Le Théâtre des marionnettes de Nohant (Le Temps)

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Le Temps des 11 et 12 mai 1876 (p. 7-78).

LE THÉÂTRE DES MARIONNETTES
de nohant



De toutes les manières de s’amuser à la campagne ou dans les salons, la plus émouvante et la plus artiste est certainement le théâtre ; qu’il soit musique, drame ou comédie, il met en jeu toutes les volontés et en lumière toutes les aptitudes des personnes qui s’y emploient. Il est un exercice d’esprit et une étude de plastique pour les jeunes gens des deux sexes. Durant les longues soirées d’hiver, j’imaginai, il y a environ trente ans, de créer pour ma famille un théâtre renouvelé de l’antique procédé italien, dit comedia dell’arte, c’est-à-dire des pièces dont le dialogue improvisé suivait un canevas écrit affiché dans la coulisse.

Cela ressemblait aux charades que l’on joue en société et qui sont plus ou moins développées selon l’ensemble et le talent qu’on y apporte. Nous avions débuté par là. Peu à peu le mot de la charade disparut et l’on joua d’abord des saynètes folles, puis des comédies d’intrigues et d’aventures, puis enfin des drames à événements et à émotions. Le tout avait commencé par la pantomime, et ceci avait été de l’invention de Chopin, il tenait le piano et improvisait, tandis que les jeunes gens mimaient des scènes et dansaient des ballets comiques. Je vous laisse à penser si ces improvisations admirables ou charmantes montaient la tête et déliaient les jambes de nos exécutants. Il les conduisait à sa guise et les faisait passer, selon sa fantaisie, du plaisant au sévère, du burlesque au solennel, du gracieux au passionné. On improvisait des costumes afin de jouer successivement plusieurs rôles. Dès que l’artiste les voyait paraître, il adaptait merveilleusement son thème et son accent à leur caractère. Ceci se renouvela durant trois soirées, et puis, le maître partant pour Paris, nous laissa tout excités, tout exaltés, et décidés à ne pas laisser perdre l’étincelle qui nous avait électrisés.

Je ne raconterai pas ici l’histoire de notre théâtre improvisé. Je dirai celle du théâtre des marionnettes de Nohant qui a marché à côté et qui a fini par prendre un développement complet, tandis que l’autre s’est arrêté faute d’acteurs. Si j’ai parlé de celui-ci, où nous remplissions des rôles, et où, pendant des années, nous ne voulûmes point de spectateurs, c’est pour en venir à ceci, que si la comédie est le plus vif amusement de la vie intime, elle exige un concours de circonstances qui ne se créent pas à volonté et une réunion d’amis, exceptionnellement disposés à y prendre part. Le théâtre toujours possible est celui des marionnettes, parce qu’il réclame peu d’espace, de moindres frais et une seule personne, deux tout au plus, pour manier les personnages et tenir le dialogue. Il est donc à la portée de quiconque a de l’esprit ou de la faconde, du talent ou de la gaieté, et si l’on y ajoute l’invention et le goût, il peut prendre des proportions singulièrement intéressantes.

Mais la marionnette élémentaire a besoin de notables perfectionnements, et nous voulons donner au public tous les petits secrets du métier. C’est pourquoi nous raconterons toute l’histoire de ces pupazzi que nous avons vus naître et qui sont devenus pour nous de véritables personnages associés à toutes les impressions gaies ou poétiques de notre vie intime.

Disons, avant tout, ce que c’est que la marionnette et quelle place elle tient dans l’histoire de l’art.

La marionnette n’est pas « ce qu’un vain peuple pense. » Il y a là en effet tout un art spécial, non pas seulement nécessaire dans la confection et l’emploi du personnage qui représente l’être humain en petit, mais encore dans la fiction plus ou moins littéraire qu’il doit interpréter.

Tout le monde connaît l’excellent et charmant ouvrage que M. Magnin, de l’Institut, a publié d’abord en chapitres dans la Revue des Deux-Mondes, puis en un volume (chez Lévy, 1852). C’est bien l’Histoire des marionnettes en Europe, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, mais c’est aussi l’histoire du théâtre européen, car ces deux modes de représentation scénique ont toujours été contemporains, leur commune origine se perd dans la nuit du passé, et ils ont suivi les mêmes destinées, jusqu’à nos jours. Quand ils ont été proscrits ou délaissés, c’est pour les mêmes causes, la persécution religieuse ou les malheurs publics. En tout temps, ils ont répondu à un besoin impérissable de l’homme, celui de la fiction, et l’art qu’ils ont exprimé a été l’histoire de l’imagination humaine, mythologies de l’ancien monde, mystères du moyen âge, exploits de la chevalerie, féeries de la renaissance, drames et galanteries des temps modernes. Ils ont présenté aux regards, sous le relief de la rampe, toutes les rêveries de l’homme associées à toutes ses réalités.

La marionnette obéit sur la scène aux mêmes lois fondamentales que celles qui régissent le théâtre, en grand. C’est toujours le temple architectural, immense ou microscopique, où se meuvent des appétits ou des passions. Entre le Grand-Opéra et les baraques des Champs-Élysées, il n’y a pas de différence morale. Le Méphisto de Faust est le même Satan que le diable cornu de Polichinelle. Polichinelle, Faust, Don Juan ne sont-ils pas le même homme, diversement influencé par l’éternel combat entre la chair et l’esprit ?

Il n’y a donc pas deux arts dramatiques, il n’y en a qu’un. Mettre des marionnettes en scène est un acte qui réclame autant de soin et de savoir que celui d’y mettre de véritables acteurs. Les procédés ont même des points de ressemblance. Les gens qui ne sont ni de l’un ni de l’autre métier, croient généralement que tous les mouvements et toutes les intonations s’improvisent librement à la représentation. Ils ne savent pas que le long et minutieux travail des répétitions consiste à emprisonner, à garrotter l’acteur dans la convention de son rôle avec une précision automatique.

La longue histoire des marionnettes prouve qu’elles peuvent tout représenter, et que, jusqu’à un certain point, ces êtres fictifs, mus par la volonté de l’homme qui les fait agir et parler, deviennent des êtres humains bien ou mal inspirés pour nous émouvoir ou nous divertir. Tout le drame est dans le cerveau et sur les lèvres de l’artiste ou du poëte qui leur donne la vie. Il n’est donc pas étonnant que certains maîtres en l’art des marionnettes aient passionné beaucoup de lettrés, et que de grands esprits aient, ou travaillé pour elles, ou puisé leurs inspirations dans les traditions séculaires de leurs répertoires. M. Magnin nous apprend, et nous prouve par des citations, qu’ils contenaient de grandes beautés comme on en trouve dans ces chansons populaires dont les auteurs sont restés inconnus.

La marionnette est d’ailleurs un être multiple qui tantôt se résume en une tête et des mains de bois adaptées à un sac d’étoffe, tantôt devient un objet d’art dans les mains du mécanicien, du sculpteur, du peintre et du costumier. Les marionnettes à corps entier dont les articulations sont mues par des fils, ne devraient pas être confondues, comme l’a fait M. Magnin, avec les automates proprement dits, dont le mérite appartient exclusivement à l’art mécanique, comme les poupées parlantes qu’on met aujourd’hui dans les mains de nos enfants et qui ne sont pas, disons-le en passant, une médiocre invention. Pourtant, comme les enfants seront toujours des enfants, c’est-à-dire de petits hommes et de petites femmes qui obéissent au besoin d’exprimer la vie dans leurs jeux, les poupées mécaniques les étonnent plus qu’elles ne les amusent. Quand la surprise est passée, c’est-à-dire au bout d’un jour ou deux, l’enfant a brisé l’automate pour voir ce qu’il y a dedans, ou il le délaisse, préférant les poupées ou les animaux articulés qu’il peut ployer à sa guise et faire crier ou parler par sa propre voix.

C’est pour cela que les marionnettes de la première catégorie, les véritables guignols ou burattini, qui n’ont point de jambes et qui, vues à mi-corps, remuent les bras dont les manches vides sont remplies par le pouce et le médius de l’opérant, tandis que l’index soutient la tête, sont et seront toujours plus animées et plus amusantes que celles qui obéissent au système des fils et des ressorts. Je ne veux pas dire de mal des fantoccini italiens que j’ai vus à Gênes et qu’on voit à Milan, réciter des tragédies et danser des ballets avec une précision de gestes et de pas vraiment extraordinaire. Mais un tel spectacle est déjà très compliqué il exige une troupe d’operanti qui sont en même temps recitanti, hommes et femmes ; et, s’ils disent bien leurs rôles, on regrette de ne pas les voir en scène à la place de leurs figurines aux gestes trop précis, aux physionomies inertes.

