Le Théâtre d’hier/Eugène Labiche/Le comique

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III

LE COMIQUE.


Circulez, pitres suaves, endiablés fantoches, avec cette sérénité de bêtise qui s’étale, cette intrépide cocasserie, qui brûle les planches, et qui vous donne les plus étourdissantes apparences de vérité.

Car il demeure entendu que le grand prestige de Labiche, qu’il s’agisse du dessin des pièces ou des personnages, est encore la gaîté. Dieu nous garde de les prendre trop au sérieux, ces types, ces bons types, qui ont des dehors si bien allants qu’ils ont l’air d’avoir aussi des dessous. Si jamais fantaisiste sans prétention réussit à marquer même ses plus invraisemblables caricatures d’une certaine empreinte de vie, c’est notre Labiche ; et j’ajoute que c’est le meilleur Labiche, le plus étonnant allumeur de silhouettes. Combien de ses rôles — dont l’âme se réduit à un tic ou un mot rencontré — sont enlevés d’un relief incroyable ! Il y a en eux comme une excellence d’illusion théâtrale, à grand renfort de belle humeur, avec une légère dose d’observation point méticuleuse, pleine de sens, cueillie à la fleur du ridicule, plutôt que taillée dans le vif, beaucoup plus expressive et démonstrative que pénétrante, et qui emplit la scène du geste et du bruit de la vie bourgeoise, sous les bouffonnes espèces de bons vivants. Et vraiment, elles vivent, ces figures de fantaisie, grâce sans doute à quelques traits de réalité apparente et surtout extérieure, mais aussi, et d’abord, par le mouvement qu’elles se donnent, et l’inconscience de l’esprit qu’elles ont ou de la niaiserie qu’elles respirent, captivantes de bonhomie et implacables de bêtise.

Cet entrain, cet élan qu’il leur imprime tient, certes, à la force drue de son imagination. Il n’est pourtant pas impossible de saisir les procédés de sa fabrication ordinaire. D’abord il dessine avec netteté ; il accuse les contours ; il appuie sur le crayon ; il exagère le trait caractéristique de la physionomie, la tare plastique, si je puis ainsi dire. Quiconque a vu un rôle de Labiche tenu par Geoffroy ou Hyacinthe est intérieurement déçu, s’il le voit interpréter par un nez différent ou un autre fausset. Les tics, les infirmités, et toutes les misères physiques, indigestions, migraines, maux de dents, sont des ressources inestimables. L’oncle Vésinet est sourd ; Tardiveau transpire lamentablement ; celui-ci a le pied vif, cet autre la main leste. L’un est timide comme une sensitive, l’autre bredouille comme un idiot. Ils ont presque tous un tic qui les envahit, et qui décide quelquefois du sujet même de la pièce. Quelques-uns n’ont de personnalité que le patois qu’ils parlent, alsacien, auvergnat, ou hidalgo : il n’y manque que le bas breton. Personne n’a su appliquer plus jovialement au théâtre la classique théorie des âges. Il n’y fait pas bon pour les femmes de vieillir, ni pour les filles de mûrir. La calvitie est encore une lacune morale, qui n’échappe pas au supplice de la photographie. Je m’en voudrais d’omettre ceux qui souffrent d’un hanneton dans les jambes ou d’une épingle dans le dos ; et enfin je rappelle, pour être complet, le commodor de Papaguanos affecté d’un cure-dents incurable. Ces charges nous prennent, parce qu’elles sont comme l’estampille d’une fantaisie qui ne prétend qu’à nous divertir, — et qui nous divertit, en effet, du souci d’approfondir ce qui se passe à l’intérieur de ces types remuants et gesticulants.

