Le Tigre de Tanger (Duplessis)/II/X

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et Albert Longin
L. de Potter (2p. 271-304).

X

Le gage de sang.

Tandis que le vieux William se mettait avec tant de répugnance en route pour Lausanne, une scène hideusement touchante, s’il est permis de se servir de cette expression, se passait non loin de lui et justifiait pleinement ses pressentiments. Dans la chétive cabane en planches, — alors momentanément abandonnée, — d’un chevrier, cabane située à environ trois portées de fusil de la demeure de lord Lisle, deux hommes étaient assis par terre devant un maigre feu de branches mortes jetées pêle-mêle sur le sol humide.

Près de ces hommes se voyaient les restes d’un frugal repas ; des morceaux de pain, des débris de fromage : seulement, trois bouteilles vides dont les goulots débouchés laissaient échapper une forte odeur d’alcool, prouvaient qu’ils avaient cherché dans la boisson une compensation à l’insuffisance des aliments qui composaient leur souper.

Ces deux hommes, — anciennes connaissances du lecteur, — étaient Fitzgerald et James, son jeune frère.

Depuis quelques minutes, un morne silence avait remplacé un dialogue naguère animé ; tous les deux paraissaient sous le poids d’une préoccupation profonde.

Ce fut James qui le premier renoua l’entretien.

— Frère, dit-il en fixant sur Fitzgerald un long regard qui exprimait tout à la fois la tristesse et la tendresse, c’est en vain que pour me tromper, pour me faire prendre le change tu essaies de chasser les nuages qui assombrissent ton front… À ces sourires contraints qui glissent pénibles et navrants sur ton visage, je préférerais des larmes… Ne m’aimes-tu donc plus, mon cher Fitzgerald, que tu te caches de moi, que tu veuilles supporter seul tes chagrins !

— Tais-toi, ingrat enfant, répondit l’Irlandais, tu blasphèmes !

— Pourtant, frère, si tu m’aimais, tu n’aurais pas de secrets pour moi, tu me confierais la cause de ta tristesse.

— Ne trouves-tu pas que ma position présente et l’acte que je suis sur le point d’accomplir sont assez graves pour motiver ma préoccupation ?… Songe donc, James, que tout à l’heure lord Lisle doit tomber sous mon poignard ; que d’ici à demain je puis me retrouver encore entre les mains de la justice…

— Oui, frère, je sais que tu cours de grands risques, mais je connais trop bien aussi ton indomptable courage pour admettre que la seule crainte d’un danger, quelqu’immense qu’il soit, puisse t’abattre ainsi ! Je te le répète, frère, tu me caches le fond de ta pensée !

— Eh bien ! oui, s’écria l’Irlandais avec violence, tu l’as deviné ; une atroce douleur me torture le cœur. À présent, James, que cet aveu te suffise. N’insiste plus, je t’en conjure ; je souffre d’un mal sans remède… d’un mal que tes questions inquiètes ne sauraient qu’aggraver ; brisons là-dessus. Quel violent coup de vent ! Les démons sont pour nous… cet orage nous est d’un extrême secours, il fait la solitude dans les campagnes et nous permettra, l’acte sanglant accompli, de prendre la fuite sans être ni aperçus ni poursuivis. En route, James, partons, partons…

Fitzgerald se leva, se mit à parcourir d’un pas fiévreux et irrégulier l’étroite cabane, dont les planches disjointes laissaient entrer le vent avec des sifflements tantôt aigus, tantôt plaintifs, puis se retournant brusquement vers son jeune frère :

— Eh bien, mon cher James, reprit-il, partons-nous ?

— Oui, partons, dit le jeune homme en se levant avec résolution ; partons ! Mais laisse-moi te le dire auparavant : je t’ai deviné, frère. Au fond de ton cœur, j’en suis sûr, s’élève un reproche contre moi ; tu te dis que je suis un lâche, que je ne t’ai pas jusqu’ici prêté l’aide que tu étais en droit d’attendre de moi… tu te dis que, dans nos deux précédentes entreprises, je suis resté spectateur sinon indifférent, du moins inactif, tandis que toi, tu faisais toute la sanglante besogne… Et tu crains, j’en ai l’intime conviction, tu crains qu’au fond je ne te méprise, que je n’aie horreur de toi. N’est-ce pas cela ? Oui, c’est cela même !… je te défie de me dire que non ! Eh bien, tu te trompes, frère… Tiens, donne-moi ta main, celle-la même qui a tué… Vois, je la serre dans les miennes ; vois, je la baise… Allons donc ! est-ce que le sang qu’il y a sur tes mains, à toi, peut m’empêcher de t’aimer ! Viens, mon bon frère, viens, embrassons-nous !