Nous avons toujours cru qu’il était possible de créer, en petit, un théâtre dont une seule personne, serait l’inspiration, le mouvement et la vie. Ce problème semblait tout réalisé déjà par les guignols des baraques, dont la verve et la gaîté ont le monopole de la place publique. Mais, à ces divertissements élémentaires, ne pouvait-on ajouter l’illusion théâtrale ; la poésie ou la réalité du décor, le mérite ou le charme littéraire ? Avec des moyens aussi simples que la marionnette sans jambes, vue à mi-corps, pouvait-on obtenir l’illusion de la scène et sortir des classiques lazzis de Polichinelle ? C’était un problème et voici comment il a été résolu par mon fils Maurice Sand que j’appellerai Maurice tout court, puisqu’il ne peut pas être monsieur sous ma plume.

C’est en 1847 que, pour la première fois, avec l’aide d’Eugène Lambert, son ami et son camarade à l’atelier d’Eugène Delacroix, et sans autre public que moi et Victor Borie alors journaliste en province, Maurice installa une baraque de marionnettes dans notre vieux salon. Nous venions d’être assez nombreux pour jouer en famille la comédie improvisée (Voir masques et bouffons, Maurice Sand). La troupe s’était dispersée, nous n’étions plus que quatre à la maison deux de nous se consacrèrent à charmer les longues soirées d’hiver des deux autres.

La première représentation n’eut pourtant pas lieu sur un théâtre. L’idée naquit derrière une chaise dont le dos tourné vers les spectateurs était garni d’un grand carton à dessin et d’une serviette cachant les deux artistes agenouillés. Deux bûchettes, à peine dégrossies et emmaillotées de chiffons, élevèrent leur buste sur la barre du dossier, et un dialogue très animé s’engagea. Je ne m’en rappelle pas un mot, mais il dut être fort plaisant, car il nous fit beaucoup rire, et nous demandâmes tout de suite des figurines peintes et une scène pour les faire mouvoir.

Ce théâtre se composa d’un léger châssis garni d’indienne à ramages et de sept acteurs taillés dans une souche de tilleul, M. Guignol, Pierrot, Purpurin, Combrillo, Isabelle, della Spada capitan, Arbaït gendarme et un monstre vert. Je réclame la confection du monstre dont la vaste gueule, destinée à engloutir Pierrot, fut formée d’une paire de pantoufles doublées de rouge, et le corps d’une manche de satin bleuâtre. Si bien que ce monstre, qui existe encore et qui n’a cessé de porter le nom de monstre vert, a toujours été bleu. Le public nombreux qui depuis l’a vu fonctionner, ne s’en est jamais aperçu.

On joua des féeries, les deux jeunes artistes, habitués déjà à l’improvisation, furent si comiques que les deux spectateurs, à l’unanimité, les engagèrent à augmenter la troupe et à soigner le décor. Ils répondirent que le théâtre était trop petit et ne comportait qu’une paire de coulisses et une toile de fond. On verrait l’année suivante.

Il ne fut pas possible d’attendre jusque-là. Victor Borie voulant représenter un incendie, incendia pour tout de bon le théâtre, et il fallut en construire un autre dont les dimensions furent doublées. Dans le courant de l’hiver on joua sept pièces. Pierrot libérateur, Serpentin vert, Olivia, Woodstock, le Moine, le Chevalier de Saint-Fargeau, le Réveil du lion.

En 1848 on en joua une douzaine. On apportait toujours le châssis au salon, après le dîner ; on dressait le décor et on constatait chaque soir un nouveau progrès. Cromwell, Léon Lacroix, Valsenestre, Cléanthe, Louis, Rose, Céleste, Ida et Daumont avaient vu le jour, et, à peine sortis de la bûche, avaient paru sur la scène avec l’aplomb de vieux comédiens. On avait amélioré l’éclairage, la chose la plus difficile à obtenir sans risque d’incendie dans un théâtre portatif. Mais le système était encore trop imparfait pour qu’on s’appliquât beaucoup aux décors. Et puis on jouait encore la comédie improvisée plus souvent et plus volontiers que les marionnettes. Ce qui n’empêchait pas certaines soirées d’être consacrées à la lecture. Chacun lisait à son tour pendant que les autres travaillaient aux costumes ou à la sculpture des figurines. Nous achevions les Girondins de Lamartine, quand, par une préoccupation très naturelle, Maurice et Lambert eurent l’idée de représenter toute la révolution française en une série de pièces, conçue comme un roman historique à la Walter Scott. Il y en eut seulement deux de jouées. La révolution de Février nous surprit au beau milieu de notre vie de campagne et nous dispersa de nouveau.

En 49, on se remit à l’œuvre : la troupe composée de 17 personnages s’installa dans une petite pièce voûtée qui servait de garde-meuble et que dans mon enfance on appelait je ne sais pourquoi, la salle des archives. En 49, elle fut nettoyée, restaurée et classiquement consacrée « aux muses ». Un ou deux ans plus tard on perça un gros mur, où l’on pratiqua une arcade, la salle des marionnettes devint la loge d’un public de soixante personnes bien placées sur une estrade qui se démontait et se remettait en peu d’instants ; au-delà de l’arcade se trouvait une grande pièce assez élevée pour qu’on pût y planter le théâtre des acteurs vivants, et dont on enleva le billard pour établir un second plancher. Cette combinaison fut très heureuse. On plaça le luminaire sur la face du mur qui regardait le théâtre, et le spectateur assis dans l’ombre fut absolument trompé sur la dimension et la profondeur des objets exhibés devant lui. On avait obtenu un effet de diorama, qui permit des lointains et des reliefs remarquables dans un espace chétif en réalité.

Quant aux marionnettes, leur théâtre établi dans la partie de la salle des archives, qui ne faisait point face à l’arcade, resta tranquille et intact derrière une cloison mobile qui en masquait entièrement la façade. Quand on le rouvrit, on lui appliqua le même système d’éclairage qu’à l’autre théâtre. La charpente à demeure étant solide, on établit une rampe et des montants cachés à l’œil du spectateur et munis de puissants réflecteurs. Plus tard on mit une herse dans les frises, et plus tard encore, on en ajouta deux autres au milieu et au fond, si bien que la scène fut éclairée comme celle d’un vrai théâtre et on put se permettre un grand luxe de décors dont il fut permis de régler l’éclairage selon les besoins de l’effet. Rien n’était plus simple que de rendre la lumière rouge ou bleue par le moyen des verres de couleur et des transparents, mais on ne s’arrêta pas au nécessaire. On voulut avoir le soleil, la lune, les étoiles, et le reflet des astres dans les eaux. Maurice devenu promptement menuisier, serrurier et mécanicien, fut bientôt un habile machiniste. On voulut plus tard voir le soleil et la lune se lever et se coucher. On était exigeant, on trouvait insupportables ces astres immobiles. On peignit des ciels sur calicot et on fit monter et descendre derrière, frisant la toile, une boîte de lanterne magique dont la lentille fut réglée selon l’éclat voulu. Au moyen d’un simple tourne-broche dont on régla également le mouvement et dont on éteignit le bruit, on eut le lever ou le coucher du soleil et de la lune relativement aussi muets et aussi lents que dans la réalité. Il ne s’agissait que de monter la machine avant le lever du rideau et de la faire marcher au moment nécessaire. Le changement de lumière sur la scène fut obtenu par des ficelles dont l’opérateur se sert avec la plus grande facilité sans interrompre son dialogue. Tout cela exigea d’assez longs tâtonnements. Aujourd’hui tout fonctionne au gré de l’opérant et une lanterne à lumière électrique lui permet les apothéoses. Disons, pour finir ce qui a trait à l’éclairage, ce point essentiel des effets de théâtre, qu’on ne souffrit point de lustre dans la salle. Quelques bougies placées contre la muraille du fond, derrière le spectateur, suffisent pour lui faire trouver sa place, et tout l’éclat du véritable luminaire dont il n’aperçoit point les foyers, se concentre sur le théâtre. C’est toujours l’effet de diorama qu’on n’a jamais essayé d’appliquer ailleurs et qui donnerait à la scène la magie et la profondeur qu’elle n’a point. Les Italiens savent bien que les salles doivent être sombres pour que la scène soit lumineuse, et que l’œil perd la faculté de bien voir quand la clarté l’assiége et le pénètre de près et de tous côtés. Mais les Français, les Françaises surtout, vont au théâtre pour se faire voir et le spectacle passe souvent par-dessus le marché.

