Le Tour du Léman/08

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 67-76).


VIII

Le noble Paysan.




Lausanne, 4 septembre (le matin).

Me voilà prêt à quitter Lausanne que je ne reverrai pas avant d’avoir fait le tour du Léman, c’est-à-dire avant un mois et demi pour le moins. Je pars à pied et je viens d’acheter chez un marchand de cannes de la place de la Palud un gros bâton de chêne ferré par le bout, vernissé et dont la tête arrondie forme une respectable massue. Je n’aurai pas d’autre arme défensive.

Mon costume est tout à la fois commode et simple, il se compose d’un habit de coutil gris à larges basques et à vastes poches, d’un pantalon de même tissu, fort ample, qui flotte autour de mes jambes et ne peut en gêner les mouvements, d’une chemise de couleur à raies bleues et blanches, et de gros souliers souples couverts de guêtres de drap fauve à boutons de nacre, un foulard brun entoure mon cou, mes mains sont vêtues de gants de fil gris, j’ai sur les épaules un léger havre-sac supportant un petit manteau de caoutchouc roulé en mince cylindre et fixé par des courroies ; je suis coiffé d’une casquette plate en velours gris perle à petites côtes et à visière basse.

C’est dans cet accoutrement de pédestre voyageur, d’artiste nomade, que je vais me diriger vers Genève.




Saint-Sulpice, 9 heures.

Je suis à une lieue de la ville, à l’embouchure de la jolie petite rivière verte et limpide de la Venoge ; — une langue de terre s’avance dans le Léman, elle porte à son extrémité l’église abbatiale de Saint-Sulpice, qui, avec quelques décombres, est tout ce qui reste d’une maison de l’ordre de Citeaux ; le culte protestant a pris possession de cette église. Le village s’étend sur la rive, on ne peut pas imaginer une plus romantique situation. Le vieux clocher des moines, lourd, trapu, carré, bruni, s’harmonise merveilleusement avec le site ; il a des arcades, des machicoulis et de légères colonnades de tuf du style roman. À travers une clair-voie et sous des arbres j’aperçois le jardin du presbytère.



Le ciel et le lac sont gris, le temps un peu nébuleux, et je me sens porté à la mélancolie devant ces vénérables masures que j’essaie de dessiner pendant que le jeune Albert, qui a voulu m’accompagner, s’amuse à effaroucher avec mon bâton des grenouilles causant fort bruyamment et toutes à la fois au bord d’une flaque verdie de cette brillante poussière végétale qui se forme sur les eaux stagnantes.

Des fouilles faites sur le territoire de Saint-Sulpice ont amené la découverte de tombes antiques, d’ossements épars, d’urnes lacrymatoires et de squelettes chevaleresques ayant des armures pour linceuls ; car les nobles hommes du moyen-âge aimaient à être ensevelis chez les religieux, et ceux-ci accordaient très volontiers un dernier asile à ceux-là pour obtenir des donations de terres, d’argent et des fondations de messes. De tout temps les gens d’église ont été et seront rapaces, thésauriseurs, friands des biens temporels plus que des autres, et très habiles dans l’art d’exploiter les faiblesses de l’âme humaine, les terreurs, les angoisses, les désespoirs qui précèdent l’heure de la mort.

Une maison de paysan qui se trouve au milieu du village a fixé notre attention : sur sa façade, humble d’ailleurs, se voit un blason grossièrement peint à la fresque et accompagné du nom, écrit en grosses lettres, de celui à qui il appartient.

En voici le fac-simile :


Le coq a été placé probablement au chef de l’écu à cause de sa crête, de plus, le blason s’appuie sur une butte de terre qui, dans les pays alpestres soit de la France, soit de l’étranger, porte le nom de crêt, anciennement crest (crista).

Je viens d’interroger au sujet de cette peinture rustique une villageoise qui revient des champs, chargée de la hotte vaudoise gracieusement échancrée et fort étroite par le bas :

— Ce sont les armories de Jean-David Ducrêt, m’a-t-elle dit avec le parler traînant et l’accent bonasse de la contrée.

— Que fait Jean-David Ducret ?

— Ce que nous faisons tous ; quand vient le temps de semer il sème, quand vient celui de récolter il récolte ; adieu, monsieur.

Puis elle nous a salués d’un air candide et s’est retirée.

Ainsi donc on peut fort bien être simple paysan et se souvenir qu’on est noble d’extraction, vaquer aux travaux de la campagne et avoir un écusson sur sa porte ni plus ni moins qu’un ancien châtelain, conserver l’orgueil de son origine dans l’humilité de la condition actuelle, se consoler de son obscurité présente en songeant que les aïeux ont eu quelque splendeur, que le passé de la famille fut glorieux... mais j’oublie que les armoiries ne sont pas toutes également honorables, un grand nombre provient d’anoblissements peu mérités, d’anoblissements par faveurs de princes, achats de charges ou de fiefs ; les seules précieuses sont celles qui furent accordées en récompense du dévouement à la patrie, des services militaires, des talents, des vertus, des actions d’éclat ; le difficile est de discerner à première vue celles qui sont dignes de respect de celles qui ne le sont point, à moins qu’on ne possède toute la science héraldique de d’Hozier et de La Chesnaye des Bois.