Fitzgerald et James tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et, durant quelques instants, se tinrent étroitement serrés poitrine contre poitrine.

— Ah ! dit l’aîné des deux frères, quel bien tu viens de me faire, James ! Combien je te remercie de tes bonnes paroles ! Tu ne peux t’imaginer jusqu’à quel point elles m’ont soulagé.

— Ce n’est pas tout, reprit James ; je veux te donner une preuve qu’elles sont vraies. Cette fois-ci je prends ta place, c’est moi qui tuerai lord Lisle. Tu le veux bien, n’est-ce pas ?

— Hélas ! pauvre enfant, tu ne sais pas ce que tu demandes là !… non, non !

— Si, te dis-je ! Tant que je n’aurai pas frappé une des victimes désignées par Jefferies, les idées de ce soir te reviendront toujours ; et je t’aime trop pour te savoir malheureux par ma faute… Ainsi, n’est-il pas vrai ?

Fitzgerald parut d’abord vouloir répondre à cette terrible demande. Mais soit que la force lui manquât, soit qu’il ne fût pas encore décidé à accepter le sanglant concours que lui offrait James, il se contenta de secouer lentement la tête, à plusieurs reprises.

— James ! s’écria-t-il après un léger silence, partons !…

— Pas avant que je n’aie ta promesse !

Fitzgerald, domptant l’agitation fébrile à laquelle il était en proie, s’arrêta tout à coup devant son jeune frère…

— Tu le veux, dit-il d’une voix sourde et presque inintelligible, enfant, enfant, tu ignores les angoisses que tu te prépares… Après tout, qui sait !… Peut-être ton généreux sacrifice, en te permettant de m’aimer toujours, en t’empêchant de me mépriser, sera-t-il profitable à ton avenir… Eh bien ! soit, James, à toi la sanglante besogne de cette nuit… Partons !

Un quart d’heure après, Fitzgerald et son frère heurtaient à la porte de lord Lisle.

Le vieillard, après le départ de William, s’était de nouveau assis devant sa table chargée de papiers, et s’était mis, tantôt à en relire quelques-uns, tantôt à rester en une sorte de contemplation muette et prolongée devant la miniature où les traits doux et charmants de Lucy Murray étaient fidèlement retracés. En entendant des coups retentir sur la porte de sa maison, il tressaillit malgré lui. Ce ne pouvait être William qui revenait, car il avait toujours sur lui la clé d’entrée. Un instant, les craintes que son vieux et dévoué serviteur lui avait manifestées, et qui ne l’avaient pas préoccupé une seule seconde depuis qu’il était resté seul, lui revenait à l’esprit.

Il se leva, plaça dans un coffre en vieux chêne, orné de ferrures, les papiers et la miniature, ferma le coffre et mit la clé dans sa poche.

Puis, se dirigeant vers un bahut dressé dans l’angle du salon, il prit sur une étagère deux grands pistolets à double canon, fit jouer leur détente, s’assura attentivement de leur excellent état, mit chacun d’eux dans l’une des poches de revers du large surtout dont il était enveloppé, et enfin tous ces préparatifs faits et ces précautions prises, il traversa une antichambre et marcha d’un pas ferme vers la porte d’entrée de la maison, au moment même où le marteau y faisait retentir de nouveaux coups.

— Qui est là ? dit-il d’une voix haute et accentuée.

— Des amis, répondit-on du dehors.

— À quel signe les reconnaître ?

« — Ceci sera comme un signe en votre main et comme une chose suspendue devant vos yeux pour exciter votre souvenir… »

Lord Lisle ne laissa pas à celui qui récitait ce verset de l’Exorde le temps de l’achever, il poursuivit lui-même d’une voix tout émue par l’enthousiasme :

« — Parce que le Seigneur nous a tirés de l’Égypte par la force de son bras. »

Et il ouvrit la porte, avec un empressement juvénile, à Fitzgerald et à James, qui pénétrèrent dans la maison.

— Soyez les bienvenus, porteurs de la bonne nouvelle si longtemps attendue ! continua le vieillard en tendant la main aux deux Irlandais. Venez, mes amis et mes hôtes, venez vous asseoir à mon foyer.