Les progrès obtenus par Maurice dans l’art d’adapter par des moyens faciles et peu couteux, c’est-à-dire à la portée de beaucoup de personnes, les merveilles du théâtre à une bonbonnière, furent souvent interrompus par l’étude de choses plus sérieuses. Quand nous avions des loisirs, ce qui n’arrivait pas tous les ans, le Grand-Théâtre, comme nous l’appelions par antithèse forcée, bien qu’il fût une bonbonnière aussi, nous occupait davantage ; mais dans le soin que nous apportions à nos costumes, à notre mise en scène et à l’habitude que nous prenions d’improviser le dialogue, le don de faire agir et parler des marionnettes ne se perdait pas chez nos jeunes artistes. En 1848 et 49, ils nous avaient joué dix-huit pièces nouvelles. En 1854, Thiron, aujourd’hui de la Comédie-Française, débuta chez nous, non-seulement dans la comédie improvisée, mais encore au théâtre des marionnettes et fut éblouissant d’esprit et de verve sur ces deux scènes. Lambert, très brillant aussi et très finement original, reprit ensuite son emploi. Puis Alexandre Manceau l’année suivante et Thiron encore. Plus tard, Victor Borie, Sully Lévy, Édouard Cadol, Charles Marchal, Porel, enfin, plus tard encore, notre ami Planet et deux de mes neveux furent les associés de mon fils dans la mise en scène, la convention des canevas et la récitation des marionnettes. Avec gens qui ont de l’esprit à revendre, il était difficile que ces représentations ne fussent pas d’exquis divertissements. De 1854 à 1872, il y en eut environ cent vingt. Et puis Maurice travailla et opéra tout seul et c’est alors que ce théâtre entra dans une voie nouvelle qui n’est sans doute pas son dernier mot, mais qui est la voie d’un art complet en ce sens qu’il peut aborder des genres jusqu’ici interdits à ses moyens d’exécution.

En effet, la marionnette classique, tenue dans la main, est, par la nature de son agencement, un être exclusivement burlesque. Ses mouvements souples ont de la gentillesse, mais ses gestes sont désordonnés et le plus souvent impossibles. C’est donc un personnage impropre aux rôles sérieux, et il avait fallu tout le talent de nos operanti, pour nous attendrir et nous effrayer dans certaines situations. Presque toujours ils nous donnaient des parodies de mélodrame ou des pièces bouffonnes. Les titres de quelques-unes en font foi, comme Oswald l’Écossais, l’Auberge du haricot vert, Sang, Sérénades et bandits, Robert le maudit, Les sangliers noirs, Une femme et un sac de nuit, Les filles brunes de Ferrare, le Spectre chauve, Pourpre et sang, Les Lames de Tolède, Roberto le bon voleur, l’Ermite de la marée montante, Une tempête dans un cœur de bronze, le Cadavre récalcitrant, etc. Les sujets bouffons étaient souvent inspirés par les impressions du moment, une aventure ridicule dans le monde politique ou artiste, une chronique locale, un récit amusant ou singulier, la visite de quelque personnage absurde, un intrus dont on faisait la charge sans qu’il se reconnût, tout servait de thème à la pièce établie en canevas en quelques heures et jouée quelquefois le soir même. Nous avons à ce charmant petit théâtre des distractions bienfaisantes, des soirées d’expansion et d’oubli d’un prix inestimable.

La dispersion de la famille et la difficulté de se réunir, la mort de quelques amis bien chers qui avaient brillé sur notre grand théâtre (Bocage y avait joué, et d’autres non moins célèbres) enfin le manque de temps pour les loisirs avaient amené la suspension indéfinie de la comedia dell’arte. Les marionnettes seules nous restaient, et mon fils, à mesure que ma vie se fixait davantage à la campagne, tenait à m’y donner les plaisirs de la fiction, si nécessaires à ceux qui la cultivent pour leur compte et qui s’en lasseraient, si l’invention des autres ne les distrayait point de leur propre contention d’esprit. Mais il était seul la plupart du temps. L’heure du travail ou du mariage était venue pour ses jeunes associés. Nous avions de jeunes enfants qu’il tenait à divertir aussi et pour qui la charge exclusive eût été, ou incompréhensible, ou d’une mauvaise influence sur le goût naissant. Il fallait un théâtre plus châtié et dès lors une plus fidèle observation des lois de la scène. Ceci paraissait impossible, car on n’a que deux mains, et les pièces ainsi rendues par un seul opérant ne peuvent être qu’une suite de monologues ou de scènes à deux personnages. Avec un compère, on ne pouvait dépasser le nombre de quatre, et si on avait besoin de comparses, on plaçait au fond une sorte de rateau sur les longues dents duquel plusieurs marionnettes étaient fichées. Ce rateau, excellent pour les effets comiques, présentait une rangée de têtes immobiles sur des robes flasques, avec des bras pendants du plus piteux aspect. C’était comme une apparition de pendus. Rien de plus impossible à prendre au sérieux que la marionnette quand elle n’est pas chaussée par la main humaine, et les dimensions du théâtre ne permettaient pas la liberté d’action de plus de deux opérants.

Ces dimensions, qui, chez nous, ne sont pas tout à fait ce qu’il faudrait, vu le manque d’emplacement, devraient être quant au cadre de la scène d’un mètre de hauteur sur deux mètres en largeur ce seraient les plus grandes qu’on puisse mettre en harmonie avec la taille de la figurine, c’est-à-dire avec sa tête, ses mains et son buste, qui représentent sa hauteur fictive, 70 centimètres. Plus petite, la tête ne se verrait qu’à une distance trop rapprochée. Plus grosse elle fatiguerait le doigt qui la supporte et serait trop accentuée pour produire l’illusion. Cette figure doit être toujours en mouvement. Tant qu’elle remue, elle paraît vivante. Elle doit être sculptée avec soin, mais assez largement ; trop fine elle devient insignifiante. Elle doit être peinte à l’huile sans aucun vernis, avoir de vrais cheveux et de vraies barbes. Les yeux peuvent être en émail comme ceux des poupées. Nous les préférons peints, avec un clou noir, rond et bombé pour prunelle. Ce clou verni reçoit la lumière à chaque mouvement de la tête et produit l’illusion complète du regard. Il peut faire aussi l’illusion d’une prunelle bleue si on l’entoure d’un léger trait de pinceau trempé dans le cobalt ; dans ce cas, il faut faire la pupille avec un clou noir plus petit. Les mains doivent être en bois ; en porcelaine elles se casseraient trop vite. Ils les faut nécessairement assorties à l’importance ou à la délicatesse de la face. Celles qui sont d’un dessin élémentaire sont préférables à des mains très finies dont la position étendue ou fermée frapperait par son immobilité. Il faut qu’elles ne soient en réalité ni fermées ni ouvertes, et que par leur aspect un peu vague, et grâce au mouvement qui les anime sans cesse, elles échappent à l’œil qui chercherait à en saisir le détail.

On voit que, malgré l’aide d’un compère, mon fils avait toujours eu de grandes difficultés à vaincre pour éviter les scènes à cinq personnages ou pour les obtenir. On ne pouvait pas asseoir la marionnette et l’abandonner sans que sa tête fût fixée à son siège. À cet effet, le siège était muni d’un crochet, et un piton était caché dans la chevelure de la marionnette ; mais il fallait une grande adresse pour faire entrer vite le crochet, et quelquefois le personnage s’agitait convulsivement sur son siège sans parvenir à se fixer. L’improvisation tirait parti de tout. — Qu’avez-vous donc ? lui demandait un autre personnage, êtes-vous souffrant ? — Oui, répondait le patient condamné à s’accrocher. C’est une maladie grave qu’on appelle le piton. — Bah ! je connais ça, nous y sommes tous sujets ». Dès lors, si un récitant s’embarrassait dans le scénario et qu’il fit attendre sa réplique, les autres personnages lui demandaient si, lui aussi, avait le piton. Pendant longtemps, avoir le piton, c’est-à-dire manquer de mémoire, fut une locution consacrée dans les coulisses de l’Odéon, dont les acteurs avaient vu ou fait jouer nos marionnettes. Le souffleur surtout la connaissait, lui qui était forcé d’être attentif au piton.

