Le Théoricien de l’Impérialisme anglais - Sir J. R. Seeley

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Le théoricien de l’impérialisme anglais – Sir J. R. Seeley
Auguste Filon

Revue des Deux Mondes tome 147, 1898


LE THÉORICIEN
DE
L’IMPÉRIALISME ANGLAIS
SIR J. R. SEELEY


I

Nous possédions depuis quelques années dans notre langue le célèbre ouvrage du professeur Seeley sur l’Expansion coloniale de l’Angleterre[1]. Nous devons aux mêmes éditeurs une traduction française du dernier livre qu’il ait écrit, la Formation de la politique britannique[2]. L’Expansion coloniale était précédée d’une introduction où M. Alfred Rambaud passait en revue les vicissitudes de la colonisation anglaise depuis trente ans, ainsi que les variations de l’opinion publique à ce sujet. Il exposait sommairement les rouages et le fonctionnement du nouvel organisme colonial, pour finir par une analyse critique de l’ouvrage présenté au public. La nouvelle traduction s’ouvre par une biographie de Seeley, due à une plume anglaise, et qui a pour but de nous faire connaître la personne du professeur, l’esprit de son enseignement, l’enchaînement de sa vie intellectuelle. Voici donc Seeley, sinon tout entier, au moins dans ses parties essentielles, devant le lecteur français. L’occasion semble bonne pour parler de lui, de son œuvre, qui est terminée, de son influence, qui grandit encore, de sa méthode historique, où il y a beaucoup à prendre, beaucoup à laisser, mais dont l’originalité, en tout cas, est indiscutable.

Ce qui donne surtout de l’opportunité à cette étude, c’est le jubilé de 1897, qui ramène inévitablement la pensée vers Seeley. Tout le monde sait que cette grande manifestation, qui a pris la Reine pour objectif et pour symbole, a été, en réalité la fête de l’Impérialisme. Se retournant en arrière et mesurant le progrès accompli durant ces soixante années, le peuple anglais trouvait son œuvre bonne et s’en glorifiait. C’est surtout en ce qui touche l’expansion coloniale que les doctrines et l’orientation ont changé. En 1837, le courant d’émigration, qui commençait à se faire sentir, allait se perdre dans le vaste territoire des États-Unis, et c’est à peine si un mince filet se détournait vers les possessions anglaises. La discorde, la désaffection et le découragement étaient partout. Instruits par l’exemple de l’insurrection américaine et résignés à voir, suivant le mot fameux de Turgot, les colonies se détacher de la métropole comme les fruits se détachent de l’arbre lorsqu’ils sont mûrs, les hommes d’Etat britanniques se croyaient bien avisés en préparant ce mouvement séparatiste, afin qu’il s’effectuât sans déchirement, sans secousse, et que les sujets de la veille devinssent les cliens du lendemain. Un Zollverein anglo-saxon, un empire économique et commercial se substituant, par des gradations insensibles, à l’empire militaire et administratif, tel était l’idéal offert en 1863 par M. Goldwin Smith, dans un livre alors célèbre, et accepté de tous les hommes intelligens.

Personne n’ose plus soutenir cette thèse. Le nivellement économique, l’union des intérêts, la plus précieuse et la plus difficile de toutes, ne peut être obtenue, on le comprend à présent, qu’au prix de sacrifices provisoires, et le resserrement de la solidarité politique en est la première condition. Les colonies ne sont pas des fruits qui tombent de la branche lorsqu’ils sont mûrs, mais les membres vivans d’un corps immense, qui se projettent à travers les continens et les mers de la planète, « avec les lignes de vapeurs et de chemins de fer pour appareil circulatoire, le réseau télégraphique et les câbles sous-marins pour système nerveux ». L’empire a repris conscience de lui-même. Il a crû démesurément ; il veut croître encore. Il aborde le XXe siècle avec d’insatiables appétits d’agrandissement et de conquêtes. Cela se nomme d’un nom qui a, en lui-même, quelque chose de retentissant, de superbe et de provocateur : l’Impérialisme.

Seeley a-t-il été l’ouvrier de cette grande œuvre dont le patriotisme anglais se réjouit, et dont le nôtre s’inquiète ? Non ; il en a été le théoricien, à peu près comme Hobbes a été le théoricien de la monarchie des Stuarts, Locke celui de la Révolution de 1688, et Burke celui de la vieille constitution aristocratique. Seeley aurait pu, ainsi que l’ont fait, de son temps, John Morley et Lecky, passer de la sphère de la pensée dans celle de l’action, descendre de sa chaire de Cambridge (descendre est le mot ! ) dans la Chambre des communes. On a dû le lui suggérer : il ne l’a même pas essayé. Il était professeur de politique et non politicien. Il n’a inventé ni le mot d’Impérialisme, ni le mot de Greater Britain ; mais il les a commentés, éclaircis, précisés, justifiés ; il les a élevés à la hauteur de termes scientifiques et, si ces mots représentent aujourd’hui pour nous toute une philosophie de l’histoire britannique depuis l’avènement d’Elisabeth, — philosophie que ni Hume, ni Hallam, ni Macaulay, ni Froude n’ont soupçonnée, — c’est à Seeley que nous le devons. Sa théorie ne fait pas de la nation anglaise un peuple à mission providentielle, et de son histoire une sorte de chronique des gesta Dei per Anglos. Elle réfute par avance l’arrogance de quelques-uns de ses disciples et ce jingoïsme, grossièrement vantard, qui s’affiche jusque dans certains discours ministériels. Elle nous avertit, également, de ne pas être trop modestes et de ne pas accepter trop facilement le prétendu dogme de la « supériorité des races anglo-saxonnes ». Je n’y ai jamais cru : j’y crois moins que jamais après avoir attentivement relu l’œuvre entière de Seeley.

Dès qu’on y pénètre, on s’aperçoit d’abord qu’il n’avait pas été mis au monde pour faire battre les cœurs et stimuler les imaginations, mais, tout au contraire, pour faire la guerre, — une guerre âpre et sans quartier, — aux mensonges de la rhétorique et aux sophismes de la vanité. Son biographe ne manque pas de nous assurer qu’il était plein d’aménité dans le cercle intime et que ses amis l’adoraient. C’est à merveille, mais comme écrivain, il est plutôt fâcheux et désagréable. Il va réduisant la part de l’illusion et de l’orgueil, gourmandant ce snobisme en grand qui bouffît les nations comme les individus. Nul homme n’a jamais moins cherché à charmer ou à émouvoir. Plaisante ou non, il dit la vérité, avec une sécheresse autoritaire qu’accompagne, çà et là, un froid sourire, bref et sarcastique, à l’adresse des erreurs qu’il a dénoncées et des préjugés qu’il a vaincus. Le mépris raisonné, scientifique de l’homme, l’acquiescement aux lois de la nature, mais sans une ombre de cet enthousiasme religieux qui transporte, à certains momens, un Kant ou un Platon, — voilà Seeley en abrégé.

Ce qui parut d’abord en lui, ce fut une terrible et dévorante soif d’apprendre. Né en 1834, John Robert Seeley suivit les cours de la City of London School ; à treize ans, il était, je ne dirai pas avec le traducteur : « en sixième », ce qui donnerait au lecteur français une pauvre idée de sa précocité, mais dans « la sixième forme », qui correspond à la rhétorique. Cette éducation physique que reçoivent presque tous les jeunes Anglais, et dont quelques-uns abusent, il ne la connut pas. Son seul exercice, pendant des années, fut de suivre matin et soir le long trottoir de New Oxford Street et d’Holborn pour aller de la maison paternelle à la City School et de la City School à la maison paternelle. Sa santé s’altéra. Il fallut envoyer le petit Londonien anémique respirer les rudes brises de la mer du Nord, avec défense de toucher à un livre classique pendant un an. L’endroit choisi était Cromer. Dear old Cromer, comme l’appelaient, avec une lueur d’attendrissement dans les yeux, ceux que leur bonne fortune avait conduits dans cette solitude, jette ses vieilles rues, raides et sinueuses, dans un écroulement de la falaise, avec une si fantasque irrégularité, qu’on se perd dans ce petit village comme dans un labyrinthe. La tour de l’église, trapue et carrée, se remarque de loin en mer, car Cromer est situé au sommet d’un arc que forme la côte de Norfolk. Au solstice d’été, on y voit le soleil se lever et se coucher dans les eaux. Les longs crépuscules ont alors une douceur merveilleuse, une transparence étrange, pressentiment des jours sans fin du pôle. Ce lieu porte à méditer. Si nous savions le secret des rêveries du jeune Seeley sur la plage de Cromer, certains points importans de sa vie morale s’éclaireraient pour nous. Mais il n’était pas de ceux qui mettent leur âme dans un carnet et racontent leurs crises intérieures. Probablement le trottoir d’Holborn lui semblait plus suggestif, avec le spectacle de cet incessant et large courant d’humanité qui coule à pleins bords, quoique sans désordre, vers le centre universel des affaires et où la monade humaine noie sa chétive, mais indispensable unité.

