Le Tigre de Tanger (Duplessis)/V/II

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et Albert Longin
L. de Potter (5p. 39-68).

II

La mère.

À la vue de lady Liste, Lucy seule s’avanca vers elle en présentant son front aux lèvres de la vieille amie de la famille et reçut d’elle un affectueux baiser.

Murray et Henri restèrent immobiles et les yeux baissés.

Ce n’était point un sentiment de crainte, moins encore quelque chose qui ressemblât à un remords qui les tenait dans cette sorte de froide réserve. Ils avaient compris tout de suite qu’une lutte pleine de péripéties les plus passionnées allait avoir lieu, et tous deux recueillaient leur courage et leurs forces pour la soutenir avec vaillance.

Toutefois chacun d’eux s’y préparait d’une manière différente.

Murray, semblable au chasseur qui voit venir à lui la lionne dont il a ravi le petit, se repliait sur lui-même, et il était évident qu’il était décidé à soutenir le combat à outrance.

Quant à la contenance de Henri, elle décelait la plus ferme résolution de résister opiniâtrement, mais on aurait pu prédire qu’il allait se borner à un rôle entièrement passif, après avoir reconnu l’inutilité de ses premiers efforts.

L’immobilité de Murray et de Henri ne dura d’ailleurs qu’un instant ; tous deux, bientôt, firent comme Lucy : ils s’avancèrent au-devant de lady Lisle, et furent frappés tout d’abord, en levant les yeux sur elle, de l’expression de trouble dont son visage était empreint. Ils ne s’en étonnèrent pas, et l’attribuèrent au chagrin qu’elle éprouvait depuis sa visite à White-Hall.

Ils n’allaient pas tarder à s’apercevoir de leur erreur.

— Excusez-moi, sir Charles, dit-elle… Je serais venue à l’heure que j’avais indiquée à Henri, si je n’avais été obligée de rester chez moi, pour assister à une scène extrêmement pénible. Au moment où j’allais monter en voiture pour me rendre chez vous, un shérif, suivi de plusieurs constables, s’est présenté dans ma demeure…

— Quoi ! déjà ? interrompit lord Lisle, à l’esprit duquel revenaient les sinistres prédictions que Suzanne lui avait faites quelques heures auparavant.

— Que voulez-vous dire, mon fils ? demanda vivement lady Lisle. Vous saviez donc ce qui devait arriver ?… En ce cas, pourquoi n’avoir pas averti ce pauvre William ?

— William !… que lui est-il donc arrivé, ma mère ?

— Il est arrêté et emprisonné à l’heure qu’il est.

— Le motif de cette arrestation, l’avez-vous su du shérif ?

— Non, mon fils. L’officier de police a exhibé un mandat d’arrêt qui portait la signature du lord grand juge, et il a emmené le fidèle et malheureux serviteur de votre père.

— Bien que vous ayez paru le croire, madame, dit Henri à sa mère, j’étais loin de me douter de ce que vous m’apprenez là, et cependant je n’en éprouve pas le plus léger étonnement. C’est un premier avertissement que Dieu nous donne ; nous devons y prêter la plus sérieuse attention, car il nous prouve jusqu’à l’évidence combien tout ce qui tient à notre famille est suspect et odieux à ceux qui ont le pouvoir en main.

— Pourquoi parler ainsi, mon fils ? répliqua lady Lisle en s’animant. Attendez au moins que nous connaissions la cause de l’arrestation de William. Elle peut être simple, naturelle et motivée.

— Motivée ?… oh ! certes, elle l’est… sur la haine qu’on nous porte !

— Mylord, dit la vieille dame en se redressant, vous savez combien peu j’aime ces accusations véhémentes et injustes contre un pouvoir que nous devons respecter ?

— Vous savez aussi, ma mère, que c’est pour la première fois que vous les entendez sortir de ma bouche, et, je vous le jure, j’ai les plus puissantes raisons de les formuler.

— Prenez garde, Henri, de commettre en les proférant, une félonie contre un prince que vous avez l’honneur de servir.