En outre de ces difficultés, il arrivait souvent que l’on était forcé de laisser la scène vide pour introduire les mains dans de nouveaux personnages ou pour préparer quelque accessoire ; c’était autant de loups, c’est le nom qu’on donne en argot de théâtre à ces maladresses, aujourd’hui bien rares de la composition littéraire, qui consistent à laisser le théâtre vide. Nos spectateurs étaient prévenus que les loups nous étaient nécessaires. S’ils s’impatientaient, on proposait de nommer le théâtre, Théâtre des loups, pour couper court à toute récrimination. Mon fils voulut supprimer les loups, les scènes à nombre limité de personnages, la nécessité de les tenir debout ou accrochés, les quelques répétitions auxquelles ses associés devaient s’astreindre sous peine d’embrouiller la pièce, enfin se passer d’eux du moment qu’ils étaient absents. Il imagina d’établir sur le premier plan du théâtre deux traverses à coulisseaux glissant dans des rainures, et, dans ces coulisseaux, des trous où l’on plante la marionnette munie d’un support. Ce support est une tige de fil de fer en spirale dont chaque extrémité est garnie d’un bouchon de bois, l’un qui entre dans le cou du personnage et remplace le doigt de l’opérant, l’autre qui s’enfonce dans le trou du coulisseau. Au moyen de la double traverse, les personnages en scène peuvent être aussi nombreux qu’on le désire et chacun peut passer derrière ou devant les autres pour être au premier ou au second rang. Les fauteuils, les trônes, les tables, les divans sont portés par d’autres rainures à coulisseaux qui partent des côtés et se plient ou se déplient suivant les besoins de la mise en état[1]. De semblables rainures pour porter des personnages assis ou debout sur les côtés se déplient et se replient également pour les besoins de la mise en scène. Enfin quatre autres traverses avec le même système de coulisseaux sont établies au fond et permettent la présence d’une nombreuse assemblée, ou des plans de décors si ceux de l’extrême fond ne suffisent pas. En résumé c’est un faux plancher dont les intervalles permettent à l’opérant d’aller de l’un à l’autre de ses acteurs, de passer la main sous leur vêtement pour mettre ses doigts dans les manches et faire mouvoir les bras, de les tirer du coulisseau pour les faire marcher, danser, sortir, se coucher ou s’asseoir. Ils s’asseyent parfaitement en apparence, le support entrant dans le trou du coulisseau qui porte le siège ils peuvent se mettre au lit, se soulever, se lever, se recoucher sans qu’on voie le support et au besoin on le retire sans que personne s’en aperçoive.

Au moyen de ces traverses et de ces coulisseaux qu’on place sur les lignes de la perspective dans les décors à plusieurs plans, on introduit une foule, une armée, un corps de ballet. Mais ici les personnages sont représentés par des poupées de grandeurs différentes proportionnées au plan où elles se trouvent. Elles entrent et sortent avec leur coulisseau, par bandes de trente ou quarante comparses à la fois. Il y en a pour les derniers plans qui n’ont pas plus d’un pouce de haut et qu’on distingue parfaitement. Il arrive aussi qu’on veut amener à grand effet un personnage du fond d’un grand décor ouvert. Il suffit de lui substituer rapidement à chaque plan une poupée plus grande à mesure qu’il se rapproche. Dans les apparitions, ce truc si simple est d’une illusion qui ne peut être réalisée que par les marionnettes. Un spectre se compose de cinq à six poupées pareilles, mais de grandeurs différentes, qui traversent chacune un plan de ruines ou descendent de terrasse en terrasse en se succédant l’une à l’autre jusqu’à ce que la dernière arrive sur le devant de la scène dans sa dimension normale.

Toute cette machination obtenue par des moyens d’une extrême simplicité, on voit que l’on peut réaliser sur une scène de marionnettes ce qui est impossible ailleurs et manier le fantastique bien au delà de ce que comportent les théâtres d’acteurs vivants. La mécanique peut obtenir plus de précision, mais c’est là un autre art, d’où la vie est exclue, quelle que soit la récitation qui accompagne et explique le mouvement des figures. J’ai vu autrefois sur la place des Esclavons, durant les fêtes du Redentore, à Venise, des drames de chevalerie exécutés par de merveilleux automates. C’était de savantes petites machines, des chevaliers d’une coudée de haut se livrant à des combats équestres, des dames ruisselantes d’or et de pierreries donnant le prix au vainqueur, des pages sonnant du cor sur le haut des tours, que sais-je ? Mais des vers du Tasse ou de l’Arioste étaient braillés dans la baraque pour expliquer l’action, et ce n’était point là qu’il fallait espérer les jouissances de l’illusion.

La vraie marionnette doit être, je le dis encore, dans la main de l’homme qui parle. Quand Maurice fait parler les siennes dans une scène de fond, il laisse glisser le support et les fait mouvoir à la manière classique qui est la meilleure. Quand elles ne sont plus que spectateurs de l’action, ou qu’elles écoutent en plaçant de temps en temps une réplique, il les réintègre sur le support et ne s’occupe plus d’elles que pour passer lestement ses doigts dans les manches lorsque vient leur réplique. Il les retire pour passer à un autre et peut animer ainsi plusieurs groupes prenant part à la même action. Pour aider à la rapidité du dialogue, il y a encore d’autres expédients fort simples. Un personnage n’a qu’un mot ou deux à lancer dans une scène à plusieurs. Un fil de soie est passé à son bras et dans un piton imperceptible caché dans son nœud de cravate ; en tirant le fil on obtient un geste suffisant ; ces détails sont essentiels, car la marionnette qui ne remue pas les lèvres, doit remuer le corps pour avoir l’air de parler ; grâce à son support légèrement élastique, il suffit de souffler dessus pour lui imprimer le mouvement.

Mais pour arriver à faire vivre une trentaine de personnages en scène sans en toucher plus de deux à la fois, il fallait obtenir de la marionnette une attitude convenable quand elle est au repos, et c’est par quoi l’on dut commencer. Ceci fut l’objet d’une discussion passionnée entre mon fils et moi. Je ne prévoyais pas les heureuses innovations qu’il méditait et je fus vivement contrariée quand il m’apporta une marionnette qui avait des épaules et une poitrine en carton. C’était très bien exécuté, admirablement modelé, garni de peau, et peint d’un ton excellent qui permettait à nos femmes de porter des corsages ajustés et décolletés. Jusque-là nous avions triché pour simuler la taille et les épaules. Chargée depuis trente ans de faire leurs costumes et de les habiller pour la représentation, j’avais passé bien des soirées et quelquefois des nuits à ce minutieux travail. Avec le nouveau système il fallait refaire tous les costumes et il y en avait des caisses entières. J’avais même fait bon nombre d’uniformes militaires, des costumes renaissance ou moyen âge, enfin des habits de cour Louis XV et Louis XVI brodés ad hoc en soie, en chenille, en or et argent sur soie et velours. Je tirais aussi un juste orgueil de ma lingerie, car ces dames possédaient des chemises, des jupons, des collerettes de toute sorte. Il fallait tout recommencer !

