Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Partie III/Les Fêtes du peuple. Conclusion

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TROISIÈME PARTIE

AU DELÀ DU THÉÂTRE


LES FÊTES DU PEUPLE
CONCLUSION


Si riche que soit le champ ouvert au Théâtre du Peuple, il n’est encore qu’une forme restreinte du spectacle populaire ; et j’en rêve une plus vivante et plus humaine. J’aime le Théâtre, pour la communion fraternelle qu’il offre aux hommes dans de mêmes émotions, — cette grande table ouverte à tous, où tous peuvent venir boire dans l’imagination de leurs poètes l’action et la passion, dont leur vie est sevrée. Mais je n’ai pas la superstition du Théâtre, pas plus que de quelque forme que ce soit de notre Art. Le Théâtre, comme notre Art tout entier, sous leurs formes les plus nobles, suppose une vie rétrécie et attristée, qui cherche dans le rêve un refuge factice contre ses pensées. Plus heureux et plus libres, nous n’en aurions pas besoin. La vie nous serait le plus glorieux spectacle et l’art le plus accompli. Sans prétendre à un idéal de bonheur, qui s’éloigne toujours à mesure qu’on avance, osons dire que l’effort de l'humanité tend à restreindre le domaine de l'art, et à élargir celui de la vie. Un peuple heureux et libre a besoin de fêtes, plus que de théâtres ; et il sera toujours son plus beau spectacle à soi-même.

Préparons pour le Peuple à venir des Fêtes du Peuple.

Rousseau le réclamait déjà. Après ses âpres critiques du théâtre,

Quoi !

dit-il,

Quoi ! ne faut-il donc aucun spectacle dans une république ? Au contraire, il en faut beaucoup. C’est dans la république qu'ils sont nés, c’est dans leur sein qu’on les voit briller avec un véritable air de fête… Nous avons déjà plusieurs fêtes publiques ; ayons-en davantage encore, je n’en serai que plus charmé. Mais n’adoptons point ces spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur ; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence et l’inaction… Non, peuple, ce ne sont pas là vos fêtes. C’est en plein air, c’est sous le ciel qu'il faut vous rassembler… — Mais quels seront les objets de ces spectacles ? Qu'y montrera-t-on ? Rien, si l’on veut. Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle : rendez-les acteurs eux-mêmes ; faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis.

Et il rappelait les fêtes de Lacédémone, dont parle Plutarque :

Il y avait trois danses en autant de bandes, selon la différence es âges ; et ces danses se faisaient au chant de chaque bande. Celle des vieillards commençait la première, en chantant le couplet suivant :

Nous avons été jadis
Jeunes, vaillants et hardis.

Suivait celle des hommes, qui chantaient à leur tour, en frappant de leurs armes en cadence :

Nous le sommes maintenant,
À l’épreuve à tout venant.

Ensuite venaient les enfants, qui leur répondaient en chantant de toute leur force :

Et nous bientôt le serons,
Qui tous vous surpasserons.

Qui ne croirait entendre, en lisant cette page, les accents de la Marseillaise ? Et en effet, c’est de là qu’ils sont sortis ; et la Révolution tout entière a repris avec un enthousiasme grandiose cette idée de Rousseau.

Dès le commencement de la Révolution, Mirabeau écrivit un discours : De l’organisation des fêtes nationales, où il exprimait l’idée de l’éducation par les fêtes. Il en écartait toute pensée religieuse, et il s’appuyait sur l’exemple de l’antiquité. Il proposa neuf fêtes : fête de l’abolition des ordres, fête du serment, fête de la régénération, etc., leur donnant nettement un caractère d’action politique et de triomphe révolutionnaire.

Le sceptique Talleyrand lui-même traça, dans un rapport, un programme de « Fêtes nationales ».

Toutes ces fêtes auront pour objet direct,

dit-il,
Toutes ces fêtes auront pour objet direct, des événements anciens ou nouveaux, publics ou privés, les plus chers à un peuple libre ; pour accessoires tous les symboles qui parlent de la liberté, et rappellent avec plus de force à cette égalité précieuse, dont l’oubli a produit tous les maux des sociétés ; et pour moyens ce que les beaux-arts, la musique, les spectacles, les combats, les prix réservés pour ce jour brillant, offriront dans chaque lieu de plus propre à rendre heureux et meilleurs les vieillards par des souvenirs, les jeunes gens par des triomphes, les enfants par des espérances !

