Le Théâtre espagnol (Alfred Mézières)

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Le Théâtre espagnol (Alfred Mézières)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 868-879).
LE
THEATRE ESPAGNOL

Essai sur le théâtre espagnol, par M. Louis de Viel-Castel, 2 vol. in-18. Paris, 1882, Charpentier.

Le théâtre espagnol est l’image de la vie espagnole. Son histoire se lie étroitement à celle du pays dont il fait revivre les souvenirs et dont il peint les mœurs. Né du peuple, il a grandi au milieu du peuple. Comme tous les théâtres modernes, il doit sa première origine à l’église ; il a commencé par être une partie de ces divertissemens religieux que le clergé offrait au public, les jours de fête, pour augmenter l’attrait et pour rehausser l’éclat des cérémonies. Puis il s’est sécularisé, mais sans jamais perdre son caractère populaire. C’est un enfant du peuple, un simple ouvrier, un batteur d’or de Séville, Lope de Rueda, qui le premier conçoit des caractères et représente une intrigue vraiment comique. Avec le matériel primitif que nous décrit Cervantes et qui s’enfermait tous les soirs dans un sac, avec quatre jaquettes de peau blanche, garnies de cuir doré, avec quatre barbes, quatre perruques et quatre houlettes, il parcourt et amuse l’Espagne.

La prodigieuse fécondité de Lope de Vega fait sortir très rapidement le théâtre espagnol de la période des commencemens obscurs pour le porter à un rare degré de prospérité. Il ne s’agit plus alors de troupes nomades errant de ville en ville à la poursuite de spectateurs. Lope de Vega, qui ne trouvait, à ses débuts, que deux compagnies d’acteurs pauvrement installées à Madrid, en laisse quarante, presque toutes florissantes, au moment de sa mort. Avec Calderon, le goût des représentations dramatiques augmente encore, grâce aux encouragemens personnels que Philippe IV donne au théâtre. Non-seulement de nombreuses salles de spectacle s’élèvent à Madrid, mais on joue la comédie dans beaucoup de villages. Malgré le luxe des représentations auxquelles assiste la cour et la magnificence qu’on déploie sur la scène pour répondre à la faveur royale, le théâtre ne se détache jamais complètement de ses origines populaires. C’est le peuple qui continue à former le fond du public et à imposer son goût aux auteurs dramatiques. A Madrid même, au milieu d’une aristocratie riche et intelligente, le sort des pièces dépend uniquement du suffrage populaire. Les marchands et les artisans qui se tiennent debout au parterre, derrière les bancs où sont assis les spectateurs privilégiés, décident du succès ou de la chute d’une comédie. Leurs applaudissemens ou leurs sifflets partent comme des salves de mousqueterie et leur ont fait donner le nom de mosqueteros. Vers la fin du XVIIe siècle, lorsque Mme d’Aulnoy visita Madrid, le grand juge du théâtre, celui dont le public acceptait les arrêts sans discussion, était un simple cordonnier. Les auteurs allaient dans sa boutique lui lire leurs pièces pour obtenir ses bonnes grâces ; le jour des premières représentations, tout le monde avait les yeux fixés sur lui. Les jeunes gens, de quelque qualité qu’ils fussent, bâillaient, riaient, sifflaient ou applaudissaient à son exemple.

Le peuple qui exerçait cette influence sur la formation et sur la destinée de son théâtre ne ressemblait guère aux autres peuples de l’Europe. Caractérisé par des traits distinctifs et originaux, il devait rechercher sur la scène des sujets et des situations où se retrouverait quelque image d’un état social si particulier. Dans toutes les classes de la société espagnole se conservaient encore des habitudes chevaleresques. La fierté y était générale. Parmi ceux qui exerçaient les professions les plus humbles, parmi les nombreux oisifs qui préféraient la misère au travail, beaucoup prétendaient descendre des anciennes familles chrétiennes et faisaient remonter leurs titres de noblesse jusqu’à ! a lutte contre les Maures. Quelque chose de poétique se mêlait naturellement aux traditions de la chevalerie. La poésie pénétrait partout dans les mœurs avec l’amour, la galanterie, la courtoisie envers les femmes. Les romances populaires entretenaient l’orgueil par le récit des exploits des ancêtres et le culte de la femme par la peinture des amours héroïques. Le théâtre, en reflétant les sentimens de la nation, reçut ainsi, dès l’origine, une empreinte poétique. Il s’habitua à peindre la vie sous des couleurs éclatantes, avec une exubérance d’imagination qui répondait à la vivacité des émotions populaires. Quoiqu’il s’adressât aux gens du peuple aussi bien qu’aux grands seigneurs, il ne tomba presque jamais dans la platitude et dans la vulgarité ; la complicité du sentiment public le maintint généralement dans la région de la poésie et l’accoutuma à parler en vers.

