Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Documents/II. Plans des fêtes de David

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II

PLANS DES FÊTES DE DAVID


I

Rapport et décret sur la fête de la réunion républicaine du 10 août, présenté à la Convention nationale, le 11 juillet 1793.


… Ne vous étonnez pas, citoyens, si dans ce rapport je me suis écarté de la marche usitée jusqu’à ce jour. Le génie de la liberté, vous le savez, n’aime pas les entraves. Réussir est tout, les moyens pour y parvenir sont indifférents. — Peuple magnanime et généreux, peuple français, c’est toi que je vais offrir en spectacle aux yeux de l’Éternel… Amour de l’humanité, liberté, égalité, animez mes pinceaux.

Les Français réunis pour célébrer la fête de l’unité et de l’indivisibilité, se lèveront avant l’aurore ; la scène touchante de leur réunion sera éclairée par les premiers rayons du soleil…


Première station et ordre du cortège. Sur l’emplacement de la Bastille, devant la fontaine de la Régénération, représentée par la Nature, pressant ses mamelles. Le président de la Convention y fera une libation. Puis tous les commissaires des envoyés des Assemblées primaires boiront à tour de rôle, dans la même coupe, « au son de la caisse et de la trompe ». Après quoi, « ils se donneront le baiser fraternel ». Ils se mettront en marche. En tête, les Sociétés populaires avec une bannière, « sur laquelle sera peint l’œil de la surveillance pénétrant un épais nuage ». Puis, la Convention, chacun des membres portant un bouquet d’épis de blés et de fruits. Huit d’entre eux porteront sur un brancard une arche ouverte, avec les tables des Droits de l’Homme et l’Acte Constitutionnel. Autour de la Convention, les commissaires des envoyés des Assemblées primaires des 86 départements formeront une chaîne, unis par un cordon tricolore, et tenant une pique avec une banderolle au nom du département, et une branche d’olivier. Puis, viendra « toute la masse respectable du Souverain », tous confondus, les maires à côté des bûcherons et des maçons ; « le noir Africain, qui ne diffère que par la couleur, marchera à côté du blanc Européen ; les intéressants élèves de l’Institution des Aveugles, traînés sur un plateau roulant, offriront le spectacle touchant du Malheur honoré. Vous y serez aussi, tendres nourrissons de la maison des Enfants trouvés, portés dans de blanches barcelonnettes ; vous commencerez à jouir de vos droits civils trop justement recouvrés… » Enfin viendra un char de triomphe, formé par une charrue, « sur laquelle seront assis un vieillard et sa vieille épouse, traînés par leurs propres enfants ». Un groupe militaire suivra, conduisant un char attelé de huit chevaux blancs, et contenant l’urne des cendres des héros morts pour la patrie, au milieu de leurs parents « de tout âge et de tout sexe », avec des couronnes de fleurs. L’armée fermera la marche, encadrant des tombereaux revêtus de tapis parsemés de fleurs de lys, et chargés des dépouilles des vils attributs de la royauté et de la noblesse, avec l’inscription : « Peuple, voilà ce qui a fait toujours le malheur de la société humaine ».


Seconde station. Boulevard Poissonnière. Sous un arc de triomphe, les héroïnes des 5 et 6 octobre 1789, seront assises sur leurs canons, des branches d’arbre à la main. Le président de la Convention leur remettra une branche de laurier.


Troisième station. Place de la Révolution. On fera l’inauguration d’une statue de la Liberté, entourée d’une masse imposante de chênes touffus, aux branches desquels le peuple suspendra des rubans tricolores, des bonnets de la liberté, des hymnes, des inscriptions, des peintures. Aux pieds de la statue, sera dressé un énorme bûcher, avec des gradins au pourtour. On y brûlera les imposteurs attributs de la royauté. Les 86 commissaires, une torche à la main, mettront le feu. Et aussitôt après, « des milliers d’oiseaux rendus à la liberté, portant à leur col de légères banderolles, porteront au ciel le témoignage de la liberté rendue à la terre ».


