Le Tour du monde parisien/Texte entier

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J. Hetzel et Cie (p. i-312).

PRÉFACE




I

Ceci n’est ni un livre futile, ni un livre sérieux ;

Ni un livre scientifique ;

Ni un livre philosophique ;

Ni un livre poétique ;

Ni un livre raisonné ;

Ni un livre insensé ;

Ni un livre qui fera du bien ;

Ni un livre qui fera du mal :

Ni un livre dont on parlera ;

Ni un livre dont on ne dira rien :

Ni un livre comme tout le monde en fait ;

Ni un livre comme personne n’en écrit.

Ceci est : …

II


Avez-vous lu Rolla ?

Rolla est un splendide poëme, signé Alfred de Musset. Dans le poème il y a ces vers :

« Hercule, fatigué de sa tâche éternelle,
S’assit un jour, dit-on, entre un double chemin.
Il vit la Volupté qui lui tendait la main ;
Il suivit la Vertu, qui lui sembla plus belle.
Aujourd’hui rien n’est beau, ni le mal, ni le bien,
Ce n’est pas notre temps qui s’arrête et qui doute :
Les siècles en passant ont fait leur grande route
Entre les deux sentiers, dont il ne reste rien. »

Ce livre est de son siècle ; il a pris la grande route.

III


Les lettres françaises sont revenues au point d’où elles étaient parties. La littérature accompagne chaque société dans sa marche, et se transforme avec elle, et s’arrête aux mêmes relais qui sont des commotions pour l’une, des transitions pour l’autre. Il y a des époques qui se ressemblent : les auberges du chemin ne diffèrent que par leurs enseignes.

Le seizième siècle fut un de ces relais, maisons de poste où l’humanité se repose une nuit, et, le matin, changeant de monture, plus fraiche et plus hardie, reprend sa course vers le ciel. Les âges qui se succèdent durant l’obscurité sont-ils plus à plaindre que les autres ? Le calme du sommeil a son utilité comme l’activité du jour.

Ces nuits d’ailleurs ne sont pas vides. De grandes figures les traversent dans des rêves éblouissants. Au milieu des horreurs de la guerre civile, Montaigne rêve, Rabelais écrit.

À vrai dire, ces poètes isolés, respirant à leur insu l’atmosphère d’une époque viciée, tout en préparant les splendeurs à venir, n’ont pas conscience eux-mêmes de la grandeur de leur œuvre, et ne savent pas qu’en éparpillant les feuilles mortes de l’hiver, ils font place devant le soleil aux germes du printemps. Aussi demeurent-ils plus grands devant la postérité qu’aux yeux de leurs contemporains. Il est rare que les siècles où ils vivent ne préfèrent pas une lumière vacillante à l’incendie qui couve sous la cendre amoncelée. Qu’importe à ces hommes ? le travail se suffit à lui-même.

Cette ignorance du but où volent leurs pensées crée alors deux écoles. Le doute philosophique : Montaigne. Le rire inspiré : Rabelais.

De là une confusion inexprimable dans la forme, confusion qui voile aux regards du présent la splendide unité de l’idée. Parfois cependant, comme des éclairs filtrant à travers les rochers, quelques lueurs traversent les interstices de leurs œuvres ; alors des pages surprenantes s’élèvent, semblables à ces édifices gothiques qui présentent au passant leur portail couronné de chefs-d’œuvre, à travers la pittoresque sinuosité d’un carrefour, Dans Montaigne, la philosophie la plus sublime s’allie aux plaisanteries grossières ou frivoles ; l’immortel chapitre sur l’amitié coudoie des préceptes incongrus sur la civilité puérile. Souvent, dans Rabelais, une phrase moins joyeuse déchire l’épais rideau qui cache le trésor, et derrière les murs de l’abbaye de Thélème les moines ont fait place à des hommes.

Cet apparent mélange du rire, des larmes, de la théologie, du scepticisme, voire même de la science, est le côté semblable des deux écoles. Le caractère propre des individus en fait la séparation ; tous deux observent, l’un son âme, l’autre l’humanité.

IV


Nous vivons dans une sorte de seizième siècle. Aux guerres de religion ont succédé les guerres politiques ; le monde s’ébranle et cherche où se placer. La littérature classique est morte, comme dépérissait après Érasme et Calvin la Littérature latine ; le siècle de Racine n’est pas encore venu.

Nous avons eu notre Ronsard. Balzac n’a-t-il pas quelque ressemblance avec Rabelais ?

Quant à Montaigne, je ne le vois pas encore : mais son école renaît, et partout ses disciples s’agitent. Le maître viendra, soyez-en sûrs ; humbles satellites que nous sommes, nous le précédons au lieu de le suivre.

V


Ce livre est donc ce que doit être un livre au dix-neuvième siècle, une confusion. Sous l’amalgame des phrases, le génie met l’unité, perle précieuse qui ravit l’œil du chercheur ; nous qui ne sommes pas le génie, y aurons-nous mis le plaisir ?

Telle est notre seule ambition.

VI


Et, si vous me demandez quelle fut mon intention en donnant l’essor à ces feuilles au milieu de la voie publique, je vous dirai, mais entre nous, et à voix basse, que vous en savez, lecteur, beaucoup plus long que moi là-dessus.

Décembre 1861.


PARIS À VOL D’OMNIBUS



I

moyen de locomotion. — les omnibus. — intérieur. — impériale. — les correspondances. — je pars.


Paris est sillonné d’une quantité énorme de véhicules à quatre roues, à deux chevaux, peints en vert, jaune ou marron, et pouvant contenir de vingt-six à vingt-huit personnes, plus ou moins bien assises ; quatorze ou seize tiennent dans l’intérieur, douze sur l’impériale.

On appelle ces choses-là des Omnibus.

Je pense que ce mot veut dire : « propres à tout le monde, » mais je n’en jurerais pas. Ayant interrogé un cocher sur l’étymologie de ce nom, il me répondit, après cinq minutes de réflexions profondes, qu’omnibus était probablement le nom de l’inventeur ; il me cita les chapeaux Gibus à l’appui de son idée, et je n’insistai pas.

Poursuivons notre description.

Le siège de la voiture est occupé par un cocher, dont nous parlerons plus spécialement à propos de l’impériale. Disons seulement que ce cocher est, le plus ordinairement, vêtu d’un carrick vert ou brun, débris recueilli dans quelque vente anonyme ; son front est surmonté d’un chapeau maritime à larges bords, qu’il prétend imperméable à la pluie.

Le conducteur est un homme assez généralement jeune, plus rarement aimable ; sa fonction est d’introduire les voyageurs, de les compter et d’en recevoir le prix des places. Képi, veste à galons, pantalon fantaisiste, voilà tout le costume de cet être singulier, qui passe dix-huit heures de chaque jour entre le ciel et la terre, dans un espace d’environ quarante centimètres carrés. L’hiver, il partage avec le sergent de ville la jouissance de ce hideux vêtement appelé caban.

« Qui nous vint d’Algérie, et qui lui vint des Turcs. »

Le conducteur et le cocher se lèvent entre cinq et six heures du matin, et se couchent entre minuit et une heure.

Cela tous les jours et par tous les temps.

Ils déjeunent sur le pouce ou ne déjeunent pas ; ils dînent dans quelque taverne borgne, pendant les cinq minutes qui séparent l’arrivée du départ de leur voiture.

Toute leur journée leur est payée de trois francs cinquante à cinq francs.

Ce métier est fort recherché ; on compte cinq mille demandes par ligne d’omnibus.

Afin de ne point trouver ce chiffre exorbitant, il faut se figurer l’importance exceptionnelle du conducteur, son influence singulière sur l’univers parisien, et la grandeur de ses fonctions. C’est à lui qu’appartient le droit, si cher à la vanité française, d’ouvrir ou de fermer l’entrée à une foule de solliciteurs. Dieu du sanctuaire, il prononce les paroles fatales : foris canes. Le signe de son pouvoir est aussi étrange que ce pouvoir lui-même.

Figurez-vous un cordon attaché à la voiture et dont le bout est suspendu de telle sorte que la main du conducteur puisse le saisir au moment opportun. Ce cordon sert de drogman au conducteur dans ses communications avec le cocher. Le nombre de secousses données forme, paraît-il, un alphabet complet à l’usage de ces messieurs. Or voici la scène qui se passe le plus souvent entre les trois interlocuteurs nommés : le conducteur, le cocher et le client, ou, pour dire mieux, le voyageur.

Scène sans paroles, où le cordon agit seul avec efficacité.

Il pleut ; une dame honnête, craignant de tacher de fange un pied légèrement chaussé, fait du trottoir un signe de supplication au cocher de l’omnibus. Elle ignore sans doute que le cocher d’omnibus est un automate, dont les paupières ne s’agitent que sous la tyrannie du cordon communicateur. La voiture roule ; la dame se tourne vers le conducteur, qui regarde alors du côté opposé. Les cieux ont fait au conducteur la grâce de toujours regarder le côté opposé. L’infortunée voyageuse de courir, et de recevoir sur sa robe en cinq secondes plus de boue que ne lui en eût donné un jour de course dans Paris. Enfin elle est aperçue, le cordon parle, la voiture s’arrête.

Naturellement la dame essoufflée croit avoir le droit de ralentir sa marche, et de s’approcher au pas ordinaire. À peine atteint-elle le marchepied, que le cordon impatienté adresse au cocher une semonce dont le résultat est d’imprimer une nouvelle vitesse à l’omnibus, qui laisse pour adieu à la dame abandonnée une pluie de taches soulevée par les roues gigantesques,

Si la dame a réussi à s’introduire au seuil de l’intérieur, le cordon a pour mission, avant qu’elle ait pu gagner sa place, de faire chanceler la voyageuse, et parfois de la renverser dans les bras d’un monsieur émerveillé.

On a compris, je l’espère, l’utilité du cordon.
axiome.

Le cocher porte envie au conducteur, et le conducteur méprise le cocher.

L’intérieur de la voiture renferme deux banquettes parallèles, couvertes d’une mauvaise étoffe de laine brune. Huit places sont séparées par des barres en bois, les six autres n’ont aucune séparation.

Les femmes, les enfants et les militaires y pénètrent facilement ; seulement, les premiers paient leur place entière ; les militaires ne déboursent que quinze centimes. Peut-être a-t-on reconnu que ces derniers communiquaient aux chevaux une ardeur belliqueuse, et que le pantalon rouge allégeait la voiture ; j’avoue naïvement n’avoir pu trouver encore le motif de cette diminution.

Il est interdit d’y porter avec soi de trop gros paquets ; les voyageurs ont beau prétendre qu’il leur sera plus facile de les déposer sur leurs genoux que de les tenir entre leurs bras ; le conducteur est inflexible. Quant aux fardeaux nauséabonds et malsains, ils ont droit à tous les égards.

Les maçons s’étalent avec leurs blouses blanches, et l’on n’a point encore songé à régler les limites de l’embonpoint des hommes, et de la crinoline des femmes.

Les hommes seuls gravissent sur l’impériale ; la raison de cette restriction ne peut être donnée par un écrivain qui se respecte. La différence existant de l’impériale à l’intérieur consiste dans la diminution de prix et dans la privation de correspondance.

Expliquons pour les lecteurs de province ce qu’on entend par correspondance.

Je suppose qu’un d’eux ait à se rendre de la barrière de l’Étoile à la barrière du Trône. Nul omnibus ne fournit cette course entière. Le voyageur n’en a pas moins droit de s’y faire transporter pour trente centimes. Il monte dans une voiture qui le conduit au Louvre, environ mi-chemin, et déclare son intention au conducteur.

Celui-ci fait un signe de tête approbatif, tire gravement un carnet de sa poche, et remet dans les mains du solliciteur une petite bande de papier oblongue, sur laquelle sont inscrits quelques hiéroglyphes indéchiffrables.

Le demandeur la recueille avec un soin religieux ; il la serre avec respect, car cette bande représente ses trente centimes.

Arrivé au Louvre, il descend, se présente au bureau devant lequel est arrêté l’omnibus qui l’a conduit, et offre son billet à un monsieur brodé qui siège dans un comptoir.

Le monsieur lui demande où il va ; notre voyageur répond, reçoit un bulletin portant un numéro quelconque, variant de 4 à 48, plus souvent 48 que 4, et attend.

Une voiture passe : c’est l’omnibus du Trône.