Le bonhomme une fois croqué, le reste s’ensuit. Ils ont le physique de leur moral, ou le moral de leur physique et tous deux peu compliqués. Le sourd est une ganache, le chauve un viveur, l’obèse une bonne bête, et les petites mains ont reçu du ciel le goût de toutes les élégances. C’est une psychologie simple, qui parle aux yeux, immédiatement intelligible par une association d’idées assez rudimentaire. Il suffit à Labiche d’une conversation préliminaire entre domestiques, ou d’un monologue préalable, pour compléter la physionomie par l’esquisse intérieure. Et tout cela est amusant sans effort, bon enfant sans façons. « Voici Monsieur, je me sauve », dit Prunette. Quel Monsieur ? — Monsieur Chiffonnet. — Mais encore ? — Monsieur Chiffonnet qui apparait à la gauche, dit la brochure ; qui a une bande de taffetas sur la figure ; qui tient un rasoir à la main, et qui porte un pet-en-l’air ; qui est sombre, et qui s’avance jusqu’à la rampe sans parler. » Ainsi esquissé, il parle… « Mon coutelier m’a dit que ce rasoir couperait… et ce rasoir ne coupe pas ! Et l’on veut que j’aime le genre humain ! Pitié ! pitié ! Oh ! les hommes… je les ai dans le nez ! »

Vous l’avez entendu : c’est le misanthrope, qui parle du nez ; mais d’abord vous l’avez vu : c’est le misanthrope en petite tenue, ennemi des hommes et des couteliers, un Alceste de coin de feu, l’homme au pet-en-l’air. Toute la philosophie, toute la psychologie, tout l’imprévu, toute la fantaisie du personnage sont résumés dans ce monologue et déployés sur ce pet-en-l’air. Cette misanthropie est d’une inoffensive bouffonnerie ; mais je veux mourir si la suite y ajoute quelque chose. Il y a de même des maris qui se reconnaissent à la canne qu’ils portent, ou à la tête de cerf qui sert de boite aux billets doux, dans leur salon. Et ceci n’est pas un reproche que j’adresse à Labiche, mais une démarcation que je tiens à établir d’abord. Et, au contraire, c’est le signe d’une singulière habileté que ces bonshommes si lestement ébauchés vivent déjà et s’agitent, après deux coups de crayon.

Leur tic ou leur ridicule est souligné. Aussitôt, sans perdre une seconde, Labiche les engage dans le mouvement endiablé, dont il anime tous ses vaudevilles, et, un peu malgré lui, ses plus sérieuses comédies. Cela est simple, cela est fou, à l’ordinaire, cela est d’une invraisemblance qui crie, et qui vit. Il se fait sur la scène un remue-ménage d’événements qui secouent ces braves gens à les démantibuler. Et, comme ils tiennent bon, ils ont, ma foi, l’air d’être des hommes, et pas du tout des mannequins ni des polichinelles. Voyez plutôt Edgard… et sa bonne. Remarquez qu’il ne s’agit pas encore d’apprécier l’idée ni la philosophie de la pièce, si philosophie il y a : nous y viendrons. Je tâche seulement à démêler les procédés de l’invention, et les ficelles qu’elle agite. Et je me demande si le jeune Edgard, ce précoce Trublot d’honnête bourgeoisie, n’est pas déjà tout entier dans la cérémonieuse cravate, dont il s’est vu sangler au début, et qui donne tant de grâce aux exercices gymnastiques qu’il exécute sans fatigue, sans relâche, sans merci, avec bien de la souplesse et un sang-froid vertigineux. Cravate blanche et rétablissement sur les avant-bras, c’est là tout l’homme, pour parler le langage de Bossuet ; ou, pour démarquer celui de Labiche, je ne distingue guère qu’une cravate blanche en proie à des chaussons de lisière. Et comme je ne vois point que le caractère se développe, ni que le jeune homme change de cravate ; comme, d’autre part, j’aperçois nettement qu’il gesticule, se démène, grimpe sur les fauteuils, monte à l’échelle avec des mines de jouer à cache-cache, ou au chat perché ; et comme, aussi, j’en ris de bon cœur, au point d’oublier le peu qu’il est pour l’hygiène qu’il s’impose et l’agilité qu’il déploie, — j’en arrive à croire qu’il est parce qu’il se meut, qu’il existe parce qu’il remue, qu’il prend des apparences de réalité parce qu’il se donne beaucoup de mouvement, et que c’est enfin le mouvement qui prouve l’existence d’Edgard et qui prête vie à ce fluet fantoche préalablement cravaté.