Populaire et poétique, destiné à un peuple imprégné de poésie, le théâtre espagnol fut en même temps profondément national. Ceux qui le fondèrent cherchaient avant tout à satisfaire le public auquel ils s’adressaient et à peindre les mœurs de la nation à laquelle ils appartenaient. Ni Lope de Vega, ni Calderon n’obéissent à des lois qui enchaînent leur liberté ; ils n’ont point à compter avec les prescriptions impérieuses d’un code dramatique ; ils ne sont point assaillis par ces scrupules, par ce souci de mettre d’accord les instincts et les règles qui rendaient parfois si malheureux le grand Corneille. L’esprit critique qui inspirait plus tard à Goethe et à Schiller des transactions savantes entre l’art classique et l’art romantique leur fait défaut. Ils écrivent uniquement pour obtenir un succès immédiat. Ils savent cependant qu’il y a des règles, mais ils ne s’en embarrassent pas plus que le public ne s’y intéresse. « Lorsque j’ai à écrire une comédie, dit sans remords et sans fausse honte Lope de Vega, je renferme les principes sous dix clés et je congédie de mon cabinet Plaute et Térence pour qu’ils ne murmurent pas contre moi. J’écris suivant la manière qu’ont inventée ceux qui recherchaient les applaudissemens du public. Car enfin, puisque c’est lui qui paie, il est très juste de lui parler, même en ignorant, pour lui faire plaisir. »

Des auteurs dramatiques qui recherchent avant tout et de parti-pris la faveur publique présentent naturellement aux spectateurs ce que ceux-ci connaissent et aiment le mieux : le tableau des mœurs nationales. Le théâtre devient ainsi le miroir le plus fidèle de la société. On la retrouve tout entière sur la scène avec le contraste habituel de son goût pour le plaisir, de sa gaîté spirituelle et de ses passions violentes. L’excellent Essai sur le théâtre espagnol, que vient de publier M. Louis de Viel-Castel, nous servira à bien montrer la conformité absolue des fictions dramatiques et des mœurs réelles. M. de Viel-Castel a vécu longtemps en Espagne ; il y a appris la langue aux meilleures sources et y a recueilli une très riche bibliothèque. C’est un guide instruit et exact ; on peut le suivre avec confiance. Irons-nous jusqu’à dire qu’on ne trouvera sur la scène espagnole que l’expression des sentimens particuliers à l’Espagne ? Ce serait dénaturer notre pensée. Les sentimens les plus généraux de la nature humaine ont leur place dans ce théâtre, comme dans tous les théâtres du monde ; seulement ils y paraissent sous des couleurs espagnoles. L’amour, la jalousie, la dévotion n’appartiennent pas en propre à l’Espagne ; on les rencontre ailleurs ; mais nulle part on ne les exprime de la même manière. L’amour espagnol est généralement jeune, poétique, plein de grâce et d’esprit. La femme n’y joue pas le rôle langoureux ou passif qu’elle joue souvent sur notre scène et sur la scène anglaise. Elle donne à sa passion un tour aisé et vif qui survit même aux mécomptes et aux inquiétudes ; elle ne connaît ni l’abattement ni la mélancolie ; trahie, trompée, malheureuse, elle se défend encore avec la pleine possession de ses facultés et toute l’énergie d’une âme vaillante. L’amoureux espagnol ne nous donne pas le spectacle de la tristesse d’Hamlet et du désespoir de Bornéo ; il ne pousse pas de soupirs comme Xipharès, comme Britannicus, comme Bajazet, ou comme ces amans de la comédie de Molière, qui ont constamment besoin du secours et des encouragemens de leurs valets. Sa façon d’aimer a quelque chose de piquant et de spirituel. Il ne peut exprimer son amour sans y mêler « une pointe de gaîté et de badinage.