En général la misère ne va pas de compagnie avec la vanité ; l’ignorance ou l’insouciance, les migrations de plusieurs générations d’hommes laissent se perdre ou s’anéantir tout ce qui pourrait témoigner du rang primitif ; une fois tombé bas, on ne doit guère espérer de remonter haut ; je me suis étonné — et tu aurais fait comme moi assurément — de voir un blason au front d’une chaumière, un signe aristocratique sur une demeure d’apparence plus que médiocre, et cela dans un pays démocratique ! — Quel singulier amalgame, quel antithétique assemblage ! Cependant il n’y a pas dans ceci que de l’ostentation ridicule et déplacée ; je comprends l’utilité de cette peinture et j’approuve jusqu’à un certain point celui des Ducret qui en conçut l’idée et la fit mettre à exécution. Voici la leçon qu’il voulait transmettre à sa postérité :

« Rappelez-vous votre origine, mes enfants, n’en perdez jamais la mémoire ; tachez de remonter les échelons de l’échelle sociale et de reprendre la place d’où la fortune vous a précipités. Conservez en vous cette fierté légitime, cette estime secrète de vous-même, ce sentiment de votre dignité qui vous détourneront de tout acte mauvais ou simplement répréhensible. Relevez notre race tombée, mais qui, moralement, n’a pas dérogé. — Apprenez ou n’oubliez jamais que noblesse oblige. »

Le jeune Albert m’a fait ses adieux et a reçu les miens au sortir de Saint-Sulpice ; nous nous tournons le dos maintenant, il marche vers Lausanne et moi vers Morges. La route que je suis n’a qu’un défaut, — mais un bien grand en cette saison ! — Elle manque d’ombrage.

Je vois à droite, dans la campagne, Lonay sur une éminence d’un joli effet et Bussigny où I’on montre la villa de Mme de Montolieu, morte à Lausanne, il y a peu d’années, dans un âge avancé.

J’entends au loin une aigre fanfare de mineurs allemands, qu’accompagne le bruit cadencé des fléaux ; partout les batteurs en grange frappent les gerbes d’un bras vigoureux.




Préverenges, onze heures.

J’ai eu quelquefois l’occasion de remarquer dans la Suisse française un étroit et singulier esprit de jalousie contre la France. — Je me sers du mot esprit bien que la chose soit fort peu spirituelle.

Messieurs les professeurs helvétiens, qui font usage de notre langue, — Dieu sait comment, — et l’ornent, — même les meilleurs poètes et prosateurs, — d’un nombre infini de tournures parfaitement ostrogothes, n’aiment pas dire ou écrire le français, cela leur est désagréable, pénible, odieux, cela blesse leur amour-propre national, cela est de la dépendance, — littérairement parlant. —

Le français, la langue française, la langue des Français, fi donc !.....

La difficulté, pour ces messieurs qui font les livres scolastiques par delà le Jura, était de donner un nom à notre pauvre langue travestie : dire le vaudois ou le genevois ou le neufchatelois, c’eût été par trop ridicule, par trop bouffon, par trop effronté : ils ne l’osèrent pas, grâce à un reste de vergogne, et imaginèrent de dire et d’écrire la langue maternelle.....

Que t’en semble, ami ?... n’est-ce pas là un expédient mirifique, une idée heureuse, lumineuse, ingénieuse, merveilleuse ! Quand on ne peut pas franchir un obstacle, on l’évite par un circuit, on le tourne adroitement... bravo ! bravissimo !... maternelle... la langue maternelle !... Nous ne pouvons pas nous plaindre, il n’y a rien là qui soit de nature à nous choquer, et vous avez bien le droit de vous servir de cette épithète : elle est vraie, mais elle sent le jésuitisme, l’escobarderie... et cependant, vous qui professez la religion de Calvin, vous devriez avoir horreur des procédés Loriquet. Le peuple vaudois, naturellement rieur, malin et doué de bon sens, doit s’égayer aux dépens des hommes qui dirigent l’instruction publique du canton en ce moment, ou du moins de quelques-uns d’entre eux.

Par une conséquence logique de ce qui précède, certaines gens évitent d’accoler ensemble ces mots : Suisse française, — celle où l’on parle français, que l’on distingue de la Suisse italienne et de la Suisse allemande. — Mieux vaut dire et écrire romande ou romane en s’autorisant de l’exemple de Voltaire, qui se plaisait dans son pays roman, cela a un air d’érudition. Attrape, nation française ! nous voulons n’avoir rien de commun avec toi, nous ne nous traînons point à ta remorque, entends-tu ? admire notre cachet particulier, notre individualité romane ou romande.

Les gouvernants de l’intelligence, dans le canton de Vaud, ont une tendance marquée à germaniser et anglicaniser le pays, mais ils n’y réussiront pas entièrement : l’ascendant moral de la France se fera toujours sentir plus ou moins sur les rives du Léman.

Je t’écris ceci de Préverenges, village riant et aéré, à la jonction de deux routes, — comme j’aurais pu te l’écrire de tout autre lieu ; — ainsi l’a voulu ma plume capricieuse. Je reprends haleine sur un banc public ombragé par deux platanes.




Morges, midi.

Il y a foire aux bestiaux ici, c’est-à-dire de la foule, du bruit, de l’encombrement, de longues rangées de charrettes, des groupes de paysans de tous les environs, des beuglements de veaux, des étalages de marchandes de pâtisseries et beaucoup de barques savoyardes amarrées dans le port, qui est assez spacieux et fermé par une jetée. Il manque à cette kermesse vaudoise des danses, des chants, des saltimbanques, des ménétriers et des charlatans. Les costumes n’ont absolument rien qui les distingue de ceux de nos villageois français.

Je traverse sans m’y arrêter cette petite ville proprette, assez bien bâtie, à l’air de prospérité ; elle se compose de deux larges rues parallèles. Je ne te dirai rien du château bas, triste et lourd, devenu un des arsenaux du canton, ni de l’église blanche, vernissée, lustrée, qui a des pilastres à volutes.