuis dix ans n’ont réussi auprès des compatriotes de l’auteur qu’après avoir fait fortune en Angleterre. Mais ses drames font, jusqu’à présent, assez médiocre figure sur la scène anglaise, et il ne partage que dans une mesure infinitésimale les sympathies et les inimitiés soulevées par son illustre rival.

Lorsque Ibsen attaque les puritains et les hypocrites, ceux qui passent en détournant la tête devant la porte d’un théâtre, on ne craint pas de l’applaudir et de l’imiter. Mais quand il ébranle tout l’édifice social et parle de remettre en question les idées et les habitudes sur lesquelles cet édifice repose, le théâtre hésite à le suivre, car il sent qu’une partie de sa clientèle, et la meilleure, celle qui lui a toujours été fidèle, va s’irriter ou s’effrayer. Le théâtre est réactionnaire et sait fort bien pourquoi : il a des raisons commerciales pour se ranger du côté du privilège et de la tradition contre le changement et le progrès. Il est du parti de ceux qui ont de l’argent en poche et qui veulent s’amuser, car ce sont précisément ceux-là qu’il invite et reçoit chez lui.

Or ils se plaignent très haut lorsque, venus pour pleurer ou pour rire, on les force à penser, lorsqu’un certain homme, qu’on ne peut pas ne point écouter, leur parle de leurs droits et de leurs devoirs, de la vie, de la mort, de leurs pensées les plus secrètes, de ce qu’ils voudraient oublier ou ignorer, et tout cela avec une liberté, une autorité, une profondeur que le théâtre ne connaissait pas encore et que la chaire ne connaît plus. De là ce brouhaha de surprises, de colères, de moqueries qui s’élèvent autour d’Ibsen et de ses adeptes. Mais on se blase sur tout, on s’habitue à tout, même à être insulté, et on finît par y prendre plaisir. C’est un des amusemens de la décadence. Peut-être verrons-nous les adversaires d’Ibsen, fascinés par son génie, suivre sa barque, comme les rats suivent celle de la vieille charmeuse, dans Eyolf, et se noyer au son de sa flûte[7].


II

J’ai raconté les origines du mouvement dramatique contemporain, indiqué les influences du dedans et du dehors qui le modifient, le stimulent ou l’entravent, analysé, parmi les œuvres déjà produites, celles qui me semblent les plus caractéristiques. Que me reste-t-il à faire, sinon de monter en quelque sorte sur une tour et de voir ce qui vient à l’horizon, de pressentir, si je puis, ce que sera le théâtre de demain ?

Si j’avais écrit ces articles à la fin de l’année dernière, ou même au commencement de celle-ci, j’aurais été obligé, que cela me plût ou non, de placer ici en évidence le nom d’Oscar Wilde. Son œuvre, très importante lorsqu’on la considérait comme un début, perd de son intérêt si la déchéance morale et sociale qui a frappé l’auteur clôt irrévocablement, comme beaucoup de personnes le pensent, sa carrière dramatique. Je voudrais passer tout à fait sous silence M. Wilde, car j’ai une égale répugnance à le louer ou à le blâmer. Ce que je tiendrais surtout à éviter, ce serait le trop facile mérite de découvrir dans les pièces d’Oscar Wilde le manque de moralité, l’absence d’une âme. Je retrouve dans mes notes, écrites en rentrant du Haymarket, où j’avais vu jouer The ideal Husband : « Le malheur de cet écrivain est de ne pas savoir ce qui se passe dans le cœur des honnêtes gens. » C’est sur ce point que j’aurais insisté, et j’aurais justifié mon impression par une analyse de la pièce et des énormités morales qui y fourmillent. Mais à quoi bon, maintenant ? M. Wilde n’avait pas seulement le courage de son scepticisme, ce qui est une sorte de vertu : il avait l’orgueil de son nihilisme, ce qui est un état d’esprit dangereux et malsain. « La pensée est destructive, dit un de ses personnages, lord Illingworth, dans A Woman of no importance : quand on pense, rien ne subsiste. » Voilà avec quelle philosophie M. Wilde a tenté d’éblouir et d’effrayer. Elle risque de se trouver cruellement juste si on l’applique à ses œuvres ; lorsqu’on s’arrête et qu’on réfléchit à ce qu’elles contiennent, il n’en reste rien.