Mais ce n’était pas là mon plus grand chagrin. Je craignais de ne plus reconnaître nos chers petits personnages quand ils auraient un buste, Ils étaient nombreux et tous d’un type excellent, pouvant exprimer les caractères qui leur sont confiés ; mais quelques-uns nous étaient particulièrement sympathiques et nous ne nous faisions pas à l’idée de leur voir une autre tournure et d’autres attitudes. Une représentation qui avait pour sujet la lutte des acteurs épaulés contre ceux qui ne l’étaient pas encore, donna raison à l’inventeur. La cuirasse de carton assez courte par devant et plus courte encore par derrière, permettait d’animer le personnage autant que par le passé et de le laisser reposer sur son support sans qu’il prît une attitude fâcheuse. Le corps ne tombait plus comme un parapluie qui se ferme, les bras ne ballottaient plus sur les flancs avec les mains retournées à l’envers. Une nouvelle innovation avait fixé l’avant-bras au corps sous forme de manches aisées où les doigts, n’entrant plus jusqu’à l’épaule du personnage, donnaient une apparence de coude articulé. La marionnette au repos conserve donc le bras légèrement replié sans gaucherie et sans efforts. Le support fut d’abord un ressort à boudin ; on y renonça parce que la souplesse et le tremblement du corps étaient exagérés ; le fil de fer formant seulement trois ou quatre spirales fut adopté. Il suffit à donner aux personnages un très léger balancement qui se communique à ceux qui l’avoisinent et qui fait merveille à la danse. L’immobilité est donc supprimée, les gestes ne sont plus convulsifs, à moins qu’on ne les veuille tels en les exagérant. On n’a rien perdu de ce qui servait au burlesque, on a gagné tout ce qu’il empêchait de se produire. On pourrait jouer des pièces sérieuses si on en avait envie. On peut, en tout cas, aborder des situations d’un réel intérêt, sans qu’un geste déplacé ou une attitude ridicule les compromettent.

L’adresse de l’opérant et son délicat outillage font le reste, ses personnages portent leurs sièges pour s’asseoir à la place qui convient, ils font un lit en scène, ils prennent un flambeau ou une lampe sur un meuble pour le mettre sur un autre. Ils servent un repas, ils se déshabillent et se rhabillent devant le spectateur, ils ôtent leurs chapeaux et les remettent, ils se battent en duel, ils valsent et dansent avec beaucoup de grâce et d’entrain. En réalité, ils ne prennent rien, l’objet qui leur est nécessaire leur est présenté au bout d’une mince tige de fil de fer qui accompagne leur mouvement et leur permet de le saisir en apparence avec une seule main, sans que leurs deux pattes serrées au corps les rendent ridicules.

Et tout ceci est si bien agencé et réglé, que l’opérant tout seul a pu faire agir les deux ou trois cents personnages d’une féerie, faire surgir ou disparaître des forêts, des palais enchantés, démolir des forteresses, incendier des villes, voler des génies, des chars de fées tirés par des colombes, pourfendre des guivres et des hippogriffes, promener des navires sur la mer agitée, figurer à distance des joûtes et des tournois dans la proportion voulue, ramener en un instant ces personnages agrandis sur la scène, faire passer des éléphants, des chameaux et des chevaux, des tigres, des loups et des lions, simuler une chasse, imiter à lui seul toutes les voix, tous les airs, tous les bruits, avec une mise au point parfaite, même les convois de chemins de fer avec leurs sifflements et le souffle haletant de la chaudière. Une multitude de petits objets accrochés autour de lui dans la partie au théâtre où il se tient debout (il castello, terme consacré) lui servent à donner à ces bruits accessoires une vérité surprenante. Timbres de plusieurs calibres, gongs, sifflets, trompettes, cor de chasse, pluie, vent, tonnerre, grêle, chants d’oiseaux, grelots, roulement de voitures, vagues qui déferlent, tout est rendu à point et rien n’est omis. L’intensité des sons a été étudiée pour ne pas rompre la proportion qui doit exister entre ce petit monde fictif et les bruits qui s’y produisent. Un trop fort roulement de voiture ou de tonnerre écraserait le décor et les personnages. L’harmonie savamment établie dans tous ces détails produit un phénomène auquel aucun spectateur n’échappe. Au lever du rideau comme à l’apparition des premiers personnages, il se rend bien compte qu’il a affaire à des marionnettes ; mais bientôt il oublie de comparer leur stature à la sienne. La demi-obscurité où il est efface les autres points de comparaison, la vérité de l’action qui se produit devant lui le saisit au point qu’il croit et que l’apparition d’une tête humaine au milieu des personnages, comme il arrive quelquefois quand l’opérante masqué se montre en géant ou en ogre, devient monstrueuse et véritablement effrayante.

On fait aujourd’hui de très jolis jouets d’enfants. On peut les utiliser en les choisissant dans la proportion voulue et en les corrigeant si les formes sont défectueuses et l’enluminure trop crue.

On peut en avoir qui se montent comme une montre et marchent tout seuls. Mais ils coûtent fort cher et font moins d’effet que ceux qu’on promène au bout d’une tige à la hauteur du plan. Les automates n’obéissent qu’à eux-mêmes et ne font rien d’imprévu. Les plus vulgaires animaux en bois, corrigés et repeints, sont préférables. Pour les grands monstres de la féerie, ce sont des tarasques comme on les fabriquait jadis en osier pour les fêtes populaires du Midi. Les nôtres sont en baleine revêtue d’étoffe, ou mieux encore en acier ; tous nos anciens jupons-cage, si fort à la mode ces derniers temps, y ont passé et ont fourni la souple carcasse d’animaux fantastiques qui sont de véritables objets d’art.

Il s’agissait encore de pouvoir organiser vite les représentations, car le plaisir est toujours pris à la volée dans l’existence de gens qui travaillent sérieusement à autre chose. Le plus long, c’était, à chaque pièce nouvelle, de déshabiller et de rhabiller les personnages, cela prenait des heures que nous n’avions pas toujours à leur service. Il valait mieux avoir une troupe habillée une fois pour toutes, sauf les excentricités imprévues. C’est pourquoi, en l’espace de quelques jours, Maurice sculptait de temps en temps à la veillée une vingtaine de personnages nouveaux. Il y en a maintenant cent vingt-cinq sans compter les nombreux petits comparses des différents plans. Ce grand nombre de types et de costumes est nécessaire. Bien plus que l’auteur dramatique qui désire trouver, dans les acteurs qu’on lui propose, les tempéraments qu’il a rêvés pour ses caractères, le maître du jeu de marionnettes doit se préoccuper de l’expression des figures de ses sujets, de leur regard, de leur sourire, de leur forme craniale, de leur chevelure, enfin de leur tempérament particulier, bien plus essentiel à leur effet que celui de l’acteur vivant. Dès qu’on sort des masques pétrifiés de l’ancienne comédie italienne qui n’exprimaient que des types élémentaires, on rencontre une foule de nuances dans l’être humain. Ces nuances, l’habileté du comédien les apprécie plus ou moins, et il se transforme selon le besoin de son rôle. Le comédien de bois n’a pas cette ressource. Il faut qu’il soit, une fois pour toutes, le type qu’on attend de lui. J’ai vu souvent Maurice hésiter longtemps entre plusieurs figures dont aucune ne réalisait l’idée qu’il s’était faite d’un certain caractère à produire, et se décider à fabriquer un nouvel acteur avant de monter sa pièce. Ces cent-vingt-cinq personnages qui tous ont un nom et une histoire, surtout les anciens qui, légèrement retouchés, sont restés nos favoris, se prêtent à tous les emplois sans jalousie de métier et sans reculer devant les plus mauvais rôles, certains d’avoir affaire à un directeur intègre qui leur fera prendre leur revanche à l’occasion. Ils nous sont maintenant doublement chers depuis qu’ils charment nos enfants en les instruisant, car on apprend de tout et partout quand la substance de l’amusement est bonne en soi. Nous arrivons à aimer les marionnettes de Nohant comme nos petites filles aiment leurs poupées, et, quant à elles, elles deviennent plus soigneuses et plus maternelles en voyant ce qu’on peut attribuer et jusqu’à un certain point communiquer d’esprit, de grâce et de sentiment à ces êtres fictifs. Le lendemain d’une représentation, elles rejouent la pièce dans tous les coins de la maison et du jardin avec leurs poupées. Elles les costument, les disposent et les font parler avec cette mémoire surprenante des enfants qui saisit de préférence ce qu’on croyait au-dessus de leur portée. Je me rappelle combien notre ancienne comédie improvisée eut de prompts et bons effets pour éclaircir les idées de nos enfants d’alors, en débrouillant leur parole et en les contraignant à suivre le fil d’une logique serrée dans la fièvre de leur divertissement. Je crois que c’est là une bonne école pour l’enfance et la jeunesse, non pas un fond d’enseignement suffisant par lui-même, mais le meilleur des exercices pour amener l’esprit à s’élargir et à vouloir apprendre mieux pour se manifester davantage.