Un instant après, lord Lisle, Fitzgerald et son frère, assis dans le salon devant un feu pétillant, causaient avec animation des choses et des hommes dont le récit et les actes rempliront une grande partie de la suite de cette histoire.

— Aux paroles bibliques que vous avez prononcées tout à l’heure, dit le puritain à l’aîné des deux frères, j’ai reconnu tout de suite que vous étiez des nôtres, et je me suis empressé de vous ouvrir ma porte comme à des compagnons d’armes qui marcheront demain sous le même drapeau que moi… Mais n’avez-vous pas un caractère plus spécial ? N’êtes vous pas chargés d’une mission particulière auprès du vieux patriote Burton ?

— Ceci, répondit Fitzgerald en présentant u ne moitié de bague au vieillard, répondra à votre question, mylord, et vous dira que vous pouvez en toute sûreté reprendre avec nous votre vrai et honorable nom.

Lord Lisle, au lieu de répondre, ouvrit son surtout, mouvement qui laissa voir à ses hôtes les crosses de deux formidables pistolets ; puis il retira de la poche de son gilet un petit objet en or qu’il rapprocha avec attention de celui qu’on venait de lui remettre. Les deux fragments s’adaptaient parfaitement l’un à l’autre et formaient par leur réunion une seule et même bague.

— Parlez, monsieur, dit-il à Fitzgerald, je vous écoute.

— Vous le savez, mylord, depuis que l’insouciant Charles II est mort, et que son odieux frère s’est assis sur le trône qu’il laissait vide, les maux qui pesaient sur la pauvre Angleterre se sont centuplés. Jacques d’York dispose des finances sans l’assentiment des Communes ; il tient sous sa main des troupes régulières dont les armes sont dirigées contre toutes les franchises de la nation ; la religion de l’État, il médite de la détruire pour faire triompher à sa place l’hérésie papiste. Toujours entouré de prêtres catholiques, il ose assister à la messe, au palais de Saint-James, les portes de sa chapelle ouvertes à deux battants ; la justice, il la déshonore en donnant pour adjoint au garde-des-sceaux Guildfort, qui ?… un Jefferies ! Vice-royauté sous l’orgueilleux Louis XIV, l’Angleterre voit en frémissant d’indignation ses Stuarts, pensionnés et stipendiés par la France, sacrifier à l’étranger ses plus chers intérêts… Bien que les désastres et les hontes qui vont fondre sur le pays dans un prochain avenir menacent d’être encore plus nombreux et plus effroyables, la mesure aujourd’hui, n’en est pas moins comble !… Aussi, les nobles et braves exilés que la restauration a jetés dans les diverses contrées de l’Europe ont-ils résolus d’en finir. Ils se sont réunis, il y a quelques jours, à Amsterdam. Le duc de Monmouth y est venu de Bruxelles, le duc d’Argyle de la Frise, On y a vu accourir de différents lieux les principaux chefs anglais et écossais, Andrew Fletcher, sir Patrick Hume, lord Grey, Richard Rumbold, John Aylotte, Nathaniel Wade, Richard Goodenough, Robert Fergusson… Et, s’il m’est permis de mentionner, à côté de ces champions fameux dans les luttes politiques de notre siècle, un soldat aussi obscur que moi, j’étais parmi eux. Je suis trop jeune, mylord, et j’ai trop peu illustré l’humble nom de Fitzgerald pour qu’il soit parvenu jusqu’à vous ; mais si ma haine pour tout ce qui tient de près ou de loin à Jacques d’York peut être un titre à vos yeux, si surtout un inextinguible désir de tenir l’infâme Jefferies sous mes pieds !…

— Seriez-vous, dit tout à coup lord Lisle, qui avait écouté jusqu’alors l’Irlandais avec la plus avide attention et sans vouloir l’interrompre, seriez-vous ce Fitzgerald qui a si rudement châtié Jefferies, il y a quelques semaines, la nuit, dans les rues de Londres ?…

— Oui, mylord, et ce n’est que par un miracle que j’ai pu échapper à sa vengeance.