Quatre fois sur cinq, il est complet ; dix-neuf fois sur vingt, les personnes qui jouissent des premiers numéros absorbent les places vides. En prenant les chances moyennes, notre homme attend trois quarts d’heure ; certes, s’il est pressé, l’attente est désagréable ; mais n’a-t-il pas toujours le droit de finir sa route à pied ?

Enfin son tour arrive : il s’étend dans sa stalle, et, trois quarts d’heure encore, il est à la barrière du Trône. Il n’a donné que trente centimes, mais il a mis près de trois heures à parcourir en voiture la route qu’il eût faite à pied en moins de deux heures.

Quel bonheur n’a pas ses tourments ? Quelle invention n’a pas ses défauts ?

Voilà ce que c’est que la correspondance.

Les voyageurs de l’impériale sont privés de ces avantages.

En revanche, ils jouissent d’une faculté inconnue à leurs confrères de l’intérieur, celle de se briser le cou ou quelque membre important en escaladant les marches de leur étage. Le plus souvent, quand ils se livrent à l’ascension ou à la descente, la voiture va grand train ; il serait ridicule de forcer le cocher à s’arrêter ; on est homme ou on ne l’est pas. Les accidents sont fréquents, c’est vrai, mais l’honneur est sauf.

Il y a des gens qui montent sur l’impériale par tous les temps ; à la vérité, on y est abominablement mouillé quand il pleut, et l’on n’a pas la ressource de se réfugier sous une porte cochère.

Si vous avez un parapluie, le droit de l’ouvrir vous est impitoyablement dénié par vos voisins, qui se plaignent amèrement que vous vous privez de votre part d’eau céleste en faveur de leurs épaules ; la position n’est pas tenable, mais elle est occupée. Le Français est si heureux de se faire rouler qu’il n’est pas rare, en toute saison, de voir se bousculer deux ou trois individus entre les bras d’un conducteur innocent, réclamant à grands coups de poing une place qui n’existe plus, tandis que le malheureux s’efforce de les séparer, tout en tirant son cordon avec l’énergie du désespoir, afin d’échapper plus vite à la bagarre.

L’omnibus sans correspondance est-il du moins un moyen rapide de locomotion ?

Voici une anecdote qui répondra pour nous :

Un étranger (de mauvaises langues prétendent qu’il appartenait au département de l’Aube), un étranger, arrivé depuis peu de jours à Paris, avise un omnibus, grimpe sur l’impériale et donne ses trois sous. Au bout de dix minutes, supportées avec patience, quoiqu’on se fût arrêté huit fois pour recueillir ou descendre des voyageurs, il s’agite sur sa banquette, enfourche le marchepied, descend, et, tout en descendant, crie au conducteur :

« Monsieur, avez-vous une place dans l’intérieur ? J’aime mieux donner trois sous de plus. Là-haut on n’avance pas. »

C’est une étude très-sérieuse à faire que celle des impériales.

Elles diffèrent d’habitants et de commodités suivant les lignes.

Un homme comme il faut doit s’appliquer avec soin à cette observation.

Par exemple, il pourra audacieusement y prendre place sur les boulevards ; il y rencontrera peut-être quelques ouvriers, jamais de maçons ni de charbonniers ; à mesure qu’il approche des barrières, il devra se les interdire, ou du moins en être très-sobre,

L’état de l’atmosphère est encore à considérer. La rue de Rivoli est terrible pour les coups de soleil ; les Champs-Élysées ne sont pas praticables ; au contraire, le faubourg Saint-Jacques est une cave, et, l’été, l’impériale vous préserve d’un rhume.

Ce peu de mots expliquera suffisamment l’importance d’un travail sur les omnibus.

Les habits qui ne seraient pas déchirés courent de grands dangers : un habit usé ne survivra pas.

Il me plaît de croire que les intelligences les plus obtuses ont, après ce court préambule, parfaitement conçu la sublime invention des omnibus.

N’est-ce pas l’usage, quand on entreprend un voyage, d’examiner attentivement les moyens de transport, de se rendre bien compte des commodités et des incommodités de la route, afin de parer aux dangers et de profiter des bénéfices ?

On sait maintenant comment je voyagerai ; expliquons l’intention du voyage.

On a depuis plusieurs siècles exploré les trois quarts et demi de l’univers ; on a vu se reculer chaque jour les bornes de la terre habitée. Franklin s’est perdu dans les mers du Nord ; l’Océanie n’a plus d’îles inconnues à nos savants ; on vient de pénétrer au cœur de l’Australie ; on jette des voies ferrées dans la Chine. En un mot, tout a été découvert, — tout, excepté Paris.

Je ne m’étonnerais pas qu’il y eût des gens capables de nier l’existence de cette capitale, assurant qu’elle est le fruit mythologique de l’imagination éperdue de nos romanciers. Vainement j’ai parcouru nos bibliothèques, dans l’espoir d’y rencontrer quelque narration de voyage dans la première des cités ; des myriades de volumes m’ont passé dans les mains et sous les yeux ; eussé-je voulu étudier le Spitzberg, le Groënland ou l’île de Feu, je n’aurais eu que l’embarras du choix. Pas un arbre de ces contrées trans-océaniques, pas une cabane de sauvage, pas un oiseau-mouche n’ont été oubliés dans la nomenclature.

Sur Paris, rien.

Les tableaux, les études de mœurs, les statistiques, les livres de toute sorte et de toute forme, ne présentent nullement les caractères de l’exploration. On a observé Paris dans ses spécialités, on ignore son coup d’œil général ; on l’a habité, on n’y a pas voyagé.

L’insuffisance de tous les ouvrages me fournit une idée toute naturelle ; je conçus un vaste projet.

« Ce que personne n’a osé entreprendre, je l’exécuterai, moi, m’écriai-je du ton sérieux que doit mettre l’actrice à prononcer le mot illustre de Médée ; l’univers attend un livre, je lui donnerai ce livre.

« Je découvrirai Paris. »

À peine cette résolution fut-elle prise, que je fis mes préparatifs de voyage.

Chose remise est chose perdue.

Je m’exécutai avec un empressement dont mes concitoyens me sauront gré, je l’espère.

Je recueillis deux cigares, égarés sur ma cheminée, et les déposai dans la poche d’un paletot, assez avancé en âge pour ne plus redouter les tourmentes ; je m’assurai de la situation normale de mon mouchoir ; puis, après avoir communiqué mes dernières dispositions à ma vieille bonne, sentant un pleur mouiller mon œil gauche, je lui serrai la main, peut-être pour la dernière fois, et descendis gravement mon escalier.

Arrivé au pénultième degré, j’avais repris toute mon assurance ; mon maintien était calme, et dans mes yeux brillait le regard assuré de Colomb, quand il mit à la voile pour se confier à des mers inconnues.

La haute idée de sa mission ne doit-elle pas soutenir l’homme dans les luttes de cette vie ?

J’avais ouï parler vaguement, et en termes assez méchants, d’un omnibus, qui, partant de la place du Panthéon, passe par les Champs-Élysées pour se rendre à la barrière des Martyrs, à peu près comme si quelqu’un, dans le dessein d’arriver à Marseille, prenait d’ici la route de Vienne en Autriche.

Cet omnibus était le mien.

Qu’avais-je besoin de suivre une ligne directe ? Que m’aurait appris une ligne directe ? Que me voulaient les lignes directes ?

Ce qu’il me fallait, à moi, hardi, entreprenant et curieux, c’étaient les zigzags sans fin, les courses sans but, les horizons nouveaux, les aventures romanesques. Point de faiblesse, cet omnibus est le mien.

Le soleil brillait au milieu du ciel, le temps était calme et serein, à peine un vent léger secouait-il les hautes branches des arbres du Luxembourg. La nature et les hommes me souriaient ; tout me présageait un fortuné voyage.

Cinq minutes se sont à peine écoulées, je suis au bureau d’omnibus ; le conducteur m’accoste et me demande si je vais à la barrière des Martyrs. Sur ma réponse affirmative, il me montre, d’un geste plein de dignité, la voiture prête à partir ; je m’élance sur le marchepied, j’arrive à l’impériale au moment où elle s’ébranle ; les chevaux font rebondir le pavé sous les roues sonores, je pars…

Je suis parti.



II

le voyageur de commerce


Un seul voyageur, avant moi, s’était hasardé au sommet de la voiture, et avait pris place sur la première banquette, derrière le cocher. C’était un bonhomme de quarante à quarante-cinq ans, jouissant de qualités physiques qui annoncent d’ordinaire le commerçant enrichi : la majesté dans l’amplitude et le luxe dans la vulgarité. Excessivement laid, les lèvres épaisses et béatement ouvertes sous un rire uniforme, cet homme portait empreints sur son front fuyant, en ses yeux confits dans la graisse, et le long de ses joues bourgeonnées, les souvenirs du comptoir, des clients et des affaires. À voir la suffisance de son attitude, la régularité de sa coiffure et la grâce toute particulière avec laquelle ses mains jointes enroulaient l’un autour de l’autre deux pouces qu’on eût pris pour des bras d’enfant, il était évident que quelque maison de mercerie bien achalandée attendait au passage mon compagnon d’impériale. Son paletot, d’un jaune inconnu, sentait la cannelle ; un gilet de velours serrait son vaste abdomen, et sur le gilet étincelait une chaîne d’or massif d’une valeur incontestable et d’un goût plus que douteux. Une riche épingle tranchait sur le noir de sa cravate, et quatre ou cinq bagues enrichies de diamants ornaient ses gros doigts courts.

Ces sortes de gens consacrent plusieurs centaines de francs à un bijou et regrettent les 30 centimes réclamés par le conducteur.

observation

Le plus sûr moyen de découvrir le caractère et la profession des voyageurs est l’examen attentif de leur mode de paiement. La manière dont sont envoyés les gros sous est ce qui constitue, pour l’observateur sérieux, le critérium de la vérité. J’aurai, plus tard, occasion de revenir sur ce point important.

À peine m’étais-je installé auprès du gros monsieur, et les chevaux n’avaient fait que quelques pas, lorsqu’un gamin escalada le marchepied et vint s’asseoir auprès de moi. C’était un enfant de dix à douze ans, petit et grêle, vêtu de haillons poudreux, et montrant sur son visage et dans tous ses gestes l’insouciance et l’effronterie du voyou parisien. Il fumait les débris d’un cigare ramassé dans le ruisseau voisin.

« Ohé ! cria-t-il, y n’manque pas de place au moins ? »

Mon voisin de gauche daigna faire tomber un regard de compassion sur sa chétive personne ; puis il releva les yeux, se demandant sans doute comment on pouvait vivre sans chaîne d’or et sans épingle ornée de brillants. Pour moi, durement cahoté sur le banc de bois, craignant à chaque instant d’être précipité sur le trottoir par un brusque mouvement de la voiture, je concentrais toute mon attention sur le coude du vieux commerçant, qui avait élu domicile sur ma banquette, entre mes septième et huitième côtes. Quand je commençai à me rassurer sur les suites de cette invasion, nous passions devant la façade du Panthéon.

III

le panthéon. — le pays latin. — les cigares. — grande nouvelle.


Le Panthéon fut un temple, il est maintenant une église. On l’a dédié à sainte Geneviève, on a dressé trois autels, on a jeté dans l’hémicycle une centaine de chaises. Il n’y a pas d’autre différence entre la religion des hommes et la religion de Dieu. La coupole est demeurée la même, on ne s’est point mis en peine d’en changer les peintures, et le regard des fidèles aperçoit encore, bien au-dessus du tabernacle où repose la divinité du Christ, le roi Louis XVIII présentant la Charte à son bien-aimé peuple. Au dehors, rien n’indique une église, si ce n’est la croix d’or qui se perd dans les nuages et les marchandes de chapelets bénits stationnant sous les portiques. La façade porte en grosses lettres d’or sa devise primitive : Aux grands hommes la patrie reconnaissante. L’humanité a pied à pied défendu ses droits, et la santé conquérante a dû se retrancher dans une chapelle latérale, où elle a, tant bien que mal, assuré sa position.

Je réfléchissais à ces mille et une inconséquences qui tapissent le pavé de Paris, quand nous fîmes une première station. L’homme brodé accourut ; il se passa entre lui et le conducteur une de ces opérations mystérieuses dont ces fonctionnaires seuls possèdent le secret.