Une jeune fille qui aime, en Espagne, ne se résigne pas à subir sans se défendre la volonté d’un père. Mariane ne laisse pas disposer de sa main en faveur de Tartufe ; elle se garde pour Valère sans avoir besoin du secours de Dorine. Si on la trompe, elle ne se cache pas sous un déguisement, comme la Viola ou l’Hélène de Shakspeare, pour reconquérir à force de tendresse le cœur de son amant ; elle poursuit l’infidèle, non pas pour le ramener à elle, mais pour choisir l’heure de la vengeance et frapper à coup sûr.

La jalousie, voilà un des traits les plus frappans du caractère espagnol et, par suite, un des thèmes favoris du théâtre. Sur d’autres scènes on a peint des jaloux. Roxane fait tuer Bajazet dans un accès de jalousie, Néron est jaloux de Britannicus, Oreste jaloux de Pyrrhus, Hermione jalouse d’Andromaque. Othello semble résumer en lui toutes les angoisses et toutes les fureurs de l’amour qui se croit trahi. Mais, dans Racine comme dans Shakspeare, le jaloux ne pense qu’à son amour. Othello ne voit que le vide et le désenchantement de sa vie, la confiance dans la sincérité des créatures humaines à tout jamais détruite, l’isolement qui l’attend après l’ivresse des jours heureux, désormais transformés en souvenirs amers. Hermione ne songe qu’à l’infidélité de Pyrrhus, à la douleur d’être trahie et abandonnée pour une rivale. Ce qu’il y a de particulier dans la jalousie espagnole, ce qui ne se retrouve pas ailleurs dans la peinture du même sentiment, c’est que le jaloux pense à son honneur plus qu’à son amour.

Prenons pour exemple une des pièces les plus originales de Lope de Vega, dont je regrette de ne pas trouver l’analyse dans l’ouvrage de M. de Viel-Castel : le Châtiment sans vengeance. Le sujet en est emprunté à l’histoire d’Italie ; lord Byron l’a immortalisé dans Parisna. Il s’agit d’un drame domestique auquel la qualité des acteurs donne un grand retentissement. Un prince de Ferrare, qui avait un fils naturel, ayant épousé une femme jeune, découvre une liaison incestueuse entre son fils et sa femme, les fait juger, condamner et décapiter tous deux, puis envoie un mémoire justificatif aux différentes cours d’Italie pour expliquer sa conduite. Le poète dramatique ou le poète lyrique peut trouver, dans un tel sujet, comme le fait lord Byron, l’occasion de peindre un amour coupable, l’ivresse des deux amans, suivie de leurs angoisses, le combat douloureux que se livrent dans le cœur d’un père et d’un mari l’amour paternel et l’amour conjugal. Il y a là une source d’émotions assez fortes pour qu’en général on ne soit pas tenté de compliquer le drame par des incidens nouveaux. Mais la peinture de la jalousie de l’homme offensé serait trop simple aux yeux d’un poète espagnol, si on ne la relevait par un trait de caractère absolument national. Il ne suffit pas à Lope de Vega de nous décrire la torture morale du père trahi par un fils qu’il aime, du mari trompé par une femme adorée. Son héros ne serait pas un héros espagnol s’il faisait ce que tout le monde est capable de faire en pareil cas, si, dans le premier transport de la colère, il frappait lui-même ou livrait au bourreau les deux coupables.