Mais j’ai beau essayer de séparer les ouvrages dramatiques de M. Wilde et sa personnalité, je ne puis y réussir. Il les a trop fortement liés ensemble, trop irrémédiablement solidarisés, en faisant de ses opinions la préface nécessaire ou la conclusion obligée de ses drames. Son système dramatique, si on peut l’appeler ainsi, est fondé sur le mépris qu’il professait pour le public comme pour l’art théâtral, en même temps que sur le culte qu’il rendait à son propre esprit. Ses pièces sont un compromis entre ces deux sentimens. Que demandent les imbéciles qui remplissent une salle de spectacle ? Des coups de théâtre, des situations qui se retournent, des caractères qui se renversent, la vie envisagée comme une partie de cartes où A gagne la première manche, B la seconde, et où la troisième manche décide ; des lettres qui se trompent d’adresse, des secrets enfouis pendant vingt ans, et qui sortent de terre au bon moment, des gens cachés derrière des portes pour entendre des choses qu’on veut leur cacher. Quoi encore ? Des paroles plus grandes que nature, des délicatesses impossibles, des coquineries invraisemblables, des dévouemens que tout le monde applaudit et dont personne n’est capable. M. Wilde se considérait comme fort adroit à manufacturer ce genre d’émotions et à manœuvrer les ficelles dramatiques. Après avoir travaillé ainsi pour la canaille, il se dédommageait en s’offrant, à lui et à ses amis, le régal de son esprit, qu’il jugeait de qualité supérieure. Cet esprit, que M. Archer qualifie de « pyrotechnique », consiste à greffer des paradoxes sur des proverbes, à mettre les pieds en l’air et la tête en bas à tous les axiomes du sens commun. Quelquefois on rit de ces mots, et on s’aperçoit qu’ils ne signifient rien, ou fort peu de chose. Au mieux, ils expriment une philosophie dure et sèche, un pessimisme méphistophélique dont une expression élégante et nettement découpée déguise mal la vulgarité, car, hélas ! le pessimisme commence à vieillir et à se démoder. Quand cet esprit est sur les lèvres de lord Illingworth, le libertin, on l’accepte comme un des traits essentiels du personnage. Mais lorsque M. Wilde est obligé, comme dans The ideal Husband, d’introduire des caractères inutiles qui n’ont d’autre emploi que d’embraser ses fusées et ses chandelles romaines, quand l’action est arrêtée et que les acteurs du drame, les bras croisés, n’ont qu’à regarder passer l’esprit de M. Wilde, l’impression des spectateurs n’est pas tout à fait celle que l’auteur eût attendue. Chaque jour ce malentendu entre l’auteur et son public se fût accusé ; M. Wilde eût appris à ses dépens que la première qualité pour faire du théâtre c’est de croire au théâtre. À moins d’une radicale transformation, ce talent était frappé d’impuissance et touchait à un déclin prématuré. En tout cas, ce n’est pas lui, assurément, qui eût renouvelé le théâtre. Il l’eût plutôt ramené dans les vieilles ornières où le drame s’est tant de fois embourbé, et d’où Ibsen l’a tiré : l’exagération des sentimens et l’abus de l’humour. C’est à des hommes d’un tout autre tempérament qu’appartient l’avenir de la scène. Il y a un groupe d’écrivains qui se tiennent sur les confins du drame et du mélodrame, tiraillés entre l’ambition littéraire et le désir, très naturel, de gagner de l’argent. Que feront-ils ? Seront-ils des ouvriers ou des artistes ? descendront-ils vers le métier ? s’élèveront-ils vers l’art ? Il en est plusieurs que sir Augustus Harris a dévorés et qu’il ne nous rendra pas.

Je me rappelle les espérances que donnait M. Buchanan. Mais à force d’espérer… Oronte lui dira le reste. Le cas de M. G. R. Sims est différent. Celui-là n’a pas eu à apostasier ; il est resté ce qu’il était, il a donné ce qu’il devait donner. Conteur, journaliste ou dramaturge, c’est un improvisateur et un observateur, qui ne vise pas très haut, mais qui a une sorte d’imagination et d’humeur populaire, avec une touche de zolaïsme. Par-dessus tout, il est cockney et rien de ce qui est cockney ne lui est étranger. Le seul drame de ce temps où l’on sente vraiment, comme dirait le maître de Médan, l’odeur de l’hast End, c’est The Lights of London, et c’est sans doute pour cela que tous les directeurs de Londres, l’un après l’autre, l’ont poliment rendu à M. Sims « avec leurs remerciemens. » The Lights of London a, cependant, fini par être joué et a obtenu un énorme succès, mais ç’a été un succès sans lendemain. Ce n’est pas, comme on l’a vu, vers le réalisme que s’oriente le drame anglais.