— Oh ! votre nom est parvenu jusqu’à moi !… Et je suis heureux de vous serrer la main… car, voyez-vous, cet homme a répandu le sang de mes meilleurs amis, Russel, Essex, Sidney…

— Ils seront bientôt vengés, mylord… Tous, dans notre entrevue à Amsterdam, nous avons, à l’unanimité, décidé qu’une descente en Angleterre serait exécutée le plus prochainement possible… La réussite la plus complète couronnera cette entreprise libératrice. Les lords qui ont soutenu avec tant de courage et de prévoyance le bill d’exclusion, sont prêts à armer leurs vassaux ; la nation est à bout, l’Angleterre tout entière nous attend et soupire après nous. Les rapports de John Wildman et de Henri Danvers ne laissent aucun doute là-dessus. Mais pour prendre les dernières mesures, tous nous avons senti que vous nous étiez indispensable. J’ai été choisi pour être envoyé auprès de vous, et j’ai pris mon jeune frère comme compagnon de route. Ma mission est double : elle consiste à vous informer des résolutions prises par vos amis assemblés en Hollande, et à vous inviter à vous rendre immédiatement auprès d’eux, à Amsterdam. Je viens d’en remplir la première partie. Il me reste à vous demander si vous êtes prêt à partir ?

— Si je suis prêt à partir ! s’écria le vieillard en se levant ; si je suis prêt à retourner en Angleterre, et pour renverser ces Stuarts ! comme je l’ai déjà fait il y a trente-cinq ans, cette famille maudite qui a fait descendre si bas dans l’estime du monde mon noble et malheureux pays ! pour punir ce Jacques d’York, ce grand-amiral qui, dans le but de donner plus vite la chasse aux flottes ennemies, met son vaisseau en panne et jette sur son valet de chambre le reproche de sa somnolente couardise ! pour briser cette pierre de scandale et d’achoppement des vingt-cinq dernières années ! pour exterminer ce papiste exclu par la grande loi du test de tous les emplois civils et militaires, et qui cependant occupe le trône usurpé de la grande nation ! Et puis, ce n’est pas tout, mes jeunes amis !… Punir… me venger… relever mon pays… Non, ce n’est pas tout… D’autres motifs aussi me sollicitent et me pressent et me poussent. Vous ne savez pas, vous ne saurez jamais ce que c’est que vingt-cinq ans d’exil !… L’exil, douleur qui échappe à la loi commune, que le temps ne saurait adoucir, qui ne s’use jamais, et s’aggrave au contraire avec les années qui calment les autres chagrins, effacent les autres peines, ferment les autres plaies du cœur !… Oh oui, je suis des vôtres ! j’y vais, j’y vais ! Ah ! revoir ma patrie après un quart de siècle de souffrances et de misères ! Mourir sur cette terre où je suis né ! sentir, avant d’expirer, les doigts de mon fils me fermer la paupière !… La nuit où je l’ai quitté, il était dans son berceau, je le pris dans mes bras, je le couvris de baisers, il pleurait, le pauvre petit, et je n’eus même pas le temps de le consoler… Il fallait partir, m’enfuir, m’enfuir dans l’exil ! Il a grandi. Aujourd’hui il est noble, il est bon, il est beau, il est plein de courage et d’honneur… Seulement, ah ! plaignez-moi, il sert Jacques d’York ! c’est sa mère qui, pour le sauver, lui, fils d’un juge de Charles Ier, l’a fait changer de religion, et l’a poussé dans ces sentiers de malheur… Je saurai bien l’en tirer, moi !… Quand partons-nous ?

L’émotion du vieil exilé était si vive qu’en achevant de prononcer ces paroles, il fut obligé de s’asseoir.

Fitzgerald, tandis que lord Lisle parlait, avait regardé son frère à plusieurs reprises et de la manière la plus significative. Ce regard, tout plein de la plus inflexible résolution, avait d’abord été un avertissement et une prière ; il était devenu bientôt un ordre d’agir et de frapper. Mais, soit que James fût préoccupé de l’idée des pistolets qu’il avait vus dans les poches de la victime désignée, soit plutôt qu’il hésitât au moment de tenter son coup d’essai en qualité d’assassin, toujours est-il qu’il resta immobile, absolument comme sil n’eût vu ni compris l’affreux signal qui lui était donné.

Le visage de Fitzgerald s’assombrit, ses sourcils se froncèrent, ses lèvres frémirent et ses yeux fixés sur James exprimèrent le reproche amer. Et serra d’une main convulsive le manche du poignard suspendu à son ceinturon. Il était évident qu’il se préparait à frapper le vieillard sans défiance, quand il fut arrêté dans ce crime facile et lâche par le geste et la voix de James.

