Le Tigre de Tanger (Duplessis)/V/I

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et Albert Longin
L. de Potter (5p. 3-35).

I

Les ombres des aïeux.

Tandis que Suzanne rêvait chez elle au bonheur d’être aimée de lord Henri Lisle, et que plus tard elle présidait le petit souper du Cabaret de la Vache-Rouge, il se passait chez sir Charles Murray une de ces scènes sublimes où luttaient entre elles les plus nobles passions qu’il soit donné à l’homme d’éprouver, où des âmes d’élite et d’une égale vaillance étaient en proie aux tortures morales les plus poignantes, et par des efforts surhumains, en sortaient déchirées et saignantes, mais victorieuses.

Avant qu’Henri Lisle, que nous avons laissé se dirigeant à grands pas vers la maison de Murray, y fût arrivé, le vieux puritain et sa fille étaient depuis bien longtemps assis dans ce salon si sévèrement meublé, où le lecteur a déjà été introduit. Rien n’était changé autour d’eux ; seulement, un œil qui aurait été familiarisé avec tous les objets placés d’habitude sur les meubles, n’aurait pas tardé à s’apercevoir qu’il y en avait un nouveau. C’était une belle épée du quinzième siècle. Elle était couchée sur la table de vieux chêne, non loin du volume manuscrit des Saintes-Écritures. On ne voyait pas la lame, qui était plongée dans son fourreau, mais la poignée de fer présentait un travail élégant et simple à la fois.

Depuis bien des minutes, Murray et sa fille, livrées à leurs réflexions, gardaient un silence si profond que les balancements du pendule, nouvellement appliqué par Huyghens aux horloges[1], se faisaient seuls entendre dans la vaste pièce.

Tout à coup le vieillard, qui semblait n’être occupé qu’à suivre sur le cadran la progression lente des aiguilles, se leva, et se mit à marcher la tête inclinée sur sa main.

— Un pareil retard n’annonce rien de bon, murmura-t-il. C’est dans l’après-midi que mylady Lisle et son fils ont dû voir le Jacques Stuart… Comment se fait-il que Henri ne soit pas venu ici après sa sortie de White-Hall ?

Il s’approcha de Lucy restée assise, et plaçant affectueusement sa main sur la tête de la jeune fille :

— Arme-toi de courage, mon enfant, lui dit il. Je crains que tu n’en aies grand besoin.

— Le courage ne me manque pas, mon père, et j’espère fermement que vous n’aurez pas à rougir de moi. Quoique Dieu ait pu décider, je saurai me soumettre à lui et me montrer digne du père qui m’a élevée. J’attends Henri avec tranquillité.

En ce moment le marteau retentit sur la porte d’entrée.

— Oh ! mon Dieu, le voici ! balbutia la pauvre enfant toute troublée et portant la main à son cœur.

Lord Lisle entra dans le salon.

Son visage était d’une pâleur mortelle ; son maintien, toujours si facile, était contraint et gêné. Il était évident que quelque chose d’extraordinaire se passait en lui.

— Enfin, vous voilà, Henri ! dit Murray en se levant et s’avançant vers le jeune homme. Je ne me souviens pas d’avoir eu, dans toute ma vie, à subir une attente qui m’ait paru plus longue et qui m’ait été aussi douloureuse !… D’où venez-vous donc, Henri ?

— Ma mère doit venir vous voir à huit heures, sir Charles, dit lord Lisle qui évita de répondre directement à la question du vieillard ; je m’étonne qu’elle ne soit pas encore ici.

— Mais vous, Henri, reprit Murray, qu’est-ce qui vous empêchait de venir plus tôt ?

— J’avais promis à ma mère de ne point me rendre ici avant elle.

— Ah !… et quel motif avait-elle de vous faire promettre cela ?

Henri prit la main de Lucy et celle de son père, les fit asseoir et s’assit entre eux ; puis, après s’être recueilli un instant :

— Sir Charles, et vous, Lucy, dit-il d’une voix grave et lente, puisque ma mère n’est point encore ici, il faut bien que ce soit moi qui parle. Oh ! qu’elles sont tristes les choses que j’ai à vous apprendre !… Je vous l’avais dit, sir Charles, nous devions voir aujourd’hui le roi, mylady Lisle et moi… nous l’avons vu… Hélas ! comme toutes mes espérances les plus chères ont été anéanties d’un seul coup !

— C’est un renoncement à vos engagements que vous nous apportez là, mylord ? dit Murray d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme, tandis que le visage de Lucy se couvrait d’une pâleur subite.