Qui prendra la tête parmi les jeunes ? Qui nous écrira demain des Judah et des Mrs Tanqueray ? Sera-ce M. Louis Parker, M. Malcolm Watson, M. J. M. Barric ? Sera-ce M. Carton, l’auteur de cette aimable pièce, Liberty hall, un des succès de la mémorable année 1893 qui marque, a l’étiage de la critique, le point le plus haut atteint par le drame dans sa marche progressive ? Sera-ce M. Haddon Chambers qui est déjà connu à Paris puisqu’un de ses ouvrages, The Fatal Card, a passé le détroit ? Depuis, il a donné au Haymarket (novembre 1894) une pièce intitulée John-a-Dreams, où Mrs Patrick Campbell et M. Tree unissaient leur talent. Ce n’est pas une bonne pièce, mais c’est une pièce où se peignent très bien les tendances du drame nouveau. Je me rappelle une scène très simple dont l’émotion sobre et contenue contraste singulièrement avec les grandes phrases qu’une telle situation n’eût pas manqué d’inspirer à un auteur d’il y a vingt-cinq ans. Kate Cloud aime Harold Wynn et est aimée de lui. Avant de consentir à l’épouser, elle se fait présenter au père du jeune homme, qui est un clergyman vivant à la campagne : « Vous ne me connaissez pas, monsieur ; moi, je vous connais. Vous êtes venu prêcher il y a dix ans au village de ***. J’étais alors chez Mrs Withers. — Oh ! c’est une excellente femme !… Mais comme c’est étrange qu’elle ne m’ait pas fait faire voire connaissance. — Non, il n’y a là rien d’étrange… Vous vous rappelez de quelle œuvre elle s’occupait — Oui, la réhabilitation des filles déchues. — Précisément. — Et, sans doute, vous… vous l’aidiez. — Non, répond Kate d’une voix grave, tremblante, pleine de larmes, c’est elle qui m’a aidée… » Elle raconte, ou plutôt elle laisse deviner la triste, l’éternelle histoire : « On est venu à mon secours, mais personne n’était venu au secours de ma mère… Elle m’avait nourrie et vêtue quand j’étais petite : à mon tour, je l’ai vêtue et nourrie… » Puis ce sont les années d’effort, l’apprentissage tardif par lequel elle est devenue une honnête femme, une pure et vaillante artiste. « Maintenant, monsieur, si un homme de cœur, instruit de mon passé, voulait m’épouser, aurais-je le droit d’accepter ? — Certes oui, mon enfant, répond le vieillard. — Vous seriez de cet avis, même si cet homme était un de vos égaux… un de vos amis… si c’était… votre fils ? » Le père d’Harold a un mouvement d’horreur et d’angoisse, de recul physique et d’inexprimable désarroi. Puis il balbutie, cherche à se ressaisir, veut appeler à son aise les indulgences du divin livre qu’il a eues toute sa vie sur ses lèvres et qu’il croit avoir dans le cœur. Mais Kate ne lui en laissera pas le temps. Un geste a décidé de sa vie ; elle s’en tient à cette instinctive révolte du préjugé social qui est devenu une seconde nature, une seconde conscience, jusqu’à effacer l’idée de pardon chez celui qui en est l’interprète et le messager.