Mon devoir est peut-être de vous dire ce que j’en sais ; cette révélation mettra sur la voie de la vérité quelque chercheur plus patient,

Le conducteur, tandis que je l’observais sournoisement, déplia un papier oblong, sur lequel j’aperçus un nombre étonnant de petites cases, les unes vides, les autres remplies par un chiffre. L’inconnu lui prit des mains cette étrange feuille, la reploya avec soin et, se détournant pour n’être point remarqué, posa, à l’aide d’un crayon rouge, une marque profonde. Le conducteur aussitôt tira de sa poche une sorte de stylet, et de la pointe traversa le papier d’outre en outre.

Puis tout disparut, et chacun rentra dans l’ordre accoutumé.

On m’a dit que chacun des conducteurs recevait le matin un semblable barème, et que jamais, bien qu’il dût être renouvelé le lendemain, les marques de crayon et les coups de stylet ne s’aventuraient au delà de la deuxième ligne.

Quelques personnes montèrent : parmi elles des étudiants, et nous reprîmes notre course à travers le pays latin.

Le pays latin : que de souvenirs ce nom rappelle ; quelles tendres émotions il fait encore vibrer dans vos cœurs, avocats, médecins, employés, provinciaux de toutes sortes qui me lisez ! votre mémoire se ravive, et vous voyez, à hommes sages, comme une procession fantastique de chapeaux défoncés, de redingotes cuivrées, de soupers à la Rôtisseuse et de bals anacréontiques. Le sourire se dessine sur vos lèvres, ô parents sévères et vertueux ! à l’aspect de ces vieilles petites fredaines et de ces grotesques aventures dont vous fûtes les héros, — hélas ! il y a longtemps peut-être. Je suis sûr qu’en y songeant, vous jetez sur vos enfants un regard d’indulgence, vous demandant si, tout bien considéré, pour n’avoir pas été de pieux ermites, vous en êtes devenus plus méchants. Eh bien, épargnez-vous des craintes chimériques ; vous pouvez impunément lancer votre famille sur cette mer orageuse, comme l’appelait votre professeur de troisième ; — le flux les emportera ; et que le cœur ne vous batte pas, le reflux vous les rejettera sains et saufs, sans qu’une tache de fange apparaisse sur leur frac noir, sans qu’un fil de leurs gants blancs se soit rompu.

La raison, voyez-vous, c’est qu’il n’y a plus de pays latin.

Si je vous disais que de la place Saint-Sulpice à la Sorbonne, dans ces rues célèbres par tant de hauts faits, on n’a point depuis dix ans entendu parler du moindre combat ; si je vous disais qu’en vous promenant tout un jour autour de l’Odéon, dans les vastes allées du Luxembourg, vous ne rencontreriez pas une seule toilette délabrée, pas une cravate éperdue, pas une barbe de six mois, me prendriez-vous pour un menteur ou me croiriez-vous ? Si vous ne me croyez pas, eh bien, venez, visitez, explorez, vous répéterez ensuite comme moi, avec un profond soupir : Il n’y a plus de pays latin.

Un homme de beaucoup d’esprit, Murger, a fait l’oraison funèbre de ce beau quartier, dans un livre que je vous recommande et qui sera consulté plus d’une fois par les antiquaires des siècles futurs.

Oh ! le bon temps où sautillait la grisette vêtue de sa petite robe à carreaux, coiffée du léger bonnet de dentelle, et chaussée on ne savait trop de quoi, car elle n’affichait pas son pied et sa jambe ! Le charmant jeune homme que cet étudiant, distingué de l’ouvrier par sa mise incorrecte et ses superbes façons ! Le joli bois que le bois de Meudon pour s’y étendre à deux sur le gazon et déjeuner d’un pâté et d’une bouteille de vin du pays, tout en consultant les pâquerettes pour apprendre si l’on s’aimait bien : la belle rivière à descendre en canot que cette Marne sinueuse, dont les bords sont semés de restaurants et les vagues de fritures ; les savoureux plaisirs que ces plaisirs simples qui vidaient peu la bourse et s’alliaient si bien à l’étude ; et qu’importe s’ils ne s’y alliaient pas ? Les remords étaient peu fréquents et ne s’éveillaient que le lendemain.

Comme tout cela est changé maintenant !

L’étudiant se fait habiller chez Dusautey ; il porte de ravissantes bottines vernies et prend des remises à l’heure, toujours ganté de frais, une badine à la main, une chaîne de montre au gilet (autrefois on n’avait que la montre, quand elle n’était point au Mont-de-Piété), on le voit, chaque soir, avant le diner qu’il se fait servir au Palais-Royal, passer, fat et guindé, sur le pont Neuf, aux yeux de Henri IV émerveillé ; puis, vers huit heures, on le rencontre au boulevard des Italiens, le cigare à la bouche, lorgnant le quartier Bréda ou explorant les alentours des Variétés. Il ne va plus à la campagne le dimanche, car il craindrait de passer pour attaché à une maison de commerce, et il ignore que sa toilette seule le fait ressembler à un employé aux calicots. Il ne suit pas plus de cours qu’autrefois ; il fait plus de dettes, mais il ne souille jamais sa redingote. Il n’aime pas, car à vingt ans il nie la vertu des femmes ; il ne connaît même pas l’affection de Béranger pour Lisette, car il nie l’existence de Lisette, et malheureusement il a raison. Sceptique, il se croit blasé ; fils de son siècle, il vit avec des courtisanes, parle politique au café, bourse au boulevard. En un mot, c’est un homme sérieux, dont l’argent est le seul dieu, et l’on ne peut connaitre les prières qu’il adresse à sa divinité, ni ce qu’il attend d’elle, puisque le dégoût des plaisirs habite son âme et que la débauche a usé son corps[1].

Pour la femme, c’est bien pis ou c’est bien mieux : il n’y a plus d’intermédiaire entre la femme vertueuse et la prostituée ; la corruption est entière ou elle n’est pas. Nous regrettons de le dire, le plus souvent elle est entière. Aussi, la robe de soie a remplacé la robe d’indienne ; le chapeau a renversé dans la boue le simple bonnet d’organdi ; chaque fille d’ouvrier veut se donner l’air d’une grande dame, et ne s’aperçoit pas que, tandis que sa parure augmente, elle met plus d’éclairs dans ses yeux et plus de grossièreté dans son langage.

Le luxe a fait de l’homme un égoïste, et de la femme.

..........................

Que devient mon omnibus ?

Il marche, que dis-je ? il vole, et, pendant que ces pensées traversaient mon esprit, vous ne sauriez croire combien j’ai avancé dans mon voyage. Maintenant le banc est complet ; mon gros voisin vient de retirer son bras droit, et mon côté a ressenti une vive impression de fraicheur ; je tourne un instant la tête pour connaître la cause de ce mouvement inespéré ; la main qui est à l’extrémité du bras droit pénètre dans une poche qu’à première vue j’avais jugée incapable de la contenir : elle revient avec deux cigares et une boîte d’allumettes.

— Monsieur fume-t-il ?

— Oui, monsieur, dans les occasions suprêmes.

— Me permettrez-vous de vous offrir un cigare ?

— Comment donc !

Le tabac s’allume, et voilà la conversation engagée.

— Il fait un bien beau temps, monsieur.

— Charmant.

— Le meilleur temps pour voyager en omnibus.

— Cette considération seule me l’a fait entreprendre.

— Monsieur est peut-être étudiant en droit ?

— Non, monsieur.

— Monsieur remplit sans doute quelque emploi dans un ministère ?

— Pas davantage.

— Je ne sais pas si monsieur est, comme moi, dans le commerce ?

— Non, monsieur.

Le gros homme se tut. Il y eut une station.

— Moi, monsieur, reprit-il après un silence, je suis associé à la maison du Puits-d’Amour ; vous savez bien. Tout le monde connaît cela. Le Puits-d’Amour, au coin de la rue Saint-Dominique. Grand magasin d’habillements confectionnés pour hommes… un vêtement complet pour 39 francs, solide et superbement cousu. Une maison de confiance, monsieur, tenant aussi des panamas et brésiliens, à 95 centimes. Si jamais monsieur avait besoin de quelque chose, nous pourrions être très-utiles à monsieur. Voici le léger spécimen de nos offres.

Là-dessus il me glisse un papier dans la main, et je commence à comprendre ses généreuses façons. Le prospectus explique le cigare.

— Et moi ! crie le gamin placé à ma droite en tendant la main.

En ce moment passe un régiment d’infanterie, tambour et musique en tête. Les soldats sont en costume de guerre, et leur front ruisselle de sueur.

— Grande nouvelle ! dit un monsieur qui monte rapidement et s’assied parmi nous. Encore une victoire : 5,000 prisonniers. C’est affiché à la Bourse.

— Avez-vous des détails, monsieur ?

— Pas encore ; mais ce doit être magnifique.

Murmure sourd d’un grand bonhomme, maigre comme un clou et blond comme une couverture Charpentier. Ce doit être un Allemand.

L’entretien est général. C’est un bruit à n’y plus tenir. J’enfonce la tête dans les épaules, et je songe.

Je songe aux pauvres mères qui pleurent, aux sœurs et aux épouses qui se lamentent ; je songe à ces milliers d’hommes que le hasard exile de leur patrie, et dont plusieurs ne reverront jamais leur foyer. Et je me dis que la guerre est impie, et que Dieu réserve ses foudres pour les despotes qui l’entreprennent.

Vous le voyez, lecteur, je suis sujet aux pensées tristes ; elles me viennent comme cela, sans raison, au moment où je m’y attends le moins, et sans que je sache jamais pourquoi. Cette fois, je les attribue au mouvement de la voiture.

Car, et poursuivre la même question, n’est-ce donc rien que la gloire ? peu de chose en vérité. Mais l’indépendance… La famille n’a-t-elle pas rang avant l’individu, la patrie avant la famille ? Et qu’importe que vingt mille hommes meurent, si le sang de ces hommes, frappés par leurs frères, engraisse le sol où il coule, et y fait germer la paix et le bonheur ?

Décidément j’avais tort, ou plutôt j’avais parfaitement raison ; en appelant la colère céleste sur la tête du despote, j’oubliais de faire descendre la bénédiction de Dieu sur les drapeaux du libérateur.

Cette fois, nous voici arrêtés devant la porte d’un marchand de vin.



IV

matthieu lænsberg et corneille. — le théâtre contemporain. — l’odéon. — altercation. — regards jetés dans les maisons. — la place saint-sulpice. — le petit bossu. — histoire du cocher.


Un groupe était formé vis-à-vis de la porte : on écoutait des buveurs qui chantaient.

Quelques mots patriotiques atteignirent mes oreilles.

Il court en ce moment dans les rues de Paris une sorte de chanson, intitulée : Tapons d’sus. Elle traite peu favorablement les Autrichiens et passe pour un chant de guerre. À ce propos je fis une réflexion.

Pourquoi diable accable-t-on le peuple, toutes les fois qu’un événement glorieux se passe ou se prépare, d’une foule de mauvais petits imprimés, sur lesquels tout ce qu’il y a de garçons de magasin à Paris épanche sa bile ou son enthousiasme ? Croit-on que ce système d’éducation lui soit bien profitable ? et n’avons-nous pas assez de grands hommes et de belles œuvres, pour que nous puissions nous passer de ces sottises, où pétillent les fautes de français et les trivialités de langage ? On ne saurait croire quel retard ce mal, léger en lui-même, apporte à notre civilisation, ou plutôt combien il corrompt à jamais l’espoir qu’on pouvait garder en l’intelligence populaire. À quoi bon apprendre au peuple à lire et à écrire, si vous secondez ses mauvaises habitudes et ses instincts grossiers, en lui distribuant les vulgarités les plus étranges ? Les connaissances qu’il a acquises ne servent alors qu’à rendre son ignorance plus profonde, et ce que je dis là n’est point un paradoxe : car, inhabile encore à comprendre ce qui est beau, ce qui est grand, l’ouvrier confond dans un même jugement la littérature de Matthieu Lænsberg et les chefs-d’œuvre de Corneille. Ces deux hommes sont pour lui des écrivains.

Dans sa pensée n’est-on pas écrivain comme on est ébéniste ?

En vérité, il vaudrait mieux ne rien savoir que savoir si peu.

Mais, dira-t-on, donnez des chefs-d’œuvre à la multitude : elle ne les comprendra pas ; partant, elle ne pourra les lire. Erreur : le peuple a chanté la Marseillaise et le chant du Départ, le peuple chante encore chaque jour les plus beaux morceaux de nos opéras célèbres ; le peuple, bien guidé, sait comprendre et goûter la véritable poésie comme la véritable mélodie. Il ne répète et ne lit les mauvaises œuvres que parce qu’elles coûtent bon marché, et qu’on ne lui en donne pas d’autres. Pourquoi ? Les poètes sont-ils morts ?