Le point d’honneur exige en Espagne infiniment plus de précautions et de mystère. En vertu des convenances sociales, l’homme offensé doit se venger, mais il doit avant tout cacher le motif de sa vengeance. Aussi le héros de Lope de Vega se garde-t-il bien de se laisser aller à un emportement qui trahirait son offense. Au moment où il souffre le plus, il se possède assez pour que personne ne puisse soupçonner le secret de son malheur. Il combine alors froidement une machination qui lui permette de se débarrasser des deux coupables sans révéler leur faute. Le moyen qu’il invente est si compliqué qu’il ne serait certainement porté sur la scène dans aucun autre pays. Il ne peut être accepté que par un public spécial, imbu de préjugés nationaux qu’on ne retrouverait nulle part ailleurs. Une imagination qui n’est pas espagnole se refuse presque à en supporter l’idée. Pour rester en règle avec les conventions du pays dans lequel Lope de Vega le transporte, le duc de Ferrare commence par annoncer brusquement à sa femme qu’il connaît son crime. Comme il l’espérait, elle s’évanouit à cette nouvelle, et il profite de cet évanouissement pour l’attacher sur un siège, la bâillonner et l’envelopper d’un drap. Puis il fait appeler son fils et lui montrant cette forme inanimée : « Un noble de Ferrare, lui dit-il, conspirait contre moi ; on m’a révélé son projet ; je l’ai surpris. Venge-moi et tue-le, sans chercher à savoir qui il est. » Le fils hésite à suivre un ordre si extraordinaire. On hésiterait à moins. Mais, dans les mœurs espagnoles, l’autorité paternelle est si absolue que la lutte ne peut durer longtemps. Lorsque le jeune homme a obéi et frappé cette victime qu’il ne connaît pas, son père le désigne aussitôt aux officiers de service comme ayant assassiné sa belle-mère par ambition, parce qu’il la savait grosse et qu’il craignait de partager son héritage avec un second enfant. Avant que le jeune homme ait eu le temps de répondre et de se défendre, il est mortellement frappé. Grâce à cette succession de coups de théâtre, les deux coupables sont atteints sans que personne soupçonne leur véritable crime.

Dans quel autre pays imaginerait-on un dénoûment de ce genre pour satisfaire un besoin de l’opinion publique ? Le point d’honneur impose à Calderon les mêmes raffinemens qu’à Lope de Vega. Dans le Médecin de son honneur, don Gutierre découvre qu’un homme a pénétré chez sa femme ; un poignard oublié le met sur la trace du séducteur ; il entend sa femme murmurer un nom dans un rêve ; il l’épie et la surprend au moment où elle écrit une lettre accusatrice. Il est jaloux et se croit trompé ; il veut tuer celle qui le trompe. Jusque-là rien qui ne soit naturel et conforme aux sentimens que peut inspirer dans tous les pays du monde une jalousie motivée. Mais la nationalité de don Gutierre se révèle par le mystère et par l’originalité barbare de sa vengeance. Il ne suffit pas que sa femme meure ; il faut que personne ne puisse soupçonner pourquoi elle meurt. Afin d’être assuré du secret, il va lui-même, pendant la nuit, chercher un chirurgien auquel il bande les yeux en le menaçant de son poignard, le conduit dans sa maison à travers mille détours, pour que sa maison ne puisse être reconnue, et l’amène devant une femme voilée qu’il lui ordonne, sous peine de mort, de saigner jusqu’à ce qu’elle meure. Le lendemain, il affiche une grande douleur, il célèbre partout la vertu de sa femme, et il se plaint amèrement qu’une compagne si digne d’être aimée lui ait été enlevée par un accident. Elle était souffrante, le médecin avait ordonné une saignée ; mais, pendant la nuit, les bandes qui enveloppaient le bras malade se sont sans doute détachées ; le matin, on a trouvé la pauvre femme morte dans son lit, épuisée par la perte de son sang. Ainsi la comédie succède à la tragédie. Après le meurtre, le mensonge. C’est grâce à ces deux moyens employés sans scrupule qu’un mari sauve son honneur. Non-seulement le public n’est pas choqué par de tels raffinemens, mais il les approuve et les impose en quelque sorte aux auteurs dramatiques.

