Le Tigre de Tanger (Duplessis)/III/III

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et Albert Longin
L. de Potter (3p. 53-72).

II

L’assassinat (suite).

Les dernières phrases prononcées par lord Lisle étaient à peine parvenues à l’oreille du capitaine, tant la voix du malheureux s’était rapidement affaiblie.

Tout à coup, sa tête se renversa sur le dossier du fauteuil, son souffle s’arrêta, une écume rougeâtre empourpra ses lèvres décolorées, et son œil s’éteignit entre ses paupières restées ouvertes.

Le rude soldat qui assistait a cette longue agonie parut un instant touché de compassion ; il prit la main du vieillard qui pendait inanimée, la serra dans la sienne et la laissa retomber.

— Mort ! dit-il avec tristesse.

Debout et immobile, il regarda quelque temps la noble victime dont il venait de recevoir le testament politique et les vœux paternels. Puis, comme se souvenant, il se retourna et abaissa son regard sur le cadavre de James étendu derrière lui. Son œil prit alors une singulière expression de férocité. Il souleva de la pointe du pied la tête du cadavre et la repoussa avec un geste de souverain dégoût.

— Je n’ai plus rien à faire dans cette maison transformée en tombeau, dit-il. La pluie a cessé, d’ailleurs, et le jour ne peut tarder à paraître. Allons, gagnons Lausanne.

Il s’avança vers la chaise où il avait jeté, quelques heures auparavant, son chapeau et son manteau. Au moment où il allait les prendre, il s’aperçut qu’il avait quelque chose à la main ; il y porta les yeux et reconnut le médaillon que lord Lisle l’avait chargé de remettre à son fils.

Il s’approcha d’une lampe qui brûlait sur la cheminée, et, par un instinct d’involontaire et machinale curiosité, il poussa un bouton et fit jouer un ressort : le couvercle du médaillon s’ouvrit, et le capitaine jeta sur le portrait un regard qui, distrait d’abord, inattentif et indifférent, exprima presque instantanément la plus grande surprise, la plus ardente admiration.

Bientôt cependant l’expression de son visage se modifia.

— Allons donc ! dit-il avec un sourire d’incrédulité, est-ce qu’il peut exister une femme aussi divinement belle que ce caprice de l’art ?

Puis, après avoir considéré de nouveau, avec une complaisance plus marquée, la charmante miniature, il ajouta avec une étrange puissance d’affirmation :

— Si une pareille merveille existe, eh bien, tant mieux ! car c’est pour moi qu’elle est faite !… Et malheur à qui, moi vivant, voudrait la posséder !

Il ferma le médaillon, le mit dans sa poche, se coiffa de son large chapeau, s’enveloppa de son manteau, s’assura si son épée, après la pluie qu’il avait reçue, jouait bien dans le fourreau, jeta un triste et dernier regard sur la scène désolée qu’il allait quitter, et sortit de la maison.

À peine le bruit de ses pas se fut effacé dans l’éloignement, qu’une fenêtre du salon se brisait en éclat et qu’un homme bondissait, un pistolet à la main, dans la funèbre pièce.

C’était Fitzgerald.

Son visage était presque aussi pâle que celui du vieillard et de son assassin, tous deux étendus sans vie devant lui.

Il jeta de tous côtés un regard où l’étonnement se mêlait à la fureur.

— Malédiction ! s’écria-t-il, il s’est enfui !

Il lança son pistolet sur le plancher, s’avança précipitamment vers le cadavre de James, s’agenouilla auprès de lui et se mit à le regarder et à le toucher de la tête aux pieds. Il semblait en proie à un doute plein d’angoisse qu’il voulait au plus tôt éclaircir.

— C’est impossible ! murmurait-il en tremblant. Il n’est pas mort ! il ne peut pas l’être !… Comment donc l’aurait-il tué, cet infâme meurtrier ? Il n’a fait que l’enlever de terre à la porte, il ne l’a pas frappé avec l’épée… Non, pas une seule goutte de sang !… Mais comme il est froid !… Serais-tu donc mort, mon frère, mon pauvre enfant ?… Suzanne va me le redemander maintenant… Ils aimaient tant jouer et rire ensemble !… Que lui répondrai-je ?… Que je l’ai laissé tuer !… Et cependant… la poitrine est intacte… le ventre aussi… le dos aussi… la tête également… Ah ! c’est au cou ! voilà les traces bleuâtres des doigts du bourreau, des ongles du tigre !… Et moi, lâche et faible que je suis, je n’ai pas pu le sauver… mais je te vengerai, oh ! une vengeance terrible !…

Ces premiers cris de la douleur furent suivis de manifestations plus calmes, plus silencieuses, et qui auraient touché un spectateur, eût-il même connu tous les détails de la criminelle vie de l’Irlandais.

Toujours agenouillé auprès du corps inanimé du jeune bandit, le misérable, resté homme par son amour fraternel, inclina lentement son visage vers celui du mort, le baisa au front, à la joue, aux lèvres, comme eût fait un père à son enfant trépassé ; puis il éclata en sanglots sourds et entrecoupés.