Quatrième station. Place des Invalides. Une figure colossale s’élèvera sur une montagne : c’est « le Peuple français, de ses bras vigoureux rassemblant le faisceau départemental ; l’ambitieux fédéralisme sortant de son fangeux marais, d’une main écartant les roseaux, s’efforce de l’autre d’en détacher quelque portion ; le Peuple français l’aperçoit, prend la massue, le frappe, et le fait rentrer dans ses eaux croupissantes, pour n’en sortir jamais ».


Cinquième et dernière station. Champ-de-Mars. On y entrera par un portique, où « deux Termes, symboles de l’égalité et de la liberté, tiendront une guirlande tricolore tendue, à laquelle sera suspendu un vaste niveau, le niveau national, planant sur toutes les têtes indistinctement ». Le cortège montera sur l’autel de la Patrie, et chacun y attachera son offrande, les fruits de son travail. On déposera sur l’autel les actes de recensement des votes des Assemblées primaires. Le peuple fera serment de défendre la Constitution jusqu’à la mort. Salve générale. Les 86 commissaires remettront au président de la Convention la portion du faisceau qu’ils ont porté. Le président les rassemblera toutes avec un ruban tricolore, les remettra au peuple, avec l’arche de la Constitution, et dira : « Peuple, je remets le dépôt de la Constitution sous la sauvegarde de toutes les vertus. » Et des baisers fraternels mille fois répétés termineront cette scène. — L’urne des cendres héroïques, couronnée de lauriers, sera déposée dans un endroit désigné, où sera élevée une superbe pyramide. Un banquet frugal et fraternel aura lieu sur l’herbe. « Enfin il sera construit un vaste théâtre, où seront représentés, par des pantomimes, les principaux événements de notre Révolution. »[1]


II

Rapport sur la fête de la reprise de Toulon. — 5 nivôse an II (25 décembre 93)


Le plan de David comprend un défilé triomphal : Cavalerie, trompettes, sapeurs ; 48 canons ; tambours ; sociétés populaires et comités révolutionnaires ; tambours ; les vainqueurs de la Bastille. Quatorze chars pour les blessés (pour les quatorze armées). Autour, des jeunes filles en blanc, avec des ceintures tricolores, et portant une branche de laurier. Hymnes à la Victoire. Puis, la Convention. Tambours. Musique. Char de la Victoire, rempli des drapeaux enlevés à l’ennemi. Cavalerie, trompettes. Musique belliqueuse.


III

Rapport sur la Fête de l’Être Suprême. — 19 prairial an II (7 juin 94)


[Le rapport proprement dit, est précédé d’un long discours emphatique que Taine, avec plus d’habileté que de bonne foi, a pris comme spécimen de l’éloquence et des fêtes de la révolution. Voici quelques-uns des passages les plus ridicules :]


L’aurore annonce à peine le jour, et déjà les sons d’une musique guerrière retentissent de toutes parts, et font succéder au calme du sommeil un réveil enchanteur. À l’aspect de l’astre bienfaisant qui vivifie et colore la nature, amis, frères, enfants, vieillards et mères s’embrassent et s’empressent à l’envi d’orner et de célébrer la fête de la Divinité… La chaste épouse tresse de fleurs la chevelure flottante de sa fille chérie, tandis que l’enfant à la mamelle presse le sein de sa mère dont il est la plus belle parure ; le fils aux bras vigoureux se saisit de ses armes, il ne veut recevoir de baudrier que des mains de son père ; le vieillard souriant de plaisir, les yeux mouillés des larmes de la joie, sent rajeunir son âme et son courage en présentant l’épée aux défenseurs de la liberté. — Cependant l’airain tonne ; à l’instant les habitations sont désertes, elles restent sous la sauvegarde des lois et des vertus républicaines : le peuple remplit les rues… Les groupes divers, parés des fleurs du printemps, sont un parterre animé dont les parfums disposent les âmes à cette scène touchante. — Les tambours roulent ; tout prend une forme nouvelle. Les adolescents armés de fusils forment un bataillon carré autour du drapeau de leurs sections respectives. Les mères quittent leurs fils et leurs époux ; elles portent à leur main des bouquets de roses ; leurs filles, qui ne doivent jamais les abandonner que pour passer dans les bras de leurs époux, les accompagnent et portent des corbeilles remplies de fleurs. Les pères conduisent leurs fils, armés d’une épée ; l’un et l’autre tiennent à la main une branche de chêne. Tout est prêt pour le départ…