Dans une autre pièce de Calderon qui porte ce titre significatif : A outrage secret vengeance secrète, le mari offensé, don Lope d’Almeyda, dissimule ses sentimens avec un art encore plus raffiné. Il surprend un homme dans l’appartement de sa femme, il pourrait le tuer sur place ; mais ce serait révéler à tout le monde la faute et le châtiment. Il se contient donc par un effort énergique de sa volonté sur sa jalousie, il reconduit le jeune homme jusqu’à la porte de sa maison et lui offre ses services comme à un hôte qui serait le bienvenu sous son toit. Il endort ainsi la confiance de son rival et guette le moment de le frapper sans éveiller aucun soupçon. L’occasion se présente, pendant une promenade en mer qu’ils font ensemble. Ils sont loin du rivage, sans témoins. Don Lope d’Almeyda poignarde son compagnon, le jette par-dessus bord, fait chavirer la barque et revient au port à la nage en annonçant que son jeune ami s’est noyé. Puis il rentre chez lui, étrangle sa femme et met le feu à la maison pour faire disparaître toute trace du meurtre. Il complète la scène qu’il veut jouer en parlant publiquement du bonheur qu’il devait à sa femme et du chagrin où le plonge une mort si terrible et si imprévue. Cette conception de la jalousie qui se possède, qui subordonne les transports naturels de la passion aux susceptibilités artificielles du point d’honneur, n’est-elle point particulière à l’Espagne ?

Le sentiment religieux lui-même ne conserve pas en Espagne le caractère général auquel on reconnaît dans le monde tous les membres de la grande famille chrétienne. Il se distingue par des traits originaux. Il exagère une des pensées les plus hautes du christianisme, une des traditions les plus touchantes de l’évangile en les marquant de ce caractère excessif que l’Espagne imprime en général à ses créations. Il établit comme un axiome que la foi toute seule, pourvu qu’il en survive une étincelle dans le cœur le plus corrompu, tient lieu de toutes les vertus. Le plus grand criminel peut devenir un héros intéressant si, par un reste de pratiques superstitieuses, il se rattache encore aux croyances orthodoxes. Calderon n’a pas craint de mettre ce sujet sur la scène dans la Dévotion à la croix, d’attribuer presque tous les crimes à un chef de brigands et d’appeler sur lui, au dénoûment, avec la miséricorde divine, la pitié du public, sous prétexte que le coupable conserve, depuis son enfance, un respect machinal pour le signe de la rédemption. En lisant le Prince Constant, une des plus belles pièces du théâtre espagnol, à côté de scènes qui seraient comprises et admirées sur tous les théâtres de l’Europe, on retrouve un trait particulier du caractère national dans l’âpreté avec laquelle le héros recherche la souffrance, dans la volupté farouche qu’il éprouve à la supporter, dans le regret qu’il témoigne de ne pas. être assez maltraité et dans les provocations qu’il adresse à ses bourreaux. L’exhibition sur la scène d’un corps meurtri et couvert de blessures complète ce tableau de mœurs bien espagnoles.

On croit voir revivre tous ces personnages de Lope de Vega et de Calderon, tous ces traits de la vie espagnole dans les peintures que Mme d’Aulnoy et Mme de Villars nous ont laissées de l’Espagne à la fin du XVIIe siècle[1]. La réalité reproduit ce que la fiction représentait, quelques années auparavant, avec une merveilleuse fidélité. « On n’a jamais su aimer en France, dit Mme d’Aulnoy, comme on prétend que ces gens-ci aiment. » La nuit, les cavaliers montent à cheval pour aller soupirer sous les fenêtres de leurs maîtresses. « Ils leur parlent au travers de la jalousie, ils entrent quelquefois dans le jardin et montent, quand ils le peuvent, à la chambre. Leur passion est si forte qu’il n’y a point de périls qu’ils n’affrontent ; ils vont jusque dans le lieu ou l’époux dort, et j’ai ouï dire qu’ils se voient des années de suite sans oser prononcer une parole, de peur d’être entendus. En un mot, sur toutes les choses que l’on m’a dites, je croirais aisément que l’amour est né en Espagne. » La marquise d’Alcañizas, une des plus grandes et des plus vertueuses dames de la cour, disait ingénument que, si un cavalier restait en tête-à-tête avec elle une demi-heure sans lui demander tout ce que l’on peut demander, elle en aurait un ressentiment si vif qu’elle le poignarderait volontiers.