Ce que nous savons, c’est qu’il revint à Londres plus altéré que jamais de latin et de grec. Deux tendances se disputaient son esprit. Autour de lui, l’atmosphère était saturée de pensées pieuses. Son père, journaliste, avait ardemment combattu pour la cause de la religion, sans éprouver jamais un trouble ni un doute. Cette influence chrétienne enveloppait l’enfant ; il crut avant de penser et, pour ainsi dire, avant d’être. D’autre part, le génie romain l’attirait par son bon sens pratique et ses qualités organisatrices. Il étudia dix ans le colosse tombé, ne s’en fiant qu’à lui-même du soin de découvrir les causes de sa grandeur et de sa chute : c’est là qu’il apprit ce que c’est qu’un empire.

A Cambridge, il moissonna tous les honneurs universitaires auxquels peut prétendre un étudiant « classique » et il fut élu fellow de deux collèges. On n’a pas écrit sur la porte de Cambridge : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! » Mais on pourrait y graver cette variante : « Nul ne sortira d’ici sans être géomètre. » Seeley en fit l’expérience. Il étudia les humanités dans la ville des mathématiques et s’imprégna, pour jamais, de l’esprit scientifique.

C’est le moment de remarquer que les doctrines contenues dans The Descent of Man et The Origin of Species faisaient alors leur chemin dans les esprits de la jeunesse. Il fallait opter entre Carlyle et Darwin, entre le « culte des héros » et le culte de la loi. L’hésitation ne pouvait être longue chez un homme qui allait être, toute sa vie, un briseur d’images, un démolisseur de statues, un ennemi froidement acharné de ces « quelques-uns » pour lesquels et par lesquels, suivant le mot de Lucain, le genre humain existe et travaille. Seeley allait courir toute l’histoire afin d’y montrer l’effort collectif et fatal au lieu de l’effort individuel et libre. Je n’ai lu nulle part ce qu’il pensait de Carlyle, mais j’imagine qu’il considérait le « Sage » de Chelsea comme une espèce de fou, et le « Voyant » comme un aveugle.

Le premier livre qu’il imprima fut, en 1859, un recueil de poèmes bibliques qui ne sont guère qu’une lourde paraphrase des psaumes. Évidemment, il n’était pas né poète. Son évolution religieuse continua pendant les années qui suivirent. Il avait plus de trente ans lorsqu’il donna au public un volume hardi et curieux : Ecce Homo. C’était une tentative pour séculariser la biographie du Christ et pour la traiter par la méthode historique. Le livre différait en mille manières de celui de Renan comme de celui de Strauss. Pas de paysages idylliques, de délicate psychologie, de tendre et mélancolique persiflage, de stylo enjôleur et caressant. Aucun appareil scientifique : l’auteur laissait dans l’ombre le travail critique préparatoire auquel il avait dû se livrer. Ce travail, avait consisté surtout à rechercher sur quels points les évangélistes s’accordent et doivent être crus.

Les croyans et les incroyans se rencontrent, qu’ils le veuillent ou non, sur un point ; c’est qu’il y eut dans le Christ un élément humain. C’est cette humanité que nous présente l’Ecce Homo, comme le titre le fait pressentir. Sous quel aspect Jésus parut-il à ses contemporains ? Quel mouvement moral l’avait précédé et annoncé ? Quelle société voulait-il fonder, et en quoi cette société diffère-t-elle de celle que nous voyons aujourd’hui établie sous son nom ? Le grand problème était ajourné et non tranché de façon négative. Un second ouvrage, beaucoup plus difficile à écrire, devait envisager le Christ comme « fondateur de la théologie moderne ». Ce volume n’a jamais paru. Seeley donna, sans nom d’auteur, une série d’articles au Macmillan Magazine sur la Religion naturelle. Ces articles, considérablement remaniés et refondus, ont fourni, en 1882, la matière d’un volume fort inégal et un peu incohérent. Une préface brève, ironique, ambiguë, permet de croire, si l’on y tient absolument, que l’auteur, en explorant le domaine de la Religion naturelle, n’entendait point envahir celui de la Religion révélée. Etait-ce respect ou prudence ? La métaphysique religieuse de Seeley mériterait peut-être une étude à part, mais elle ne peut entrer dans celle-ci, dont l’objet est très différent. Deux points seulement sont nécessaires à retenir. Le premier, c’est que, chez ce professeur de politique, il y a un courant profond de pensée religieuse, qui ne s’interrompt pas, de l’enfance à la maturité. Le second, c’est que, dans son évangile darwinien, se manifeste déjà d’une façon distincte sa tendance à diminuer la personne et à supprimer l’accident, à n’accepter aucun fait qui n’ait ses antécédens, à rétablir, impitoyablement et intégralement, la chaîne indéfinie des effets et des causes, qui sont elles-mêmes des effets.

Après avoir été, pendant quelques années, maître-adjoint à la City school, il passa comme professeur de latin à University Collège. En 1869, il venait de se marier (un peu tardivement pour un Anglais, mais les maladies et les examens avaient dévoré sa jeunesse) ; au cours de son voyage de noces, il reçut une lettre de M. Gladstone, qui lui offrait la succession de Kingsley dans la chaire d’histoire moderne à l’Université de Cambridge. Il accepta, et nous avons sa leçon d’ouverture. Ces discours-là sont, d’ordinaire, chargés de promesses, rayonnans d’optimisme. La première leçon de Seeley est dans une autre note ; elle est caractéristique par sa dédaigneuse modestie et son amère humilité. Il commença par rappeler que, dix-sept ans plus tôt, assis sur les mêmes bancs, il avait assisté aux cours de sir James Stephen. « Jamais ne s’était vue plus inutile dépense de talent. » Quelques rares étudians prenaient des notes parce qu’ils y étaient forcés. « Le reste écoutait distraitement et se hâtait d’oublier. » Lui-même avait été envoyé là, « pour se reposer, en qualité de convalescent et avec défense expresse de travailler ». Et il ajoutait : « Ce souvenir n’est pas fait pour m’encourager. » Il donnait à entendre que les choses n’avaient guère changé sous son prédécesseur immédiat. Kingsley, plus orateur que professeur, avait attiré des auditeurs et non des élèves. Le professeur d’histoire moderne, à Cambridge, il y a trente ans, se trouvait dans une situation à peu près semblable à celle de nos anciens professeurs de faculté. Sa tâche était de jeter des généralités banales, en style plus ou moins académique, aux échos d’une grande salle vide. Seeley le comprenait et s’en désolait, mais cette franchise pessimiste, cet aveu d’impuissance n’étaient, chez lui, que le prélude d’un énergique déploiement d’activité intellectuelle. Il allait se dévouer à sa besogne, tout tenter pour donner à l’enseignement historique la dignité, l’efficacité, l’utilité pratique qui lui appartiennent. Dès ce jour, il avait découvert sa véritable vocation, car cette première leçon a pour titre et pour sujet : l’Enseignement de la politique.