D’ailleurs il en est de même du théâtre.

Un directeur d’une scène de boulevard me disait, l’autre jour :

« Ce qu’il nous faut à nous ce ne sont pas des œuvres bien faites, bien écrites : ce ne sont pas des drames littéraires, comme pourrait en écrire Hugo, comme en a écrit Dumas ; le public n’aime que les grands effets, la pluralité des événements, les décors merveilleux. Un ballet où nous aurons de jolies danseuses, un vaisseau qui virera de bord, un volcan qui éclatera, à la stupéfaction des troisièmes galeries, voilà ce qui nous représente le succès et remplit notre caisse. Bouchardy et d’Ennery vous montrent le nec plus ultra du genre. L’idée, néant ; le style, inutile. C’est un malheur ; je ne le nie pas ; mais qu’y faire ? »

Il ne disait pas :

« Le public est devenu ce que nous, organisateurs de ses plaisirs, nous l’avons fait. Un jour, dans une pièce, bien écrite d’ailleurs, il fut nécessaire, pour l’intelligence de la scène, d’exposer au théâtre un décor extraordinaire ; le public applaudit. On crut que là gisait le succès de la pièce ; on fit de nouveaux frais ; le premier drame qu’on eut à représenter fut chargé d’éblouissants costumes et d’étincelantes splendeurs ; on battit des mains : on rappela le décorateur. La transformation fut complète. Désormais on sacrifia tout à la mise en scène, et, parce que le parterre ne désemplit pas, nous nous persuadâmes aisément qu’il serait vide si nous agissions autrement. Il y avait un spectacle pour le plaisir des yeux et des sens, l’Opéra ; nous voulûmes créer des succursales, et nous avons réussi à chasser les poètes, remplacés à tout jamais par des machinistes. Nos salles sont pleines de gens qui nous admirent, et dont nous avons gâté le jugement par notre faute, par notre faute, par notre très-grande faute. »

Voilà ce que les directeurs devraient dire ; quant à ce qu’ils devraient faire, je n’en sais absolument rien.

Je crois seulement, pour en revenir à mes chansons, que la police devrait être aussi sévère pour la forme que pour le fond, et prescrire avec une égale rigueur les fautes de grammaire et les attentats aux mœurs. Lorsque, pendant une journée, un honnête homme s’est entendu brailler aux oreilles de semblables inepties, avouez qu’il est bien pardonnable de désirer un instant Dracon pour législateur.

La place Saint-Michel ; après la place Saint-Michel, la rue Monsieur-le-Prince ; après la rue Monsieur-le-Prince, la rue de Vaugirard ; dans la rue de Vaugirard, l’Odéon.

L’Odéon, théâtre dont on ne peut rien dire.


Il a trop fait de bien pour en dire du mal ;
Il a trop fait de mal pour en dire du bien.

Comme édifice, il présente une façade qui, sans contredit de tous les théâtres de Paris, est la seule convenable.

N’oublions pas de mentionner un détail intéressant :

C’est dans les galeries qui l’entourent, à l’étalage de quatre ou cinq libraires, que se sont réfugiés les derniers poètes. Là, de tout temps, à toute heure, les passants trouvent sous leur main une quantité de petits livres roses, bleu tendre, ou chocolat à l’eau. Ce sont des recueils d’odes et de poésies fugitives. Ces parages étant regardés comme fort dangereux, nous sommes heureux d’en signaler la raison à nos concitoyens.

Là sont aussi tous les petits journaux à 5 et à 10 centimes ; il en existe même qu’on ne rencontre que là. C’est une avalanche de feuilles imprimées et lithographiées à renverser un Anglais. Je n’en ai jamais lu une seule, et vous ?

Au coin de la rue de Vaugirard et de la rue Voltaire, il s’élève un café dont il ne sera pas malséant de dire deux mots : le café Corneille. Tout ce quartier, maisons et rues, a des hommes célèbres pour parrains. Quelques-uns attribuent ce phénomène au voisinage de l’Odéon ; d’autres prétendent au contraire que l’Odéon ne doit son voisinage qu’à ce phénomène.

Quoi qu’il en soit, retournons à notre café, qui, vers le temps dont je parle, c’est-à-dire en 1849 ou 1850, était l’un des rendez-vous les plus habituels de la jeunesse dorée du pays latin. Il s’y passait des choses étonnantes, dont aujourd’hui reste seul le souvenir.

Certes, si mes lecteurs n’étaient mêlés de sages lectrices, nous pourrions raconter à ce sujet quelques aventures piquantes. Nous nous contenterons de verser un pleur, et réserverons l’oraison funèbre pour un papier plus propice.

Le temps s’obscurcit.

« Croyez-vous que nous aurons de l’orage ? » me dit mon voisin de gauche.

Je relevai la tête, et aperçus l’horizon cerclé de noir.

Le cocher se retourna. C’était un homme à figure sinistre.

« Il tonnera, » dit-il d’une voix rauque.

Puis il fit claquer son fouet avec une gravité sonore.

Je hasardai une question assez naturelle :

« Croyez-vous, cocher, que nous aurons le temps d’arriver à la barrière sans être surpris par la pluie ? »

Ma question ne fut pas trouvée convenable et n’obtint point de réponse. Comme la sûreté de mon voyage dépendait en grande partie de cet homme, je n’osai lui faire aucune observation, et me tus.

En ce moment, j’entendis le bruit d’une violente altercation dans l’intérieur. Je sus depuis qu’il s’agissait d’un homme ivre que le conducteur tenait à chasser de la voiture et qui se cramponnait aux barreaux, prétendant que pour ses six sous il avait le droit de faire le tour du monde.

Cette prétention exorbitante ne fut point admise, et j’aperçus bientôt sur le trottoir mon ivrogne chancelant et consolé, et chantant à tue-tête que le sort le plus doux est de mourir pour sa patrie.

Apparition du conducteur réclamant le prix du trajet.

Je passe quinze centimes.

Mon voisin transmet un louis.

« Pas de monnaie ! » crie le conducteur.

— « Ni moi non plus, » murmure le gros homme.

Cependant il fouille dans sa poche, et, tirant une poignée de sous :

« Tenez, voilà votre affaire, » dit-il.

Puis il se rassied, visiblement fâché qu’on ait surpris un tour de sa vanité.

« S’il fallait les écouter ! » grommelle le conducteur, en continuant sa tournée.

Je commence à trouver un certain plaisir à voyager sur l’impériale ; on n’y est pas assis d’une façon orientale, c’est vrai, mais on se fait à cet inconvénient, et le vent frais que la locomotion fait circuler autour de votre tête rend votre situation délicieuse par les chaleurs intolérables.

Puis il y a une autre compensation :

Nous sommes à la hauteur de tous les premiers étages des maisons, en sorte que nous voyons une foule de choses dont les gens qui passent sur le bitume ne soupçonnent pas même l’existence. D’abord ce sont les enseignes : quelle mine riche et fertile pour l’observateur ! l’enseigne, n’est-ce pas le marchand  ? Je vous dis qu’il faudrait un livre entier rien que pour noter les progrès faits en ce genre d’études.

Et le nombre incalculable de fenêtres ouvertes qui permettent à nos regards indiscrets de plonger dans l’intérieur des appartements : que de mystères à découvrir !

Ici, ce sont deux jeunes filles qui lisent une lettre ; quelle lettre ? Elles sourient, tandis qu’un gros homme, leur père, travaille consciencieusement dans le cabinet voisin, si consciencieusement que le voyageur est tenté de lui crier : « Arrête-toi donc, à père infortuné, et passe dans la chambre voisine. »

Plus loin, trois ou quatre enfants qui jouent : point de parents. Oh ! l’excellente vie ! les bonnes courses sur les canapés ! les jeux de ballons éperdus, au risque de briser pendule et glace ! oh ! les joyeux cris et les rires sans fin ! mais la porte s’ouvre, une bonne paraît ; que va-t-il arriver ? l’omnibus a passé, je ne le saurai jamais.

Là-bas, ce sont des chambres vides. Croyez-vous qu’il n’y ait rien à observer quand les habitants n’y sont pas ? Détrompez-vous ; rien de plus parlant que l’ordre d’un appartement ; rien de plus bavard que des meubles ; il y a autant de différence entre l’appartement d’un poète et celui d’un commerçant qu’entre leurs deux cerveaux. Toutes les professions, toutes les habitudes se devinent, rien qu’à la façon dont est faite la pendule, rien qu’à la position occupée par le canapé, et du boudoir d’une femme au cabinet d’un homme, quel abîme !

La situation des fauteuils suffit parfois à vous développer toute l’histoire de l’heure qui vient de s’écouler.

Ce genre de travail ou de plaisir est un des plus intéressants que puisse se donner le flâneur.

La place Saint-Sulpice sépare le quartier Latin du faubourg Saint-Germain. Nous allons pénétrer dans ces premières rues sales et tortueuses qui donnent entrée dans le sanctuaire de l’aristocratie. Il en est de ce pays comme du paradis : les chemins qui y conduisent sont hérissés d’obstacles et n’inspirent aucune confiance.

Au point où j’en étais, rien n’eût pu m’arrêter, je continuai donc bravement ma route.

Les alentours de l’église sont occupés par des libraires classiques et religieux qui, pour la plupart, s’y sont donné rendez-vous. Presque tous les quartiers de Paris ont ainsi leur commerce spécial et leurs rues habitées par ce commerce unique. Ceux-là, je parle de mes libraires, sont tous riches ; on ne saurait croire combien rapporte la foi. Pour n’en citer qu’un exemple, vous connaissez ces images brodées, imitant la dentelle, qu’on serre dans des livres de prière et que les jeunes filles se distribuent comme souvenirs ; eh bien, la maison qui les créa, je ne sais plus comment elle se nomme, gagne encore aujourd’hui des millions avec ce seul produit. Et l’on prétend que la religion s’en va.

Il n’y a peut-être pas de journal plus répandu que la Semaine religieuse, cette petite feuille qu’on vend à la porte de l’église et qui rappelle le nom des confesseurs et offices du jour. Les sommes que recueille la direction sembleraient fabuleuses ; elles dépassent le bénéfice des grands journaux.

Pourquoi ne publie-t-on pas ces résultats glorieux ? En vérité, il y a là un miracle aussi grand et aussi continuel que la dispersion des juifs.


Un petit bossu vient de monter sur l’impériale et de remplacer à mes côtés le gamin qui s’en va. Il lit attentivement le bulletin de la guerre. Tout à coup une rafale passe sur nos têtes, et le vent, arrachant le récit de nos hauts faits, sans aucun égard pour le lecteur, le lance violemment sur le visage d’une grosse dame qui faisait ses adieux à son épicier. Fut-ce la surprise, l’effroi ou la force du coup, la grosse dame tombe dans un tonneau de pruneaux, parmi lesquels son arrivée porte la plus grave perturbation. L’épicier jette les hauts cris, la dame profère de violentes diatribes en s’efforçant d’abandonner son domicile imprévu ; on s’attroupe, on se querelle, peut-être va-t-on se battre, quand deux sergents de ville percent la foule, et l’un d’eux, ramassant le bulletin, cause du désordre, le plie respectueusement et le présente à la victime comme à sa légitime propriétaire. Indignation de ladite victime, qui déclare n’avoir jamais eu la moindre accointance avec ledit journal. De tous côtés, les regards cherchent le possesseur, mais la voiture qui le porte marche toujours, et bientôt, de tous les acteurs de ce drame, il ne reste plus devant mes yeux que le petit bossu, visiblement épouvanté et plongé dans la consternation La plus profonde.

S’il est un saint dans le ciel qui ne se doute guère de ce qu’on fait pour lui sur la terre, ce doit être saint Germain. Le digne évêque s’étonnerait fort, je crois, s’il apprenait que depuis un demi-siècle le grand monde l’a choisi pour son patron, et qu’il règne, lui, l’humble et pauvre serviteur de Dieu, sur la fortune et la noblesse. Serait-il heureux de ce nouvel honneur ? Il s’en indignerait peut-être.