Le jeune homme parut appeler tout son courage à lui, et poursuivit ainsi :

— Qui l’aurait jamais pu croire ? Le feu roi, dont la mémoire restera à jamais vénérée dans mon cœur, avait consenti à mon union avec vous, Lucy… son frère s’y oppose. Il a été d’une impitoyable dureté ; il n’a même pas daigné nous laisser nous expliquer, ni même prononcer une seule parole… Il nous à quittés brusquement, après nous avoir plongés dans une véritable consternation, et comme frappés de la foudre !

— Et il n’a donné de son refus aucun motif ? demanda Murray d’un air tranquille et auquel Henri était loin de s’attendre.

— Oui, Sa Majesté a énoncé brièvement des motifs politiques et des motifs religieux.

— Précisez, mylord Lisle, poursuivit le vieillard, qui avait décidément repris tout son empire sur lui-même, Efforcez-vous de me répéter, s’il se peut, les paroles de Jacques Stuart. Ce que je vous demande là, mylord, ne laisse pas d’avoir une certaine importance.

— Le roi nous a dit que la simple demande de m’unir à votre fille constituait un crime aux yeux de la religion. Et il nous a reproché de choisir, pour venir lui faire cette demande, un malheureux moment, celui où vos coreligionnaires, sir Charles, vont lever les armes contre lui. Ce sont ses propres expressions.

— Je vous remercie, Henri ; je sais ce que je voulais savoir, interrompit Murray en se levant. Ainsi, Jacques d’York invoque contre votre mariage avec ma fille deux causes d’impossibilité, ma religion et mes idées politiques, et il trouve que ce n’est point le moment de faire un mélange adultère de nos croyances religieuses et politiques… Je suis de son avis, Henri, ce n’est pas non plus le but que je cherche à atteindre, moi, c’est vous enlever tout entier à lui, dès cette heure, et sans attendre à demain ; car, qui sait si je vivrai demain !

— Je vous en supplie, sir Charles, n’essayez point d’ouvrir une lutte où vaincu ou vainqueur j’aurai tant à souffrir !

— Et que me font vos souffrances à moi ! La honte seule dont vous allez vous couvrir me décide à tout tenter pour vous arracher à Jacques Stuart ! Ne m’interrompez pas, mylord ! Ce que je fais en ce moment je l’ai promis à votre père… C’est un serment solennel et sacré que je remplis. L’honnête homme, Henri, doit toujours tenir un semblable serment, quoi qu’il doive lui arriver !

— Lucy ! Lucy ! s’écria le jeune homme avec un accent déchirant, si vous saviez les épouvantables motifs qui me font vous demander de me rendre ma parole et mon serment, oh ! vous auriez pitié de moi !…

— Se peut-il, Henri, dit la jeune fille avec douceur, que vous soupçonniez dans les paroles de mon père une allusion à ce qui s’est passé entre nous, ici, dans ce salon même, il y a quelques jours, à cette place, là… Je prends Dieu à témoin, mylord, que mon père ignore le serment que vous m’avez fait.

— Eh ! que sont des serments d’amour auprès de ceux que le dévoûment prête au malheur ! s’écria l’austère puritain. J’ai juré à lord Lisle, partant pour l’exil, de veiller sur son fils ; je lui ai promis, quelques semaines avant son assassinat, de faire un suprême effort pour sauver ce même fils… Je viens, je vous le répète, accomplir mon serment… Le cri de guerre va retentir, Henri !… Dieu soit loué, je ne mourrai pas sans t’avoir vu combattre à mes côtés ! Debout, à ma gauche, tu occuperas cette même place qu’occupa ton père dans tant de mêlées sanglantes.

— Arrêtez, sir Charles !… Ne suis-je donc pas déjà assez malheureux !… Ah ! vous ne savez pas que la vie de ma mère répond de ma fidélité à leur cause !

— Enfant, qui penses sauver ta mère par le sacrifice de ton honneur !… Enfant, qui ne sais pas que ces hommes n’ont point de pardon, et qu’ils veulent éteindre jusqu’aux noms des juges de Charles Ier !

— Catholiques romains, ma mère et moi, nous aimons mieux mourir martyrs qu’apostats !…

— Ta avais une autre religion, Henri, avant que trompant ton jeune âge…

— Sir Charles Murray, cette religion, c’est ma mère qui me l’a fait embrasser !

— Lord Lisle, ce fut contre la volonté de votre père, dont le long, dont l’éternel exil fut rendu plus amer par la pensée que son fils avait embrassé la religion des esclaves !

— C’est une loi de liberté !

