Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Partie I/I. Molière

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PREMIÈRE PARTIE

LE THÉÂTRE DU PASSÉ


I

MOLIÈRE


Je commencerai par convenir qu’il semble que nous ayons les éléments d’un théâtre comique populaire : Molière en est la pierre angulaire. Par certains côtés, il appartient même plus, en apparence, au peuple qu’à la bourgeoisie. Notre classe n’est plus toujours en parfaite harmonie avec les idées et les sentiments de Molière. Si nous étions francs, nous avouerions parfois des mouvements de révolte, presque d’antipathie, que retiennent et qu’étouffent aussitôt la puissance d’un grand nom et la peur du ridicule.[1] La vie animale s’est trop appauvrie chez nous, pour que nous trouvions un plaisir bien vif aux Scapins et aux Sbriganis, aux coups de bâton et aux clystères, aux grasses gaillardises, et surtout à l’âpreté brutale d’une verve souvent cruelle, qui s’attaque indifféremment aux faibles et aux forts, et ne ménage ni l’âge, ni les infirmités, ni tout ce qu’il y a de pitoyable dans la nature humaine. Le Grand Roi riait aux éclats, quand Lulli, costumé en mufti, sautait par dessus la rampe, et enfonçait un clavecin à coups de pied et à coups de poing. Saint-Simon raconte de Versailles et de l’entourage de la duchesse de Bourgogne des farces énormes et méchantes, qui montrent la sauvagerie de la Cour. Les comédies de Molière sont accordées au diapason de son temps. Aujourd’hui, le peuple est plus au point que nous pour en jouir à son aise. Encore faut-il distinguer entre les peuples, si j’en crois ce qu’on m’a conté d’une représentation populaire de Georges Dandin en Russie. La pièce indigna les paysans, qui prirent violemment parti pour Dandin, contre la coquinerie de sa femme. — Nous n’en sommes pas là ; et le Mariage forcé est un des gros succès de nos Universités populaires. J’ai vu jouer à Gérardmer, sous la direction de Maurice Pottecher, le Médecin malgré lui ; et bien que les acteurs fussent des garçons et des fillettes du village, sans habitude du théâtre et même de la récitation, la pièce m’a semblé mieux à sa place qu’au Théâtre Français. Les essais qu’on a faits à la Coopération des idées, et dans les théâtres des faubourgs, du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire n’ont pas moins réussi. Ce sont œuvres populaires, semble-t-il, par la largeur du dessin, la robuste allégresse, le souffle d’épopée rabelaisienne. — Ne nous hâtons pourtant pas de conclure de notre idée de peuple au peuple tel qu’il est. Je voyais récemment le Malade imaginaire dans une des représentations populaires des Trente ans de Théâtre ; et certes le succès fut grand, — bien qu’on ait applaudi davantage dans la même soirée des déclamations sentimentales de Musset ; — mais jamais l’énormité de la farce ne me parut si énorme, non seulement parce que certains acteurs avaient cru devoir outrer encore leur comique naturellement outré, mais parce que brusquement on remarquait, en la voyant au grand jour, quelle part de convention classique se cache dans cette pitrerie de génie. On y est habitué à la Comédie française ; on n’y prend plus garde. Mais le peuple l’ignore, et il en est surpris. Plus d’une fois, j’ai senti chez mes voisins cette gêne que j’ai souvent observée dans le public des universités populaires : le soupçon que leurs amuseurs bourgeois ne les traitassent en enfants, qu’ils ne voulussent se mettre à leur portée. Cette crainte gâtait leur plaisir, — plaisir réel d’ailleurs ; car qui peut résister au rire de Molière ?

Au reste, si le peuple ne goûtait dans le répertoire de Molière que la bouffonnerie, l’avantage serait médiocre ; il apprendrait peut-être une meilleure langue, mais son intelligence ni son cœur n’y gagneraient guère. Et je crains que ce ne soit le cas jusqu’à présent : les chefs-d’œuvre classiques de Molière le laissent assez froid ; je l’ai vu s’ennuyer poliment au Misanthrope, admirable psychologie de salon, ou aux Femmes savantes, où la comédie emprunte à la tragédie sa dignité d’allure et son noble maintien. Je sais qu’on a fait à Tartuffe, lors de sa représentation en novembre 1902, à Ba-ta-clan, un succès retentissant ; mais ce succès ne s’adressait pas à Molière ; il s’adressait à M. Combes, ou à son porte-parole, le journaliste anticlérical, qui crut bon de faire intervenir la pièce dans l’affaire des Congrégations, et « dénonça dans Tartuffe l’éternel ennemi, concluant que la guerre devait continuer, plus nécessaire à l’heure actuelle que jamais ». Comme le dit alors naïvement un critique, « c’était jouer sur le velours. L’homme noir est en horreur à tout public français. On ne se lasse jamais, chez nous, de le dénoncer et de le haïr ».[2] Mais dans ces conditions, il ne s’agit plus d’art, et j’ai quelque raison de croire que Tartuffe livré à lui-même eût été moins populaire. Si savoureux qu’il soit et d’une si robuste carrure, la forme est trop peu libre ; elle sent son siècle ; les longs discours abondent, sans parler du langage spécial de la dévotion, dont le sens échappe à la foule. Le peuple méprise l’hypocrisie religieuse ; mais je doute qu’il la comprenne, surtout sous la forme qu’elle avait revêtue au temps des Provinciales.

Mais ne chicanons point Molière. Sa part est assez belle. Par l’une ou l’autre face de son double masque comique, il plaît depuis deux siècles à toutes les classes de la nation, et souvent il les rassemble dans une joie fraternelle. Cela est rare, presque unique sur notre scène. La monnaie de Molière ne manque pas en France. Mais quel qu’ait été le talent des successeurs du grand homme, on ne trouve guère chez eux cet opulent mélange de tempéraments opposés, ces deux natures : l’une qui analyse la vie avec une finesse ironique, un peu désabusée ; l’autre qui en jouit avec une puissante gaieté. L’observation va d’un côté, et la verve de l’autre ; à leur suite, le public se divise ; et l’art s’étiole, ou se dégrade. J’aurai l’occasion de dire plus loin ce que je pense de notre comédie moderne.

  1. L’échec tout récent du Bourgeois gentilhomme, à la représentation de gala donnée à l’Opéra, en octobre dernier, pour le roi et la reine d’Italie, en est un indice frappant.
  2. Le Temps, 24 novembre 1902.