La rue de Grenelle-Saint-Germain est, comme l’on sait, la rue des ministères et des ambassades. C’est un Paris particulier, qui offre peu de ressemblance avec son frère cadet ; celui-ci joyeux, riant, plein de vie, d’espoir et de jeunesse ; celui-là froid, calme, empesé comme une vieille douairière. Plus de commerce, quelques boutiques parsemées, voilà tout ; mais des grands murs à perte de vue ; au-dessus de ces murs quelques branches d’arbres, qui feraient croire à des jardins, si les jardins étaient possibles. Enfin, de temps à autre, de grandes portes cochères, avec un poste, deux factionnaires et un écriteau sur le tout. Mettez le ciel couronnant tout cela, un ciel fait exprès pour le pays et parfaitement incolore ; faites régner le silence, étouffez le bruit des voitures, et vous aurez une idée de ces longues voies tristes, où le passant se sent pris d’un vague effroi, comme s’il marchait au milieu des ruines d’une grande cité.

Je voulus secouer la vapeur de tristesse qui commençait à s’étendre sur mon cerveau, et, comme l’associé du Puits-d’Amour venait de descendre, je m’approchai du cocher et j’engageai la conversation.

Je l’interrogeai sur sa condition, ses espérances et ses regrets, et ayant insisté pour connaître son sort et savoir s’il en était content, il me raconta son histoire en peu de mots, tout en mâchonnant une croûte de pain dur.

C’était un enfant trouvé que ce cocher ; il n’avait jamais connu ses parents, et ne s’en inquiétait guère, je vous l’assure ; il avait d’abord été porteur d’eau, puis un paysan s’était trouvé sur son passage, qui l’avait emmené à la campagne où il était devenu charretier. Là il s’était marié, avait eu des enfants ; naturellement ses bénéfices ne s’étant point accrus avec ses charges, il était tombé dans la plus affreuse misère. Alors seulement un bourgeois du pays, lui ayant promis une bonne place à Paris, lui avait fait obtenir un siège d’omnibus. Il y avait huit ans qu’il était cocher. Il vivait, mais avec bien de la peine, monsieur. Au moins aujourd’hui il ne se plaignait pas de sa voiture ; il venait de changer de ligne. Auparavant il conduisait à la barrière Saint-Jacques, et les rues qu’il traversait n’étaient pleines que de gens mal vêtus, ivres, sans aveu, qui ne se rangeaient pas pour laisser passer les chevaux, en sorte qu’il fallait, continuellement s’arrêter ou écraser les réfractaires ; il ne parlait pas des insultes qu’il recueillait ; cependant les gros mots lui étaient antipathiques. Maintenant il parcourait de beaux quartiers. Il gagnait peu ; mais s’il eût été seul, il se fût trouvé fort heureux. Que lui fallait-il ? trois sous de pain le nourrissaient ; il est vrai qu’il buvait deux francs. Toujours soif, monsieur, toujours soif.



V

le palais législatif. — la place de la concorde. — le soir de l’assomption.


L’histoire de ce cocher m’intéressa ; sa figure sinistre disparut, je ne vis plus que ses malheurs. Après tout, c’était peut-être un brave homme.

Néanmoins je ne dus pas avoir longue confiance dans sa douceur ni dans la haine qu’il professait contre les termes peu choisis, car, sa voiture en ayant heurté une autre presque immédiatement, il échangea avec son confrère un de ces dialogues furieux, communs à tous les cochers, et qui commence éternellement par la grave injure de propre à rien.

« Hélas ! me dis-je, s’il est vrai que cet homme soit un enfant trouvé, qui saura quel fut son père ? qui peut dire que dans ces veines, sous l’enveloppe calleuse de ces gros bras, ne coule pas le sang d’un patricien ? À quel caprice alors aurait tenu la destinée de cet homme ? Il porte de méchants habits, se grise avec du vin bleu, bat peut-être sa femme, ses enfants, une femme grossière, des enfants déguenillés : fils légitime et reconnu, peut-être mènerait-il un tilbury, serait-il élégant et beau ; il entretiendrait de superbes maîtresses, et trouverait sa femme dans l’intérieur d’un de ces hôtels dont il rase la façade avec son omnibus.

Consolons-nous : peut-être serait-il aussi pauvre ?

La rue de Grenelle, suivie avec acharnement, nous jette dans la rue de Bourgogne, et de là devant le Palais législatif.

Ne serait-ce pas une singulière histoire que celle de ce monument, si quelqu’un osait l’écrire de façon anecdotique, nous parlant tour à tour de tous ceux qui s’y sont succédé ? Quelle foule ! que de gens, venus pour nous donner des lois, qui s’en sont allés sans avoir agi, ou dont les constitutions n’ont duré qu’un jour ! Marius, rêvant sur les débris d’un temple, dans Carthage détruite, comparait la grandeur de cette ville à celle de son nom, à lui, Marius ; et, voyant la puissance de l’une abattue comme la gloire de l’autre, il pensait aux vanités humaines. Aujourd’hui Marius, chassé de Rome, pourrait venir songer plus profondément encore sur le péristyle d’un palais debout ; car le vent qui pousse notre siècle est si rapide que les choses et les hommes sont emportés avant que le temps ou la guerre aient détaché une pierre de l’édifice qui les contenait.

La place de la Concorde est, dit-on, la plus belle du monde. Je le crois. Elle est aussi la plus exposée aux ardeurs du soleil. C’est un lac de rayons brûlants, qu’il est impossible de traverser au mois de juillet sans risquer d’en devenir fou. La réverbération du sol et des palais empêche de sentir la fraîcheur qui s’échappe des jets d’eau ; en vains tritons et naïades s’efforcent-ils de lancer le plus loin possible les flots qu’ils ont pour mission de distribuer ; le passant ne se doute même pas de leur existence, et son front chargé de sueur ne reçoit pas une perle humide.

Quand je passai, un de ces malheureux dieux de la mer paraissait tout consterné ; il avait dû lui arriver un grave accident, car il regardait avec douleur sa conque vide, d’où ne jaillissaient plus que par intervalles quelques gouttelettes égarées.

Le jardin des Tuileries s’étendait à notre droite, garni de feuilles et de promeneurs ; à gauche, les Champs-Élysées, avec leurs baraques de marionnettes, leurs cafés-concerts, et, au loin, le palais de l’Industrie. L’arc de triomphe nous dominait ; nous côtoyions l’obélisque ; nous nous avancions vers deux palais, au-delà desquels la Madeleine étendait son large péristyle et ses brillantes colonnes. C’est sur cet emplacement magnifique qu’ont lieu d’ordinaire les réjouissances publiques ; c’est là que les feux d’artifice lancent dans les cieux leurs girandoles ; là que le gaz court en longs festons sur les édifices et dans les arbres, comme un serpent de feu dont les anneaux émaillés brillent et se replient ; là qu’une multitude immense se presse vers le soir, pour admirer les splendeurs qu’on répand sous ses pas. Dans ces moments-là la place offre un brillant spectacle ; mais le peuple est perfide comme l’onde, et bien des gens sont allés joyeux à ces fêtes, qui sont revenus pleurant et désespérés.

C’était le soir de l’Assomption ; depuis longtemps souffrante, Elle se trouvait plus mal ce soir-là. Néanmoins il lui prit la fantaisie de visiter la ville illuminée : je n’osai lui refuser cette distraction, je l’emmenai !

Que de promeneurs dans les rues ! quelle foule sur ces quais ordinairement déserts ! comme la joie brille dans tous les regards ! comme tous ces passants sont heureux !

Partout des flots de lumière ; la Seine est chargée de barques fantastiques ; le canon tonne aux Invalides, et le ciel, jaloux de la terre, arbore ses millions d’étoiles, dont l’éclat nous promet une nuit délicieuse.

— Allons jusqu’au feu d’artifice, lui dis-je.

Elle répondit oui, et se serra contre mon bras.

Jusqu’à la place il était possible de se mouvoir ; mais les abords de celle-ci me semblèrent tellement impraticables que je lui proposai de revenir. L’enfant ne voulut pas ; l’allégresse qui régnait dans l’air avait pénétré jusqu’à son âme ; elle se sentait mieux ; elle sautait dans la foule comme une biche emportée.

D’ailleurs il ne fut bientôt plus temps de réfléchir, des masses aussi compactes que les premières s’étaient formées derrière nous. Si avancer était difficile, reculer devenait impossible,

Les premières fusées éclatèrent en l’air, le feu d’artifice se tirait sur l’eau.

Dans une foule, quelque épaisse qu’elle soit, il y a, comme dans la mer, des mouvements fiévreux qui l’agitent et forment ses vagues ; chacun est entraîné par ces mouvements. Après quelques minutes, elle et moi nous avions été portés au milieu de la place.

Vint un reflux qui nous renvoya vers la rue de Rivoli. Là plus de peuple encore que partout ailleurs, un peuple plus nombreux, plus serré, plus compacte.

Il y avait réception au Ministère de la marine ; on gardait les abords de l’hôtel, et par conséquent la rue Saint-Florentin ; quatre carabiniers, fièrement campés sur leurs chevaux, retenaient l’impétueux élan du public qui frémissait d’impatience et de fureur, et s’efforçait par instants de briser cette ligne de quatre hommes immobiles.

« On ne passe pas, » répétaient les factionnaires.

Et de temps en temps l’un d’eux, faisant piaffer son cheval, tournait tête vers quelques gens plus hardis qui se faufilaient de son côté, et les ruades de l’animal rejetaient l’homme au milieu de ses camarades et rendaient au torrent la goutte échappée.

Cependant la foule grossissait toujours.

Le courant apportait sans cesse de nouveaux hommes, et il se formait depuis quelque temps, dans la rue, un courant contraire, qui, remontant quand l’autre descendait, allait avant peu faire choquer, sur cette place même où nous étions, les flots tumultueux de leurs immenses colonnes.

Chaque instant nous resserrait elle et moi l’un contre l’autre, et tous les deux contre tous.

Je la regardai, elle était pâle comme un marbre.

« Pourquoi l’ai-je amenée ici ? » me dis-je tout bas.

Les fenêtres du ministère étaient brillamment illuminées ; de hauts fonctionnaires en habits brodés garnissaient les balcons, et l’on entendait de l’intérieur des appartements frissonner un orchestre joyeux dont la mélodie se mêlait doucement à la voix rauque des rugissements du peuple.

Vainement avais-je essayé de percer un passage, et d’arracher ma compagne aux bras de ce monstre immense qui l’étouffait. Des efforts plus violents et plus persévérants que les miens avaient mille fois échoué. Et cependant je la voyais chancelante dans mes bras, et je sentais que, privée d’air, elle allait s’évanouir.

Un suprême élan me fit gagner la muraille, près de laquelle je la déposai ; puis l’entourant de mes membres, comme d’un rempart, je tentai de former autour d’elle une sorte d’arc-boutant fermant un cercle vide.

Quelques instants j’y réussis ; mais que peut la force d’un homme contre l’impétuosité d’une foule ? Je fus bientôt refoulé moi-même à la muraille ; les courants s’étaient rejoints ; c’étaient des cris horribles, des imprécations sinistres. On emportait des femmes évanouies.

« Feins de te trouver mal, » murmurai-je à son oreille ; la foule s’ouvrira pour nous, comme elle s’ouvre pour ceux-ci.

Hélas ! il n’était plus temps de feindre : elle ne tombait pas parce qu’il n’y avait pas de place pour tomber ; sa tête penchait sur mon épaule ; elle râlait.

« Au secours ! » criai-je de toute la force de mes poumons.

Personne ne me répondit ; chacun était trop occupé de soi. Seulement j’entendis s’élever de nouveaux blasphèmes ; l’indignation était au comble, comme le tumulte.

Et cette indignation était juste ; car, du milieu de l’étouffement général on apercevait, ouverte, vide, pleine d’air et de vie, la rue Saint-Florentin, toujours gardée par les carabiniers.

Quelques voitures armoriées y roulaient par instants ; voilà tout.

Le peuple rugissait.

Voir la mort nous entourer de toutes parts, et à dix pas le salut, l’existence, l’espace, et, Tantale infortuné, ne pouvoir s’approcher de ce salut, de cette existence, de cet espace.

Puis, au-dessus de tout cela, entendre le bruit de la fête répondre aux sanglots des blessés.

La colère du lion se déchaîna.

Un immense cri… puis les quatre soldats tombèrent de cheval, et disparurent dans la foule.

Et cela fit l’effet exact de quelques planches pourries, qu’entraîneraient les flots.

La rue fut libre, et le peuple passa.

Comme j’étais un des plus rapprochés de la trouée, j’enlevai la jeune femme dans mes bras, et l’emportai le plus loin possible du théâtre de la fête.

En ce moment même des acclamations lointaines accueillaient le bouquet du feu d’artifice.

