Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/36

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 172-176).

Continuation des responses de Trouillogan
philosophe Ephectique & Pyrrhonien.


Chapitre XXXVI.


Vovs dictez d’orgues, respondit Panurge. Mais ie croy que ie suis descendu on puiz tenebreux, onquel disoit Heraclytus[1] estre Verité cachée. Ie ne voy goutte : ie n’entends rien : ie sens mes sens tous hebetez. Et doubte grandement que ie soye charmé. Ie parleray d’aultre style. Nostre feal, ne bougez. N’emboursez rien. Muons de chanse, & parlons sans disiunctiues. Ces membres mal ioinctz vous faschent, à ce que ie voy. Or çà, de par Dieu. Me doibz ie marier ? trovillogan. Il y a de l’apparence. panvrge. Et si ie ne me marie poinct ? trov. Ie n’y voy inconuenient aulcun. panvr. Vous n’y en voyez poinct ? tro. Nul, ou la veue me deçoit. pan. Ie y en trouue plus de cinq cens. tro. Comptez les. pan. Ie diz improprement parlant : & prenent nombre certain pour incertain : determiné, pour indeterminé. C’est à dire beaucoup. trovil. I’escoute. panvr. Ie ne peuz me passer de femme, de par tous les diables. trovil. Houstez ces villaines bestes. panvr. De par Dieu soit. Car mes Salmiguondinoys disent coucher seul ou sans femme, estre vie brutale, & telle la disoit Dido en ses lamentations[2]. trovil. A vostre commandement. panvr. Pe le quau Dé, i’en suis bien. Doncques me mariray ie ? trovil. Par aduenture[3]. pan. M’en trouueray ie bien ? tro. Scelon la rencontre. pan. Aussi si ie rencontre bien, comme i’espoire, seray ie heureux ? tro. Allez. pan. Tournons à contrepoil. Et si rencontre mal ? tro. Ie m’en excuse. pan. Mais conseillez moy, de grâce. Que doibs ie faire ? tro. Ce que vouldrez. pan. Tarabin tarabas. tro. Ne inuocquez rien, ie vous prie. pa. On nom de Dieu soit, Ie ne veulx sinon ce que me conseillerez. Que m’en conseillez vous ? tro. Rien. pan. Me mariray ie ? trov. Ie n’y estois pas. pan. Ie ne me mariray doncques poinct ? tro. Ie n’en peu mais. pan. Si ie ne suys marié, ie ne seray iamais coqu ? tro. Ie y pensois. pan. Mettons le cas que ie sois marié. tro. Où le mettrons nous ? pa. Ie dis, Prenez le cas que marié ie soys. tro. Ie suys d’ailleurs empesché. pa. Merde en mon nez, Dea, si ie osasse iurer quelque petit coup en cappe[4], cela me soulageroit d’autant. Or bien. Patience. Et doncques, si ie suys marié, ie seray coqu ? tro. On le diroit. pa. Si ma femme est preude & chaste, ie ne feray iamais coqu ? tro. Vous me semblez parler correct. pa. Escoutez. tro. Tant que vouldrez. pan. Sera elle preude & chaste ? Reste seulement ce poinct. trovil. I’en doubte. pan. Vous ne la veistez iamais ? tro. Que ie sache. pan. Pour quoy doncques doubtez vous d’vne chose que ne congnoissez ? tro. Pour cause. pa. Et si la congnoissiez ? tro. Encores plus. panv. Paige mon mignon, tien icy mon bonnet, ie le te donne, saulue les lunettes, & va en la basse court iurer vne petite demie heure pour moy[5]. Ie iureray pour toy quand tu vouldras. Mais qui me fera coqu ? trovil. Quelqu’vn. panvr. Par le ventre beuf de boys, ie vous froteray bien monsieur le quelqu’vn. trov. Vous le dictez. pan. Le diantre, celluy qui n’a poinct de blanc en l’œil m’emporte doncques : ensemble si ie ne boucle ma femme[6] à la Bergamasque, quand ie partiray hors mon serrail. tr. Discourez mieulx. pa. C’est bien chien chié chanté[7] pour les discours. Faisons quelque resolution. tr. Ie n’y contrediz. pa. Attendez. Puis que de cestuy endroict ne peuz sang de vous tirer, ie vous saigneray d’aultre vene. Estez vous marié ou non ? tr. Ne l’vn ne l’aultre, & tous les deux ensemble. pa. Dieu nous soit en ayde. Ie sue par la mort beuf d’ahan : & sens ma digestion interrompue. Toutes mes phrenes, metaphrenes, & diaphragmes sont suspenduz & tenduz pour incornisistibuler en la gibbessiere de mon entendement[8] ce que dictez & respondez. tr. Ie ne m’en empesche. pa. Trut auant. Nostre feal, estez vous marié ? tr. Il me l’est aduis. pa. Vous l’auiez esté vne aultre foys ? tr. Possible est. pa. Vous en trouuastez vous bien la premiere fois ? tr. Il n’est pas impossible. pa. A ceste seconde fois comment vous en trouuez vous ? tr. Comme porte mon sort fatal. panvr. Mais quoy, à bon essiant, vous en trouuez vous bien ? trovil. Il est vray semblable. panv. Or ça, de par Dieu. I’aymeroys, par le fardeau de sainct Christofle, autant entreprendre tirer vn pet d’vn Asne mort, que de vous vne resolution. Si vous auray ie à ce coup. Nostre feal, faisons honte au diable d’enfer, confessons verité. Feustez vous iamais coqu ? Ie diz vous qui estez icy : ie ne diz pas vous qui estez là bas au ieu de paulme. trovil. Non, s’il n’estoit prædestiné. pan. Par la chair, ie renie : par le sang, ie renague : par le corps, ie renonce. Il m’eschappe. A ces motz Gargantua se leua, & dist. Loué soit le bon Dieu en toutes choses. A ce que ie voy, le monde est deuenu beau filz depuys ma congnoissance premiere. En sommes nous là ? Doncques sont huy les plus doctes & prudens philosophes entrez on phrontistere & escholle des Pyrrhoniens, Aporrheticques, Scepticques, & Ephectiques. Loué soit le bon Dieu. Vrayement on pourra dorenauant prendre les Lions par les Iubes : les cheuaulx par les crains : les bœufz par les cornes : les bufles, par le museau : les loups, par la queue : les cheures, par la barbe : les oiseaux, par les piedz. Mais ia ne seront telz Philosophes par leurs parolles pris[9]. Adieu, mes bons amys. Ces motz prononcez, se retira de la compaignie. Pantagruel & les aultres le vouloient suyure : mais il ne le voulut permettre.