— Combats donc pour elle, et non pour ceux qui l’ont faussée et violée !… Combats pour la foi du Christ et non pour celle de Jacques d’York ! Vous vous taisez !… Henri, en persévérant dans cette religion où ta mère est un modèle de vertu parmi tous les vices qui l’entourent, tu accuseras la mémoire de ton père, tu jetteras le blâme sur toute sa vie ; ta conduite opposée dira que, selon toi, cette vie ne fut pas celle d’un honnête homme !

— Lucy, c’est à vous que j’en appelle !… lorsque j’ai les indices les plus certains qu’ils tueraient ma mère, puis-je l’abandonner en passant dans un autre camp ?

— Non, Henri ! non, vous ne le pouvez pas ! s’écria la jeune fille avec exaltation. Vous vous devez à votre mère… Mon père, continua-t-elle en s’avançant vers Murray, ouvrez-moi vos bras, car je n’ai sur la terre que votre sein où reposer ma tête et mon cœur que brise la douleur.

Murray reçut Lucy contre sa poitrine, et la tint longtemps embrassée. Il n’en suivait pas moins de l’œil les sensations qui passaient sombres et précipitées sur le visage de Henri Lisle.

— Bien ! mes enfants, s’écria-t-il tout à coup : vous êtes dignes l’un de l’autre !… Nobles et touchantes victimes de l’amour filial, devant votre mutuel sacrifice, je retiens avec peine le cri de mon attendrissement !

Il se tut, et bientôt après, se dégageant des bras de sa fille :

Henri, dit-il, j’ai encore à vous parler. Attendez un instant.

Le vieillard se dirigea vers la table de vieux chêne, prit l’épée qui y était placée, la dégaina ; puis tenant l’arme et son fourreau dans la main gauche, il s’avança vers le jeune homme qui regardait étonné.

Avant qu’il ne fût arrivé à lui, Lucy se jetant entre eux :

— Je vous devine, mon père, s’écria-t-elle ; oh ! je vous en supplie, ne prolongez pas ce pénible combat car il pourrait succomber !

— Eh ! n’est-ce pas ce que je veux, répliqua Murray qui écarta sa fille de la main.

— Il deviendrait indigne de moi, s’il me sacrifiait sa mère, dit-elle.

— Oui ! si c’était à toi, si c’était à l’amour ! Crois-tu donc que je voudrais plus que toi d’un tel soldat et d’un tel fils ?

Murray fit une légère pause, puis, se tournant vers Henri :

— Soyez attentif, dernier rejeton des Lisle, dit-il d’une voix solennelle. Vous le savez, en 1428, les Anglais avaient pénétré jusqu’au centre de la France. Il semblait que l’heure fatale où meurt une nation allait sonner pour elle. Une femme apparut. Je ne la nomme pas : son nom est une honte pour l’Angleterre… Orléans fut délivrée, et la victoire sembla se personnifier dans cette femme. À la journée de Patay, un Lisle et son fils combattaient à côté l’un de l’autre, Tout à coup, dans la mêlée se dressa devant eux la terrible figure de la guerrière. Elle leva le bras pour frapper le fils, le père détourna le coup avec son épée et tomba lui-même mortellement frappé. L’ange de la France, laissant tomber un regard de miséricorde sur le jeune homme, passa avec sa mission libératrice. Mais le glaive divin, en touchant l’épée de votre aïeul, l’électrisa d’un aimant de liberté, Le vieillard la tendit à son fils et lui dit : « Je meurs, ne cherche pas à me venger ; cette guerre est pleine d’injustice et de trahison. Prends cette arme et que désormais dans tes mains ou dans celles de tes descendants, elle ne serve que la justice et la patrie menacée dans son indépendance ou blessée dans son honneur. Laisse les rois vider eux-mêmes leurs querelles ambitieuses ; ne la tire du fourreau que dans les guerres vraiment nationales… Adieu. »

Et le jeune héritier emporta l’épée paternelle : c’était celle-ci !

Murray, en prononçant ces mots, tendit l’arme vers lord Henri Lisle, comme pour la lui montrer de plus près. Le jeune homme, en proie à une vive émotion, avança la main vers elle. Le puritain l’arrêta par un geste, et continua :

— Écoutez ! je ne vous nommerai pas tous ceux qui, depuis près de trois siècles, se la sont transmise toujours pure et sans tache, toujours fidèle au vœu sublime de son premier possesseur ; vous pourrez lire vous-même leurs noms et la date de leur mort gravés sur la lame. Mais nul parmi eux ne fut plus digne d’un tel héritage que son dernier maître, votre père, mylord. Dans ses mains, elle brilla à Tredah, à Dunbar, à Worcester. Mais dès que le vrai citoyen eut compris l’ambitieux Cromwell, il la remit au fourreau, et l’y laissa dormir près de dix ans. Elle n’en sortit que pour s’opposer à la restauration des Stuarts !…

— Oh ! donnez, s’écria Henri.