II

Le cadeau de noces de M. Gladstone n’était pas aussi beau qu’il en avait l’air. Le regius professor d’histoire moderne était maigrement doté et devait, pour mettre son budget en équilibre, donner çà et là des conférences, écrire dans les journaux et travailler pour les libraires. Un anonyme (ce genre de bienfaiteurs littéraires n’existe, je crois, qu’en pays anglais) servit à Seeley, en attendant la prochaine révision des traitemens universitaires, le complément de la rémunération promise. En même temps, la Société de la Cambridge University press passa avec lui un traité fort libéral, qui lui assurait l’argent et les loisirs nécessaires pour entreprendre un grand ouvrage historique qu’il avait en vue. C’était la Vie de Stein.

Qui lui inspira le choix de Stein ? Le baron de Stein n’est ni un grand homme ni une personnalité sympathique. « Un baron et rien de plus ! » telle est l’oraison funèbre que lui accordèrent ses ennemis lorsqu’il disparut. Le mot est dur, mais si on lui donne toute sa valeur, il devient équitable et laisse encore à Stein un certain caractère représentatif. Oui, un baron, et rien de moins ! Pour parler plus exactement, il a été un des derniers de ces « chevaliers d’Empire », qui, dans un rayon de quelques kilomètres, exerçaient une patriarcale souveraineté. La pauvreté les obligeait à chercher fortune hors de ces étroites limites. Comme ses ancêtres louaient leur épée, le baron de Stein loua son intelligence à un souverain ; il fut un condottiere administratif. Il a servi le roi de Prusse ; il a failli servir l’empereur de Russie ; il n’a peut-être pas été bien éloigné de servir Napoléon, qui avait, apparemment, ses raisons pour l’imposer à Frédéric-Guillaume et, s’il est beau, pour un Allemand, d’avoir trahi la confiance de Napoléon, il est moins glorieux de l’avoir méritée. Stein a eu, certainement, conscience qu’il y avait une patrie allemande, mais ce n’est pas là l’idée dominante de sa vie politique. Avant tout, il a été l’homme de la contre-révolution. Emanciper le peuple des campagnes, puisqu’il le fallait absolument, mais unir indissolublement les intérêts de la petite propriété à ceux de la grande dans une ligue conservatrice ; moderniser un peu un système par trop médiéval par quelques emprunts à la constitution anglaise, qui était, après tout, un gouvernement de propriétaires ; une réforme administrative, financière, municipale, militaire, tant qu’on voudrait, mais point de réforme générale ; des libertés, mais pas de liberté ; surtout, pas d’égalité, pas de « droits de l’homme » ni de révolution française : voilà pour l’idéal politique. Comme homme, c’est le plus incommode des collègues et le plus hautain des serviteurs. Il unit le despotisme du chef de bureau à celui du seigneur féodal. Roi de village, il traite d’égal à égal avec le roi qui a vingt millions de sujets, en se disant qu’il a derrière lui au moins autant de siècles de souveraineté. Peu de choses l’émeuvent, rien ne l’entame, il est comme le roc qui a donné son nom à sa famille. Tel me semble avoir été le baron de Stein. Il est intéressant comme le dernier échantillon complet d’une race finie, mais ce n’est pas tout à fait le genre de héros auquel on souhaiterait de consacrer trois volumes de cinq cents pages et dix ans de sa vie.

Seeley savait tout cela d’avance. Il n’éprouva point une déception analogue à celle du pauvre Carlyle, qui était au désespoir d’avoir commencé la vie du grand Frédéric. D’abord, il avait du goût pour le mauvais caractère de Stein. Et puis, Stein n’était que la figure centrale du tableau où il voulait introduire, à leur rang et suivant la perspective voulue, Hardenberg, Scharnhorst, Gneisenau, Niebuhr, les promoteurs de la Tugendbund, tous ceux qui ont pris part à la révolte de l’Allemagne contre Napoléon, les ouvriers de la dernière heure aussi bien que ceux de la première. L’unité du livre, c’est la haine de la France, et si Stein y occupe le premier rang, c’est apparemment qu’il personnifiait cette haine mieux qu’aucun de ses compatriotes. « Il haïssait les Français, nous dit-on, autant qu’un chrétien peut haïr. » C’est aux chrétiens à déterminer quelle limite maximum peut être atteinte, en pareil cas. Mais j’oublie que Stein lui-même nous a éclairés là-dessus, en s’écriant : « Puisse le diable les emporter tous ! » Il les emporta, en effet… de l’autre côté du Rhin.

Ce que Seeley se proposait d’écrire, et ce qu’il a écrit, en effet, c’est donc l’histoire d’un groupe, d’un mouvement, d’une idée, l’histoire de la Prusse de 1806 à 1822. Et pourquoi pas ? L’entreprise était intéressante pour des Allemands et on ne sera pas surpris d’apprendre que la Vie de Stein parut à la fois à Londres et à Leipzig. Pour les Anglais, elle offre un intérêt presque aussi direct, car, sans cette révolte de l’Allemagne, fomentée et organisée par Stein et par ses amis, qui sait quelle eût été l’issue du duel à mort, engagé entre Napoléon et la Grande-Bretagne ? Et nous, Français, quel accueil ferons-nous à la Vie de Stein ? Sommes-nous incapables de donner notre sympathie, dans l’histoire, à un peuple opprimé, parce que c’est nous qui nous trouvions être ses oppresseurs ? Le mouvement insurrectionnel de l’Allemagne contre Napoléon est un mouvement parfaitement légitime. Il a eu ses héros et ses martyrs ; nous ne leur refusons pas la gloire qui leur est due. Mais il y a de bonnes raisons pour que l’intérêt accordé à cette révolution ne se soutienne pas et, vers la conclusion, se change en mépris. C’est que, d’abord, ce l’ut la lutte du nombre contre le génie et l’héroïsme. Puis cette révolution se trouva, finalement, n’être qu’une contre-révolution. Entreprise par les peuples, elle tourna contre eux et servit à leur forger des chaînes plus étroites et plus dures qu’auparavant. Elle eût pu être la revanche du droit ; elle ne fut que le retour offensif des préjugés, des appétits et des rancunes. Si Napoléon, pendant les Cent Jours et à Sainte-Hélène, put reprendre son premier et magnifique rôle, de vengeur des nationalités et de soldat de la Révolution, c’est que les auteurs des traités de 1815 lui en donnèrent l’occasion et le droit.

Donc, en tant que drame historique, la Vie de Stein a deux graves défauts : insuffisance du protagoniste, immoralité du dénouement. En tant que répertoire de jugemens et de faits, elle soutire un peu du parti pris de l’auteur. Non seulement il a composé son livre avec des documens allemands, des idées allemandes, des haines allemandes, mais il s’est assimilé toutes ces choses et il a écrit en anglais un livre allemand. Il avait appris à l’école la langue de Voltaire ; il apprit celle de Gœthe dans un séjour d’un an qu’il fit à Dresde. Quand on parlera de Seeley, il ne faudra jamais oublier cette année de Dresde, qui laissa une trace ineffaçable sur sa vie intellectuelle. À cette époque, un Napoléon était, de nouveau, sur le trône et l’Europe était encore une fois sous l’hégémonie française. Les colères de 1814 s’étaient réveillées et ajoutaient un aliment à de nouveaux griefs, un prétexte à de nouvelles ambitions. Il plut à Seeley de s’inoculer ce virus germanique, 1870 arriva. Il n’était pas de ces généreux qui prennent le parti des vaincus. Ses doctrines, d’ailleurs, le lui défendaient, puisqu’elles l’obligeaient à regarder le succès comme un critérium et une justification. Son livre eut donc cette cruelle opportunité qu’il couronnait Bismarck dans la personne de ses prédécesseurs.

Le professeur de Cambridge ne s’en tint pas là. On lui offrit douze pages pour écrire dans l’Encyclopædia Britannica l’article Napoléon. C’était peu, même quand il s’agit des formidables pages de l’Encyclopædia, pour démolir un pareil homme. Seeley réclama et obtint trente-six pages et, de ces trente-six pages amplifiées, sortit la Short history of Napoleon the First, qui forme un précis de la biographie impériale. L’auteur compléta ce volume avec une dissertation « sur la place que Napoléon doit tenir dans l’histoire ». Un Français se fût donné la peine de fondre les deux ouvrages : Seeley, soit maladresse, soit dédain de l’art, laissa les deux parties parfaitement isolées. Peut-être pensa-t-il que l’armée de faits et l’armée d’argumens qu’il avait ramassées contre Napoléon Ier donneraient mieux tout leur effet destructeur si elles gardaient, l’une la brièveté narrative, l’autre l’ordre et l’ampleur de la méthode dialectique. Quoi qu’il en soit, ce petit livre fait projectile ; il condense et mobilise les trois lourds bouquins de la Vie de Stein. C’est lui qui a posé Seeley en « ennemi personnel » de Napoléon. Le mot est rigoureusement juste, mais il faut l’expliquer.