Elle revint à elle chez le premier pharmacien où je la déposai ; de là elle voulut marcher et retourner dans notre maison.

Quelle route douloureuse, et comme je la sentais brisée ! C’était fini ; il y eut une réaction violente à la suite de cette terreur ; huit jours après elle expirait.

Et personne maintenant ne me convaincra que ce n’est pas la fête de l’Assomption qui l’a tuée.

Je ne sais pas trop pourquoi je vous ai conté cela, mes chers lecteurs ; il me serait difficile de le savoir.

La bouche parle de l’abondance du cœur.

Sait-on pourquoi des lèvres les plus hypocrites, des êtres les plus dissimulés, s’échappe parfois la vérité, qui est leur condamnation ?

Sait-on pourquoi le souvenir s’attache à certains lieux, plus encore qu’à certaines personnes, si ce n’est que les personnes changent plus vite que les lieux ? Sait-on pourquoi il naît des heures où le cœur a besoin de s’épancher, où, s’il n’y avait plus sur la terre que vous et un galérien, vous embrasseriez ce galérien et lui diriez : Mon ami, afin de pouvoir lui confier votre secret et vos douleurs ?

Est-ce que nous savons quelque chose ici-bas ?

Savons-nous pourquoi nous vivons, pourquoi nous aimons, pourquoi nous souffrons, pourquoi nous mourons, et quelquefois pourquoi nous ne mourons pas ?

Tout est doute, mystère, néant.

Au-dessus, il y a Dieu.

Dieu, qui peut-être est la Providence… peut-être l’ironie.

— Vous-même, ami lecteur, savez-vous pourquoi vous me lisez ?



VI

paris opulent. — les arbres et la verdure. — la réclame. — polichinelle. — la fête des bossus. — l’éternuement.


Halte dans la rue Royale.

Nous voici devant un troisième aspect de Paris, le Paris de l’opulence active. Ici, comme dans le faubourg d’où nous sortons, c’est la richesse et le luxe, mais la richesse commerçante, le luxe de l’industrie ; et le passant ne perd pas au change.

Au lieu des longues murailles, cachant de brillants salons et d’immenses appartements que personne n’est admis à visiter, s’étendent des magasins resplendissants de dorures, des édifices dont les façades sculptées montrent franchement leurs atours au public. Ici, point de doutes, point d’interrogations, point de secrets ; chaque maison arbore loyalement ce qu’elle est et prouve ce dont elle est capable. Rien pour le rêve, tout pour la réalité. Un peuple immense parcourt ces quartiers ; des voitures sans fin font jaillir à la fois de chaque pavé des myriades d’étincelles ; tout vit, tout remue, tout s’agite, mais d’une vie, d’un mouvement et d’une agitation nobles et fiers comme le frémissement des ailes d’un aigle.

La rue Royale est le plus beau fleuron qui luise à cette couronne de rues. Elle a la largeur d’une place, ses trottoirs rivalisent avec ceux des boulevards et, comme ces derniers, elle possède des arbres et des marchandes de journaux.

Les arbres et les marchandes de journaux sont les signes caractéristiques de toute grande voie publique.

Les honnêtes Français, qui n’ont jamais franchi les barrières de leur capitale, s’expliqueraient malaisément ce que nous autres Parisiens nous appelons des arbres.

Ce sont de petits morceaux de bois maigres, semblables aux échalas qui soutiennent les ceps de vigne, d’une hauteur qui atteint à peine l’entresol des plus basses maisons ; de temps immémorial, on n’avait vu de feuilles croître à l’extrémité de ces petits bâtons, lorsque l’administration municipale, dans sa sollicitude pour les citoyens qui l’enrichissent, s’avisa d’offrir un air pur aux bons habitants de sa bonne ville ; un air pur, c’est impossible, direz-vous. Sachez que rien n’est impossible à l’administration municipale.

Elle avait entendu dire, cette excellente administration, quoique sans y comprendre grand’chose, elle avait entendu dire par quelque professeur de physique que deux gaz composaient l’air, l’oxygène et l’azote ; l’azote qui donne la mort, l’oxygène dont on fait la vie. Or, c’est toujours le physicien qui parle à l’administration, l’azote est aspiré par les plantes, qui, par conséquent, rejettent l’oxygène, ce dernier seul étant susceptible d’être respiré par l’homme, et l’azote étant funeste à notre nature, il s’ensuit que plus il y aura d’oxygène dans l’air, moins il y aura d’azote, plus l’air sera pur. Donc, les lieux plantés d’arbres sont les plus sains, puisque les feuilles absorbent l’un et nous laissent l’autre. Quod erat demonstrandum.

L’administration se dit : Il y a déjà des arbres dans Paris ; il paraît que cela ne suffit pas, puisque ces arbres n’ont point de feuilles, et par conséquent n’absorbent aucune parcelle de cet azote si fatalement répandu chez nous. Il faut que ces arbres poussent et que leurs branches produisent des feuilles.

Elle dit, et tout s’exécuta.

L’œuvre fut longue, mais l’obstination était grande et vainquit les obstacles. On traita ces arbres comme des enfants souffreteux ; on les accabla de cautères, de tisanes et d’irrigations ; on les enveloppa soigneusement dans de longues couvertures ; on les mit au maillot, et chacun d’eux eut son garde-malade qui le soigna, le dorlota, veilla sur ses besoins, et de temps en temps le déshabillait pour examiner son état.

Il n’exista jamais d’homme aussi bien médicamenté ; d’un tel régime, un être raisonnable fût mort dans les trois jours ; les arbres eurent foi et furent sauvés. On vit naître de petits bourgeons verts, si petits d’abord que le cœur battit de crainte autant que de joie aux dix mille bourgeois flâneurs qui peuplent le Marais ; puis ces bourgeons grandirent, s’ouvrirent, se développèrent au soleil : les arbres avaient des feuilles.

Ce cri retentit d’une extrémité de Paris à l’autre ; il y eut des réjouissances publiques ; quelques maisons illuminèrent ; peu s’en fallut que le canon ne fût tiré, comme au jour d’une victoire. Je connais un rentier qui, pour la première fois de sa vie, garnit sa fenêtre d’un drapeau aux trois couleurs ; la reconnaissance avait changé ses principes ; il cria : Vive Napoléon ! avec tant d’enthousiasme qu’on menaça de le conduire au poste, menace qui le jeta dans une telle stupéfaction qu’aujourd’hui encore il ne peut raconter cette histoire sans demander à tous ceux qui l’entourent ce qu’on lui réservait au cas où il eût crié : Vive le roi !

L’administration avait triomphé, elle s’endormit dans le repos de sa conscience.

Depuis ce temps-là les arbres ont gardé leurs feuilles, mais ils n’ont point grandi, en sorte que c’est un spectacle des plus drôles que de voir ces végétations chétives, parsemées sur nos boulevards, imiter les véritables produits de la nature en dressant orgueilleusement leur petit ombrage vert qui pense sincèrement abriter les promeneurs contre les rayons du soleil. On dirait de ces longues allées que forment les enfants sur une table avec ces arbres de bergeries soutenus sur un fond de bois vert.

Quant aux marchandes de journaux, elles ont suivi le progrès général, non par elles-mêmes, ni par les feuilles qu’elles débitent ; il y a deux choses qui ne sauraient s’améliorer : la beauté des femmes et l’intelligence des journalistes. La réforme n’a attaqué que leurs maisons. Toute la France a connu ces sortes de cahutes en bois, imitées du tonneau de Diogène, et assez semblables aux huttes des cantonniers sur nos grandes routes. C’était épouvantablement laid, épouvantablement sale, mais la marchande s’y trouvait à son aise et ne se plaignait point : leurs têtes apparaissaient dans ce mauvais encadrement comme ces fronts de sorcières placés au fond des cheminées de village.

Là encore tout a changé de face : d’élégants pavillons vitrés ont remplacé les cabanes informes ; de riches couleurs se sont étendues sur ces pavillons, et le soir, à l’éclair d’un gaz intérieur, lancent aux promeneurs les tentations des annonces sous la forme de tous les rayons de l’are-en-ciel. Les vendeuses s’y pavanent, à peine troublées de l’éclat qui les environne, et les journaux, proprement rangés sous la vitrine, nous donnent, rien qu’à les voir, presque envie de les lire.

Est-ce que je ne viens pas de prononcer le mot d’annonce ?

Hélas ! il n’est que trop vrai ; la Réclame, ce monstre aux mille têtes, ce Briarée aux cent bras, la Réclame hideuse est ici comme elle est partout : rien de beau, rien d’élégant ne se crée qu’elle n’en prenne possession immédiate ; pas un lieu qu’elle n’ait envahi, pas un espace qu’elle n’ait dévoré ; il n’y a pas d’édifice où la conquérante n’ait posé son drapeau, point de cerveau qu’elle n’ait troublé, pas de regards qu’elle n’ait attirés ; il n’y a plus un seul mur, tant vierge dût-il être, que cette prostituée n’ait souillé de ses embrassements : fille de ce siècle, elle a grandi avec lui ; elle a infiltré son poison corrupteur dans toutes les parties du corps social : elle l’a gangrené, pourri jusqu’au cœur, et ne se reposera que le jour où elle en aura fait un cadavre.

Ô trompettes de la renommée, voilà donc comment s’est transformé votre airain !

La réclame, c’est-à-dire une ligne payée tant par lettre, voilà la gloire et la fortune, et plus on aura de fortune et plus on aura de gloire. La réclame, voilà le secret de la coulisse de tous nos comédiens ; voilà la ficelle qui tient sur le théâtre du monde toutes ces marionnettes qu’on appelle des célébrités. Malheur à l’homme de génie qui néglige d’encenser son autel ! malheur au commerçant qui ne lui demandera pas de crier ses louanges ! celui-ci périra dans la banqueroute, tandis que le premier mourra de faim à la porte de quelque imbécile parvenu.

Et vous me croirez si vous voulez, eh bien, je ne comprends pas cela.

Certes, je connais tout comme un autre la sottise du public : je crois que l’homme est comme le poisson, toujours en quête d’un hameçon qui le tuera ; rien ne m’étonne des absurdités humaines, et cependant j’ai peine à concevoir celle-ci. Massillon, dit-on, ne sut si bien toucher le cœur des hommes que parce qu’il avait longtemps étudié le sien ; ne suis-je pas une fraction de ce public ? si je dois le juger d’après moi, comment se fait-il qu’il ne se conduise pas comme moi ? est-ce que, lorsqu’il me prend la fantaisie ou le besoin de me procurer un vêtement, un objet de luxe, un meuble ou une femme, je me hâte de consulter les petites affiches, ou mon journal, ou les murailles ? Non ! je me rends chez le premier marchand venu, et n’y retourne que s’il m’a bien servi. Ai-je jamais lu ou acheté un livre d’après les conseils de celui qui l’a édité ? mais il faudrait avoir perdu tout son bon sens pour ne pas comprendre que celui-là, comme le marchand de sa marchandise, en dira tout le bien possible. Non, je n’ai jamais pris que moi-même pour juge et que le hasard pour guide : si je me suis trompé quelquefois, du moins n’ai-je pas à en accuser l’Annonce.

Pourquoi donc, puisque, moi, j’eus toujours horreur de la réclame, puisque, de tous mes amis, de tous les hommes que j’ai rencontrés sur ma route, aucun, de son aveu, n’a jeté les yeux sur la quatrième page des journaux, pourquoi donc n’en serait-il pas ainsi du reste du monde ? Sommes-nous une caste privilégiée : et sinon, comment expliquer le succès des réclames ?

Hélas ! peut-être s’explique-t-il d’autant mieux que personne ne le comprend ; le mystère de sa grandeur est la plus réelle consécration de sa puissance.

Convenez, ami lecteur, vous qui êtes habitué à trouver partout et sous mille formes cette maudite réclame, convenez qu’à première vue vous avez hésité à entreprendre la lecture de ces pages, dans la crainte de l’y trouver encore. Il m’eût été si facile en effet, dans ce voyage, d’entremêler mes pensées de quelques éloges et de quelques adresses ; bien des gens ne s’en seraient pas aperçus : cela m’eût peu coûté, et peut-être eussé-je gagné beaucoup d’argent. C’était une faiblesse à laquelle je n’ai même pas songé ; elle m’eût révolté. Ma plume, à défaut d’autres mérites, gardera constamment celui de la franchise.

Ô imagination ! où m’entrainez-vous, chère folle ?