Le titre de la pièce ne ment point, l’action est traversée et comme imprégnée, baignée de rêverie. M. Haddon Chambers ose rêver au théâtre et le public m’a paru d’humeur à lui tenir compagnie. Qu’on vienne au théâtre pour rêver, la chose paraîtra peut-être incroyable à beaucoup de Parisiens. Mais il faut se rappeler encore une fois que l’âme anglaise a des besoins et, jusqu’à un certain point, des organes littéraires différens des nôtres. Il faut aussi, au lieu de nos salles violemment éclairées où le spectacle est souvent dans les loges et au balcon encore plus que sur la scène, s’imaginer ces salles londoniennes, plongées dans une demi-obscurité qui aide et invite à l’oubli de soi-même et des conditions ordinaires de la vie. Lu scène apparaît comme une rayonnante vision. Les figures plates et moroses des musiciens ne viennent pas s’interposer entre l’œil et le décor. C’est à peine si un léger cliquetis de bracelet, un suave bruissement de satin, l’odeur faible et subtile d’une rose, la respiration un peu pressée d’une voisine émue, rappellent, par échappées, la présence d’autres êtres humains. Peut-être est-ce l’endroit du monde où l’on perd le mieux le sentiment du réel, où l’on est le plus disposé à souhaiter l’invraisemblable et à aimer l’impossible.

Après les auteurs que j’ai nommés, il y en a d’autres, et d’autres encore, dont le public ne sait pas bien les noms et dont les manuscrits sont reçus avec quelque défiance par les directeurs. L’Independent Theatre leur a fourni une occasion de se produire, mais ce théâtre lui-même a clos sa carrière, devenue difficile, et rien n’annonce qu’il doive revivre. Restent les représentations de l’après-midi, dans les grands théâtres qui prêtent leurs planches, d’une manière plus ou moins désintéressée, à ces tentatives éphémères où l’on voit souvent des acteurs débutans interpréter un auteur inconnu devant le plus étrange des publics. La salle est pleine d’amis… à moins qu’elle ne soit absolument vide. Un certain nombre de patiens amateurs suivent ces représentations d’essai, soutenus par l’espoir de découvrir les premiers un talent. Je me suis quelquefois mêlé à eux et j’avais eu d’abord la pensée de raconter mes expériences en ce genre, mais j’ai craint que l’impression personnelle, n’étant pas contrôlée par le jugement public, ne se trouvât plus un guide assez sûr. Les maladresses et les outrances d’un talent qui se gouverne mal et se cherche où il n’est pas ne sont pas toujours aisées à distinguer de l’excentricité artificielle et de seconde main. Mieux vaut noter les tendances générales, sans s’arrêter à un nom ou à une œuvre en particulier.

Ceux qui m’ont suivi dans cette longue étude et qui ont vu se déployer, dans ses phases successives, l’évolution du drame anglais, ont pu constater les différens progrès accomplis depuis trente ans. C’est d’abord un progrès dans le goût public. La démocratie a fait son éducation ; elle a, si je puis dire, « déposé, » et la lie est tombée au fond. Trois classes de spectateurs se sont peu à peu formées par sélection. Les music-halls ont assuré une pâture au plaisir des yeux ; le mélodrame et la farce ont attiré et gardé une masse énorme de cliens ; le drame littéraire et la haute comédie ont eu leurs maisons propres où l’on n’est venu chercher que des émotions artistiques ou des amusemens délicats.

Les artistes ont vu s’accroître leur bien-être matériel et leur considération sociale. Ils sont devenus des gentlemen et des ladies. Le théâtre se trouvant de plain-pied avec le monde, les acteurs ont pu étudier de près ces modèles aristocratiques que leurs devanciers singeaient avec tant d’ignorance et tant d’aplomb ; de leur côté, les gens du monde ont pu monter sur les planches sans se déclasser, et j’ai vu récemment, dans un des premiers théâtres de Londres, un rôle de grande dame supérieurement joué par une actrice qui a elle-même le droit de faire armorier son coupé. Il y a toujours eu de bons artistes, mais ce qui avait constamment fait défaut avant les Bancroft, c’était l’unisson. Aujourd’hui, les « ensembles » scéniques sont beaucoup meilleurs, et ils deviendraient excellens s’il n’y avait un perpétuel va-et-vient dans le monde théâtral qui nuit à l’homogénéité des troupes.