— Jacques II n’est plus mon roi ! murmura sourdement le jeune homme.

— Qu’ai-je entendu, mon Dieu ! s’écria lady Lisle en levant les yeux et les mains au ciel. Seigneur, se peut-il que vous n’ayez prolongé ainsi mes jours que pour me rendre témoin de l’apostasie de mon fils !

Après avoir prononcé ces paroles d’une voix émue, l’austère pairesse s’assit et baissa la tête comme si elle la pliait sous un fardeau écrasant de désespoir et de honte ; mais ses yeux restèrent sans larmes, soit que son âme hautaine et ferme l’empêchât d’en verser, soit que se sentant d’autres armes, elle réservât ses pleurs pour un autre moment de la lutte qui allait s’engager.

Tout à coup Henri s’agenouilla devant le fauteuil où lady Lisle s’était laissée tomber, et, après avoir posé sur le plancher l’épée que lui avait remise sir Charles Murray et qu’il avait toujours tenue à la main depuis qu’il l’avait reçue du vieillard.

— Ne me maudissez pas, ma mère, dit-il avec une douceur et une tristesse infinies. N’appelez pas la colère de Dieu sur la tête d’un fils qui vous chérit et qui vous respecte par-dessus tout au monde… Ne détournez pas ainsi vos regards de moi… Chassez le sombre courroux qui les allume… Écoutez-moi avant de me condamner, ma mère !

— Si vous voulez que je vous écoute, mylord, rétractez, retirez, désavouez à l’instant le blasphème que vous venez de proférer contre votre roi !

— Je n’ai point blasphémé, mylady… j’ai énoncé purement et simplement un fait vrai ; je vous ai parlé d’une détermination irrévocablement arrêtée dans mon esprit et dans mon cœur.

— Il faut que je n’aie pas compris ou que vous vous soyez mal expliqué : de quelle détermination parlez-vous, mylord ? demanda lady Lisle en fixant sur son fils un regard qui eût intimidé un homme moins ferme que Henri.

— Celle de donner ma démission et de me retirer du service, madame.

L’expression froide et impérieuse qu’avait eue depuis quelques moments le regard de lady Lisle, s’adoucit, et ce fut d’une voix presque caressante qu’elle dit à son fils :

— Avez-vous bien réfléchi, Henri, à la résolution que vous prétendez avoir prise ? Vous êtes-vous dit que le roi, à qui votre présence parmi ses gardes et le dévoûment que vous lui avez montré jusqu’à ce jour, ont fait oublier tous les sanglants souvenirs que notre nom éveille dans son esprit, ne verrait plus en vous, après votre démission donnée, qu’un sujet désobéissant et rebelle à sa volonté ? Vous êtes-vous dit qu’ainsi vous perdiez vous et votre mère ?

— Vous auriez raison de manifester ces craintes, mylady, et je reconnais qu’elles seraient parfaitement fondées, si je devais, ma démission donnée, rester en Angleterre.

— Et où allez-vous donc ?

— En France ou en Italie, mais non pas seul…

— Ah ! dit lady Lisle en souriant singulièrement ; et avec qui vous exilez-vous ainsi ?

— Je partirai avec vous, ma mère.

— Et qui vous dit, mylord, que je consentirai à quitter mon pays ?

— Je vous demanderai comme une grâce, ma mère, de venir avec un fils qui a toujours montré pour vous le plus illimité dévoûment ; qui, pour vous plaire, a pris du service sous un roi qui a tenu vingt-cinq ans dans l’exil son infortuné père ; qui, pour vous obéir, a abandonné sa religion ; qui, aujourd’hui encore, est prêt à vous faire tous les sacrifices du monde, excepté celui de son honneur…

— Et de son amour, n’est-ce pas, mylord ?… Pourquoi hésitez-vous à achever votre phrase ?… Levez-vous ! il est inutile de rester plus longtemps aux genoux d’une mère que vous sacrifiez ainsi à autrui !