Une des péripéties les plus fréquentes des comédies de Lope de Vega reproduit simplement ce qui se passait tous les jours dans les rues de Madrid. Une dame, suivie et gênée par un cavalier au moment où elle se rendait chez son amant, implorait l’assistance du premier passant venu, qui se faisait un point d’honneur d’arrêter l’importun et au besoin de tirer l’épée contre lui. Pendant ce temps, la dame s’esquivait et allait à son rendez-vous. Le piquant de l’histoire, c’est que, sous sa mante, on ne pouvait la reconnaître et que le mari, par pure galanterie, se faisait ainsi quelquefois le champion involontaire de sa femme et lui facilitait le moyen de se rendre chez un autre. Mme d’Aulnoy avait bien observé le caractère particulier de la jalousie des Espagnols et le soin que prenaient les plus passionnés d’entre eux de sauver leur honneur tout en satisfaisant leur désir de vengeance. « On dit, écrivait-elle, que la jalousie est leur passion dominante ; on prétend qu’il y entre moins d’amour que de ressentiment et de gloire, qu’ils ne peuvent supporter de voir donner la préférence à un autre et que tout ce qui va à leur faire un affront les désespère. Quoi qu’il en soit et de quelques sentimens qu’ils soient animés, il est constant que c’est une nation furieuse et barbare sur ce chapitre. »

Il n’était pas nécessaire qu’une femme eût des torts pour devenir la victime de son mari, de son frère ou de son amant. Sur un simple soupçon, dès que l’honneur de la famille paraissait menacé, on le lavait dans le sang. Un coup de poignard débarrassait le jaloux de ses inquiétudes. Les femmes ne se plaignaient pas d’être aimées avec tant de fureur. Au hasard de tout ce qui pouvait leur arriver de plus fâcheux, elles n’auraient pas voulu que leurs amans ou leurs maris fussent moins sensibles. Elles voyaient dans cette disposition à la jalousie une preuve certaine de passion. Elles-mêmes ne ménageaient pas ceux qu’elles soupçonnaient de les trahir. Mme d’Aulnoy raconte que, pendant son séjour à Madrid, une des plus belles courtisanes de la ville s’était déguisée en homme pour attaquer un amant dont elle croyait avoir à se plaindre. Celui-ci l’ayant reconnue au son de sa voix et à la manière dont elle se servait de son épée, ne voulut point se défendre. Il ouvrit sa veste et présenta sa poitrine, probablement avec l’espoir qu’une femme qui l’avait aimé n’aurait point assez de courage ou de colère pour le frapper. Il se trompait ; car, dans le premier transport de sa fureur, elle le frappa d’un coup d’épée qui le fit tomber grièvement blessé. La scène se passait près du Palais Royal. On arrêta l’héroïne de ce drame et on la conduisit au roi, qui, après l’avoir interrogée, se contenta de lui dire, en bon Espagnol, indulgent pour les crimes d’amour : « En vérité, j’ai peine à croire qu’il y ait au monde un état plus malheureux que celui d’aimer sans être aimé. Va, tu as trop d’amour pour avoir de la raison. Tâche d’être plus sage que tu ne l’as été et n’abuse pas de la liberté que je te fais rendre. »

À la même époque, une femme de qualité, se croyant trompée par son amant, l’attira dans une maison où elle était la maîtresse et, après lui avoir fait de grands reproches, lui ordonna de choisir entre un poignard et une tasse de chocolat. « Il n’employa pas un moment, dit Mme d’Aulnoy, pour la toucher de pitié. Il vit bien qu’elle était la plus forte en ce lieu, de sorte qu’il prit froidement le chocolat et n’en laissa pas une goutte. Après l’avoir bu, il-lui dit : « Il aurait été meilleur si vous y aviez mis plus de sucre, car le poison le rend fort amer ; souvenez-vous-en pour le premier que vous accommoderez. » Les convulsions le prirent presque aussitôt. C’était un poison très violent, et il ne demeura pas une heure à mourir. Cette dame, qui l’aimait encore passionnément, eut la barbarie de ne le point quitter qu’il ne fût mort. »