C’est qu’en vérité nous sommes demeurés longtemps au repos devant le bureau de la rue Royale. C’est mi-chemin, et presque toute la voiture s’est renouvelée.

Est-ce la fête des bossus, Seigneur ? En voici un second, qui monte… mais celui-là est merveilleux. C’est un nain ; il peut avoir trois pieds d’élévation : ses deux bosses, sa face jaune et rentrée, ses jambes invisibles, le font ressembler au Polichinelle des tréteaux. Il paraît tout jeune, on dirait même un enfant, mais sous ce point de vue ne vous fiez jamais aux bossus ; d’eux, plus encore que des femmes, l’on pourrait dire : ils n’ont point d’âge.

J’aime avec passion les bossus ; êtes-vous comme moi ? Cette misérable classe de la société m’intéresse à un point que je ne saurais dire. Cela vient peut-être du plaisir que j’ai toujours trouvé dans mon enfance aux théâtres des marionnettes : dans ce cas, ce goût serait simplement de la reconnaissance. J’ai si souvent plaint ce malheureux Polichinelle, qui, après de si bons tours, après de si bons coups donnés au commissaire, finissait toujours par être emporté dans l’enfer ; il faut avouer d’ailleurs que son courage ne faiblissait jamais : dans les bras du diable, Polichinelle riait encore. Et c’est bien cette gaieté qui le rendait si intéressant : on avait beau me dire qu’il était vicieux, et qu’il ne lui arrivait là que la juste punition de ses fautes, je ne pouvais me persuader qu’on pût être aussi criminel lorsqu’on était aussi amusant. Battre le commissaire, un vilain homme noir, qui venait toujours troubler les plaisirs, la belle affaire ! Polichinelle était un peu gourmand ; est-ce que je ne l’étais pas ? Il aimait à sauter, à gambader, à courir ; est-ce que je ne sautais pas, je ne gambadais pas, je ne courais pas ? Polichinelle ne travaillait jamais, je haïssais la classe. Étaient-ce donc là de grands péchés ! Et alors serais-je donc damné aussi ? Ma foi, je ne voulais pas le croire, et j’insultais le diable, à qui je dois, autant que je puis croire, la violente amitié que j’ai conçue pour les bossus, et le dégoût tout spécial que j’éprouve pour les gendarmes en général et les commissaires en particulier.

Mon bossu tenait à la main un violon ; chacun se mit à rire en l’apercevant.

« Est-ce qu’il va nous faire de la musique ? » demanda son collègue, en riant comme un bossu de la petite taille du nouvel arrivant.

Celui-ci se vengea de la gaieté du premier en le reconnaissant pour un des siens ; il vint s’asseoir entre lui et moi, tout en poussant un cri de contentement, et saluant son voisin de la main,

Derrière lui monta un homme en blouse et en casquette, qui se retenait avec peine à la balustrade, et semblait avoir fait un long voyage dans les vignes du Seigneur. Sa figure rubiconde, son nez marqueté de petits points rougeâtres, sa bouche entr’ouverte par un sourire de joyeuse humeur, et ses yeux humides et hébétés, tout dans sa physionomie témoignait une constante habitude de l’ivresse. Malgré ses jambes qui flageolaient, il se crut obligé par la politesse de s’arrêter devant chacun de nous. Il avait tiré de sa poche une mauvaise tabatière en corne, et nous offrait une prise, tout en souriant béatement. Notre côté refusa en masse : mais un grand monsieur maigre, qui se trouvait derrière moi, voyant l’ivrogne prendre une place vacante à ses côtes, craignit sans doute de désobliger cet homme, il accepta.

Il fit à la vérité une affreuse grimace ; mais il accepta.

C’était un homme sérieux que ce monsieur ; quelque commis principal dans un ministère ; il tenait sous son bras une serviette d’avocat, sans savoir, non plus que moi probablement, pourquoi l’on a donné ce nom aux grands portefeuilles destinés à accueillir momentanément le papier timbré ; sa figure était calme, ses yeux ne disaient rien, il portait les favoris taillés à l’anglaise et les lèvres pincées. Il était un peu chauve, et jouissait de grosses mains courtes, qui eussent fait les délices d’une Hottentote. Quant à son âge, je lui ai donné quarante-cinq ans.

Il avait donc accepté… mais voici qu’un éternûment…

VII

l’être narquois. — le quadrille des lanciers. — la maîtresse au bal. — jalousie.


Il y avait de l’autre côté de ce monsieur une sorte d’être narquois, dont un sourire éternel sillonnait les lèvres épaisses. Il tenait un bout de cigare éteint entre les dents jaunes qu’il montrait à tout le monde avec un air de jubilation profonde ; d’ailleurs parfaitement silencieux. Je vous laisse à penser si sa joie dut diminuer lors du bruit causé par le nez de son malheureux voisin. Je dois le dire, l’hilarité fut générale ; elle s’accrut encore lorsqu’au douzième éternûment l’ivrogne, avec un calme parfait, tira une seconde fois sa tabatière de corne et l’offrit flegmatiquement au monsieur sérieux, qui machinalement y puisa de nouveau.

Alors l’homme en blouse commença ses confidences. J’y compris peu de chose ; je remarquai seulement qu’il se frappait maintes fois la poitrine avec des gestes véhéments, affirmant qu’il jouissait d’une conscience pure et d’un cœur héroïque.

Cependant le nain avait glissé son violon entre ses deux petites jambes, comme une grande personne eût pu faire d’un violoncelle, et, l’archet à la main, il commença à tirer des sons aigres et discordants, parmi lesquels je pus distinguer des réminiscences du quadrille des Lanciers. Je me hâtai de lui offrir dix centimes, résolu à couvrir d’or son silence, mais il ne comprit pas, et crut voir dans cette offre, qu’il accepta d’ailleurs, un témoignage de mon contentement. Il sourit, et frotta avec plus de force les crins de son archet sur les cordes de sa viole… avec tant de force qu’il couvrit le bruit des conversations particulières. De tous côtés lui arrivèrent des gros sous, je ne sais dans quel but envoyés ; toujours est-il que le quadrille des Lanciers prit une telle extension que je saisis ma tête des deux mains pour ne plus entendre et me plongeai dans les plus amères réflexions.

Il y a des airs qui portent avec eux je ne sais quelle haleine de bonheur ; il en est d’autres, même parmi les chansons les plus vulgaires, dont les sons réveillent dans l’âme la mélancolie et l’amertume. Le plus souvent ces effets-là tiennent au souvenir ; quelquefois pourtant ils viennent d’eux-mêmes, à la première audition du morceau, soit pressentiments de douleur ou de joie, soit purs caprices de l’imagination. Et ne croyez pas que l’intention du compositeur y soit pour quelque chose ; souvent, c’est l’air d’un vaudeville qui vous attriste ; c’est un morceau dramatique qui vous fait sourire. Il y a dans la musique une puissance mystérieuse, inconnue des musiciens mèmes : comme la Divinité, elle cache ses secrets aux prêtres,

Dans l’air des Lanciers, je ne connais rien que de fort vulgaire ; je ne sache pas qu’il soit possible de fixer sérieusement son attention sur une seule mesure. Comment se fait-il que je n’aie jamais pu entendre la ritournelle de ce quadrille sans me sentir besoin de verser des larmes ? Est-ce à un vice de ma constitution que je dois cette sensibilité relative, sensibilité d’autant plus sotte qu’elle n’a pas besoin pour naître des accords parfaits d’un orchestre : un orgue de Barbarie, la viole du petit bossu, c’est assez. Il me suffit de saisir au passage la plus légère réminiscence de cet air pour que l’effet soit produit. Je deviens sombre, mélancolique ; j’en ai parfois pour tout un jour.

J’appelle ces sortes de morceaux, qu’ils enfantent tristesse ou gaieté, airs sympathiques ; les autres, airs indifférents. Il n’y a d’antipathie en musique que pour les sons faux.

L’homme a généralement peu d’airs sympathiques ; ceux-là même qu’il admire le plus peuvent lui être et lui sont le plus souvent indifférents. Ce n’est pas la corde du cœur que leur mélodie fait vibrer ; le goût seul est atteint, le goût qui réside au cerveau, et n’eut jamais rien de commun avec le sentiment,

Y a-t-il un magnétisme dans les sons comme il y en a un dans les êtres ?

Et si le fluide est partout, dans les notes d’un piano aussi bien que dans les pieds d’une table, qui sait où cette connaissance première mènera le progrès humain ?

Peut-être s’apercevra-t-on un jour, comme l’idée en était venue au roi Saül, que les accords, l’harmonie, peuvent être pour les maux de l’âme des remèdes ou des poisons… Alors il se créera une médecine morale qu’on pourra nommer la science des concerts, et qui aura ses professeurs, ses adeptes, ses malades ; l’imagination, cette fée bienfaisante, guérira l’un de ces derniers, et nous jouirons d’une académie de plus,

Je ne sais pas si, en cherchant bien, je ne pourrais pas trouver une cause moins occulte aux sensations pénibles qui font battre mon cœur. Le quadrille des Lanciers n’est autre chose qu’un quadrille ; or un quadrille se joue et se danse dans un bal ; dans un bal !…

Ma foi, je ne m’étonnerais pas que ce fût un souvenir.

L’omnibus roule pesamment sur le pavé, dont il arrache les étincelles d’harmonie.

Vibrations endormantes et monotones.

L’air des Lanciers continue toujours.

Je ne m’endors pas, mais les débris de mon cigare m’échappent de la main, mes yeux se ferment, je m’assoupis, je rêve !

Mon âme vole dans les régions du souvenir !

Le voilà ! je le revois.

C’est bien un grand bal ;

Le salon est paré de lustres, de fleurs et de danseuses ;

La lumière rayonne, réfléchie par les cristaux :

L’air s’imprègne de parfums étouffants ;

Les femmes, lumières et parfums à la fois, bondissent étincelantes et joyeuses.

Et quand la danse est finie, lorsque l’orchestre jette ses dernières modulations, elles s’asseyent en riant, et passent un mouchoir embaumé sur leurs épaules brûlantes.

C’est un charmant spectacle.

Mais quelle est cette voix qui parle à mes côtés ?

« Mon cher, si tu es jaloux, n’amène point ta maîtresse au bal ; souviens-toi de de Maistre, cet observateur délicat : Au moment où la parure commence, a-t-il dit, l’amant n’est plus qu’un mari et le bal seul devient l’amant. Prends ton rôle au sérieux, mon ami ; un mari n’est qu’un guide donné par la municipalité : bois du punch, sors, va fumer, fais la cour à d’autres femmes ; mais, pour Dieu, ne t’occupe pas de ta maîtresse, elle te reviendra demain. La femme est un oiseau bavard et curieux qui se laisse attirer par tout ce qui brille, la jalousie n’est pas glu pour prendre ces moineaux.

— Il y a deux heures qu’elle est arrivée, et pas un mot.

— Il y en a trois que je suis ici ; la mienne ne m’a pas adressé un regard ; en revanche, considère ce sourire gracieux ; n’est-il pas à l’adresse de ce beau lionceau qui danse ; oh ! je suis bien tranquille, — dans cinq minutes elle aura changé de vis-à-vis, mais il n’y aura pas une dent de moins à son sourire. Me suis-tu ?

Je sors de la salle de bal : me voici au café ; je me vois devant une table chargée de verres et de tasses ; c’est au coin à gauche, au-dessous du tableau de billard. L’estaminet est plein, tous ces gens-là fument, rient, sont joyeux. Adrien est près de moi. — Nos habits de bal sont bizarres au milieu de ces vêtements négligés. Nous buvons, nous jouons ; c’est effrayant, le calme ne me revient pas ; malgré toutes nos plaisanteries, je suis inquiet, troublé, je pense à tout autre chose, et je ne sais comment je fais pour répondre.

Elle, toujours elle ! que fait-elle en ce moment ? m’oublie-t-elle bien ? a-t-elle autant de joie au cœur depuis que j’ai disparu des salons ? à travers ces plaisirs ne s’arrête-t-elle pas parfois pour jeter à l’absent l’aumône d’une pensée ? ne porte-t-elle pas son œil noir dans la salle, et ne s’étonne-t-elle point de n’y point rencontrer celui qu’elle cherche ?

En vérité, ce doute est insupportable et je ne saurais y tenir.