Lady Lisle, à ces mots, se leva de son fauteuil, et laissant tomber sur son fils un regard qui indiquait une résolution bien arrêtée :

— Vous pouvez, continua-t-elle, aller où vous voudrez, mylord, et emmener avec vous qui bon vous semblera ; mais soyez persuadé d’une chose, c’est que je reste en Angleterre. Je répondrai pour vous, et s’il faut une victime, eh bien, je serai là.

— Ma mère, ma chère mère, dit Henri en se relevant à son tour, non, vous ne me causerez pas un tel désespoir. Vous viendrez, oh ! oui, vous viendrez !… Vous ne me menacez de rester que pour m’épouvanter, que pour me faire abandonner ma résolution… car vous savez bien que rien ne me fera partir sans vous… quand surtout je sais !… ajouta le jeune homme en baissant la voix et en laissant sa phrase inachevée.

— Que savez-vous, mon fils ? reprit vivement lady Lisle qui sentait renaître en elle, avec la confiance du triomphe, la conscience de sa force ; que savez-vous ? les mille bruits calomnieux qui tombent de bouches ennemies dans votre oreille toujours ouverte !… D’ailleurs, que me fait à moi ce que vous savez ou ce que vous ne savez pas… Je vous le répète, j’y suis bien résolue : quoique vous fassiez je ne quitterai pas l’Angleterre. Ce n’est point à mon âge que l’on se résout ainsi à monter et à descendre l’escalier d’autrui… Mort pour mort, j’aime mieux l’attendre où je suis qu’aller la chercher dans l’exil. Je reste.

Elle dit, et se détournant de Henri consterné et évidemment ébranlé.

— Sir Charles Murray, poursuivit-elle d’une voix où la colère éclatait et où le dédain était mal dissimulé, Dieu m’est témoin que jusqu’à présent je vous ai tenu dans une haute et particulière estime. Cette estime aurait pu être mieux placée, si je comprends bien ce qui s’est passé ici avant mon arrivée. Eh quoi ! votre religion si austère, et auprès de laquelle la nôtre n’est qu’une superstition digne des plus grossiers païens, votre religion vous permet-elle donc d’étouffer dans le cœur des enfants l’amour que Dieu y a mis pour leurs parents ?… Faites bien attention que je n’examine pas les motifs qui vous ont porté à agir ainsi : je ne vois que l’acte en lui-même, et je le déclare odieux !

Murray, qui jusqu’à ce moment avait gardé un silence obstiné et s’était contenté de surveiller d’un œil vigilant tous les mouvements de Henri, resta également impassible et muet devant cette dernière et violente apostrophe.

Lady Lisle lui tourna le dos, s’avança vers son fils, et lui prenant la main :

— Eh bien ! Henri, lui dit-elle d’une voix triste et douce, êtes-vous toujours décidé à partir et à me laisser exposée aux coups d’un roi justement irrité ? Soutenez-vous l’idée de vous savoir en sûreté sur une terre étrangère, tandis que vous aurez laissé ici votre mère au milieu de tous ces dangers que vous semblez redouter pour elle ? Ces dangers, vous les connaissez mieux que moi. Ils paraissent si grands que vous n’osez me les révéler. Quand vous m’en parlez, vous n’employez que des réticences…

— Ils sont grands, en effet, murmura lord Lisle.

— Eh bien ! m’y abandonnerez-vous, Henri ?

— Ô ma mère, pourquoi refuser de partir avec moi ?

— Je vous l’ai dit, mon fils, je suis bien vieille ! Laissez-moi mourir, achever de mourir ici, et restez auprès de moi ! Vous le voulez bien ? Oui, vous le voulez. Je savais bien, mon enfant, que cette cruelle idée de m’abandonner n’était pas née en vous, qu’elle vous était venue d’ailleurs… Donne-moi ton bras, mon fils ; que je suis fière d’avoir un tel soutien dans ma vieillesse !… Allons-nous-en, Henri, allons-nous-en… Dieu te bénira, il bénit toujours les fils qui ont bon cœur… Viens avec la vieille mère qui l’aura au moins à côté d’elle, quand il faudra, à la suprême heure, lui abaisser sa paupière sur son œil qui aura cessé de te voir…

Tout en murmurant ces mots d’une voix émue, lady Lisle entraînait vers la porte Henri qui ne lui opposait plus qu’une faible résistance.