Issu Gargantua de la salle, Pantagruel dist es inuitez. Le Timé de Platon au commencement de l’assemblée compta les inuitez : nous au rebours les compterons en la fin. Vn, deux, trois : où est le quart ? N’estoit ce nostre amy Bridoye ? Epistemon respondit, auoir esté en sa maison pour l’inuiter : mais ne l’auoir trouué. Vn huissier du parlement Myrelinguoys en Myrelingues, l’estoit venu querir & adiourner pour personellement comparoistre, & dauant les Senateurs raison rendre de quelque sentence par luy donnée. Pourtant estoit il au iour præcedent departy affin de soy repræsenter au iour de l’assignation, & ne tomber en deffault ou contumace. Ie veulx (dist Pantagruel) entendre que c’est. Plus de quarante ans y a qu’il est iuge de Fonsbeton : icelluy temps pendent a donné plus de quatre mille sentences definitiues. De deux mille trois cens & neuf sentences par luy données feut appellé par les parties condemnées en la Court souueraine du parlement Mirelinguoys en Mirelingues : toutes par arrestz d’icelle ont esté ratifiées, approuuées, & confirmées : les appeaulx renuersez, & à neant mis. Que maintenant doncques soit personellement adiourné sur ses vieulx iours : il qui par tout le passé a vescu tant sainctement en son estat, ne peut estre sans quelque desastre. Ie luy veulx de tout mon pouoir estre aidant en æquité. Ie sçay huy tant estre la malignité du monde aggrauée, que bon droict a bien besoing d’aide. Et præsentement delibere y vacquer de paour de quelque surprinse. Allors feurent les tables leuées. Pantagruel feist es inuitez dons precieux & honorables de bagues, ioyaulx, & vaissele tant d’or comme d’argent : & les auoir cordialement remercié, se retira vers sa chambre.


  1. Voyez ci-dessus, p. 205, la note sur la l. 33 de la p. 308.
  2. Non licuit thalami expertem sine crimine vitam
    Degere, more feræ.

    (Virgile, Énéide, iv, 550)

  3. « Ie vous demande, si ie feray bien d’épouser la Fille, dont ie vous parle. — Selon la rencontre. — Feray-ie mal ? — Par-avanture. « (Molière, Mariage forcé, sc. 5)
  4. 1546 : En robbe.
  5. Henri Estienne, dans son Apologie pour Hérodote (c. XIV, t. I, p. 168), raconte l’histoire suivante d’un joueur : « Ce vilain estant lassé de maugréer, renier, despiter Dieu & le blasphemer en toutes sortes, commanda à son valet de luy aider. » D’ordinaire, dans nos comiques, quand on prie quelqu’un de jurer pour soi, cela s’applique plutôt au serment à taire devant un tribunal qu’à des jurons : « Ie prieray mon voisin deiurer pour moy, ainsi que fit le sire Guillaume, qui, pressé du iuge de iurer, luy dit ainsi : « Monsieur, ie ne fais point iurer, parce que ie n’ay pas étudié, ny esté à la guerre, & ne suis docteur, ny gendarme, ny gentilhomme ; mais i’ay vn frere qui iurera pour moy. » (Moyen de parvenir, p. 2)

    Un grand homme sec, là qui me sert de témoin,
    Et qui jure pour moy lors que j’en ay besoin.

  6. Allusion aux ceintures de chasteté ou cadenas. Voyez dans les Poésies diverses de Voltaire la pièce qui porte ce titre. Un de ces instruments est exposé au musée de Cluny.
  7. Voyez ci-dessus, p. 78, la note sur la l. 26 de la p. 22.
  8. Voyez ci-dessus, p, 99, la note sur la l. 13 de la p. 54.
  9. Allusion au proverbe : « On prend les taureaux par les cornes et les hommes par des paroles. »