L’aube blanchissait les fenêtres et éclairait d’une lueur pâle l’intérieur du salon, lorsque Fitzgerald fut rappelé au sentiment du monde extérieur et fit trêve à son désespoir. Le feu était éteint depuis longtemps dans l’âtre de la cheminée, et, par la croisée restée ouverte, l’air froid du matin avait pénétré dans la maison.

Tout à coup l’Irlandais tressaillit, et toutes ses facultés semblèrent se concentrer dans son regard soudainement fixé sur le corps de lord Lisle.

— Non, s’écria-t-il, ce n’est point une illusion de mes sens fatigués ! non, je ne me suis pas trompé ! cet homme vient de faire un mouvement… Il n’est pas mort, lui !

Pendant quelques secondes, Fitzgerald couva lord Lisle du regard, et il poussa une rauque exclamation de joie en voyant qu’en effet la poitrine du vieillard se soulevait, et que son œil, éteint tout à l’heure, semblait se ranimer peu à peu.

Un rayon d’intelligence sauvage illumina la face de l’Irlandais.

— Oh ! si cela pouvait être ! dit-il en joignant ses mains crispées ; oh ! s’il pouvait, seulement pour une minute, revenir à lui !

Le misérable fit deux pas, et se plaçant devant le fauteuil où gisait sa victime, lui mit la main sur le cœur. L’organe de la vie n’avait pas été atteint, et, maintenant, il recommençait à battre sous l’impulsion de l’effluve vital qui reprenait lui-même son cours, réveillé par l’aube glacée.

— Mylord ! dit-il en sentant des pulsations plus fortes qu’il ne l’espérait ; mylord, réveillez-vous, regardez-moi…

Le regard du noble vieillard, après avoir flotté quelques instants dans le vague, s’arrêta sur l’homme qui le sollicitait :

— Qui êtes-vous ? dit-il.

— Votre vengeur !

— Vous ?… assassin, c’est donc pour m’achever que vous revenez ?…

— Moi ?… mais reconnaissez-moi donc, mylord !… je suis Fitzgerald… Voici le corps de mon frère, tué en combattant votre meurtrier, le capitaine Barca, cet ami de Jefferies…

— Retirez-vous… vous me faites horreur !

— Je le vois, mylord : le sang que vous avez perdu vous a affaibli la tête… Les sentiments de répulsion que vous me témoignez me déchirent l’âme, mais je les excuse et je vous pardonne… Je n’en reste pas moins votre ami dévoué… je n’en serai pas moins votre vengeur !

Fitzgerald, en prononçant ces mots avec l’accent profond et vibrant de la douleur et de la sincérité, prit la main de lord Lisle et la baisa avec respect.

Le puritain parut ébranlé. Il était évident que le doute venait de pénétrer dans son âme.

— Mais où étiez-vous, tandis qu’on m’assassinait ? murmura-t-il, en proie à une douloureuse incertitude.

— À la poursuite des complices de l’assassin, qui l’attendaient dehors pour lui prêter main-forte au besoin… Lui, il m’a échappé…

— Que dites-vous ?… Cet ami de Jefferies !… Oh ! malheur à moi, qui ne puis distinguer mes amis de mes ennemis !

L’œil de Fitzgerald lança tout à coup un sinistre éclair : il venait d’apercevoir le poignard que le vieux lord avait retiré de sa poitrine et qu’il avait laissé tomber auprès de son fauteuil. Il le ramassa vivement, et le mettant sous les yeux du vieillard :

— Tenez, mylord, voyez ! dit-il. Reconnaissez-vous ce fer ?

— C’est celui que j’ai arraché de ma poitrine !

— Eh bien ! lisez ces mots gravés sur la lame… Attendez que j’enlève le sang qui les couvre… Pouvez-vous lire maintenant ?

— « Le fils de Mahomet au capitaine Barca. »

— Doutez-vous encore ?

— Non… Mon Dieu, je vous laisse le soin de me venger !

— C’est moi dont Dieu veut faire l’instrument de sa vengeance, mylord. Voulez-vous m’aider ?

— Que faut-il faire ?

— Voilà une plume, voici du papier… Écrivez là, mylord : « C’est le capitaine Barca qui m’a assassiné. »

— Donnez.

Fitzgerald soutint la feuille de papier, et lord Lisle, galvanisé un moment par l’indignation, écrivit les mots qui lui étaient dictés.

— Signez, mylord.

— Voici, mon ami… Vengez-moi !… Cet effort m’a achevé… Adieu, vous reverrez l’Angleterre sans moi….

— Et sans mon pauvre frère !

Le vieillard s’affaissa sur lui-même et poussa un dernier râle ; un tremblement convulsif agita tout son corps qui, peu après, resta immobile : il était mort.

Le regard avidement attaché sur la déclaration qu’il tenait à la main, l’Irlandais poussa un sauvage cri de triomphe :

— À nous deux maintenant, capitaine Barca ! dit-il, et il s’élança hors de la maison.