L’art de la mise en scène n’existait pas. Non seulement il existe aujourd’hui, mais il a atteint une sorte de perfection. Je ne parle pas des magnificences et des trompe-l’œil de Drury-lane, quoique je n’en fasse point fi, mais de ce cadre approprié, de cette sévère exactitude dans le détail historique ou dans l’accessoire moderne, de cette « atmosphère respirable », suivant la formule d’Irving, dont un intelligent metteur en scène doit envelopper l’action. J’ai déjà indiqué les restitutions shakspeariennes du Lyceum. Personne ne s’entend aussi bien que M. Tree, du Haymarket, à donner une échappée de la véritable vie mondaine ou à rendre perceptible à nos sens la poésie que l’auteur a eue dans l’esprit lorsqu’il concevait son drame, M. Haddon Chambers a dû le remercier pour ce yacht qui filait si rapidement devant les Aiguilles de l’île de Wight, sous une tombée de blanche clarté lunaire, tandis que le dénouement du drame empruntait au décor une austère et solennelle grandeur. Dans la même pièce, lorsque Harold, après une nuit d’insomnie, ouvrait sa fenêtre et qu’on découvrait les champs endormis sous la vapeur matinale, avec la fraîche et joyeuse lumière pénétrait dans la chambre un gazouillis d’oiseaux, la chanson confuse des nids qui s’éveillent. C’était une sensation charmante et rare, qui servait d’andante à de très hautes émotions.

Il semble que les auteurs dramatiques n’aient pas en matière de mise en scène toute l’autorité qu’ils souhaiteraient. Mais ne serait-ce pas que, pour une raison ou pour une autre, leur compétence, à part quelques exceptions, est inférieure à leurs prétentions ? C’est assez l’usage de se plaindre des acteurs-directeurs et de les signaler comme un des obstacles qui retardent le complet épanouissement du drame national. C’est là une question de ménage, et il ne fait pas bon se jeter entre Sganarelle et sa moitié. Il est possible que certains acteurs-directeurs succombent à la facile tentation de se commander des rôles sur mesure et demandent aux jeunes auteurs qu’ils emploient encore plus de docilité que de talent. Il est possible aussi que la rancune d’un dramaturge refusé, d’un artiste mis au second plan, ait quelque peu grossi le mal. Passez en revue l’auteur-directeur, qui a sa vanité personnelle, son credo littéraire et sa coterie à servir, le directeur-commerçant pour qui les questions d’art sont réglées par le bilan de fin d’année, le directeur-homme du monde, amateur de théâtre et surtout amateur de femmes : vous verrez que chacun a ses défauts, et ces défauts ne le cèdent point à ceux de l’acteur-directeur.

Un autre obstacle, c’est la censure. J’ai montré combien elle est absurde en principe ; j’ai le devoir d’ajouter que, dans la pratique, elle est assez raisonnable. Elle a encore, de temps à autre, des retours offensifs de susceptibilité, des rechutes de pudeur. J’ai lu, ces jours-ci, un drame émouvant, dû à M. William Heinemann, le célèbre éditeur, dont l’esprit d’initiative est bien connu dans le monde de la librairie et qui est aussi fort capable de se faire un nom dans celui du théâtre. La censure a interdit The first step : cette pièce risquait d’apprendre aux Londoniens qu’il existe, dans leur grande ville, des couples que le Registrar n’a pas associés et que le clergyman n’a pas bénis, des gentlemen qui se grisent et qui battent leurs maîtresses, des jeunes filles qui sortent de chez elles le matin et ne rentrent pas le soir. Grâce à la censure, cette révélation leur a été épargnée.

Encore une fois, le cas est rare. La censure se modifie peu à peu, comme les gardiens de la Tour, qui, il y a quelques années, sans en rien dire à personne, ont remplacé leur haut-de-chausses par un pantalon. Ce pantalon, je le sais, ne va pas avec le chaperon, le doublet et la hallebarde, mais c’est là notre pauvre manière à nous d’imiter la nature en ses transformations. La censure n’a qu’une façon de se moderniser tout à fait : c’est de disparaître. Elle le fera d’une façon lente et graduelle, en limitant son action aux cas essentiels et, par là, elle se fera souffrir quelque temps encore. Quand enlin on viendra lui donner le coup de grâce, on s’apercevra qu’elle a cessé de vivre et de fonctionner. Alors qui héritera de la censure ? qui sera censeur, lorsqu’il n’y aura plus de censeur ? Le public lui-même, le public, représenté non seulement par les plus délicats, mais par les plus rigides et les plus tracassiers de ses membres. En d’autres termes, les puritains veilleront. Et, après tout, pourquoi pas ? Ne sont-ils pas une des forces de l’âme nationale, une des raisons qu’a l’Angleterre d’être au monde ? Ce sont les ennemis nécessaires du théâtre : ils dureront autant que lui. Quand ils le lâcheront, c’est que leur fin ou la sienne sera proche, et celle de l’Angleterre ne serait pas loin.