[Après ce préambule grotesque, qui n’a d’autre objet que d’étaler la rhétorique, la poésie et les vertus de David, le peintre expose son plan sur le même ton oratoire :]


En premier lieu, s’élèvera au Jardin national, un amphithéâtre destiné aux membres de la Convention. Au bas, un monument, « où le monstre désolant de l’Athéisme est soutenu par l’Ambition, l’Égoïsme, la Discorde, et la fausse Simplicité, qui, à travers les haillons de la misère, laisse entrevoir les ornements dont se parent les esclaves de la royauté ». Sur leur front est écrit : « Seul Espoir de l’Étranger ». — Le président de la Convention y mettra le feu avec un flambeau. Des débris s’élève la Sagesse, aux sons d’un chant simple et joyeux.

Puis le peuple se mettra en marche, tambours et trompettes en tête : en deux colonnes parallèles, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Les adolescents formeront un bataillon carré. Le rang des sections sera déterminé par l’ordre alphabétique. Les représentants de la Convention porteront chacun un bouquet d’épis de blé, de fleurs et de fruits. « Ils sont environnés par l’enfance ornée de violettes, l’adolescence de myrte, la virilité de chêne, et la vieillesse de pampres et d’olivier ». Au centre, quatre taureaux couverts de festons et de guirlandes traînent un char, sur lequel est un trophée d’instruments des arts et métiers, et des productions agricoles.

On arrive enfin au champ de la Réunion. Là se dresse une montagne. Au sommet, l’arbre de la Liberté. « Les représentants s’élancent sous ses rameaux protecteurs. » Les hommes se groupent d’un côté, les femmes de l’autre. La musique commence. La première strophe, contre les ennemis de la République, est chantée par les hommes, et reprise en chœur par tout le peuple. La seconde strophe est chantée par les femmes. La troisième, par le peuple tout entier. « Tout s’émeut, tout s’agite sur la montagne… Ici, les mères pressent les enfants qu’elles allaitent ; là, saisissant les plus jeunes de leurs enfants mâles, elles les présentent en hommage à l’auteur de la Nature. Les jeunes filles jettent vers le ciel les fleurs qu’elles auront apportées, seules propriétés dans un âge aussi tendre. » Les fils prêtent un serment guerrier. Les vieillards donnent leur bénédiction paternelle. Décharges d’artillerie, et chants guerriers…


[Mais cet insupportable et prétentieux bavardage est suivi d’un Détail des cérémonies et de l’ordre à observer dans la fête, qui est beaucoup plus précis et plus pratique. J’y note l’ordre de la marche.]


Cavalerie et trompettes. Sapeurs et pompiers. Canonniers. 100 tambours et élèves de l’institut national. 24 sections sur 2 colonnes, chacune de six personnes de front, les hommes à droite, les femmes et les enfants à gauche, les bataillons d’adolescents au centre, avec un corps de musique. Puis, un groupe de vieillards, de mères de famille, d’enfants, de jeunes filles, et d’adolescents armés de sabres, choisis par les sections, qui se placeront sur la montagne du Champ de Mars. Un corps de musique. La Convention, avec les attributs mentionnés plus haut. Au centre, le char traîné par 8 taureaux couverts de guirlandes. 100 tambours. 24 sections, comme plus haut : au milieu d’elles, le char des enfants aveugles, exécutant l’hymne à la Divinité, de Deschamps et Bruny. Enfin la cavalerie. — La route suivie est : le Jardin national, le pont-tournant, un circuit autour de la statue de la Liberté, le pont de la Révolution, la place des Invalides, l’avenue de l’École militaire, et le champ de la Réunion. — Une fois tout le monde rangé autour de la montagne, le corps de musique exécute l’hymne à la Divinité. Puis, une grande symphonie. Ensuite, sur l’air de la Marseillaise, trois strophes chantées, la première par les vieillards et les adolescents, la seconde par les mères de famille et les jeunes filles, la troisième par la montagne tout entière. « Les trompettes placés sur le haut de la colonne élevée sur la montagne indiqueront au peuple répandu dans le champ de la Réunion, le commencement de chaque strophe et le moment où sera chanté en chœur le refrain. Les vieillards, les adolescents, les mères de famille, et les jeunes filles, placés sur la montagne, seront guidés pour le chant de chaque strophe par le chœur de musique. »[2]