Le 11 juillet 1793, le peintre David, député du Louvre, chercha le premier à réaliser ces projets dans son Rapport et décret sur la fête de la réunion républicaine du 10 août, présentés à la Convention, au nom du comité d’Instruction publique. — Puis il présenta d’autres projets de fêtes : le 5 nivôse an II, — 25 décembre 93, — pour la reprise de Toulon ; — le 19 prairial an II, — 7 juin 94, — pour la Fête de l’Être suprême ; — le 23 messidor an II, — 11 juillet 94, — pour la Fête de Bara et Viala, qui était fixée, comme on sait, au 10 thermidor, et que la chute de Robespierre empêcha. — Tous ces plans, exprimés dans un langage d’une emphase absurde, et dont la rhétorique ridicule a fourni aux historiens de mauvaise foi, comme Taine, le prétexte de faciles et grossières caricatures, en assimilant faussement la pensée de David à celle des grands Conventionnels, — ces plans, malgré le cabotinisme odieux de leur auteur, sont du plus haut intérêt. Ils montrent un effort, souvent grotesque, mais vigoureux, pour puiser dans la vie même l’inspiration des fêtes et de l’art ; et peut-être y a-t-il en elles une originalité plus féconde que dans tout le théâtre français du dix-huitième siècle. — J’en cite des fragments dans les Documents de la fin.[1]

Marie-Joseph Chénier, qui ne cessa de s’opposer aux projets de David, par bon sens et peut-être aussi par jalousie,[2] contribua plus que quiconque à l’établissement des fêtes nationales. Le 15 brumaire an II, — 5 novembre 93, — il prononça un discours sur ce sujet dans la Convention :

La liberté sera l’âme de nos fêtes publiques ; elles n’existeront que pour elle et par elle… Organisons les Fêtes du peuple… Il ne suffira point d’établir la fête de l’Enfance et de l’Adolescence, ainsi qu’on vous l’a proposé… Il faudra semer l’année de grands souvenirs, composer de l’ensemble de nos fêtes civiques une histoire annuelle et commémorative de la Révolution française.

Quelques jours plus tard, le 6 frimaire an II, — 26 novembre 93. — Danton, revenant à la charge, disait : « Donnons des fêtes nationales au peuple » ; et, rappelant les jeux olympiques, il ajoutait :

Le peuple entier doit célébrer les grandes actions qui auront honoré notre Révolution… Il faut que le berceau de la liberté soit encore le centre des fêtes nationales. Je demande que la Convention consacre le Champ de Mars aux jeux nationaux, qu’elle ordonne d’y élever un temple où les Français puissent se réunir en grand nombre. Cette réunion alimentera l’amour sacré de la liberté, et augmentera les ressorts de l’énergie nationale ; c’est par de tels établissements que nous vaincrons l’univers.

Anacharsis Cloots, « cultivateur et député du département de l’Oise », défendit avec d’autant plus d’ardeur le principe des fêtes populaires, qu’il était plus âprement hostile au principe des théâtres populaires : en quoi il représentait la pure tradition de Rousseau, dans toute son intransigeance. Dans un écrit qui date probablement du commencement de nivôse an II, — décembre 93, — peu de jours avant son arrestation, il raillait avec sa lourde et robuste verve l’idée aristocratique de théâtres pour le peuple, et il lui oppose les fêtes, sous leur forme la plus simple :

Pas d’autre théâtre à nos sans-culottes que la Nature, qui nous invite à danser la farandole sous un chêne séculaire. Lire, écrire, chiffrer, voilà pour l’instruction. La joie et un violon, voilà pour les spectacles…

Condorcet avait accepté sans enthousiasme le principe des fêtes, et proposait de célébrer des anniversaires glorieux, plutôt que des allégories morales et sociales. Lakanal semble avoir été un des premiers à proposer des fêtes de ce dernier genre. Mais ce fut Robespierre, comme on sait, qui fit voter l’ensemble des Fêtes décadaires, par son fameux discours du 18 floréal an II, — 7 mai 94, — sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains, et sur les Fêtes nationales, où la rhétorique du temps ne peut faire oublier la hauteur de l’éloquence et de la pensée ; l’écho glorieux des victoires de la Révolution y retentit, et l’espoir trop tôt déçu d’une régénération du monde :