D’ordinaire, un ennemi personnel commence par recueillir les commérages de l’antichambre et de l’alcôve ; il interroge les secrétaires disgraciés, les valets congédiés, les dames auxquelles on n’a pas fait la politesse de demander leurs faveurs et qui en ont gardé de l’aigreur. Avec ces menus faits, il fabrique la légende défavorable d’un grand homme. Je dois rendre cette justice à Seeley qu’il n’a pas songé une minute à employer cette méthode-là. Il nous débarrasse du Napoléon en caleçon et en pantoufles qui joue des pincettes et puise le tabac à même les goussets de son gilet de Casimir blanc ; du Napoléon qui pince l’oreille de Mme d’Abrantès et lance un coup de pied dans le derrière de Talleyrand ; enfin, du Napoléon intime dont on exhume aujourd’hui, avec un pieux attendrissement, les lettres d’amour et les comptes de blanchissage.

Jusqu’ici rien de mal. Ce qui est plus radical et plus inquiétant, c’est de supprimer, ou à peu près, en Napoléon, le chef d’armée, le gagneur de batailles, sous prétexte qu’on est professeur à Cambridge et qu’on n’entend rien aux choses de la guerre. Cette incompétence n’empêche pas Seeley de décider, de la façon la plus autoritaire, sur des points fort épineux, par exemple lorsqu’il attribue à l’Empereur quatre défaites : Eylau, Aspern, Leipzig et Waterloo. Lui qui ne veut pas écouter Thiers et qui dédaigne le secours de Lanfrey, pourquoi accepte-t-il celui du général Iung ? Pourquoi répète-t-il, après lui et d’après lui, que les victoires de Napoléon sont, surtout, les victoires de ses généraux et de son armée ? — « Alors, lui demanderez-vous, pourquoi tant de revers, là où Napoléon n’est pas présent de sa personne ? » Et l’écrivain de se réfugier derrière son incompétence. Mais les lecteurs anglais n’ont garde de faire cette objection, et voilà un doute habilement jeté dans leur esprit.

Ce trait nous révèle comment va procéder Seeley. Il est moins l’ennemi personnel de Napoléon que l’ennemi de la personnalité napoléonienne. Cette personnalité, il ne peut la détruire tout à fait ; mais il la réduit, la rogne, la volatilise par tous les moyens possibles. D’abord, il commence par considérer à part ce qu’il appelle la chance de Napoléon. Tout ce qu’il peut attribuer à sa fortune, il s’empresse de l’enlever à son génie.

Par exemple, si Hoche et Joubert avaient vécu, si Moreau avait voulu, si Sieyès avait pensé à Pichegru, ou si Bonaparte était revenu d’Egypte un mois plus tard, Seeley semble vouloir nous persuader que l’histoire de France prenait un autre cours. Je me sens, pour mon compte, réfractaire à celle supposition. Je puis imaginer qu’il y a eu, en Angleterre, à divers momens de l’histoire et qu’il y a peut-être aujourd’hui dans quelque maison de campagne anglaise ou dans quelque ferme coloniale, ou même dans un bureau de journal (car beaucoup d’hommes sont réduits à traduire en piteuse prose les idées qu’ils auraient autrefois réalisées par l’action), un Cromwell en puissance, un Cromwell rudimentaire et inconscient, dont le monde ne saura jamais rien. Il m’est impossible de faire la même hypothèse pour Bonaparte. Je puis me représenter Olivier desséchant des marais et lisant la Bible jusqu’aux environs de la soixantième année ; je ne peux voir Napoléon lisant Plutarque, Ossian ou l’Arioste, et récoltant des olives dans un coin de la Corse, sans autre diversion que les visites du curé ou les querelles de ses sœurs. Supposez que ses parens n’eussent pas falsifié son état civil pour le faire entrer au collège de Brienne ; supposez que Barras n’eût pas pensé à lui au 13 Vendémiaire ; supposez que Sieyès ne lui eût pas « commandé » le 18 Brumaire ; sa destinée se serait accomplie par des moyens quelque peu différens : Fata viam invenissent.

Je sais bien que Napoléon a l’air de soutenir sur lui-même la même théorie que Seeley. C’est quand il disait : « Je ne suis pas un homme, je suis une chose. » Et il commentait ce mot par un second qui est le corollaire du premier : « La morale ordinaire n’est pas faite pour moi. » En effet, il n’y a pas de morale pour les choses. Mais quelle chose voulait et croyait être Napoléon ? Une force incarnée, la force même de la France nouvelle ! Il était encore la Révolution, quand il la combattait, quand il lui tordait le cou. Seeley se donne une peine infinie pour ne pas admettre dans Napoléon le serviteur sincère de la Révolution. Il était noble, il était militaire, il était étranger : trois raisons qui devaient faire de lui un ennemi secret de la Révolution. Mais, en même temps, il était « un virtuose dans l’art de s’assimiler « les idées nouvelles. » Lorsqu’il fut enfin le maître, il jeta le masque et sa vraie nature apparut. Il fut alors le « sauvage corse », pressenti par Rousseau. Seulement, Rousseau croyait que le sauvage est bon, et le sauvage est mauvais. Alors, gâté par la fortune, gâté par les hommes, en même temps qu’il était, d’autre part, poussé à bout par l’invincible hostilité de l’Angleterre, Napoléon sortit des bornes de la nature humaine. L’écrivassier qui, vingt ans auparavant, envoyait des dissertations philosophiques aux académies de province, devint le moderne Attila. Mais, tout « en sortant des bornes de la nature humaine », il n’était pas « original » ; il manquait d’idées à lui. Comme jacobin, il avait soutenu les chimères et les paradoxes répandus dans l’air. Comme tyran, il imita les procédés des grands partageurs de provinces et dissecteurs de nations qui avaient mené le XVIIIe siècle. Son principe, c’est, tout bonnement, le lawless principle, la loi de la force qui consiste à prendre tout ce qu’on peut.

Prendre tout ce qu’on peut ! Seeley a raison : ce n’est pas original. Cela se voit non seulement dans l’histoire du XVIIIe siècle, mais dans l’histoire de tous les siècles. Comme le remarque avec une cruelle justesse M. John Morley, la barbarie primitive, l’abominable « état de nature », restreint et corrigé par nos codes privés, se retrouve encore dans les relations internationales, et je n’aurais qu’à jeter les yeux sur différens points de la planète pour trouver, à l’heure présente, plus d’une confirmation de cette vérité ; mais, surtout, que d’exemples, et combien convaincans, j’en découvrirais dans l’histoire de la croissance et de l’expansion du peuple britannique que Seeley va esquisser tout à l’heure avec tant de maîtrise. Se peut-il qu’il ait passé la première moitié de sa vie à dénoncer, chez Napoléon, le lawless principle, la seconde à le glorifier ou à le déguiser chez ses compatriotes ?

Mais Seeley fournit lui-même une sorte de justification aux abus de force et aux actes arbitraires de Napoléon. Il ne lui impute pas le rêve absurde de la monarchie universelle. La pensée dominante de son règne, c’est la haine des Anglais. Pour vaincre l’Angleterre, il est allé en Égypte ; pour vaincre l’Angleterre, il a asservi le continent. Comme les petits États neutres étaient les principales puissances maritimes après l’Angleterre, il a été amené, pour mettre son ennemie en quarantaine, à saisir les ports et les flottes des neutres : ce qui fut son plus grand crime politique. En luttant contre la puissance britannique, il n’était pas « original », puisque la vieille France n’avait pas fait autre chose depuis 1688. C’est peut-être de quoi nous le louons et l’admirons.