Nous ne choisissons pas de vivre : nous y sommes forcés. Comme tout être, le drame anglais a subi cette loi. L’ordonnance du conseil qui a assimilé la production dramatique des étrangers à celle des nationaux, au point de vue de la propriété littéraire, a rendu la traduction et l’adaptation presque impossibles. De ce jour-là, il a fallu inventer, être original, être soi-même, et voilà le drame obligé de naître ! Le vote du Congrès américain, qui, en 1890, a assuré une protection à la propriété des auteurs anglais, a mis fin au système de garder les pièces en manuscrit. Du moment que l’impression était sans danger, comment eût-on dédaigné cette nouvelle source de profit, cette seconde forme de succès ? On s’est donc mis à imprimer. Mais pour être vraiment lue, il faut qu’une pièce ait été vraiment écrite, et voilà le drame obligé à devenir littéraire ! Aujourd’hui il l’est plus qu’à demi.

Je me suis posé, en commençant, la question que voici : « Y a-t-il, à l’heure actuelle, un drame anglais vivant ? » Pour être vivant, il fallait que le drame exprimât les idées et les passions du temps, et pour être anglais, il devait être la ressemblance fidèle, la complète synthèse de tous les élémens du génie national. Or le drame, pour diverses causes, n’était pas de son temps. Ces causes, que j’ai signalées et discutées, étaient : 1° la timidité imposée par des mœurs trop sévères ; 2° l’impossibilité où se trouvaient les auteurs d’observer la société ; 3° la religion de Shakspeare, qui paralysait l’imagination en lui offrant un modèle trop grand et des formes périmées. Ces causes, l’une après l’autre, ont disparu. L’idéal moral s’est élargi et a livré un domaine plus vaste au dramaturge. Le dramaturge lui-même a appris à connaître la vie autrement que dans les coulisses d’un théâtre ou dans l’arrière-salle d’un cabaret. Il a étudié d’après nature, au lieu de copier Goldsmith ou Sheridan. Shakspeare n’a jamais été moins imité, peut-être parce qu’il n’a jamais été mieux rendu ni mieux compris.

Mais qui empêchait le drame d’être « anglais » ? C’est nous, c’est notre théâtre, où les ailleurs londoniens ont si longtemps puisé, d’abord avec une avidité et une indiscrétion sans égales, plus tard avec honnêteté et avec discernement. Au risque de blesser mes compatriotes, je suis obligé d’énoncer ici mon absolue conviction. Sauf en ce qui touche le jeu des acteurs, l’influence française a été néfaste pour le drame anglais. Nos écrivains dramatiques ont enrichi quelques directeurs de Londres ; ils ont pesé trente ans sur les dramaturges britanniques, et ont étouffé leur originalité, sans tirer grand profit de cette tyrannie involontaire. Encore s’ils leur avaient appris les secrets de leur métier ! Mais les Anglais ont été des disciples maladroits de Scribe et de Sardou, pendant que la philosophie de Dumas et d’Augier restait pour eux lettre close.

Enfin l’influence française est redevenue ce qu’elle devait être. Les deux théâtres, replacés sur le pied d’égalité, s’emprunteront, de temps à autre, soit des idées de pièces qui, traitées différemment des deux côtés de la Manche, serviront à mesurer la divergence ou la similitude des deux sociétés, soit des pièces tout entières qui, traduites littéralement, donneront à Paris l’image parfaite de la vie londonienne, à Londres l’exacte reproduction de nos mœurs véritables. Pendant ce temps, le drame, débarrassé de toutes ses lisières, cherchera sa voie. Il est capable de la trouver tout seul, mais je suis persuadé que les pièces d’Ibsen peuvent l’y aider. À ce nom d’Ibsen, quelques lecteurs croiront voir une contradiction dans mon raisonnement. « Comment ! pour rendre le drame anglais à lui-même, il faut le soustraire à l’influence étrangère, et vous l’envoyez à l’école en Norvège ! » J’ai répondu d’avance à cette objection : j’ai prouvé qu’Ibsen, en Angleterre, n’était pas un étranger. Il semble avoir écrit pour les Anglais, il leur donne à peu près le théâtre que leur eût donné leur Shakspeare s’il vivait parmi nous. J’écris cette phrase avec sérénité, convaincu que, si dans vingt ans je suis en ce monde ou si on me lit encore après que j’en serai sorti, nul n’aura la tentation de me la reprocher. Pour les races du Nord tout au moins, Ibsen n’est pas une mode, mais une ère.