Rassemblez les hommes ; vous les rendrez meilleurs… Donnez à leur réunion un grand motif moral et politique… L’homme est le plus grand objet qui soit dans la nature ; et le plus magnifique de tous les spectacles, c’est celui d’un grand peuple assemblé… Un système de fêtes bien entendu serait à la fois le plus doux lien de fraternité et le plus puissant moyen de régénération. — Ayez des fêtes générales et plus solennelles pour toute la République ; ayez des fêtes particulières, et pour chaque lieu, qui soient des jours de repos, et qui remplacent ce que les circonstances ont détruit. — Que toutes tendent à réveiller les sentiments généreux qui font le charme et l’ornement de la vie humaine : l’enthousiasme de la liberté, l’amour de la patrie, le respect des lois… Qu’elles puisent leur intérêt et leurs noms mêmes dans les événements immortels de notre Révolution et dans les objets les plus sacrés et les plus chers au cœur de l’homme…

Et il fit adopter un décret instituant l’ensemble de ces Fêtes,[3] et chargeant les comités de Salut public et d’Instruction publique d’en élaborer l’organisation.

Le 20 prairial an II, — 8 juin 94, — eut lieu la première de ces fêtes : la Fête de l’Être Suprême, que le modéré Boissy d’Anglas chantait, quelques jours après, le 12 messidor, — 30 juin, — dans son Essai sur les fêtes nationales,[4] adressé à la Convention. Puis, le 26 messidor, fut fêté le 14 Juillet.

Un théâtre avait imaginé de donner, dès le 22 prairial, — 10 juin, — des représentations de la Fête de l’Être Suprême. Le haut idéalisme des grands Conventionnels en fut blessé. Les 11 et 13 messidor, — 20 juin et premier juillet, — la commission d’Instruction publique, et le comité de Salut public prirent un arrêté interdisant aux théâtres cette profanation. On retrouve dans les termes de l’arrêt les hautaines idées de Rousseau sur l’infériorité du Théâtre, comparé aux Fêtes du peuple :

Il en est de ces fêtes en miniature, de ces rassemblements de théâtre, comme de ces groupes d’enfants qui embarrassent un instant le détour d’une rue et se croient une armée. Que diriez-vous si l’on vous montrait les batailles d’Alexandre dans une lanterne magique, ou le plafond d’Hercule sur une bonbonnière ? — Quand un auteur me présente la France sur quelques planches, la nature en raccourci ; quand je vois sortir d’une douzaine de coulisses un peuple immense, dont un champ vaste contient à peine la majesté, qui ne se rassemble que sous la voûte du ciel, je crois retrouver le génie barbare de Procuste, qui mutilait des corps vivants pour les réduire aux proportions de son lit de fer… Le premier qui imagina de faire jouer de telles fêtes, dégrada leur majesté, détruisit leur effet… Les fêtes du peuple sont générales, et ne se célèbrent qu’en masse.

Ces mots n’étaient pas des mots. Les hommes de ce temps avaient vu les plus belles des fêtes, les fêtes que le peuple de France se donna à lui-même : ces sublimes Fédérations, qui ont inspiré à Michelet des pages immortelles :

Bonheur singulier, trop grand pour un homme ! j’ai tenu un moment dans mes mains le cœur ouvert de la France, sur l’autel des Fédérations ; je le voyais, ce cœur héroïque, battre au premier rayon de la foi de l’avenir !… Personne en France (personne au monde peut-être) ne lira cela sans pleurer… Plus d’église artificielle, mais l’universelle église. Un seul dôme, des Vosges aux Cévennes, et des Pyrénées aux Alpes… « Ainsi finit le meilleur jour de notre vie. » Ce mot que les fédérés d’un village écrivent le soir de la fête à la fin de leur récit, je suis tout près de l’écrire en terminant ce chapitre. Il est fini, et rien de semblable ne reviendra pour moi. J’y laisse un irréparable moment de ma vie, une partie de moi-même ;… il me semble que je m’en vais appauvri et diminué.

Cette heure inoubliable, nous voulons qu’elle revive. Nous voulons que le peuple puisse encore une fois goûter cette ivresse fraternelle, ce réveil de la liberté. C’est l’espoir de cette heure qui m’avait fait rêver pour le peuple de spectacles dramatiques, ayant pour conclusion des fêtes populaires, non pas jouées sur la scène, et réservées aux acteurs, mais où le public entier eût pris part : « C’est ici, écrivais-je à la fin du 14 juillet, la fête du Peuple d’hier et d’aujourd’hui, du Peuple éternel. Pour qu’elle prît tout son sens, il faudrait que le public lui-même y participât, qu’il se donnât à lui-même le spectacle de son triomphe, qu’il se mêlât aux chants et aux danses de la fin, que le Peuple devint acteur lui-même dans la fête du Peuple. »[5] — Mais ceci est encore du théâtre ; et si le grand mouvement social qui nous emporte s’achève, si le peuple atteint enfin à la souveraineté, il y a mieux à faire pour lui que des théâtres. Embellissons sa vie publique, donnons-lui par des fêtes conscience de sa personnalité, glorifions la Vie.