Examinons maintenant, en racontant toujours, le côté littéraire de la récitation du théâtre des marionnettes ainsi perfectionnées, car il y a là une littérature à improviser en vue des ressources dont un pareil théâtre dispose. L’opérant qui fait ses pièces et les joue à lui tout seul, les joue mieux qu’une troupe de théâtre stylée à interpréter des pensées qui ne sont pas les siennes. C’est pourtant la même voix qui parle pour tous, mais outre que chaque marionnette accompagne son débit d’attitudes et de gestes expressifs, l’inflexion et les intentions parfaitement justes du récitant donnent un dialogue d’une clarté complète : il n’est pas nécessaire qu’il change beaucoup son diapason ; chaque personnage a bien, comme dans la réalité, son intonation et sa prononciation particulières en rapport avec ses tendances ou ses prétentions personnelles, mais il faut bien peu d’effort pour mettre sa diction d’accord avec sa figure, son costume et son rôle. Dans les bonnes troupes de théâtre, la récitation tend toujours à s’harmoniser et à faire disparaître ce que la manière personnelle aurait de trop tranché. Il en est de même pour les marionnettes ; les nuances légères sont plus agréables que les exagérations d’individualité, et même elles se prêtent mieux à la clarté du dialogue. Mais il ne faut pas oublier que le maître du jeu improvise et qu’il ne débite pas sa pièce comme un bon lecteur, tranquillement assis devant son manuscrit avec un verre d’eau sucrée sous la main. Il a bien son manuscrit placé sur un léger pupitre mobile, à moins qu’il ne l’apprenne par cœur et que la mémoire ne lui fasse jamais défaut ; mais encore cette ressource ne lui suffirait pas s’il n’était pas doué de la présence d’esprit nécessaire pour combler des vides inévitables. La marionnette n’obéit pas à la main qui la dirige aussi passivement que l’acteur à la réglementation de la mise en scène. Elle ne marche pas toute seule, elle ne remue pas d’elle-même, elle ne se gare pas d’un obstacle ; elle peut s’accrocher à un décor, elle peut sortir de son support ou du doigt de l’opérant et s’évanouir hors de propos. Il est donc fort difficile, sinon impossible, de s’en tenir à la lettre du texte, et il faut être prêt à expliquer les accidents. Les vrais acteurs, quand ces accidents se produisent, ne peuvent y obvier. J’ai vu les plus spirituels et les plus intelligents rester court et se décontenancer en scène quand leur interlocuteur attendu manquait son entrée. Cela est tout simple, l’acteur eût-il d’excellentes idées à son service, n’a pas le droit de mettre son improvisation à la place du texte. L’auteur et le public, sans compter la censure, pourraient lui faire un mauvais parti. Dans son castello, le maître du jeu de marionnettes a ses coudées franches, il est seul responsable. Il dit son propre texte et le modifie à chaque instant. S’il joue plusieurs fois la même pièce, il y ajoute les mots plaisants ou énergiques qui lui viennent ou supprime ceux qui n’ont pas porté aux représentations précédentes. Le propre de l’improvisateur est d’ailleurs de ne pas aimer à se répéter, et s’il se soumet au canevas, il éprouve le continuel besoin de changer le dialogue. C’est même le principal attrait de ce genre de spectacle sur lequel l’auditeur ne se blase pas. La forme littéraire propre aux maisonnettes est donc le canevas écrit avec un dialogue élémentaire très rapide sur lequel le récitant peut broder. Quel est en dehors de la scène l’effet de ce travail à la lecture ? Nous avons voulu le savoir et il nous a paru très original. En resserrant d’avantage l’action, le texte nous a été agréable encore. Plus rapide et plus enlevé que celui qui passe par plusieurs bouches, ce dialogue concis qui fait contraste avec les développements de l’improvisation, apporte un mérite de plus au talent net et solide de l’auteur.

Le grand attrait des marionnettes dans la vie de campagne, c’est de représenter des histoires, romans comiques, merveilleux ou dramatiques en plusieurs soirées. Plus l’histoire est longue, plus l’esprit s’y attache et voit avec regret arriver la fin de la série. L’improvisation permet à l’auteur récitant de faire de chaque acte un chapitre développé qui remplit la soirée, ou d’en montrer plusieurs rapidement enlevés. Me comprendra-t-on si je dis que ce théâtre est celui des lenteurs charmantes et que nous préférons ici l’improvisation étoffée et les détails de réalité minutieuse, à la charpente sobre et au dialogue concis qui sont de rigueur au véritable théâtre ? Chaque chose est bonne en son lieu. La marionnette est bavarde et musarde. Elle a, quoiqu’on fasse, des gestes courts et des yeux étonnés qui semblent faire effort pour comprendre toute chose, et cette naïveté d’expression est toujours comique ou touchante. Quand un incident du drame la surprend, sa stupéfaction est éloquente. Quand elle a trouvé un moyen d’échapper au danger, on dirait qu’elle digère son idée et qu’elle demande au spectateur si elle est bonne. Le jeu ne doit donc pas se presser, car le personnage a ses ressources particulières, ses singularités qui amusent les yeux et calment les impatiences de l’esprit. Ce qui irriterait au vrai théâtre, les hors-d’œuvre, les scènes épisodiques sont ici des flâneries divertissantes dont nul ne se plaint. Elles rentrent dans la vérité absolue de la vie, qui est un combat acharné contre l’empêchement perpétuel. Avant l’invention des timbres-poste, nous avions un facteur classique, personnage chantant, qui apportait la lettre fatale, nœud de l’intrigue, et qui, pendant que l’acteur en scène l’ouvrait « d’une main tremblante » et s’efforçait de la déchiffrer, rentrait dix fois pour réclamer le port et raconter ses peines de cœur. Certain tailleur bègue arrivait aussi pour réclamer sa note au moment où le héros partait pour le bal ou pour le duel. Tous ces incidents étaient tellement acceptés qu’aux moments les plus intéressants de l’action, on partageait avec angoisse les souffrances de l’acteur sans songer à s’en prendre aux fantaisies du récitant.

Se servir de ses avantages et n’en pas abuser, c’est la science du maître de jeu ; lorsqu’il s’en sert bien, la fiction prend une couleur de vitalité frappante. Un de nos amis, auteur dramatique d’un ordre supérieur, assista un jour à une pièce militaire du répertoire, et son attention n’eut pas un sourire, nous pensions qu’il s’ennuyait d’un passe-temps si léger. Le lendemain, il nous dit ; « Je n’ai pas dormi de la nuit et je ne voudrais pas voir souvent ce théâtre. Il m’a bouleversé, il m’a fait douter de l’art ; je me suis demandé ce que valaient nos conventions, à côté de ce dialogue libre, vulgaire, rompu ou renoué comme dans la réalité, de ces expressions spontanées si bien appropriées à la situation, de ce pêle-mêle d’entrées et de sorties, ingénieux résumé de l’agitation et du tumulte. J’ai oublié absolument hier soir que je voyais des marionnettes ; je me suis cru dans la forêt de l’Argonne, attelant précipitamment le cheval de la vivandière, me couchant comme le jeune conscrit pour éviter les coups de fusil, m’intéressant avec passion aux morts et aux blessés, et ne me souciant plus de la fiction littéraire que j’étais hors d’état de juger, tant elle me tenait par les entrailles. Je me questionne en vain pour savoir ce qui m’a tant ému. Est-ce le résultat de l’absence d’art ou la vision d’un art nouveau qui essaie d’éclore, ou enfin d’un art consommé que je ne connais pas ? »

Jamais pareil honneur n’avait été fait à nos marionnettes, d’autant plus qu’à cette époque, elles étaient bien loin d’avoir accompli les progrès matériels dont elles disposent maintenant. Mon fils n’accepta ni l’idée trop flatteuse d’avoir créé un art nouveau, ni celle trop sévère de s’être soustrait à toute notion d’art. Il disait ce que je pense aussi de cette manière de traduire le mouvement de la vie ; c’est la recherche d’une convention très bien réglée qu’on ne voit pas. L’operante dans son étroit castello, invisible, ignoré, supprimé pour ainsi dire, a toute sa pensée parfaitement libre de préoccupation extérieure. Au bout de ses mains élevées au-dessus de sa tête, il fait mouvoir un monde qui réalise et personnifie les émotions qui lui viennent. Il voit ces personnages qui lui parlent de près, et qui, de sa main droite, demandent impérieusement une réponse à sa main gauche. Il faut qu’il reste court ou qu’il s’enfièvre, et, une fois enfiévré, il se sent lucide, parce que ses fictions ont pris corps et parlent pour ainsi dire d’elles-mêmes. Ce sont des êtres qui vivent de sa vie et qui lui en demandent une dépense complète sous peine de s’éteindre et de se pétrifier au bout de ses doigts. Il faut qu’elles disent et fassent ce qui est dans leur nature. Ce ne sont pas des rôles bien écrits qu’elles exigent, ce ne sont pas des fioritures littéraires, ni des expressions triées sur le volet : ce sont des raisons qui portent, c’est le parce que de toutes leurs actions et le pourquoi de leur situation. Les paroles les plus ingénieuses ne masqueraient pas les invraisemblances du caractère quand c’est une statuette et non un être humain qui agit. On lui demanderait pourquoi elle a pris cette figure et endossé ce costume si ce n’est pour aller au fait et saisir la vérité.