Que, dans cette partie acharnée, dans cet effrayant « quitte ou double », il ait perdu le sang-froid, qu’il ait été pris de ce vertige des grands joueurs qui va jusqu’à la folie, tout le monde l’accorde. Mais, pour le partage définitif des responsabilités, une question préalable se pose d’elle-même : qui a commencé ? Napoléon, en arrivant au pouvoir, a trouvé la France en guerre avec la Grande-Bretagne ; il a signé la paix d’Amiens. Qui a violé la paix d’Amiens ? J’ai le regret de dire que je n’ai pas encore rencontré un Anglais qui répondît honnêtement à cette question, et Seeley ne fait pas exception à la règle. Il a, sur ce sujet, deux pages d’une curieuse obliquité. Pourtant la question est simple. La puissance qui viole un traité n’est pas celle qui déclare la guerre, mais celle qui n’exécute pas les clauses de la paix. L’Angleterre avait promis d’évacuer Malte ; elle ne l’a pas évacué : donc elle a violé la paix d’Amiens.

Que Bonaparte fût ou non l’agresseur, il n’en était pas moins le champion de la politique traditionnelle, de la politique nationale, et ce qu’on retire à son originalité, il faut le rendre à son patriotisme. L’originalité est le privilège des penseurs. Isolés au milieu de leur génération, ils en préparent une autre. Ils sèment, dans la solitude, dans l’obscurité et, souvent, dans l’amertume, des moissons qu’ils ne voient pas lever. Ceux, au contraire, qui portent en eux toutes les passions, toutes les ambitions de leur temps, ne sauraient être des inventeurs. Leur mérite est de mettre, au service d’idées déjà découvertes, de rares et puissantes facultés d’organisation et d’action. De ces hommes, Napoléon est le plus complet, le plus largement représentatif. Successivement soldat de la Révolution et adversaire des Anglais, il personnifie les nouveaux principes et les intérêts permanens : toute la France de 1800. Ainsi comprise, la théorie de Seeley est très acceptable. Malgré tout, l’habitude est la plus forte, et nous continuerons probablement à parler de Napoléon comme s’il avait été vraiment « quelqu’un ».


III

Le professeur Seeley est maintenant en pleine possession de ce système historique qu’il nous avait fait pressentir dans l’Ecce Homo, qu’il avait appliqué, dans toute sa plénitude et toute sa rigueur à Napoléon Ier. Il va le transporter dans l’histoire nationale. Il en éliminera la biographie, c’est-à-dire ces figures de généraux et d’orateurs auxquelles les historiens, ses prédécesseurs, réservaient les honneurs de la cimaise ; au moi individuel, il substituera la loi du développement politique.

« Quels sont, se demande-t-il, les événemens importans auxquels il faut s’arrêter ? Sont-ce les plus dramatiques ? Sont-ce ceux qui ont eu le plus d’importance aux yeux des contemporains ? Sont-ce, enfin, ceux qui ont eu les plus graves, les plus durables conséquences ? A une question posée ainsi, la réponse ne peut être douteuse. Voilà l’histoire artiste, l’histoire théâtrale, celle qui peint des tableaux et raconte des émotions, condamnée en bloc ! Avec elle disparait une autre école : celle qui, suivant l’expression de Seeley, semble assister à tous les événemens du haut de la tribune des journalistes. Pour cette école-là, qu’elle soit whig ou tory, le champ de l’histoire, c’est le plancher du parlement. Des discours, des votes, des ministères renversés : tout est là. Pour ce genre d’histoire, la paix d’Utrecht est une manœuvre jacobite de Bolingbroke, qui ne réussit pas, et la guerre de l’Indépendance américaine a cet immense résultat… de faire tomber le cabinet de lord North. » Avec ces phrases ironiques, et d’autres semblables, Seeley renvoie des à dos, sans les nommer, Carlyle et Macaulay. « Nos histoires, dit-il, sont des histoires constitutionnelles et parlementaires. On y voit des hommes qui combattent pour la liberté religieuse et politique. Mais la question intéressante, la question vitale, c’est de nous apprendre comment s’est fait l’empire britannique, comment l’Angleterre est arrivée à la situation commerciale qu’elle occupe, car c’est, dans le passé, le seul problème qui touche l’avenir ; c’est la leçon que l’histoire doit à la politique. »

Les étudians de Cambridge, qui entendirent pour la première fois, il y a près de vingt ans, ces idées si nouvelles, n’avaient ni le droit ni l’envie d’interrompre leur professeur, qui, d’ailleurs, ne se faisait pas faute de leur rappeler, de temps à autre, en termes dédaigneux, leur profonde ignorance. S’ils comprenaient toute la portée de ces paroles, ils auraient pu se dire que leur maître, en chassant les héros de l’histoire nationale, portait atteinte à cette personnalité collective, à cet être moral qu’ils avaient cru jusque-là être le peuple anglais. La constitution dont le professeur faisait bon marché, par son lent développement, par la persistance de ses traits dominans, par son vague et sa fixité tout ensemble, représente très exactement le caractère de cet être moral et collectif. et comment ne le représenterait-elle pas, puisqu’elle est son reflet, son expression ? Les luttes pour la conquête de la liberté de conscience et de la liberté politique ont été l’école où la nation a pris conscience de ses forces et de sa destinée. Avant de faire l’Empire britannique, il fallait faire le peuple britannique et, du jour où ce peuple existe, l’Empire est fait.

Pour n’avoir pas été formulée, l’objection n’en était pas moins prévue. L’Expansion coloniale de l’Angleterre et la Formation de la politique britannique sont une réponse en trois volumes à cette objection. Pour comprendre toute la pensée de Seeley, il faut suivre l’ordre des temps et lire la Formation de la politique britannique avant d’aborder l’Expansion de l’Angleterre, quoique la seconde ait été composée avant la première. Il faut aussi se rappeler que Seeley est un professeur, même quand il ne professe pas. Un des deux ouvrages est intitulé « Essai historique » ; l’autre est une « Série de leçons ». Mais, bien que l’un suive à peu près l’ordre narratif et que l’autre se conforme plutôt à l’ordre analytique, c’est toujours le professeur qui parle, et la méthode didactique diffère autant de la méthode artistique que de la méthode philosophique. L’homme qui enseigne a pour devoir de répéter la même idée, en lui essayant toutes les formes différentes, jusqu’à ce qu’il rencontre celle qui la fera pénétrer dans les têtes dures de Cambridge et d’ailleurs. C’est à nous à choisir, de toutes ces expressions, colle qui nous paraît la plus rigoureuse, la plus claire, celle qui met le mieux en lumière la théorie proposée sur l’évolution historique.