La frivolité de la dévotion espagnole n’échappait point non plus à la sagacité de notre spirituelle compatriote : « Il est difficile de comprendre, disait-elle, que les hommes qui mettent tout en usage pour satisfaire leur vengeance et qui commettent les plus mauvaises actions, soient superstitieux jusqu’à la faiblesse. Dans le temps qu’ils vont poignarder leur ennemi, ils font faire des neuvaines aux âmes du purgatoire et portent sur eux des reliques qu’ils baisent souvent, et auxquelles ils se recommandent pour ne pas succomber dans leur entreprise. » Les femmes espagnoles, comme les hommes, remplaçaient trop souvent la véritable piété, celle qui vient de l’émotion et de la contrition du cœur, par l’habitude machinale de quelques pratiques superstitieuses. « C’est une chose à voir que l’usage constant qu’elles font de leur chapelet. Toutes les dames en ont un attaché à leur ceinture, si long qu’il ne s’en faut guère qu’il ne traîne à terre. Elles le disent sans fin, dans les rues, en jouant à l’hombre, en parlant et même en faisant l’amour, des mensonges ou des médisances, car elles marmottent toujours sur ce chapelet, et quand elles sont en grande compagnie, cela n’empêche pas qu’il n’aille son train. Je vous laisse à penser comme il est dévotement dit ; mais l’habitude a beaucoup de force en ce pays. »

La dévotion amène aussi en Espagne des exagérations d’un autre genre. Chez ce peuple énergique, la dureté, qui est le signe caractéristique de la race, se retrouve jusqu’au fond des sentimens les mieux faits pour adoucir la nature humaine. Non-seulement les Espagnols traitent cruellement les infidèles ; ils chassent ou ils brûlent par milliers les Maures et les Juifs ; non-seulement ils applaudissent aux arrêts de l’inquisition et ils assistent avec une joie féroce aux spectacles inhumains qu’elle leur offre ; mais, sans pitié pour les autres, ils sont quelquefois aussi sans pitié pour eux-mêmes. Le Prince Constant, le héros de Calderon, appartient à la famille des martyrs volontaires, de ces disciplinans ou de ces pénitens qu’on voyait se promener dans les rues de Madrid, nus jusqu’à la ceinture, emmaillotés dans une natte étroite, le corps bleu et meurtri, portant jusqu’à sept épées passées dans leur dos et dans leurs bras. Ces épées leur faisaient des blessures dès qu’ils se remuaient trop fort ou qu’ils avaient le malheur de tomber. D’autres, au lieu d’épées, portaient des croix si pesantes qu’ils en étaient accablés. Parmi eux se trouvaient des personnages de la plus haute noblesse, accompagnés de leurs domestiques, qui leur offraient de temps en temps du vin ou du vinaigre pour les empêcher de tomber exténués sur le pavé des rues. Telles étaient les rudes épreuves que les confesseurs espagnols imposaient quelquefois à leurs pénitens ou que ceux-ci s’imposaient d’eux-mêmes par dévotion.

Tous ces traits de mœurs si particuliers, si caractérisés, se retrouvent sur la scène espagnole. L’Espagne se reconnaît dans les œuvres de Lope de Vega et de Calderon. C’est là pour le théâtre espagnol une grande cause de succès. Il plaît aux contemporains par la vérité de ses peintures et il devient en même temps un élément important de l’histoire nationale, le miroir fidèle d’un état social dont les historiens ne pourront recomposer la physionomie qu’à l’aide des renseignemens fournis par le répertoire dramatique. Mais cette gloire s’expie. À force d’être Espagnol et de se renfermer dans l’observation des mœurs locales, le théâtre renonce à concevoir quelques-uns de ces types généraux qui représentent un des caractères éternels de l’humanité. Il ne se dégage pas assez du contingent et du relatif pour créer une de ces grandes figures où tous les hommes reconnaissent quelques traits de sentiment ou de passion qui sont de tous les temps et de tous les pays. Othello, lady Macbeth, Hamlet, Polyeucte, Phèdre, l’Avare, Tartufe appartiennent à l’histoire de l’humanité tout entière. La vie que les auteurs dramatiques leur ont donnée est même si puissante qu’ils sont entrés plus profondément dans la mémoire des hommes que beaucoup de personnages historiques et réels. Leur gloire tout idéale fait pâlir bien des renommées authentiques. Que de généraux illustres sont moins connus que le More Othello, l’obscur soldat de Venise, immortalisé par le genre d’un poète ! Il a suffi à Shakspeare de créer le caractère de lady Macbeth pour effacer le souvenir de toutes les reines d’Ecosse, excepté celui de Marie Stuart.