Dans le fantastique, chose singulière, l’effet contraire se produit. Le personnage est d’autant plus dans le rêve que sa stature invraisemblable et sa figure immobile le mettent en dehors de la réalité. La féerie fait ici agir et parler des êtres impossibles, même des choses inanimées, comme dans Jouets et Mystères, un spécimen du répertoire de Maurice que nous allons reproduire, et où l’apparition d’un ballet de balais nous a fait l’effet d’une hallucination, qui, du principal personnage de la pièce, se communiquait à nous-mêmes.

J’ai engagé l’auteur, à recopier ses canevas, lisibles pour lui seul, et à les publier. Ce ne sont pas de simples scénarios ; ils comportent comme je l’ai dit, un dialogue net et serré, dont il se sert quand bon lui semble, et qui serait suffisant pour un maître de jeu, c’est-à-dire pour toute personne adroite de ses mains qui aurait des Guignols à sa disposition et voudrait leur faire représenter une pièce au pied levé. C’est, je le répète, un amusement de famille ou d’intimité qui a sa valeur dans la vie générale dont la culture intellectuelle doit être le but. Plaisirs d’enfants si l’on veut, mais plaisirs d’artistes comme tous ceux que recherche l’esprit français, amoureux de la fiction dans tous les genres.

L’art du décorateur trouve aussi sa part dans ce divertissement et pour qui s’occupe ou veut s’occuper de peinture, la détrempe est le meilleur apprentissage qu’on puisse faire. Ce n’est pas un art secondaire comme pourraient le croire les gens superficiels. C’est l’art type, au contraire, l’art mathématique, le grand art exact dans ses procédés, sûr dans ses résultats. Le peintre en décors doit connaître la perspective assez parfaitement pour savoir tricher avec elle sans que l’œil s’en aperçoive. Il doit connaître aussi d’une façon mathématique la valeur relative et l’association nécessaire des tons qu’il emploie. Ce que ces tons doivent perdre ou gagner aux lumières, c’est une question de métier, mais ici le métier n’est pas tout. Il faut être aussi bien doué que savant pour donner à ces grands tableaux praticables l’aspect de la nature. Les maîtres décorateurs de nos théâtres sont donc en général d’éminents artistes, et Delacroix les tenait en haute estime. Dans ses jours de paradoxes féconds en enseignements, il les plaçait au-dessus de lui-même. Ces gens-là, disait-il, savent ce que l’on ne nous apprend jamais, ce que nous ne trouvons qu’après de longs tâtonnements et bien des jours de désespoir. Nous nous battons contre la vérité avant de la saisir, et eux, sans en chercher si long, ils y arrivent par la science exacte de leur art.

Delacroix, je m’en souviens, allait plus loin encore. Il avait pour les papiers peints dont on décore les appartements, une admiration enfantine, et je l’ai vu s’extasier devant des scènes militaires reproduisant des tableaux connus, sur des papiers de salles d’auberge ou de cabaret. Devant ces reliefs habilement enlevés et ces rudes effets si simplement obtenus, il s’écriait que ces copies naïves étaient plus savantes et plus dans les lois de l’art vrai, que les tableaux qu’elles reproduisent. À un certain point de vue, il avait raison. Je l’ai vu, chez nous, faire des bouquets de fleurs, les arranger à sa guise et les peindre hardiment et largement pour en saisir les tons et en comprendre ce qu’il appelait l’architecture. Cet homme du monde si fin, si réservé, si porté à railler les artistes exubérants (les artistes chevelus d’alors), ne travaillait guère sans fièvre et sans expansion vibrante : « Ces fleurs me rendront fou disait-il. Elles m’éblouissent, elles m’aveuglent. Je ne peux pas me décider à les éteindre, tant je suis amoureux de leur fraîcheur et de leur éclat. Il faut pourtant que j’en sacrifie les trois quarts pour les mettre à leur plan et faire sortir de la toile celles qui viennent à moi. » J’avais alors de nombreux échantillons de papiers peints, que je m’étais procurés pour les imiter en tapisserie. Il s’extasiait devant ces échantillons, devant ces bouquets, ces semis et ces guirlandes de fleurs d’un effet si puissant et d’un travail si sobre. Ces gens-là sont nos maîtres, disait-il, si j’avais à recommencer ma vie, j’irais à leur école !

Qu’il eut été heureux, notre ami, si le théâtre des marionnettes eût existé chez nous à cette époque ! Quels décors il nous eût faits ! Il ne cessait de dire à Maurice « Peins à la colle, mon cher enfant, peins à la colle ! Il n’y a que cela de vrai. C’est de la peinture par A + B et c’est parceque nous avons perdu l’A + B de la peinture à l’huile que le public patauge, quand nous ne pataugeons pas nous-mêmes. Nous ne savons plus faire d’élèves, et ce que j’ai appris, moi, je ne peux pas te l’enseigner. Je l’ai trouvé trop péniblement, et nous en sommes tous là ; il faut tout trouver soi-même, tandis que les peintres en décor ont encore des lois qu’ils se transmettent les uns aux autres, et ces lois-là, c’est le nécessaire, la chose précisément qui nous manque, et sans laquelle le génie ne nous sert de rien. » Maurice s’est souvenu et quand, en se jouant, il a essayé de distribuer de grands sites sur les divers plans de ses petites toiles, il s’est aperçu de la difficulté et des ressources du procédé. Il s’est trompé souvent avant de se rendre maître des moyens et il a trouvé un extrême intérêt à faire ce cours rétrospectif de peinture, en songeant aux paroles de notre illustre et cher ami, si vraies parfois, si intéressantes toujours. Je me les rappelais avec lui, en lui voyant faire l’épreuve décisive de l’éclairage sur ses essais. Nous avons prolongé des soirées bien avant dans la nuit, lui travaillant dans son castello à combiner ses quinquets, moi assise et jugeant l’effet, à la distance nécessaire.

J’y prenais un vif plaisir. La métamorphose qui s’opère au feu combiné des rampes est surprenante, les tons semblent changer, les reliefs sortir, les profondeurs se creuser, les transparences s’opérer par magie. Je m’amusais tant à voir ces jolies toiles révéler leurs secrets et devenir forêts, monuments, eaux et montagnes, nageant dans un air factice qui donnait l’impression du chaud et du froid, que je priais parfois mon fils de me donner une représentation de décors. Il en a fait tout un magasin et comme, suivant la loi voulue, ils sont tous éclairés du même côté, il pouvait me composer des aspects nouveaux jusqu’à l’infini, en plaçant les diverses parties à leur plan, et mettant les ciels en harmonie avec le caractère général des sites. Je voyageais ainsi en rêve et j’y aurais passé ma vie, car à l’âge où je suis maintenant, le plus agréable des voyages est celui qu’on peut faire dans un fauteuil.