Je crois mutile d’analyser longuement la Formation de la politique britannique : Cet ouvrage, dès qu’il parut en anglais, a été ici, même[3], l’objet d’appréciations magistrales que les lecteurs de la Revue n’ont pas oubliées et qu’ils auront profit à relire. Le livre, il faut le reconnaître, n’offre pas le même attrait à l’étudiant de la politique et ne s’empare pas de son esprit avec la même autorité que l’Expansion coloniale. On y sent un labeur immense accompli à un moment de la vie de l’auteur où ses forces l’abandonnaient définitivement. Nous le voyons, par instans, impuissant à ranger et à mouvoir cette énorme multitude de faits qui se révoltent contre son joug. Dans l’Expansion coloniale, il écrit l’histoire à vol d’oiseau. Vus de cette hauteur, la personne et l’accident s’effacent, l’acteur humain est un point immobile. On descend et il paraît bien qu’il se meut. Il semble une fourmi qui rampe sur le sol. On descend encore : la fourmi a un visage, elle agit et parle. C’est ainsi que Seeley s’est trouvé mal à l’aise, lorsqu’il est entré dans le détail des oscillations en quelque sorte quotidiennes de la vieille politique personnelle. Comment faire une histoire du XVIe siècle où les passions du XVIe siècle ne jouent aucun rôle ? On a beau nous dire que Marie Stuart représente la contre-réforme, le mouvement de renaissance catholique dont le concile de Trente est le point de départ et dont les jésuites sont les agens ; on a beau nous assurer que la virginité d’Elisabeth symbolise la politique insulaire, qui est la sauvegarde de l’Angleterre ; il n’en est pas moins vrai que ce sont deux femmes. Appelez le flirt d’Elisabeth entre le Habsbourg et le Valois « politique d’équilibre » : c’est toujours du flirt. Quelles sont les raisons de la « virginité » d’Elisabeth (le mot est de Seeley : pour moi, j’hésite à qualifier de ce beau nom un impur célibat) ? La crainte, si elle agréait un prétendant, de laisser le choix à sa rivale parmi les autres ; la peur de se donner un maître, la peur des couches et, enveloppant tout cela, une je ne sais quelle humeur indomptable et revêche. « Je veux faire comme mon père » ; ces mots qu’on lui-entendait répéter lui servaient de programme sur bien des points. N’est-ce pas là une politique personnelle ? D’ordinaire, la politique personnelle des rois, des ministres, des généraux, des maîtresses, contrecarre la politique nationale ; ici, elle la servit. Bien plus, les hésitations, les caprices, la cupidité de cette femme, qui commanditait les pirateries de Drake et de Hawkins, sauf à les désavouer, mais qui refusait des médicamens à ses marins blessés et marchandait de la poudre à ses canonniers, tout cela profita à la cause anglaise. Elisabeth avait un grand ministre, William Cecil, l’ancêtre de cette famille dont lord Salisbury est aujourd’hui le chef. Ce fut le premier des impérialistes, puisqu’il prépara l’union de l’Angleterre et de l’Ecosse. Il était l’intelligence d’Elisabeth, mais elle ne l’écouta qu’à demi et eut raison. Son indécision et sa lâcheté laissèrent venir le moment favorable pour faire la guerre que l’impatient génie de Cecil aurait devancée.

A la politique de vieille fille succède la politique de mariage, qui, à deux reprises, replace l’Angleterre à la remorque des puissances continentales. La vraie politique anglaise, qui est à la fois une politique d’isolement et d’expansion, découverte sous Elisabeth, perdue sous les Stuarts, est retrouvée deux fois, au XVIIe siècle, par Cromwell et par Guillaume III. Cromwell personnifie deux grandes forces, le mouvement puritain et l’esprit militaire. Il est le chef d’une nation armée, ce qui détermine les allures belliqueuses de son gouvernement, car, lorsqu’une nation est armée, il faut qu’elle se serve de ses armes. Cela dit, quand on observe les événemens de tout près, il faut tenir compte du tempérament d’Olivier et des circonstances toutes particulières où il s’est trouvé. Guillaume III est encore plus gênant. Celui-là n’est pas un « homme représentatif » ; c’est un isolé, un précurseur. L’opinion publique ne le porte pas ; elle le boude, elle le taquine, elle l’ignore : c’est la pire forme de l’impopularité. Parmi ses contemporains, personne ne le soutient ; seul, peut-être, ce pauvre diable de Daniel Defoe, et il est mis au pilori pour sa peine. Guillaume rapporte aux Anglais leur tradition nationale et ils le regardent comme un étranger ; il inaugure la période des guerres d’où doit sortir la grandeur commerciale du pays et les Anglais l’accusent de ruiner leur commerce.

Ainsi, la méthode anti-individualiste de Seeley se trouve trois fois en échec, et dans les trois grands momens de son histoire. Il le sent : de là une incertitude dans le traitement qui laisse une confusion pénible dans l’esprit du lecteur.

Il n’avait rencontré devant lui aucun de ces obstacles en esquissant, à grands traits, l’histoire de l’expansion coloniale, parce que c’est une œuvre collective, presque anonyme, et surtout, — c’est le point sur lequel je veux insister, — une œuvre plus qu’à demi inconsciente.

Comme Seeley a énuméré les chances de Napoléon, il énumère les chances de l’Angleterre, c’est-à-dire toutes les raisons de sa grandeur où elle n’est pour rien. La première, c’est la découverte de l’Amérique. Elle n’a point à revendiquer cette découverte, ou, si Sébastien Cabot peut réclamer quelque chose de la gloire de Colomb, cette gloire est, pour lui et pour sa patrie d’adoption, absolument stérile. L’Angleterre était au bout du vieux monde ; elle est maintenant au centre du monde nouveau, tout en gardant sa situation insulaire, qui lui laisse toute liberté d’action et lui permet, si elle le juge à propos, de se tenir à l’écart des guerres continentales où se sont épuisées les forces des Habsbourgs et des Bourbons. A la fin du XVIe siècle, elle n’a encore ni marine, ni colonies, ni industrie, ni commerce, et sa population est inférieure à celle de la Belgique actuelle. Elle n’est donc pas née avec le génie colonisateur ; elle n’est donc pas née manufacturière et commerçante ; elle n’est pas née puissance navale. Elle a été successivement amenée, disons obligée à acquérir tous ces organes de la vie nationale. L’exemple des autres nations qui l’avaient précédée dans ces différentes voies a influé sur elle. Le danger que lui a fait courir Philippe II en 1588, celui où l’a placée en 1650 la coalition de ses vaisseaux mutinés avec la flotte des Hollandais, l’ont contrainte, par deux fois, à se faire une marine.

La révocation de l’Edit de Nantes a été pour elle une victoire économique, en même temps qu’elle la replaçait à la tête de l’Europe protestante. Les fautes mêmes de ses gouvernans l’ont admirablement servie. C’est l’intolérance religieuse des Stuarts qui a peuplé la Nouvelle-Angleterre. Les 25 000 puritains qui ont quitté la mère patrie, de 1625 à 1642, ne songeaient pas à fonder une Greater Britain. Tout ce qu’ils voulaient, c’était de disposer la table de communion autrement que l’archevêque Laud ne l’entendait, et avec le droit de persécuter, à leur tour, ceux qui placeraient cette table autrement qu’eux. Je le demande encore, où est là dedans le génie colonisateur ?

Enfin, — ceci semblera paradoxal, — la petitesse de l’Angleterre fut la principale cause de sa grandeur. Voici comment. Lorsqu’elle devint trop peuplée pour rester, avec sa médiocre superficie, un pays de production, elle fut condamnée par une loi naturelle à se transformer en une nation industrielle. Alors, elle dut aller chercher au delà des océans les matières premières, la laine et le coton qui demandent de vastes espaces et réclament peu de travail. Pour aller chercher ces matières premières, il fallait une flotte marchande, et les mêmes besoins qui la firent manufacturière lui imposèrent le développement maritime auquel nous assistons.