Ce que cherche le drame anglais, ce qu’il est en train de créer, — avec ou sans le secours d’Ibsen, — c’est une forme nouvelle pour traduire ce dualisme qui a frappé et déconcerté tous les observateurs, nationaux et étrangers, Matthew Arnold, Emerson, Taine, et les lecteurs de la Revue ne me sauront pas mauvais gré d’ajouter M. Émile Montégut à cette belle compagnie de grands esprits. Pour ma part, j’ai quelquefois essayé de m’expliquer ce dualisme par le mariage, orageux mais fécond, du Saxon et du Celte, par l’effort éternellement vain et éternellement renouvelé, que font les deux élémens réfractaires pour se fondre et s’unir. Le drame du XVIe siècle est né, à une heure mémorable et émouvante de l’histoire, d’un de ces embrassemens entre des êtres jeunes et vigoureux, où il entre un peu de violence et de folie. Le drame actuel est né de parens âgés, dans un temps ennuyeux et triste. L’enfant est délicat et demande des soins. Tout de même il a les traits de ceux qui l’ont jeté dans la vie. Une race de héros qui sont aussi des pirates, une race poétique et commerçante, qui méprise la mort et aime l’argent, qui entremêle la passion et le calcul, le rêve et l’action, qui a fait la charge de Balaklava et la ralle des actions de Suez, ne peut trouver son expression littéraire ni dans l’idéalisme pur, ni dans le réalisme sans mélange. La « tranche saignante de vie » n’éveille en elle aucun appétit, « l’art pour l’art » la laisse merveilleusement indifférente. Elle est, d’ailleurs, rassasiée de moralité. Elle traverse une heure de torpeur sensuelle qui n’est pas sans charme, étonnée et comme hésitante devant la fatigue d’une société à refaire, d’une civilisation à rebâtir. Elle veut et ne peut oublier ces problèmes, ce terrible lendemain dont nous sommes partout menacés. C’est pourquoi son sensualisme est tempéré, affiné, attristé de philosophie. Et dans cette situation, ce qu’elle demande au drame, ce n’est ni de l’amuser, ni de la passionner, mais de la faire songer.


AUGUSTIN FILON.

  1. Voyez la Revue des 15 juin, 15 juillet, 13 août et la septembre.
  2. E. Gosse, Northern Studies, edited by Ernest Rhys ; London, Walter Scott.
  3. On some interestivg fallacies ofthe modem Stage.
  4. The Old Kings of Norway.
  5. Sigurd the Wolsung, tiré de la Wolsunga Saga.
  6. Lorsque vint cet épisode, le soir de la première du Maître constructeur, un critique se retourna vers M. Archer : « Nous expliquerez-vous encore ce symbole-là ? — Je ne suis pas sûr, répondit paisiblement M. Archer, que ce soit un symbole. » À ce moment, une dame, assise près d’eux, prit la parole : « Pardonnez-moi, messieurs, de me mêler à votre conversation, mais il n’est peut-être pas inutile que vous sachiez que beaucoup de femmes se trouvent dans le cas de Mme Solness. Moi aussi, j’ai gardé à la maison mes poupées d’enfance et je les soigne tendrement. » Qui n’a, également, entendu parler de la collection des poupées de la Reine, conservée à Windsor ?
  7. J’aurais voulu déterminer l’influence que peut exercer sur le mouvement dramatique on Angleterre le théâtre allemand contemporain, mais je ne trouve aucune trace appréciable de cette influence sur les œuvres et sur les idées. Un seul ouvrage de Sudermann a été traduit jusqu’à présent : encore est-ce d’Amérique que vient cette traduction. On a essayé, l’année dernière, d’établir à Londres un Deutsches Theater permanent ; on y a représenté les ouvrages de Freytag, de Sudermann, de Hauptmann, d’Otto Hartleben de Max Halbe et de Blumenthal. J’ignore si cette tentative, faite dans des conditions modestes et même assez mesquines, sera renouvelée. La critique a suivi ces représentations, mais le grand public ne semble pas y avoir donné beaucoup d’attention.