Je ne parle pas seulement de ces solennités triomphales, où la Révolution voulait transfigurer ses propres actions, et dont la Belgique et la Suisse ont encore conservé, ou repris la tradition : la première, par ses puissantes manifestations politiques, d’où le souci de l’art n’est point absent,[6] — l’autre surtout, par ses fêtes dramatiques en plein air, où des milliers d’hommes prennent part, soutenus par l’orgueil et l’amour de la petite patrie : — représentations vraiment monumentales, qui sont peut-être à l’heure actuelle ce qui donne le mieux l’idée des spectacles antiques.[7]

Mais il est des fêtes plus simples ; et nous n’avons pas besoin, comme dit Rousseau,

de renvoyer aux jeux des anciens Grecs : il en est de plus modernes, il en est d’existants encore… Nous avons tous les ans des revues, des prix publics, des rois de l’arquebuse, du canon, de la navigation. On ne peut trop multiplier des établissements si utiles et si agréables ; on ne peut trop avoir de semblables rois…

Les plus simples de ces fêtes sont peut-être les meilleures. Et Morel, qui reprend, sans s’en douter, une idée de Rousseau,[8] — Morel a bien raison d’ouvrir son théâtre idéal aux bals populaires.

La danse se perd en France, et, surtout à Paris, réservée à des établissements louches, elle n’est plus que prétexte à obscénités. Il serait fort moral que les jeunes gens puissent connaître des jeunes filles, la rencontre ayant lieu ailleurs que dans la rue, et sans que l’endroit couvert soit dangereux ; enfin, la danse, c’est un plaisir, réel, vif, et l’un des plaisirs les plus sains à tout point de vue, elle est un grand excitant à la gaîté et ne dégénère guère en vice. — Mais le peuple ne sait plus danser ? Il faut donc lui apprendre.[9]

« Est-ce donc à ce bel objet que doit aboutir l’effort grandiose de notre civilisation ? », diront dédaigneusement les artistes ; « et le terme du théâtre et de l’art populaire est-il l’anéantissement du théâtre et de l’art ? » — Peut-être. Mais qu’ils se tranquillisent : c’est là un idéal, où il est douteux que nous arrivions jamais, car il supposerait un bonheur dans la vie, que nous ne pouvons nous flatter d’atteindre. Le plus grand des artistes de notre temps, Wagner, n’a pas craint de dire avec une amère franchise, que « si nous avions la vie, nous n’aurions pas besoin d’art. L’art commence exactement au point où finit la vie. Quand elle ne nous offre plus rien, nous crions par l’œuvre d’art : « Je voudrais ! » Je ne comprends pas comment un homme vraiment heureux peut avoir l’idée de faire de l’art… L’art est un aveu de notre impuissance… L’art n’est qu’un désir… Pour ravoir ma jeunesse, ma santé, pour jouir de la nature, pour une femme qui m’aimerait sans réserve, pour de beaux enfants, je donne tout mon art ! Le voilà ! donne-moi le reste. »[10] — Si seulement nous arrivions à donner un peu de « ce reste » aux malheureux, à mettre un peu de joie dans la vie, et que ce fût aux dépens de l’art, nous ne le regretterions pas.