Sans doute le théâtre de Nohant, peint, machiné, sculpté, éclairé, composé et récité par Maurice tout seul, offre un ensemble et une homogénéité qu’on réaliserait difficilement ailleurs et qui n’a certainement pas encore son pendant au monde. Mais la construction et l’organisation de ces sortes de spectacles n’en est pas moins la plus réalisable des fantaisies d’artiste, car on peut s’y employer à plusieurs. Il nous importait d’établir le fait palpable que nous avons vu se produire ; c’est qu’un artiste tout seul peut donner un spectacle complet, même celui d’une féerie à grand spectacle, à plus grand spectacle que celui de nos grands théâtres, puisque nous pouvons y introduire la foule à son vrai plan, grâce aux personnages de taille graduée[2]. En se bornant à la comédie et aux saynètes, on peut encore, sans beaucoup de peine, donner de très jolies soirées ; les marionnettes de M. Lemercier de Neuville ont, m’a-t-on dit, beaucoup de finesse et d’esprit, et il ne tiendrait qu’à lui de donner plus de développement aux moyens matériels que nous venons d’indiquer et de mettre à la portée de tout artiste ou amateur doué comme lui de talent et d’invention.

La musique peut concourir avec succès au succès des représentations de marionnettes. On se rappelle qu’Haydn écrivit et fit exécuter plusieurs opérettes pour les marionnettes du prince Esterhazy. Quand on a un orchestre ou seulement un instrument à son service, la féerie ou le drame prennent un vol plus élevé. Nous avons souvent de délicieuses improvisations ou réminiscences bien adaptées par un charmant violon de nos amis. Quand nous ne l’avons pas, une boîte de Genève, un orgue de barbarie, une flûte harmonica font le nécessaire dans les pièces franchement bouffonnes ; l’ouverture de mirlitons avec cymbales et tambours, est d’autant plus désopilante et de meilleure préparation au rire, que chacun joue un air différent en charivari. Certaines pièces, pantomime ou ballet, ne peuvent se passer de musique. Maurice a fabriqué une douzaine de personnages classiques que nous appelons la troupe italienne et qui fonctionnent d’après un système de son invention, Arlequin, Pierrot, Cassandre, Scapin, Polichinelle, Colombine, etc. Ce sont des marionnettes à jambes et à corps complet qui marchent, remuent les bras, s’assoient, dansent et prennent toutes sortes d’attitudes gracieuses ou plaisantes sans fils ni ressorts. Elles agissent comme les Guignols ordinaires au moyen de la main de l’opérant cachée sous leurs vêtements. Mais son bras qui serait vu du public est masqué par de légères balustrades placées à différents plans et figurant les terrasses d’un jardin à l’italienne. Les personnages se meuvent le long de ces balustrades, les enjambent, s’y mettent à cheval, s’y couchent ou dansent en les effleurant, de manière à ce que cette mince découpure se trouve entre la partie inférieure de leurs corps et le bras qui les conduit. C’est un très joli spectacle, applicable seulement à un genre spécial dont l’esprit est surtout dans les jambes et les poses des acteurs. On peut s’en servir dans les intermèdes ainsi que des saltimbanques et équilibristes à ressorts mus en dessous.

Mais le véritable esprit des maisonnettes est comme le nôtre, dans la tête, et le système des supports permet à celles qui n’ont point de jambes de se montrer aux deux tiers et d’étaler le luxe de leurs costumes : ce qui reste caché de leur stature, gêne si peu l’œil du spectateur qu’on croit les voir entières et que certaines personnes ne s’aperçoivent nullement qu’elles n’ont ni pieds ni jambes. D’autres se lèvent pour voir le terrain où elles sont censées marcher.

Et maintenant que nous avons dit minutieusement comment ce divertissement ingénieux est réalisable, voyons un peu quelle est la moralité, la philosophie, si l’on veut, de la chose.

Nous vivons dans une époque ennuyeuse et triste. Au lendemain de nos grands malheurs publics, nous nous agitons dans la lutte des partis, beaucoup trop préoccupés de nos intérêts particuliers ou de nos théories personnelles. Nous passons les trois quarts de notre vie à essayer de savoir comment nous vivrons le lendemain, sous quel régime et dans quelles conditions. La politique nous rend véritablement assommants, surtout au fond des provinces, où l’on parle d’autant plus que la sphère d’action est plus étroite : paroles perdues, prévisions inutiles, craintes chimériques, espérances vaines, théories incomplètes ou fausses, problèmes insolubles et toujours mal posés, sotte importance de la plupart de ceux qui parlent, crédulité funeste de la plupart de ceux qui écoutent, temps gaspillé sans résultat, voilà la vie intellectuelle de ces temps troublés d’où la sagesse de l’avenir se dégagera quand même, nous l’espérons bien, et nous l’espérons même sérieusement aujourd’hui ! Mais combien nous marcherions plus vite vers la solution, si nous nous occupions dix fois moins de la définir chacun à notre point de vue ! Sans doute la conversation à son heure et en son lieu est intéressante et profitable. On comprend une certaine dépense de temps pour se renseigner et commenter les événements qui se succèdent afin de les comprendre autant que possible. Mais comme il serait bon d’être sobre de discussion et avare de dispute ! Que d’assertions fausses et de prédictions absurdes, que de vain orgueil et de niaiseries oiseuses on s’épargnerait ! Que de bonnes lectures et de sages réflexions on porterait au profit de la cause ! Rien ne s’arrangera plus en ce monde que par la raison et l’équité, la patience, le savoir, le dévouement et la modestie. On dit qu’autrefois l’esprit français était charmant et on se demande pourquoi la conversation est devenue chez nous un pugilat. L’esprit de jadis était trop léger sans doute, puisque l’art du causeur était d’effleurer sans approfondir, mais l’esprit d’aujourd’hui est tombé dans l’excès contraire. Il est lourd comme le pas de l’éléphant ou menaçant comme celui du cheval de bataille. Tout ce que l’on évitait autrefois pour maintenir la bonne harmonie, on se le jette à la tête à présent avec une âpreté grossière. C’est que nous sommes une race d’artistes et que quand notre cerveau n’est pas rempli de la recherche d’un idéal, beau ou joli, gai ou dramatique, il s’emballe dans le noir, l’incongru, le bête ou le laid. Voilà pourquoi je prêche le plaisir aux gens de ma race ; oui, le plaisir ; tous les hommes y ont droit et tous les hommes en ont besoin : le plaisir honnête, désintéressé en ce sens qu’il doit être une communion des intelligences ; le plaisir vrai avec son sens naïf et sympathique, son modeste enseignement caché sous le rire ou la fantaisie. Toutes les autres occupations utiles de l’esprit sont plus sérieuses et s’appellent étude, recherche, travail, production. Les grands divertissements publics sont émouvants ou fatigants. L’amusement proprement dit est pour chacun de nous un joli petit idéal à chercher et à réaliser au coin de son feu, à la place du jeu où l’on s’étiole et de la causerie où l’on se dispute quand on ne dit pas du mal de tous ses amis. Trouvons autre chose pour nos enfants, n’importe quoi, des comédies, des charades, des lectures plaisantes et douces, des marionnettes, des récits, des contes, tout ce que vous voudrez, mais quelque chose qui nous enlève à nos passions, à nos intérêts matériels, à nos rancunes, à ces tristes haines de famille qu’on appelle questions politiques, religieuses et philosophiques, et qui ne devraient jamais être abordées légèrement, ni traitées sans compétence suffisante.

Nous finirons cet article par une citation étendue, c’est-à-dire par une des petites pièces du théâtre des Marionnettes de Nohant, qui servira de spécimen du genre. L’auteur a mis en scène une hallucination à la fois gracieuse et comique qui ressort naturellement d’une situation vraie. Même sans les ornements de l’improvisation et le prestige de la scène, cette courte fantaisie nous paraît charmante et propre à donner l’aperçu d’une manière de préparation condensée qui a son intérêt et son mérite parfaitement littéraires.


GEORGE SAND.

Nohant, mars 1876.

(Nous donnerons demain la pièce de M. Maurice Sand.)


  1. On appelle mise en état l’arrangement des meubles et accessoires nécessaires à la mise en scène.
  2. Certainement, à l’Opéra et aux théâtres de féerie, on se préoccupe de cette graduation, puisqu’on place aux second et troisième plans des grands décors, des figurants femmes et enfants ; il est rare que l’effet de cette figuration soit heureux. Les personnages vivants, si petits qu’on les choisisse, sont toujours trop grands pour la distance où l’on est forcé de les mettre. Ils écrasent le décor et détruisent l’idée de profondeur et de transparence.