Le Tigre de Tanger (Duplessis)/I/VI

La bibliothèque libre.
et Albert Longin
L. de Potter (1p. 113-132).

VI

Tigre et renard (suite).

Des pâleurs et des rougeurs subites qui tour à tour teignaient ou décoloraient le visage du misérable, trahissaient les angoisses de son âme, et donnaient un visible démenti à l’assurance qu’il affectait vis-à-vis de lui-même.

À chaque bruit indécis et lointain qu’il croyait entendre, il tressaillait de tous ses membres : son imagination, exaltée par l’attente, lui représentait Jefferies railleur, brutal, inexorable, apparaissant sur le seuil de son cachot, ou même, effroi plus mortel, dédaignant de faire un pas vers le lâche condamné qui s’accrochait à des ruses si banales !

Les heures s’écoulèrent lentes, terribles, glacées, sans que le moindre indice d’un évènement prochain vint soutenir le courage, alimenter l’espoir du prisonnier.

Cet isolement prolongé, ce dédain auquel il ne s’attendait pas, ne tardèrent pas à produire en lui une réaction profonde. Sa fiévreuse et factice énergie s’évanouit, son espoir s’éteignit ; dans toutes ses facultés, à un excès d’irritation succéda une prostration complète ; il se sentait vaincu sans avoir combattu.

Tout à coup, un jet de vive lumière perça l’ombre du cachot.

Fitzgerald, ému jusqu’au fond du cœur, eut néanmoins assez de présence d’esprit pour tourner son visage contre le sol et prendre la position d’un homme endormi.

Presque assitôt, les accents d’une voix éclatante frappèrent son oreille :

— Misérable gueux, coquin infâme, vil mendiant, bandit, voleur, assassin, ignoble fils du diable, hurlait cette voix exceptionnelle et qui ressemblait assez aux mugissements d’un taureau en fureur, le sommeil éternel dont tu jouiras bientôt ne peut-il suffire à ta paresse ? Ne saurais-tu mieux employer ta dernière heure ?

Un coup assez violent qui atteignit l’Irlandais à la hanche accompagna ces paroles : le nouveau venu, joignant la brutalité à l’insulte, avait frappé du pied le condamné.

Fitzgerald se dressa autant que le lui permettaient ses chaînes, et fixant un œil ardent sur son agresseur :

— Lâche ! s’écria-t-il, si je possédais ma liberté, tu aurais déjà payé de ta vie cet outrage !… Qui es-tu ?… Ah ! c’est vous, juge-bourreau ! J’aurais dû m’y attendre : vous venez, n’est-ce pas, jouir de mes dernières souffrances ?… Mais non, je me trompe, poursuivit l’Irlandais en ricanant, non, c’est un bon sentiment qui vous conduit ici, c’est la pitié… Vraiment, mylord, c’est trop d’honneur que vous me faites ! Je ne sais comment reconnaître tant de condescendance, tant de bonté de votre part ! L’intérêt que vous daignez me montrer me touche jusqu’aux larmes ; je cherche en vain des mots pour vous témoigner toute ma gratitude… Les expressions manquent à ma reconnaissance…

— Tais-toi, vagabond éhonté ! tais-toi, brigand ! s’écria le grand juge. Tu ne sais, dis-tu, comment me témoigner la reconnaissance ? Attends au moins pour la manifester, fourbe sans pudeur, que Jack Ketch t’ait procuré l’avant-goût des jouissances qui te sont réservées… Quand tu auras passé par la torture, quand tes membres pantelants ne présenteront plus qu’une masse informe d’os rompus et de chairs broyées, alors il te sera permis de me bénir tout à ton aise ! Ma présence t’étonne ? Eh bien, oui ! je ne te le dissimulerai pas, — dût cet aveu chatouiller agréablement ta vanité, — je n’ai pu résister au désir de voir de près un vaurien tel que toi ; tous les plus fieffés bandits du royaume me sont passés par les mains, et je n’en ai pas trouvé un seul parmi eux qui pût t’être comparé pour l’audace et la perversité. Enfin, te voilà pris au trébuchet de la justice, gueux exécrable ! Demain, la société sera délivrée de toi ! demain tu seras accroché au gibet !

Pendant que Jefferies l’accablait d’insultes, Fitzgerald l’examinait avec une attention extrême.

Le grand juge au banc du roi avait, à cette époque, trente-sept ans révolus. Sa taille, bien prise, quoiqu’un peu épaisse, ne dépassait pas cinq pieds quatre pouces. Il avait le front haut, le nez droit et fin, l’œil singulièrement doux et calme, la bouche empreinte de fermeté ; l’ovale de son visage, plein de noblesse et d’élégance, annonçait, — mensonge vivant, contraste bizarre ! — la bonté et la bonhomie.

Tel, du moins, était Jefferies au repos, tel il s’est montré en posant devant les peintres du temps, devant Kneller entre autres. Mais la colère allumait-elle son sang de fougueuses ardeurs, alors s’opérait en lui une métamorphose complète, inouïe, tellement étrange, que si tous les écrivains contemporains du dix-septième siècle ne rapportaient pas à l’unanimité cette anormale particularité, nous n’oserions la mentionner, nous refuserions d’y ajouter foi.