Je sais de quels liens le cœur est enlacé par le charme du passé. Mais faut-il s’hypnotiser dans la contemplation vaine de la beauté qui fut, et dans l’effort inutile pour la ressusciter ? Ne soyez pas si timorés. Ne tremblez pas autour de vos Louvres et de vos bibliothèques, dans la crainte de les perdre. Regardez moins derrière vous, et davantage devant. Tout passe. Qu’importe ? Ayons le courage de vivre et de mourir, et de laisser les choses vivre et mourir comme nous, autour de nous, sans vouloir immortaliser les choses mortelles, et sans attacher l’avenir au cadavre des siècles morts. Ce qui a été, a été ; et nous cherchons en vain à en réchauffer l’ombre. Les œuvres meurent comme les hommes. Œuvres écrites ou œuvres peintes, tragédie de Racine ou campanile San Marco, elles s’effritent et croulent. Même ce qui dure le plus : les génies, disparaissent. Ils pâlissent peu à peu. Ce sont comme de grands mondes, qui dans la nuit de l’Espace se refroidissent et s’éteignent. Il est vain de le déplorer et plus vain de le nier. Pourquoi Dante et Shakespeare même échapperaient-ils à la loi commune ? Pourquoi ne mourraient-ils pas comme de simples hommes ? Ce qui importe, ce n’est pas ce qui fut, c’est ce qui sera ; ce n’est pas que la mort s’arrête, mais que la vie éternellement renaisse. Et vive la mort, si elle est nécessaire à fonder la vie nouvelle ! Loin de la retarder, hâtons-la plutôt. Puisse l’art populaire s’élever sur les ruines du passé !

Mais pour que cet art populaire triomphe, ce n’est pas assez des seuls efforts de l’art. — « Un jour, » raconte Mazzini, — il était tout jeune encore, et voulait se consacrer aux lettres, — « un jour, je pensai que pour qu’il y eût un art, il fallait qu’il y eût un peuple ; et l’Italie d’alors n’en était pas un. Sans patrie et sans liberté, nous ne pouvions pas avoir d’art. Il fallait donc se vouer d’abord au problème : Aurons-nous une patrie ? et tâcher de la créer. Ensuite, l’art italien fleurirait sur nos tombes. » — À notre tour, nous disons : Vous voulez un art du peuple ? Commencez par avoir un peuple, un peuple qui ait l’esprit assez libre pour en jouir, un peuple qui ait des loisirs, que n’écrase pas la misère, le travail sans répit, un peuple que n’abrutissent pas toutes les superstitions, les fanatismes de droite et de gauche, un peuple maître de soi, et vainqueur du combat qui se livre aujourd’hui. Faust l’a dit :


Au commencement, est l’Action.


Romain Rolland
  1. Documents, numéro II.
  2. « Il est absurde de prescrire tous les mouvements à un peuple, ainsi que l’on commande l’exercice à des soldats… Un décret n’est pas un tableau. » (Premier nivôse an III)
  3. Voir les Documents de la fin, numéro I.
  4. 118 pages in octavo. C’est là que se trouve la phrase, souvent rappelée depuis à Boissy d’Anglas, qui l’eût volontiers oubliée : « Robespierre, parlant de l’Être Suprême au peuple le plus éclairé du monde, me rappelait Orphée enseignant aux hommes les premiers principes de la civilisation et de la morale. » — Boissy d’Anglas y propose un grand nombre de fêtes consacrées « aux principaux actes de la vie civile » : naissances, mariages, enterrements, fêtes des aïeux, commémorations historiques, anniversaires républicains, fêtes des récompenses, où l’on porterait au Panthéon les morts illustres, et où l’on inscrirait les grands noms sur des colonnes. « Bientôt cette solennité serait la fête de l’Europe ; bientôt l’univers vous accorderait l’initiative de la gloire. » — Boissy d’Anglas adressa cet essai à Florian, qui en fut ravi.
  5. Le 14 Juillet. — Scène Finale (Fête du Peuple)
  6. Par exemple, les manifestations du premier mai, à Bruxelles, à Gand, à Charleroi, en 1896, 97, 98. — Voir Jules Destrée, Les préoccupations intellectuelles, esthétiques et morales dans le parti ouvrier belge. — Mouvement Socialiste, 15 septembre 1902, et : Esthétique des cortèges. — Le Peuple, novembre 1901, — On sait d’ailleurs quel développement a pris en Belgique, depuis quelques années, l’Art public. — Voir à ce sujet les articles de Fiérens-Gevaert, en particulier dans la Revue de Paris du 15 novembre 1897.
  7. Ces fêtes, dont la tradition n’a jamais été interrompue en Suisse depuis des siècles, ont repris un développement et un éclat surprenant depuis une dizaine d’années. À l’occasion des anniversaires des grandes actions nationales, ou des centenaires de l’indépendance des cantons, chaque ville a rivalisé de faste et d’enthousiasme pour se glorifier elle-même en de pompeux spectacles ; et de cette émulation sont sorties des fêtes populaires, vraiment uniques. Parmi les plus belles, celle de Neuchâtel, pour le cinquantenaire de la République neuchâteloise (Neuchâtel Suisse, pièce historique en un prologue et douze tableaux, par Philippe Godet, intermèdes musicaux de Joseph Lauber, représentée à Neuchâtel, les 11, 12, 13, 14, 21 juillet 1898, par six cents acteurs et figurants et cinq cents chanteurs) ; — le Festdrama de Arnold Ott, représenté à Schaffhouse en 1900 ; — le Basler Bundesfeier, pièce historique en quatre actes de Rudolf Wackernagel, musique de Hans Huber, représentée à Bâle, en juillet 1901, par cinquante acteurs, quatre cents chanteurs et deux mille figurants ; — et cette année même, en juillet et août 1903, la Représentation du Val d’Anniviers, dans le Valais, par Marcel Guinand ; le Festspiel de Rheinfelden ; le Festspiel de Fischer à Aarau ; et surtout le Festival vaudois, paroles et musique de E. Jacques-Dalcroze, représenté à Lausanne les 4, 5 et 6 juillet, sur une scène de six cents mètres carrés, devant vingt mille spectateurs, par deux mille cinq cents acteurs et figurants, dirigés par Gémier ; cette fête extraordinaire, où des armées à pied et à cheval, des troupeaux de bœufs et de chèvres prenaient part à l’action, où toutes les classes étaient mêlées, a résumé de la façon la plus magnifique les efforts accomplis depuis dix ans par les autres villes suisses.