Le théâtre espagnol n’a pas des visées si hautes. Il peint des individus ; il ne conçoit pas de types et, s’il représente des caractères, ce sont exclusivement des caractères espagnols. Aussi ne lèguet-il à l’histoire dramatique aucun nom de héros ni d’héroïne. Aucun des personnages de Lope de Vega et de Calderon n’a conquis une renommée universelle. Aucun d’eux n’exprime une idée générale. Lorsqu’après la lecture de beaucoup de pièces de leur théâtre, on cherche à se rappeler quelques figures caractéristiques, on trouve des traits de mœurs, des situations piquantes, de charmans détails, mais pas un seul nom de personnage. La littérature espagnole n’a crée que deux types, don Quichotte et Sancho Pança. Ceux-ci sont devenus immortels, parce qu’ils représentent quelque chose de plus que les souvenirs particuliers d’un pays et d’une époque : deux aspects différens de l’humanité, le goût de l’idéal opposé dans sa noblesse chevaleresque et dans son optimisme chimérique au génie positif de la prose. Don Juan appartient à l’histoire, non à la littérature espagnole ; son nom ne s’attache en Espagne à aucune œuvre d’art. Il ne serait pas sorti de la chronique et des légendes de Séville si Molière n’eût personnifié en lui avec l’art de la séduction l’audace du libertinage et préparé ainsi la matière de l’admirable musique de Mozart.

Trop exclusivement nationaux, par cela même inférieurs à d’autres dans la conception des caractères, les poètes dramatiques de l’Espagne ne le cèdent à personne dans l’art de la composition. Là est leur véritable supériorité. Avant les Anglais et les Français, ils excellent à construire une pièce, à agencer une intrigue, à multiplier les péripéties, à tenir jusqu’au bout l’intérêt en suspens, à préparer l’effet du dénoûment par une série de jeux de scène habilement gradués. Pour l’invention dramatique, ils ont été les maîtres de l’Europe. Leur imagination est si riche, leur théâtre si varié et si fécond que les intrigues inventées et combinées par eux défraient bientôt toutes les scènes. Plus de quarante pièces françaises, parmi les plus connues de notre théâtre, viennent de l’Espagne. On sait ce que Corneille, Molière, Beaumarchais doivent aux Espagnols. Lope de Vega avec ses dix-huit cents drames et comédies, Tirso de Molina, Alarcon, Calderon, offrent à nos écrivains une mine inépuisable d’incidens et de combinaisons dramatiques. Ils ajoutent encore au mérite de leur fécondité par l’agrément de leur style. Ils parlent une langue aimable, pleine de grâce, de fraîcheur, d’éclat. Chez eux les sentimens et les idées se colorent de teintes poétiques. Quoiqu’ils peignent des mœurs très réelles, leurs peintures n’ont rien de vulgaire. Ils échappent à la vulgarité par le mouvement de l’imagination, par l’harmonie du rythme, par la richesse du langage. La réalité qu’ils nous montrent n’est jamais nue, froide, décolorée ; ils la voient eux-mêmes et ils nous la font voir en poètes, à travers les images dont ils l’enveloppent. Leur poésie la transforme, de même que la lumière de leur ciel répand une merveilleuse couleur sur la sécheresse de leur sol et sur l’aridité de leurs rochers.


A. MEZIERES.

  1. La Cour et la Ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle, par la comtesse d’Aulnoy. Nouvelle édition revue et annotée par Mme Carey ; Plon, 1874.