Mais tous ne seraient que des clowns pétulants, si Labiche n’y avait ajouté quelque chose. Et, en effet il y a mis quelque chose, qui est l’esprit, l’esprit clair, naturel, inconscient bon enfant, un peu niais, quand il le faut, et jamais lugubre ni raffiné, certes. Esprit vieillot, disent quelques modernistes, qui n’ont pas assez de dédains pour cette impersonnalité féconde de la verve et de la fantaisie ; esprit au kilog, qui ne rebute ni le calembour ni le coq-à-l’âne[1].

Labiche n’a pas l’esprit de M. Becque : cela est assuré. Ce n’est pas lui qui se travaille à être amer et compliqué, qui affecte la plaisanterie saignante ou d’un pince-sans-rire, qui s’exerce à un certain besoin laborieux et stérile de buriner chaque réplique et d’y sculpter en exergue sa signature, qui se pique d’être suggestif, ou de tailler à même « dans les intimités sanglantes de la vie » ; mais ce n’est pas lui non plus qui a gâté son talent et tari son imagination par cette désolante et dogmatique vanité. Il a été plus modeste, — ou plus habile. Il a peu de mots d’auteurs ; il n’a point de mots macabres, et profonds jusqu’à l’ennui. En revanche, il possède une verve incomparable, toute en dehors, comme ses personnages, et, comme eux, d’une allure effrénée. Imaginez-vous Mâchavoine pessimiste ? ou Poitrinas schopenhauerisant ? voyez-vous Fadinard arrêtant le galop de sa caravane pour décocher un trait d’une portée infinie, et nous plonger en un abîme de réflexions ? Tout dévale du même train, avec la même inconscience, et d’un naturel qui n’y va pas par quatre chemins. Or, ni la fantaisie, ni la verve, dons précieux, ne sont d’aucun effet sur le théâtre, sans le naturel, modeste et détaché, qui, seul, entretient et propage l’illusion, où il faut d’abord atteindre. Mots de situation, mots de nature, mots de métier ou de conditions, tout y éclate comme des fusées, ou plutôt passe comme l’éclair, jette une lueur, produit un crépitement, accélère la marche de la scène, loin de l’arrêter ou de la ralentir. Il a de l’esprit pour notre plaisir, et non pour notre étonnement. Et il nous étonne tout de même, à force de nous amuser et d’avoir tant d’esprit, sans y prendre garde ; c’est une veine de cocasserie, de bon sens, sans amertume, ni pédantisme. Trop naturel pour être pédant, trop pressé pour être amer. Inconscience et mouvement, c’est la supériorité radieuse de Labiche, le bonhomme, lui aussi.

Et c’est aussi la supériorité de ce style indéfinissable, marqué au coin d’une supercoquentieuse et humaine naïveté. On n’écrit point de ce ton ; je crois même qu’on ne parle point ainsi. Qui ne voit cependant qu’il a trouvé le langage le plus apte à ses mirobolantes fantaisies, avec quelques mots de saisissante vérité, semés largement, point enchâssés ? Je ne pense pas qu’on l’accuse jamais de recherche ; et jamais, depuis les Fourberies ou les Folies amoureuses, on n’a écrit au théâtre d’un pareil mouvement. Son style (j’emploie ce mot, faute d’un autre, et je sens bien que c’est trahir l’écriture de Labiche) a trop de rapidité pour se modeler en tirades ; et, en même temps, la science du théâtre y est trop marquée pour que la verve s’en aille à l’aventure. Il est plutôt l’action même et le geste du langage, et comme la physionomie très mobile du naturel parler, avec, seulement, des contours nets, des traits aiguisés, crayonnés, pointillés.