Revenons à l’origine des colonies anglaises. Seeley comparait la colonisation moderne à la colonisation des anciens. Il voyait entre elles une opposition absolue. Ceux qui entendent ces questions n’iront pas, je crois, jusque-là. En examinant, sous ses formes diverses, la colonisation grecque et phénicienne, on y découvrirait la même diversité de mobiles que dans la colonisation espagnole, portugaise, hollandaise, française ou britannique : surcroît de population, exode en masse d’un parti vaincu, enlèvement brutal des richesses que contient un pays éloigné ou exploitation méthodique et permanente de ces mêmes richesses, esprit d’indépendance, de gain, de curiosité ou d’aventures. Mais Seeley a raison lorsqu’il fait consister la différence spécifique de la colonie antique et de la colonie moderne dans la différence même de la cité et de l’État. Pour les Grecs ces deux notions se confondent. La cité est et doit rester petite ; l’Etat est contenu dans l’espace étroit de ses murailles et quiconque sort de la cité sort de l’Etat. La cité coloniale conservera avec la métropole un lien moral de solidarité, de vague tendresse, comparable à cette vision trouble et fascinatrice que nous gardons des lieux où s’est passée notre enfance lointaine. En cas de péril extrême, elle demandera du secours au nom de la langue et des dieux communs ; rien de plus. Lorsque commence la colonisation espagnole et portugaise, l’idée moderne de l’Etat est déjà née. Aussi les colonies seront-elles des dépendances, des domaines de rapport et des pépinières d’hommes. On leur donnera des vice-rois, des gouverneurs, ou encore des compagnies à charte, moins pour veiller à leurs progrès que pour s’assurer de leur soumission. Mais l’idée de l’Etat s’est encore développée depuis le XVe siècle, et les colonies sont devenues parties intégrantes de la communauté politique. Il eût semblé singulier à nos pères et il semblera tout simple à nos fils qu’un état compact puisse s’étendre dans les deux hémisphères. Deux choses ont rendu ce phénomène réalisable : la liberté indéfinie des échanges et la rapidité des communications, par la navigation à vapeur et la télégraphie électrique. Ce nouveau système colonial, les Anglais l’ont subi, ils ne l’ont point inventé. Ils l’ont pratiqué à tâtons. Ils en ont bénéficié sans le comprendre et ils se sont débattus, pendant un demi-siècle, contre leur bonne fortune. L’Angleterre n’avait été ni plus hardie ni plus clairvoyante, au XVIIe siècle. Avant qu’il y eût une Greater Britain, il y avait eu une Greater Spain, une Greater Holland, une Greater France. Pourquoi ces ébauches d’empires coloniaux ont-elles disparu ? L’Espagne manquait d’argent et d’hommes. La Hollande avait une base européenne trop étroite. Puis, comme dit brièvement Seeley, « on n’est pas toujours heureux », et, quoique le mot soit médiocrement scientifique pour un historien de l’évolution, je suis disposé à m’en contenter. La Hollande avait dépensé sa force, épuisé sa chance. Battue sur mer par les Anglais, sur terre par les Français, elle devint, en 1674, la protégée, la vassale de la puissance qui l’avait vaincue, et les beaux jours ne revinrent jamais. Enfin, la France !… Là, il y eut lutte directe et, dans cette lutte, les Anglais déployèrent une intelligence, un courage, une ténacité sans égale. Seeley oublie de le dire ; notre devoir est de le reconnaître. Pourtant, il faut ajouter que nos gouvernans ont aidé, par leur négligence, à la destruction de notre empire colonial. Leur tort, suivant Seeley, — et le souvenir peut servir d’avertissement, — fut de se partager, fort inégalement, entre les intrigues politiques du vieux monde et les vastes perspectives de conquêtes que le nouveau leur offrait.

On sait comment l’Angleterre avait fondé son premier empire colonial : en persécutant la liberté de conscience. Ce n’est pas là une recette qu’il faille recommander. Le courant d’émigration transatlantique cessa brusquement au moment de la réunion du Long Parlement ; il recommença à la Restauration, mais sans prendre la même ampleur ; pendant le XVIIIe siècle, il fut insignifiant. Ainsi c’est par ses vertus prolifiques que se développa principalement la population de la nouvelle Angleterre. Le gouvernement de la métropole traita les colons avec un mélange de tracasserie autoritaire et de libérale indifférence. À lire les chartes, on dirait des sujets ; dans la pratique, ils sont parfaitement libres, considèrent leur allégeance comme nominale et de pure courtoisie. Le contraste s’explique par la lutte de deux principes : la tradition créée par l’Espagne et le Self-government qui est, en quelque sorte, inné aux Saxons. Cette tendance se manifeste spontanément, comme une force naturelle qui travaille au dedans et sort en éruption. C’est ce qu’exprime naïvement et fortement le vieil historien Hutcheson lorsqu’il écrit, à la date de 1719 : « Cette année, une assemblée générale éclata (broke out) dans le Massachusetts. » Ce mot, qui assimile le self government à une épidémie de typhoïde, ravit Seeley, et, en effet, il est caractéristique.

Il vient un moment où les colons anglais se sentent menacés par les colons français. Ils demandent un secours et l’obtiennent. Le danger passé, ils veulent reprendre toute leur indépendance ; l’État veut se faire payer ses services : d’où, mésintelligence et, finalement, rupture. Mais ce n’est là que l’occasion. La vraie cause de la séparation est dans l’origine même de la colonisation. Deux races d’hommes, déjà très distinctes dès le principe, devaient se trouver encore plus divisées, après avoir vécu cent vingt ans, avec un océan entre elles. Les Américains en sont encore, en 1770, aux idées de Vane et de Hampden. Comparez ces idées à celles qui prévalent dans l’entourage tory de George III, et vous comprendrez l’inévitable venue au monde de l’Union américaine. Trois causes cimentent l’intimité d’une colonie avec sa métropole : communauté de religion, communauté de langue, communauté d’intérêts. Deux de ces liens, sur trois, avaient disparu au moment de la déclaration d’indépendance entre la vieille et la nouvelle Angleterre, ou plutôt, n’avaient jamais existé.

Mais Turgot avait dit son fameux mot sur les fruits mûrs qui tombent de l’arbre ; il l’avait dit vingt-cinq ans avant l’événement. C’était à la fois une métaphore et une prophétie. Or les métaphores ont la vie dure, et les prophéties, quand elles se réalisent, deviennent des dogmes pour la génération suivante. De là, parmi les hommes d’Etat anglais, un découragement qui se crut très philosophique. Puisque les colonies doivent un jour se détacher de la métropole, à quoi bon des colonies ? L’Amérique n’avait jamais tant rapporté que depuis sa séparation. Elle vendait de la laine et du coton ; elle achetait des produits anglais : que pouvaient lui demander de plus Liverpool et Birmingham, Manchester et Sheffield ? Les colonies actuelles imiteraient, dans un temps donné, l’exemple des Etats-Unis. Le mieux était de s’y résigner, de s’y préparer, en les habituant, par l’autonomie parlementaire, à la liberté complète. Voilà ce que disait la sagesse des Gladstone et des Cobden. Un grand mouvement d’émigration avait commencé après 1815 et s’accélérait, après 1840. Un nouvel empire se créait par la force des choses, et les hommes d’Etat semblaient n’en rien savoir. Le ministère des Colonies n’était qu’un bureau de renseignemens et une agence d’émigration ; la première qualité du ministre, c’était de ne pas croire à l’empire colonial.

Les choses ont marché ainsi jusqu’au jour où l’évidence s’est faite. Les gens de la Cité ont enfin compris que l’Amérique, au lieu d’être une cliente naïve et docile, était la plus redoutable des concurrentes, et que, si l’Australie, le Dominion du Canada et l’Afrique du Sud suivaient la même voie, c’en était fait du commerce anglais. La métaphore du fruit mûr avait dit son dernier mot ; une autre image a pris sa place. Les colonies sont les membres du corps politique. Or les membres ne tombent pas d’un corps vivant et on ne les retranche que s’ils peuvent communiquer la maladie ou la mort au reste de l’organisme. Il suit de la que nul n’a le droit de proposer la séparation des colonies. Parties intégrantes de l’État, elles peuvent réclamer la même liberté, la même dignité dont jouissent les autres provinces. Exposées par leur situation à des dangers que la métropole ne connaît pas, elles doivent être encore mieux armées et mieux protégées. Ainsi le demande l’Impérialisme.

Cette question de la séparation possible, on peut se la poser à propos de l’Inde. L’Inde n’est pas une colonie, mais une dépendance. Des trois conditions indiquées plus haut, une seule la rattache, et la rattache faiblement à l’Angleterre : c’est la communauté d’intérêts. Donc, c’est une question à débattre, une question toute pratique, une question de chiffres. Les risques et les charges de l’empire Indien dépassent-ils les profits ? L’auteur de l’Expansion coloniale ne le pense pas, mais la proportion peut varier comme celle des gains et des pertes dans les bilans successifs d’une entreprise industrielle, de façon à justifier une liquidation. Invoquera-t-on le droit des nations à se gouverner elles-mêmes ? Mais l’Inde n’est pas une nation : ce n’est qu’une expression géographique. Elle est aussi incapable, aujourd’hui, de régler ses destinées qu’au moment de la conquête. Vous parlez de la rendre à elle-même, mais elle ne s’est jamais appartenue et l’Angleterre, lorsqu’elle l’a prise, l’a trouvée sous le joug étranger. Voilà bien la thèse anglaise, mais ce qui est moins britannique, c’est l’aveu suivant. De toutes les grandes œuvres que l’Angleterre a accomplies dans le monde, l’établissement de son empire Indien a été la moins consciente. « Dans l’Inde, elle voulait une chose, elle en a fait une autre. » On admire comme des spectacles presque surnaturels ces victoires d’une poignée d’hommes sur des foules innombrables. Tout cela, fantasmagorie et légende ! Ce sont les Indiens qui ont conquis l’Inde pour les Anglais. C’est encore un mérite que d’avoir su découvrir ces deux choses : 1° que les armées indigènes ne valent rien ; 2° que, pris individuellement, les indigènes sont susceptibles de former d’excellens soldats. Mais ce mérite, Seeley ne le laisse pas à ses compatriotes, et c’est aux Français qu’il le restitue. Et en effet, c’est nous qui avons inventé le cipaye.


