Le Tigre de Tanger (Duplessis)/V/VI

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et Albert Longin
L. de Potter (5p. 159-176).

VI

L’expiation.

Le surlendemain du jour où avait eu lieu le souper du cabaret de la Vache-Rouge, deux hommes qui se rendaient à la petite maison habitée par Suzanne, marchaient en sens contraire dans Montagu-street, et venaient au devant l’un de l’autre pour se rencontrer bientôt à la même porte.

C’étaient Chiffinch et Fitzgerald.

Le page vit et reconnut le premier l’Irlandais ; la vue de celui-ci fit sur l’homme qui aimait sa sœur avec une si folle passion, un effet souverainement déplaisant.

— Va-t-il donc venir tous les jours ici ? murmura Chiffinch avec une subite colère. Il médite peut-être de s’y installer !… ce serait commode, en effet. Les heures que je passe avec Suzanne ne sont pas déjà si agréables, qu’il faille qu’un tiers vienne encore m’enlever ce qu’elles ont d’amères douceurs pour moi… Ensuite, il ne peut manquer de donner contre moi les plus déplorables conseils à sa sœur… Malgré son inexpérience de la vie, Suzanne est déjà assez ingouvernable ; elle n’a que faire d’un conseiller autre que moi. J’aviserai à quelque moyen de me débarrasser de ce dangereux importun ; j’ai maintenant contre lui une arme dont je puis utilement me servir… j’ai son sanglant secret… Je n’étais pas tellement plongé dans l’ivresse, l’avant-dernière nuit, que je n’aie entendu la terrible révélation faite par Jefferies à Suzanne, et le foudroyant coup qu’elle en a reçu.

Chiffinch et Fitzgerald arrivèrent en même temps à la porte de la petite maison, et tous deux se préparèrent à saisir le heurtoir de fer, tout en se jetant l’un à l’autre un regard ennemi.

— Ah ! c’est vous, dit Chiffinch en retirant précipitamment sa main. Prenez garde, vous avez failli de me toucher !

— Monsieur Chiffinch ! s’écria Fitzgerald en pâlissant de rage, m’apprendrez-vous au moins la cause de cet inqualifiable outrage ?

Le mouvement et les paroles de Chiffinch avaient été involontaires et spontanés. Il s’aperçut sur-le-champ qu’il avait été trop loin, et il craignit qu’une aussi grave insulte, en apparence gratuitement adressée par lui au frère de Suzanne, n’indisposât encore plus celle-ci contre lui, si elle lui était rapportée.

Aussi, est-ce dans le double but de calmer autant que possible, l’irascible Irlandais et de l’empêcher de monter chez sa sœur, qu’il lui dit :

— Excusez-moi, monsieur Fitzgerald, je n’ai point eu l’intention de vous outrager… J’ai retiré seulement ma main quand vous avez avancé la vôtre, parce que avant-hier, en soupant avec mylord grand juge et Suzanne, j’ai entendu dire par Jefferies à votre sœur que c’est vous qui avez fait le coup de Lausanne !…

— Quel coup ?… Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Il s’agissait de l’assassinat de lord Lisle… Vous concevez dès-lors…

Fitzgerald ne donna pas à Chiffinch le temps d’achever sa phrase.

— Ah ! s’écria-t-il avec un geste de fureur, mylord Jefferies a dit cela à Suzanne !… Il en a menti d’abord !… Et puis… et puis, il me paiera ce mensonge !…

En prononçant ces mots, il s’élança à grands pas dans la direction du Strand, et Chiffinch, resté seul maître de la place, frappa à la porte, monta l’escalier et entra dans le boudoir de Suzanne.

Depuis plus d’une heure avant l’arrivée de Chiffinch, la jeune Irlandaise, sous l’influence d’une fiévreuse impatience, se levait à chaque instant, allait à la fenêtre, se collait le visage contre la vitre et regardait dehors ; puis, ne voyant personne venir, elle allait s’asseoir de nouveau pour recommencer bientôt après la même promenade vers les croisées de son appartement qui donnait sur Montagu-street.

C’est dans un moment où elle se trouvait en observation que Chiffinch et Fitzgerald étaient arrivés devant sa porte. Elle les avait vus, et avait aussitôt soulevé le châssis de vitres. Les paroles échangées entre le page et son frère étaient donc facilement parvenues jusqu’à elle.

Dès que Fitzgerald eut quitté si brusquement son interlocuteur, Suzanne était revenue s’asseoir, et elle attendait, dans ce calme formidable qui précède la tempête, le malheureux qui, tout joyeux de la victoire qu’il venait d’obtenir, allait paraître devant elle.

Du reste, un singulier et mystérieux phénomène semblait avoir frappé d’un coup mortel l’âme de l’Irlandaise.