    À côté de ces fêtes exceptionnelles, telle autre a un caractère périodique, comme la Fête des vignerons de Vevey, qui a lieu tous les vingt ans. — Il faut convenir pourtant que, jusqu’à ces dernières années, il n’était sorti de ce mouvement dramatique aucune œuvre populaire, digne de survivre à l’occasion qui l’avait fait naître ; toutes ces représentations étaient trop uniquement des Festspiele de circonstance, des apothéoses patriotiques et des prétextes à cavalcades. Le Festival vaudois, où la musique est très supérieure au texte littéraire, n’échappe pas à ce reproche.

    Mais, depuis peu, commence à se former en Suisse un art dramatique vraiment populaire et vivant. Le représentant le plus intéressant de ce mouvement, à l’heure actuelle, est M. René Morax. Déjà, dans le Neuchâtel suisse de M. Godet, et le Peuple vaudois de M. Henri Warnery, les dialogues populaires ont quelque saveur ; déjà tel acte du Festspiele de M. Fischer à Aarau, comme l’acte de la guerre des paysans, a quelque force tragique. Mais l’œuvre la plus remarquable de ces dernières années dans le théâtre suisse, est, je crois, la Dîme de M. René Morax, pièce historique en quatre actes et sept tableaux, musique de M. Dénéréaz, représentée à Mézières, près Lausanne, le 15 avril 1903. Il y a là, à défaut d’une action très intéressante, des dons d’observations et de vie populaire de premier ordre. Une telle pièce serait digne de ne pas rester enfermée en Suisse, et d’être jouée sur nos théâtres populaires français. — Il faut faire attention à ce jeune écrivain, qui a publié d’autres pièces de valeur, comme la Nuit des quatre temps, la Bûche de Noël, et, la plus intéressante à mon sens, après la Dîme, Claude de Siviriez, drame historique en cinq actes et six tableaux, où le conflit de la foi catholique et de la foi protestante, en Suisse, au temps de la Réforme, est présenté avec grandeur et simplicité.

  8. Rousseau, critiquant en ceci le puritanisme de Genève, disait : « Il est une espèce de fêtes publiques, dont je voudrais bien qu’on se fit moins de scrupule : savoir, les bals… Je voudrais qu’ils fussent publiquement autorisés, et qu’on y prévînt tout désordre particulier, en les convertissant en des bals solennels et périodiques, ouverts indistinctement à toute la jeunesse à marier. Je voudrais qu’un magistrat, nommé par le Conseil, ne dédaignât pas de présider à ces bals… Les liaisons devenant plus faciles, les mariages seraient plus fréquents ; ces mariages, moins circonscrits par les mêmes conditions, préviendraient les partis, tempéreraient l’excessive inégalité, maintiendraient mieux le corps du peuple dans l’esprit de sa constitution. Ces bals, ainsi dirigés, ressembleraient moins à un spectacle public qu’à l’assemblée d’une grande famille : et du sein de la joie et des plaisirs naîtraient la conservation, la concorde et la prospérité de la République. » (Lettre à d’Alembert)
  9. Eugène Morel : Projet de théâtres populaires.
  10. Lettres à Uhlig.