IV

Récapitulons maintenant. Les principaux facteurs de la grandeur anglaise, si nous éliminons, avec le professeur Seeley, tout ce qui tient à l’histoire politique et parlementaire, sont la découverte de l’Amérique, qui a mis l’Angleterre au centre du monde moderne ; la Réforme et la Révocation de l’édit de Nantes qui l’ont placée, à deux reprises, à la tête de l’Europe protestante ; la Révolution française qui a fait d’elle le pivot de l’Europe monarchique ; le règne de la vapeur et de l’électricité qui a établi entre elle et ses colonies les plus lointaines une communication incessante et intime ; le percement du canal de Suez qui a abrégé des deux tiers la route des Indes. Il est facile de mesurer la part d’initiative qui revient à l’Angleterre dans tous ces événemens. L’Espagne, puis la Hollande l’ont obligée à construire une flotte de guerre. Dans notre siècle même, elle n’a transformé cette flotte et changé tout son système de constructions navales que quand la France, au temps de Dupuy de Lôme, lui en eut donné l’exemple. Quant à la flotte marchande, ce sont les besoins de son industrie qui l’ont créée, et son industrie elle-même est née de l’impossibilité où elle se trouvait de rester un pays de production et de nourrir ses enfans. Elle n’a possédé de colonies qu’un siècle et demi après l’Espagne. Elle a fondé son premier empire par la faute d’un de ses rois ; elle l’a perdu par la faute d’un autre prince. Elle a dû son second empire à l’excès de sa population et, par conséquent, à la fécondité de ses mariages : Tu, felix Anglia, nube. Ce second empire s’est fait en dépit d’elle et presque à son insu. Enfin elle a conquis l’Inde sans le vouloir et la garde sans être parfaitement sûre qu’elle ait de bonnes raisons pour le faire. On serait tenté de dire que l’Angleterre de Seeley, comme son Napoléon, « manque d’originalité. » Mais, parmi les facteurs de la grandeur anglaise, nous avons omis la personnalité morale du peuple anglais, formée et grandie dans ces combats pour la liberté politique et religieuse, que Seeley s’efforçait d’ignorer ou d’amoindrir, parce qu’ils sont l’éclatante manifestation de l’individualisme. Sans le caractère anglais, à quoi eussent servi les cadeaux déposés par les fées dans le berceau de la « petite Angleterre ? »

Mais admettons que, durant trois siècles, elle ait été le serviteur aveugle, machinal, de l’évolution. Aujourd’hui sa conscience est éclairée et ses yeux sont ouverts. Or, si l’Angleterre, les yeux fermés et sans y croire, a pu faire tant et de si grandes choses, que ne fera pas une Angleterre qui voit, qui sait, qui croit et, — j’ajouterai, — une Angleterre qui veut ? Si l’on consulte les volumes successifs de l’Annuaire que publie le Colonial office, on sera littéralement épouvanté de voir à quel point la marche en avant s’est accélérée depuis une quinzaine d’années. « Zone de protectorat » ou « sphère d’influence », de quelque prudent euphémisme que les annexions se déguisent, l’Empire a été presque doublé. L’union économique, la seule que les amis de Gladstone et de Cobden jugeassent praticable, et la seule, au contraire, qui présente de sérieuses difficultés, est à l’étude et approche tous les jours de sa solution. Le voyage des « Premiers » à Londres, au moment du Jubilé, en a hâté de quelques années la réalisation. L’impérialisme manifeste, de plus en plus, le caractère militaire qui lui était attribué dans la définition de Seeley. À cette heure même, l’Angleterre fait la guerre sur quatre points : frontière nord-ouest de l’Inde, Hinterland de Lagos et de Sierra Leone, Ouganda, Soudan, sans parler de la situation toujours tendue au Transvaal où la moindre étincelle peut amener une explosion. Ce sont de petites guerres locales contre des tribus rebelles ou des princes sauvages, mais la moitié du XXe siècle s’écoulera-t-elle sans que l’Empire britannique se heurte contre une puissance européenne ou contre les Etats-Unis ?

Le livre de Seeley est donc un livre important et mémorable, car il, sépare nettement deux périodes de l’expansion coloniale. Ses compatriotes y ont laissé la leçon de modestie rétrospective que l’historien leur offrait ; mais ils se sont avidement emparés des ambitieux conseils qu’ils y lisaient. Des appétits de piraterie et de conquêtes, qui s’assouvissaient obscurément, sournoisement, dans tel ou tel coin du globe, se sont redressés et affirmés en apprenant qu’un professeur de Cambridge les avait promus à la dignité de « lois naturelles » ; que brûler des villages nègres et bâcler des syndicats, c’était servir l’impeccable Démocratie, la sacro-sainte Evolution. Incapables de comprendre le haut fatalisme scientifique de Seeley, les outranciers du patriotisme ont cherché dans son livre ce qu’il s’était bien gardé d’y mettre, le fameux brevet de la « race supérieure » délivré au nom de Darwin, avec l’ordre d’aller, et d’angliciser toutes les nations. C’est ainsi que l’Expansion de l’Angleterre est devenue le Credo de l’école « Bombastique », que l’auteur avait cinglée de ses moqueries les plus aiguës.

Bien des parties sont déjà caduques et presque mortes dans cette œuvre d’hier. Les méditations sur la religion naturelle ou sur les origines historiques du christianisme n’ont guère de prise sur les esprits. Ceux qui prendront la peine de lire sa Formation de la politique britannique en extrairont beaucoup de vérités de détail, consciencieusement élaborées, mais perdront de vue, à chaque page, l’idée générale qui devait dominer tout l’ouvrage. La Révolution française et la personnalité de Napoléon survivront aux attaques de Seeley. Le professeur de politique s’est trompé dans quelques-unes de ses prévisions ; l’historien a quelque peu compromis sa doctrine en l’exagérant, sa méthode en l’appliquant avec une rigidité excessive dans certains domaines où elle est impuissante. Doucement, obstinément, sans donner ni raisons ni preuves, la vieille conception de la personne humaine s’attarde et se défend dans nos intelligences. On nous prouve que nous ne sommes pas libres et nous persistons à nous sentir libres, à agir comme si nous l’étions, à traiter les autres comme s’ils l’étaient, à élever des statues aux grands hommes et des échafauds aux assassins ; à croire que la France, par exemple, et l’Angleterre ne se sont pas faites en dormant, et n’ont pas traversé les siècles comme des somnambules. Et l’histoire redevient telle que nous la définissait Victor Duruy, il y a près de quarante ans, quand nous étions sur les bancs du collège : « le grand livre des expiations et des récompenses. »

Il me semble que la vie intellectuelle de Seeley n’est pas, sur ce point, tout à fait d’accord avec son œuvre. Ce souffreteux, ce laborieux, qui lutta au début contre les difficultés matérielles, contre une santé rebelle, contre l’indifférence, le préjugé, la paresse d’esprit, et enfin contre la mort qui prétendait interrompre son dernier livre ; ce maître presque impérieux, cet écrivain qui, si j’ose le dire, voulut sa pensée et imprima un sceau si personnel à ses idées, ce simple professeur qui finit par créer un immense courant d’opinion et par tenir plus de place dans la politique anglaise qu’un grand chef de parti, puisqu’il a réuni les deux partis dans un même état d’âme : est-ce que ce spectacle ne nous encourage pas à croire et à dire qu’il y a des « forces morales » et que, finalement, elles mènent le monde ? Seeley a battu en brèche la volonté humaine, et son succès est un des triomphes de la volonté.


AUGUSTIN FILON.


  1. Armand Colin et Cie, éditeurs.
  2. Armand Colin et Cie, éditeurs.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er février 1896, l’étude de G. Valbert.