Moins de deux jours avaient suffi pour opérer un désastreux changement dans toute sa personne. Depuis que Jefferies, avant de rouler ivre-mort sous la table, lui avait impitoyablement jeté à la face le secret du meurtre de Lausanne ; depuis qu’elle savait que son frère était l’assassin du père de Henri, elle était restée en proie à une douleur qui passait tour à tour de l’accablement morne à l’exaltation du délire. Son visage pâli ne présentait plus le merveilleux ovale qui arrêtait et captivait le regard de tous ; ses joues s’étaient creusées ; son œil seul avait conservé tout son feu, mais la fièvre plus que la vie y allumait sa flamme sombre et dévorante.

— Fitzgerald ! Fitzgerald ! répétait-elle sans cesse, qu’as-tu fait ? oh ! qu’as-tu fait ? Malheur irréparable !… Et c’est pour moi qu’il a frappé !… C’est pour me sauver de l’infamie qu’il m’a plongée dans le désespoir !… Et il ne vient pas !… Et j’ai tant besoin de le voir !… Saurait-il déjà que j’ai tout appris ?… L’infâme Jefferies lui aurait-il dit qu’il m’a révélé le nom de celui qui a commis ce crime affreux ?… Oui, cela doit être ; c’est un raffinement de cruauté digne de Jefferies… Alors, c’est clair : Fitzgerald n’ose plus se présenter devant moi… Il me fuit quand j’ai besoin qu’il vienne… Pourquoi viendrait-il ? Que peut-il faire ? En quoi saurait-il m’être utile dans le projet que je médite ?… En rien… Et pourtant, il faut que je le voie… Oh ! je saurai bien où il est, et j’irai le trouver n’importe où… même chez Jefferies… même chez le roi Jacques, si j’apprenais qu’il y fût…

Telles étaient les pensées qui occupaient Suzanne, avant qu’elle eût vu et entendu : ce qui venait de se passer devant sa porte. On peut dès-lors aisément concevoir la situation de son esprit, tandis qu’elle attendait, assise, l’entrée de Chiffinch.

Un sourire de satisfaction errait sur les lèvres du premier page de Sa Majesté, lorsqu’il se présenta devant la jeune fille, et ce fut avec un courage qui ne lui était pas habituel qu’il s’avança vers elle pour lui faire un profond salut.

— Ah ! vous voilà, dit-elle d’une voix brève. Pourquoi souriez-vous ainsi ? Savez-vous bien que ce sourire est odieux ?… Vous ne répondez pas… Je vais vous le dire, alors : vous souriez, parce que vous venez de chasser mon frère d’ici….

— Vous êtes dans une complète erreur, bien aimée Suzanne.

— Monsieur Chiffinch, dit l’Irlandaise avec hauteur, vous savez que de telles expressions me déplaisent souverainement dans votre bouche ; je vous prie donc de ne plus jamais me les adresser.

— Souvenez-vous, Suzanne, que hier au soir vous me les avez permises, si je vous aidais efficacement dans l’exécution des projets que vous méditez.

— Dans l’exécution des projets que je médite ?… Les connaissez-vous seulement ? Ai-je daigné vous les communiquer ?

— Mais vous m’avez dit que vous me les feriez connaître et que vous me demanderiez mon aide, si votre frère ne pouvait rien pour leur réussite.

— C’est vrai, je vous ai dit cela… et c’est sans doute pour me forcer à vous prendre pour auxiliaire que vous venez d’éloigner Fitzgerald de moi ?

— Cette accusation ressemble à toutes celles que vous portez contre moi journellement : elle est injuste.

— Elle est injuste !… Ne lui avez-vous pas dit tout à l’heure que je savais tout ce qui s’était passé à Lausanne ?…

— Oui, dit Chiffinch qui comprit qu’il ne lui était pas possible de nier. Mais je ne vois pas en quoi, se hâta-t-il d’ajouter, cela a pu empêcher ou empêchera votre frère de venir vous visiter…

— Ah ! vous ne le voyez pas !… Tant pis pour vous : cela prouvé que vous ne le valez point… Mais je saurai bien aller le chercher là où il est, soyez-en bien persuadé… Maintenant, un mot avant de nous séparer…

— Eh quoi ! déjà, Suzanne !

— Oui, déjà… Vous m’avez dit que c’est demain que se fait le mariage de miss Lucy Murray avec le major-général Kirke… Avez-vous pris de nouvelles informations ? Avez-vous vu Percy Kirke ? Êtes-vous sûr que c’est pour demain ?

— J’en suis sûr.

— Où ?… à quelle heure ?

— Chez sir Charles Murray, à midi.

— C’est bien, laissez-moi, monsieur, il faut que je sorte.

— Mais où allez-vous de si bonne heure ?

— Où je vais, monsieur Chiffinch ?… Va-t-il falloir vous rendre compte de ce qu’il me plaît de faire ou de ne pas faire ?… Laissez-moi, vous dis-je !

Il y avait tant d’emportement dans le geste et dans la voix de Suzanne, que Chiffinch jugea à propos d’obéir. Il était évident pour lui que s’il résistait quelques secondes seulement, il aurait à remplacer dès le lendemain les riches porcelaines, les glaces, les meubles fragiles et précieux qui ornaient l’appartement, et que Suzanne se préparait à faire voler en éclats. Il prit son chapeau et battit en retraite.