— Un moment encore, poursuivit Murray. Il y a vingt-cinq ans, par une nuit orageuse d’hiver, votre père vint frapper à la porte de cette demeure. Proscrit par Charles II, frère de Jacques d’York, il fuyait le sol de sa patrie. Avant de me serrer la main pour la dernière fois, il tira cette épée de dessous son manteau, me la remit et me dit : « Garde-la jusqu’au jour où tu jugeras à propos de la donner à mon fils. Dis-lui alors d’où lui vient ce fer. Dis-lui que c’est une arme sainte qui se briserait dans ses mains s’il s’en servait jamais pour opprimer la cause de la justice… Dis-lui surtout qu’il serait maudit s’il en couvrait jamais les fils de ce roi que je condamnai à mort, et qui mettent aujourd’hui ma tête à prix… »

Le vieillard s’arrêta, jeta sur le lieutenant éperdu un regard où brillait un magnifique enthousiasme :

— Dernier des Lisle, s’écria-t-il, je vous remets le dépôt qui me fut confié ; prenez ce fer, et courez en couvrir votre roi Jacques Stuart !

S’élançant d’un bond irrésistible vers le puritain, tremblant d’émotion, le jeune officier saisit l’épée qui lui était tendue.

— Donnez ! oh ! donnez ! dit-il. Oui, les voici ces noms et ces dates ! Je les vois à peine à travers mes larmes… Ombres de mes pères, vous avez triomphé !… je redeviens aujourd’hui digne de vous, digne de toi, Lucy !

La jeune fille, par un mouvement spontané auquel sa volonté était entièrement étrangère, se jeta dans les bras ouverts de lord Lisle. Pendant un instant on n’entendit qu’un bruit confus de soupirs mêlés à des pleurs.

— Oui, je vous accepte ainsi, Henri ! s’écria Lucy avec exaltation ; car ce n’est point pour moi que vous revenez à ces croyances qui furent les premiers liens de nos sympathies d’enfance ! ce n’est point à moi que vous sacrifiez votre mère !… Oh ! je ne vous disais pas tout ce que je souffrais ! mais je n’aurais pas voulu que pour me donner un bonheur de toute la vie, vous causiez une seule douleur, vous enleviez une seule joie à votre mère !… Maintenant que vous revenez à moi déterminé par les plus nobles motifs, je remercie Dieu, et je suis heureuse à ne savoir comment l’exprimer…

— Lucy ! ma fiancée, qui allez devenir ma femme ! j’ai donc failli vous perdre ! Oh ! que serais-je devenu sans vous ! dit Henri qui enveloppait Lucy d’un regard attendri.

Puis se tournant vers Murray et lui prenant la main avec une filiale affection :

— Mais mon Dieu, j’étais donc aveugle, dit-il, moi qui ne voyais pas la honte que j’amassais sur moi et sur mon nom ! Soyez béni, ô vous qui m’avez ouvert les yeux ; à vous qui m’avez conduit par la main à la place laissée vide par mon père !…

Lord Lisle fit une pause. Un léger nuage de tristesse passa sur son front.

— Cette place, cependant, je ne la prendrai pas à vos côtés, sir Charles… C’est assez de quitter le camp dans lequel je servais. Je ne passerai point dans un autre… Non, non, je ne puis le faire, je ne le ferai pas !… Emmener ma femme et ma mère sur une terre étrangère, voila le devoir le plus pressé que j’aie à accomplir… Si vous triomphez dans la lutte qui va s’ouvrir, je reviendrai dans mon pays… Mais désormais je sens qu’il s’élève entre moi et la vie publique une barrière infranchissable…

Après s’être arrêté encore quelques instants, lord Lisle ajouta d’une voix résolue :

— Sir Charles Murray, j’accepte la main de miss Lucy, si vous consentez toujours à me la donner.

— Si j’y consens, Henri, mon fils ! dit le vieillard en serrant lord Lisle dans ses bras : oh oui !… et je pourrai bientôt regarder l’avenir, quel qu’il soit, d’un front serein…

La voix d’un domestique annonça :

— Mylady Lisle.

Et la mère de Henri entra dans le salon.

  1. Pierre Dubois, Histoire de l’Horlogerie.