Jefferies en fureur, — et chez lui l’irritation était passée à l’état chronique, Jefferies en fureur ne ressemblait en rien à un homme sain d’esprit et de corps ; il présentait un type fantasque, excentrique, indéfinissable. Les éclats de sa voix tonnante, le jeu de ses épais sourcils, la prodigieuse et grimaçante mobilité de son visage, l’impétuosité saccadée de ses mouvements, la perpétuelle agitation de ses muscles, enfin, l’ineffable volupté qui se peignait sur sa face, lorsqu’il se plaisait à terrifier, par l’évocation de sanglantes images, les malheureux accusés qui comparaissaient devant lui l’avaient rendu l’objet d’une terreur générale, instinctive, superstitieuse. Sur son passage, la foule se dispersait avec effroi, et l’on peut dire aujourd’hui qu’en formant ce redoutable maniaque, la nature semblait s’essayer à une création plus terrible encore et plus folle, celle de Marat.

Dès que Jefferies se tut, Fitzgerald s’empressa de prendre la parole :

— Mylord, dit-il d’une voix ferme, permettez-moi de mettre en doute votre prédiction… Le soleil de demain éclairera, non pas ma mort, mais bien mon triomphe. Demain je serai libre, j’aurai de l’or, je serai envié, car demain le grand juge au banc du roi m’offrira sa bourse, son appui, j’allais presque dire son amitié.

— Que dis-tu, bête immonde, reptile venimeux, impudent animal ! interrompit Jefferies avec une violence plus affectée que réelle ; moi, te faire de telles offres ! la peur de la potence égare ton esprit… tu es en délire !

— Vous savez bien que non ; vous savez bien que je parle en toute liberté d’esprit, et qu’aucune arrière-pensée de crainte ne peut troubler ma raison. À présent, veuillez me prêter votre attention tout entière.

— Moi, daigner t’écouter, vile créature !

— Dame, monsieur le grand juge, il me semble que votre présence ici est des plus significatives… Est-ce que vous auriez pris la peine de descendre dans mon cachot, si votre profonde immoralité, si votre rare connaissance des hommes ne vous avaient pas fait pressentir tout le parti que vous pouvez tirer de moi ?… Cessez donc d’affecter cette furibonde humeur qui ne m’impose nullement et qui nuit à la clarté de notre entretien. Je commence.

Le langage si calme et si hardi du condamné produisit un singulier effet sur Jefferies. Au lieu de s’emporter en invectives, il sourit d’un air satisfait ; puis, se frottant joyeusement les mains :

— Une si superbe impudence justifie mes soupçons, murmura-t-il. Pour qu’un homme, dans la position de celui-ci, ose me tenir de tels propos, il faut qu’il appartienne à quelque parti puissant… et je vais en apprendre de belles !… Allons, j’ai sagement agi en venant ici moi-même… Rose n’aurait point été à la hauteur d’une si délicate mission…

Puis, élevant la voix, Jefferies ajouta :

— Voyons, drôle, explique-toi, je t’écoute.

Fitzgerald ne se fit pas répéter cette invitation.

— Monsieur le grand juge, dit-il, je connais trop bien la sagacité de votre esprit pour songer à ruser avec vous. Je compte jouer cartes sur table, vous parler à cœur ouvert. Ne prenez donc pas en mauvaise part la liberté de mon langage : c’est un hommage que je rends à votre supériorité.

— Au fait, au fait ! interrompit brusquement Jefferies.

— Mylord, reprit l’Irlandais après une légère pause, vous ne devez pas vous dissimuler que malgré la faveur dont vous semblez jouir auprès de notre monarque le roi Charles II, malgré le pouvoir immense attaché à votre charge, votre position est des plus précaires. Abhorré du royaume, haï par la population de Londres, craint des petits, méprisé des grands, vous êtes incessamment menacé. Vos nombreux ennemis n’attendent qu’une occasion, qu’un prétexte pour fondre tous à la fois sur vous. Vous combattrez, me direz-vous ? Soit ; mais un géant, si invincible qu’il soit contre des hommes isolés, ne saurait résister lorsque tous ces hommes réunis s’appellent légion. Vos efforts n’aboutiront donc qu’à rendre votre défaite plus éclatante. C’est de cette chute certaine que je veut vous sauver, mylord.

— Votre exorde, éloquent Fitzgerald ne manque pas de brillant, dit Jefferies avec une douceur insolite ; passez maintenant à la narration.

— Mylord, continua le condamné, le seul moyen de braver impunément l’orage, c’est d’être si haut placé que la foudre se trouve sous vos pieds… Les ennemis qui nourrissent l’espoir fondé de renverser le grand juge au banc du roi, n’oseraient certes pas s’attaquer à lui, s’il devenait garde-des-sceaux, grand chancelier d’Angleterre !

À ces paroles prononcées avec feu, Jefferies tressaillit ; la rougeur subite qui monta à ses joues, l’éclat plus intense de ses yeux, trahirent la profonde émotion qui l’agita. Toutefois, cette émotion, ou du moins les signes extérieurs qui la manifestèrent, furent de courte durée. Le visage du grand juge reprit presque aussitôt l’expression de sarcasme et de scepticisme qui lui était habituelle.

— Ainsi, dit-il, tu es chargé par Sa Majesté de nommer le garde-des-sceaux, le grand-chancelier d’Angleterre, ô trop facétieux Fitzgerald, et c’est sur moi que tu as jeté les yeux pour ce poste envié ?

— Ne raillez pas, mylord ! Oui, moi, l’obscur, l’inconnu, le misérable Fitzgerald ; moi, le pauvre diable couvert de haillons et à moitié mort de faim et de froid ; moi le condamné au gibet, je m’engage, si vous me promettez votre appui, à faire de vous avant six mois, le garde-des-sceaux et le grand chancelier d’Angleterre !