Murray comprit qu’il était temps d’intervenir.

Il prit vivement par le milieu de la lame l’épée laissée sur le parquet et en plaçant le pommeau entre lady Lisle et Henri :

— Mylady, s’écria-t-il, entre vous et votre fils se dressent indignées dix générations d’hommes sans reproches !

La mère victorieuse, et qui savourait déjà son triomphe, se retourna vers le vieux puritain comme une lionne imprudemment attaquée.

— Que dites-vous ? que faites-vous ? qu’est-ce que cette épée ? s’écria-t-elle… Ah ! oui ! je la reconnais… et que m’importe ! ne savez-vous pas que la mère qui tend vers son fils des mains suppliantes est mille fois plus puissante que les ombres muettes des aïeux !

— Muettes, avez-vous dit ? Demandez à l’histoire ! demandez à votre fils, qui tenait tout à l’heure cette épée et qui lisait tous ces noms… Henri, voici ton épée, viens !

Le jeune homme, en proie à une indicible émotion, hésita.

Lady Liste et Murray s’aperçurent tous deux de cette hésitation, et tous deux voulurent achever de vaincre.

— Mon fils ! mon fils ! veux-tu que je te prie à genoux ?… s’écria la mère ; oh ! je ne commande pas, moi… je supplie… Contre cet homme impitoyable, contre tes pères, je suis seule, moi, pauvre femme, pauvre mère, qui n’ai que mes prières, mes larmes et mes sanglots !… Mon fils, aie pitié de moi.

— C’est vers la honte que ta mère t’entraîne, Henri ; arrête-toi sur la pente, et reviens sur tes pas.

— Viens, mon fils ! c’est vers l’honneur ! Viens combattre pour ton Dieu, pour ton roi, pour ta mère…

— Dans les rangs des assassins de son père, soudoyés par Jacques d’York !

— Il est facile, n’est-ce pas ? mais est-il aussi généreux d’accuser un roi qui n’est pas là pour répondre : Mensonge !

— Que votre fils, mylady, vous dise ce qu’il pense de mon accusation et de votre défense.

— Tu t’éloignes de ta mère, mon Henri… Va donc, je ne te retiens plus !… Mais Souviens-toi de mes dernières paroles : Nous portons un nom fatal que ta fuite va rendre plus odieux encore… Je monterai sur l’’échafaud… une voix me le crie… Mais je te saurai en sûreté, et je sourirai à la mort…

— Ma mère !… interrompit Henri d’une voix déchirante.

— Terreurs de femme qui honorent la mère, mais aviliraient le fils, s’écria Murray.

— Mais partez ! partez, mon fils !… Vous entendrez dire, dans les loisirs de votre tranquille exil, que votre mère aura regardé avec sang-froid la hache du bourreau qui aura tranché sa tête !…

Henri cacha son front dans ses deux mains et poussa un cri étouffé.

— Ce fut une horrible agonie que celle de ton père, lui dit le vieux puritain.

— Vous entendrez dire, murmura la vieille mère d’une voix éteinte, vous entendrez dire, Henri, que lady Lisle, mise à la torture et broyée par le questionnaire, bénissait encore son fils qui l’avait jetée là !…

En achevant ces mots, courbée, haletante, elle se dirigea vers la porte.

Lucy, restée immobile, muette et comme en proie à une sorte d’épouvante depuis le commencement de cette scène, fit tout à coup un geste tout plein d’une beauté sublime et angélique, et s’adressant à l’amant qu’elle allait perdre :

— Henri, lui cria-t-elle, suivez votre mère !

Le jeune homme obéit.