— Mylord, dit le jeune Irlandais, en s’avançant vers son hôte, les nouvelles que mon frère vient de me communiquer et les espérances qu’elles ont fait naître en vous, vous ont causé une émotion bien naturelle, mais peut-être trop forte… Le repos et le sommeil répareront vos forces. Demain, vous serez dispos, et nous partirons tous dès le point du jour.

— Oui, mon ami, vous avez raison… La joie et le bonheur ont aussi leur lassitude : je vais essayer de dormir. Mais vous, comment passerez-vous la nuit ? Je n’ai qu’un lit à vous offrir, c’est celui de mon vieux domestique qui, probablement, ne reviendra que demain matin. Je vais vous y conduire…

— C’est inutile, mylord, dit Fizgerald ; nous resterons auprès du feu. À notre âge, une nuit ainsi passée n’empêche pas d’être leste et allègre le lendemain.

— Eh bien, faites comme il vous plaira ; mais au moins n’épargnez pas les vieux vins que renferme cette armoire… En un mot, messieurs, considérez ma maison comme vôtre.

Lord Lisle serra la main des deux frères, ouvrit une porte qui faisait communiquer le salon avec sa chambre à coucher, repoussa la porte derrière lui sans la fermer à clé, déposa ses pistolets sur une table placée près de son chevet, ce qui était, non point une marque de défiance contre ses hôtes actuels, mais une habitude depuis longtemps contractée par lui.

Quelques minutes après, il était dans son lit, appelant le sommeil, qui semblait vouloir fuir au bourdonnement de tant de souvenirs et d’espérances fraîchement remués, lesquels faisaient passer devant les yeux fermés du vieillard le fantôme ravivé du passé et les images éclatantes de l’avenir.

Tant qu’un bruit quelconque de pas ou de meubles touchés se fit entendre dans la chambre de lord Lisle, Fitzgerald resta immobile, les pieds comme cloués au plancher, les yeux dirigés vers la porte par laquelle le vieux puritain avait disparu. Durant près d’un quart d’heure, on l’eût pris pour une variante debout de l’Otacuste antique.

Peu à peu cependant, tous les bruits avaient entièrement cessé, et l’on n’entendit plus que la respiration égale de lord Lisle.

Fitzgerald s’avança sur la pointe des pieds vers James et lui dit à voix basse :

— Ainsi, tu as oublié ta promesse ?… Je n’avais pourtant pas sollicité de toi ce que Lu m’as tantôt spontanément offert !… C’était donc de ta part un engagement qui n’avait rien de sérieux ?

— Tu te trompes, frère, répondit James d’une voix qui conservait un reste d’émotion.

— Alors, pourquoi n’as-tu pas frappé tout à l’heure, quand je le faisais signe.

— Pourquoi ?… je l’ignore ! en vérité, j’étais loin de m’imaginer qu’on tremblât tant, lorsqu’on est sur le point de tuer de sang-froid un homme qui ne se défend pas.

— Ah ! James ! je vois que je n’avais pas tort. Tu as horreur de moi, de moi qui ne tremble pas quand il s’agit de frapper un homme sans défense !

— Ah ! frère, aie pitié de moi !… Te figures-tu donc, parce que j’ai manqué de courage une première fois, que j’aurai toute ma vie le cœur lâche, le bras mou, la main faible ?…

— Eh bien ! va donc, et surtout fais en sorte de le tuer d’un seul coup…

James, le poignard à la main et suivi de Fitzgerald qui l’observait, se dirigea vers la chambre à coucher de lord Lisle.

Tous deux, en même temps, appliquèrent leur oreille contre la mince cloison qui les séparait de leur victime ; le bruit régulier de sa respiration se faisait entendre distinctement au milieu des sifflements du vent et de la pluie qui battaient le toit et les volets de la maison.

— Il dort, murmura Fitzgerald. Va !

James posa la main sur la clé, la fit tourner doucement dans la serrure, et entr’ouvrit la porte. Une veilleuse, placée sur la table où étaient déposés les pistolets, éclairait d’une manière voilée le visage pâle du vieillard, dont l’austère expression semblait adoucie par des songes heureux.

Sous l’impulsion à peine accusée de la main de Fitzgerald, James retourna la tête vers son frère comme pour lui dire de ne pas douter de lui, jeta un rapide regard sur son poignard et s’avança vers le lit.

En ce moment, des coups redoublés retentirent à la porte d’entrée de la maison.