IV

Rapport sur la fête de Bara et Viala ; — 23 messidor an II (11 Juillet 94)


[Ce rapport est également précédé d’un discours d’une emphase insupportable, et plus odieusement ridicule encore que celui du 19 prairial. Après une suite d’invectives contre les tyrans, de prosopopées aux ombres des martyrs, et de narrations de collège, David en arrive au Plan de la fête :]


Elle devait avoir lieu à 3 heures de l’après-midi. Au Jardin national, le président de la Convention prononce un discours, et remet les urnes de Viala et de Bara à des députations d’enfants, âgés de 11 à 13 ans, et de mères, dont les enfants étaient morts pour la liberté. À 5 heures, ces députations des mères et des enfants se mettent en marche, sur deux colonnes. Au centre, les artistes des théâtres, en six groupes : musique instrumentale, chanteurs, danseurs, chanteuses, danseuses, poètes récitant des vers. — Puis, les représentants du peuple, entourés des soldats blessés. Le président de la Convention donne la main droite à l’un d’eux, la gauche à la mère de Bara. Puis, le peuple. — La musique exécute des marches funèbres. « Les chanteurs exprimeront nos regrets par des accents plaintifs. Les danseurs dans des pantomimes lugubres et militaires. — On s’arrête. Tout se tait. Tout à coup, le peuple élève la voix, et par trois fois s’écrie : Ils sont morts pour la patrie. » — Arrivés devant le Panthéon, la Convention se place sur les degrés du temple ; les jeunes enfants, les musiciens, les chanteurs, les danseurs et les poètes, du côté des cendres de Viala ; les mères, les musiciennes et les danseuses, du côté des cendres de Bara. Les urnes sont déposées sur un autel, au milieu de la place. « Autour, les jeunes danseuses forment des danses funèbres qui retracent la plus profonde tristesse ; elles répandent des cyprès sur les urnes. » Des chants s’élèvent contre le fanatisme. — Il se fait un nouveau silence. Le président embrasse les urnes, et proclame l’immortalité pour Bara et pour Viala. Les portes du Panthéon s’ouvrent. « Tout change. Allégresse. Le peuple, par trois fois, fait entendre ce cri : Ils sont immortels ! » Canon. Jeux. Danses joyeuses et martiales. Vers déclamés par les poètes. Évolutions militaires. Discours du président de la Convention au peuple. Les mères portent l’urne de Bara au Panthéon, et les enfants celle de Viala. — Puis le cortège repart, pour le Jardin national, où le président fait un nouveau discours aux mères et aux jeunes soldats.[3]

  1. David ajoutait que les citoyens les plus vertueux logeraient les envoyés des départements, avec une indemnité du gouvernement, et que leurs maisons auraient, à cette occasion, le privilège d’être décorées de guirlandes de chêne.

    La Convention vota 1.200.000 livres pour cette fête. — Le spectacle patriotique offrit le simulacre du bombardement de la ville de Lille, pour lequel on avait construit une forteresse sur les bords de la Seine.

  2. Le ridicule de cette rhétorique ne saurait faire oublier le sentiment puissant et nouveau de la Foule, comme élément essentiel de ces Actions dramatiques, et l’intelligence pratique de David dans le maniement de ces énormes masses populaires. Et en fait, ces plans furent exécutés avec succès. Ce qui fut beau, c’est que « le peuple y joua le principal rôle », comme dit David. Il en eut le sentiment d’instinct, et il le joua bien.
  3. Le rapport de David fut envoyé aux écoles primaires, aux armées, et aux sociétés populaires. — On sait que la fête n’eut pas lieu. Le 9 thermidor mit fin à tous ces projets.