Lisez ses monologues, ou ses plus longs couplets (les couplets de Labiche ! Décidément, cela se dérobe au vocabulaire habituel de l’analyse), vous n’y verrez d’abord que points, petits points, et lambeaux de phrase. On dirait d’un bavardage, à la bonne franquette. Regardez-y de plus près : le trait, le mot d’esprit ou de nature est espacé, en bonne place, un juste moment de la respiration ; et l’ensemble s’allonge, se développe, prend corps, par touches successives, ou, si vous préférez, comme une chaînette, dont il manquerait de temps en temps un anneau ou deux, ou encore, pour mieux parler, comme le propos d’un gai convive, qui aurait une égale horreur des transitions et du repos. Et cela court vite, vite, jusqu’au dialogue, toujours chauffé à haute pression, à grande vitesse. Et cela déraille, et culbute, par-ci par-là, à point nommé. Et les répliques de se croiser, et l’esprit de pétiller, et le rire, oh ! ce rire ! d’éclater comme une bombe. Il a des scènes où tout le monde parle en même temps, où chacun suit sa pensée, et qui vont d’un train d’enfer. Étrange contresens, en vérité, que de vouloir endiguer ce torrent sur les solennels tréteaux de la Comédie-Française, par une dommageable admiration. On ne déclame pas Labiche ; on le joue, on s’y élance, on s’y bouscule, et si l’on s’y essouffle, tant mieux. Cela ne se dit point, mais se nasille, se barytonne, se balbutie, se bredouille, se rit, se pleurniche, au galop, à la volée. Il y faut de la fantaisie, de la rapidité, de la volubilité, et surtout, oui, surtout du naturel, de la simplicité, et quelque douce et modeste bêtise, dont chacun sait que nos grands comédiens sont incapables. C’est proprement une duperie, que d’y faire un sort à chaque mot. Voulez-vous psalmodier des répliques comme celle-ci : « Je ne sais pas faire de phrases, moi… mais, tant qu’il battra, vous aurez une place dans le cœur de Perrichon… » ? ou marteler des aphorismes de ce goût : « Les femmes aiment à s’appuyer sur un bras qui porte une épée à sa ceinture… » ? ou détailler l’infinie tendresse de ce sermon familial : « Mes enfants, c’est un moment bien doux pour un père, que celui où il se sépare de sa fille chérie, l’espoir de ses vieux jours, le bâton de ses cheveux blancs… » ? Toute cette gaité veut être enlevée gaîment, et avec brio, comme elle fut notée plutôt qu’écrite, à la franquette, à la voltige, tout jusqu’aux plus innocents marivaudages : « Pas de manière ! va me chercher, sans murmurer, une chope-bière, dans laquelle tu émietteras un verre de cognac… », jusqu’à ces vocables, qui sont comme la poussière aveuglante de ce style sans cesse balayé par les courants d’air de la scène : « Alors vous me refusez ? » — « Douloureusement… » — « Comment trouvez-vous cette robe ? » — « Frissonnante ! frissonnante ! »

Mouvement, inconscience, naturel ; inconscience, naturel, mouvement ; brouhaha, fureur de gaité, éclats de fantaisie… Quoi encore « C’est tout, c’est bien tout, je pense, le style de Labiche, l’originalité de son théâtre, et la vie de ses personnages… — Dieux bons ! j’ai pensé oublier le costume et le magasin des accessoires !

  1. Ce n’est pas à dire que Labiche n’ait parfois dépassé la mesure. Je ne me pâme pas à « Cléopâtre qui s’est poignardée… avec un aspic » — ni « aux tigres, ces reptiles, qui viennent déposer leurs œufs dans le nid des colombes. » C’est parfois du Paul de Kock, épaissi et enniaisé.