Me voici de retour : dès ma rentrée, c’est elle que je vois. Ne la devinerais-je pas perdue entre dix mille de ses sœurs ? Comme son teint brille, ses yeux sont humides de volupté ; la fatigue et l’ivresse rougissent ses joues pâles, son sein palpite comme au jour de notre premier baiser ; non, certes, elle ne pense pas à moi, et son regard ne m’a pas cherché. Sait-elle que je fus absent ? m’a-t-elle vu rentrer ? je ne sais pas ; rien ne l’indique, et son émotion, ce n’est pas moi qui la cause.

Voici la danse finie, elle s’assied. Lui parlerai-je ; oserai-je m’inscrire sur son carnet déjà plein ? Non : je ne lui parlerai pas, je ne danserai pas ; il me semble que je la hais.

L’orchestre fait entendre de nouveaux accords ; c’est le quadrille des Lanciers. Elle se lève ; pour la cinquième fois elle danse avec ce jeune homme… un fat, qui compromet toutes les femmes… avec lequel je l’avais priée ce matin même de ne point danser.

Est-ce que je serais jaloux ?

Comment peut-on danser le quadrille des Lanciers ? Y a-t-il rien de laid, de prétentieux, d’insupportable comme ces figures ? Et cette musique ! Mais c’est une mode anglaise, et, dans le siècle où nous sommes, nos voisins les Anglais auraient l’idée de se promener en chemise ou de danser sur la tête que nous nous hâterions de les imiter. Allez ! allez toujours, saluez-vous jusqu’à terre, serrez-vous les mains, laissez-y des billets, si vous pouvez : tout cela est fort convenable, sur ma foi.

Décidément je suis jaloux,

C’est qu’en vérité ma maîtresse est bien aimable. Voilà la quatrième figure, approchons-nous. Il n’y a plus à en douter, ce monsieur lui prend la main avec une force… Par le pape, dussé-je brouiller toutes les danses et scandaliser l’assemblée, je…

« Madame, lui dis-je. »

Elle tourne la tête et m’aperçoit.

« Ah ! c’est vous, dit-elle. Eh bien ! vous amusez-vous ? »

Ritournelle. On marche, on court, on s’entremêle, je la perds de vue. Mon sang bout, mes yeux s’obscurcissent, je vais tomber.

Je m’appuie sur je ne sais quoi qui se trouve sous ma main ; quand je rouvre les yeux, la contredanse est terminée. Elle est loin ; il l’aura reconduite à sa place ; je sens à la fièvre qui me gagne que tous deux doivent rire et causer.

Allons !

N’est-ce pas une chose infâme qu’il y ait au monde un être qui se permette de rire et de causer avec ma maîtresse !

Allons.

Les voici, je suis près d’eux, que vais-je faire ? que leur dirai-je ? Ne serai-je pas ridicule ? Du scandale, et pourquoi ? Quels reproches leur adresser qui soient compris de ce public ?

Il me semblait tout à l’heure n’avoir que l’embarras du choix. Maintenant je ne sais plus. Ils m’ont à coup sûr grièvement offensé ; voilà ce dont je ne puis douter, il y a là pour moi une vérité plus éclatante que la lumière. Cependant je ne saurais dire comment,

Qu’est-ce, dira-t-on, si je lui cherche querelle ? que se passe-t-il ?

Messieurs, répondrai-je en signalant les deux accusés à la réprobation générale, messieurs, ils…

Je ne trouve rien à dire, sinon, ils ont dansé ensemble, sous mes yeux. Elle ne faisait point d’attention à moi, et lui, il lui prenait la main.

Beau sujet de colère vraiment !

Par bonheur il la quitte.

« Madame, lui dis-je, ce monsieur vous aurait-il adressé une nouvelle invitation ?

— Pas encore.

— Vous y comptez donc ? vous l’espérez donc ?

— Certainement. Il danse à ravir.

— Il me déplaît que vous dansiez avec lui.

— Comment faire ?

— Je retiens d’avance pour moi tout ce qui reste. »

Elle éclata de rire, de son petit rire perlé, gracieux, qui rendrait fou un ange et ferait damner un saint.

Je me promène, avec la majesté de l’homme qui a fait son devoir.

… La nuit s’avance ; il est tard, nous allons bientôt partir, j’espère que ma peine aura son terme.

Que vois-je ? Lui encore, lui avec elle… Le quadrille des Lanciers lance dans l’air ses notes narquoises et criardes. Il la prend par la taille, ils dansent.

..........................

Je ris, ami lecteur ; mais vous ne sauriez croire combien je souffris ce soir-là. Si la jalousie s’appuyait sur des faits, ce serait une passion trop faible et trop morne ; nous serions toujours libres de la chasser de notre âme, en renversant les pilotis sur lesquels elle s’élèverait. La vraie cause de sa puissance et de sa durée, ce qui la rend éternelle et vivace, c’est qu’elle n’a point de fondements ; la jalousie a pour racine un songe, et pour fruit le désespoir. Comment la détruire ? vous ne savez où elle est. Quelles armes employer contre elle ? On ne saurait combattre les fantômes, et vos meilleures résolutions sont des coups d’épée dans le vide.

Heureusement il y a toujours un moyen de n’être pas jaloux, c’est de ne pas être amoureux.

Car je ne parle point de la jalousie d’amour-propre, c’est le vice de la sottise.



VIII

combat. — le ministère des finances. — le factionnaire. — le tabac. — la colonne vendôme.


Ainsi je rêvais, appuyé sur mon coude, du haut de mon omnibus, tandis que le petit violon continuait son concert improvisé, au grand contentement des habitants de l’impériale.

Nous traversions la rue Saint-Honoré.

« Arrêtez ! » cria l’autre bossu au cocher.

Règle générale, le cocher n’arrête jamais sur la demande d’un voyageur de l’impériale, — comme on a monté il faut descendre, — si vous hésitez à confier votre sort au marchepied branlant, attendez : la station est parfois fort éloignée ; mais aussi pourquoi diable prenez-vous l’impériale ?

Moi, dont l’intention bien arrêtée était d’atteindre la barrière, j’étais sans inquiétude et pouvais donc regarder avec un plaisir d’égoïste les efforts du bossu pour descendre d’une voiture qui dépassait de plus en plus le but de sa course.

Le malheureux, pâle d’impatience, bondissait sur sa banquette, il tentait de se lever, mais un brusque mouvement le renversait ; alors il se tenait aux barres de fer ménagées à cet effet, mais il avançait un pied, puis l’autre ; enfin, reconnaissant son inaptitude, il essayait de regagner sa place, où il roulait ses pieds en l’air.

L’ivrogne continuait son récit.

Le monsieur sérieux souriait.

Le rieur éclatait.

Enfin ce dernier indiqua à l’infortuné le bout de la corde traînant qui sert de signal au conducteur ; notre bossu rampa plus qu’il ne marcha jusqu’à cette dernière branche de salut, à laquelle il s’accrocha, tirant à lui avec l’énergie du désespoir. Le cocher crut à un désir de l’intérieur, et arrêta, mais trop tard. La force employée par notre compagnon avait été si violente, que la corde n’y résista pas ; un bout lui vint en main ; il chancela et le brusque mouvement que fit la voiture en s’arrêtant, acheva de troubler son équilibre… à ce point que, pour ne pas dégringoler jusqu’en bas, il se jeta avidement sur la basque de tunique d’un conscrit, son voisin. La basque vint, le militaire suivit la basque, et roula sur le bossu ; tous deux alors, s’accusant mutuellement de leur chute, des injures passèrent aux coups ; et nous assistâmes à un violent combat sur les planches de l’impériale, tandis que le conducteur étonné criait d’en bas : Descendez donc là-haut ! et que le cocher flegmatique manifestait sa stupéfaction au sujet de la lenteur des femmes en général.

La lutte continuait terrible, et l’intervention du conducteur suffisait difficilement à séparer les antagonistes ; le bossu surtout, qui plus faible était plus irrité, jurait qu’il ne descendrait qu’avec le conscrit, afin de le faire repentir de son agression. Celui-ci assurait qu’il n’avait insulté personne, et réclamait à grands cris son coupe-choux tombé de la voiture ; le monsieur sérieux écoutait les appréciations de l’ivrogne sur la lutte ; quant au rieur, il se tordait toujours silencieusement.

Enfin tout s’arrangea, grâce au calme du conducteur : le bossu reprit ses sens et descendit, le conscrit le suivit, et nous les vîmes se serrer la main sur le trottoir et s’acheminer de concert vers un café voisin.

À propos de café, la soif commence à me torturer cruellement. Il fait une chaleur de 30 degrés : le soleil se cache derrière des nuages amoncelés ; l’air est lourd.

Nous quittons la rue Saint-Honoré pour prendre la rue de la Paix. — Nous côtoyons un angle du ministère des finances.

Certes, je ne suis pas envieux ; mais j’avoue n’avoir jamais contemplé sans une certaine émotion ce vaste hôtel aux fenêtres grillées de forts barreaux. Non content d’exciter la convoitise du public par le mot : Finances, attaché à cet édifice, l’État a trouvé bon d’y joindre celui de : Trésor, sans doute afin que toute confusion fût impossible et que chacun fût assuré des monceaux d’or qui s’y engloutissent. Sous des dehors tranquilles et honnêtes, cette maison est un monstre sans pitié ; tous les jours, pour nourrir cette hydre affamée, on voit s’acheminer vers la rue de Rivoli des voitures couvertes, fermées, escortées de gardes, et qui renferment le repas du dragon ; là sont les millions qu’il dévore ; tout passe par une certaine porte, qui se referme, et l’on n’entend plus parler de rien.

Aussi le vulgaire, voyant tant de choses entrer dans une maison d’où jamais il ne voit rien sortir, le vulgaire croit-il à des caves secrètes, ténébreuses, immenses, où vont dormir les richesses des nations, pour ne reparaître qu’au dernier jugement. Il s’étonne qu’un si faible espace contienne tant de fortunes, tant de vies, et lève des regards pleins d’un curieux respect vers cette bouche éternellement ouverte pour une éternelle absorption.

Derrière nous, une portion du jardin des Tuileries, ce jardin qui tant de fois a changé de face et d’habitudes. Cette année, il vient de se renouveler presque entièrement. Nous ne dissimulerons pas que le coup d’œil en est plus beau, et, quoiqu’on ait beaucoup crié à propos de l’immense parcelle arrachée au public, le jardin y a peut-être gagné. On ne saurait contenter tout le monde et son père[2].

À propos du jardin des Tuileries et de ses habitudes, une anecdote, qui donnera une haute estime de la consigne militaire. La chose est advenue à l’un de mes amis, et je vous la donne comme certaine.

Ledit ami, se présentant un jour à la grille du jardin, dans les intentions les plus avouables, est arrêté dans sa marche par une baïonnette qui se croise, et la voix rude d’un factionnaire lui crie : On ne passe pas !

— Comment ! on ne passe pas ? mais voici un monsieur et une dame qui ne s’en privent pas, il me semble.

— C’est possible ; alors, mettez votre chapeau.

Mon ami s’aperçut alors qu’il tenait son chapeau à la main et s’essuyait le front avec son mouchoir. Il avait cru jouir d’un droit accordé à tout homme en sueur ; il comprit ou plutôt ne comprit pas qu’il se trompait, mais il remit son chapeau et passa.

Le factionnaire reprit sa faction.

Quand je rencontrai mon ami, il était encore hébété par son aventure. Il avait débattu dans son cerveau soixante-dix raisons, toutes plus absurdes les unes que les autres, dans le but de donner une explication à la consigne, mais il n’avait gagné à cette recherche qu’un violent mal de tête.

« Me dira-t-on, murmurait-il assez haut, tandis que ses yeux grands ouverts interrogeaient l’espace, me dira-t-on, respectez le palais ? Et n’est-il pas plus respectueux d’avoir la tête nue que de la couvrir ? »

Je le tirai d’embarras.

« Mon ami, lui dis-je, la consigne ne peut faillir, elle a dû être raisonnable dans son origine, mais le soldat l’a corrompue. On lui aura dit sans doute : Factionnaire, vous ne laisserez pénétrer au jardin que les gens vêtus d’une façon convenable ; point de gens en blouse, déguenillés, sans chapeau ; et le pauvre diable aura compris qu’il fallait avoir son chapeau sur sa tête.

Des chevaliers français tel est le caractère ! »

Autrefois l’accès du jardin était interdit aux fumeurs : c’était une assez sotte mesure, et qui a dû tomber devant le nombre croissant de ces derniers ; si l’arrêté existait encore, le jardin serait éternellement désert, il n’y entrerait que les enfants au-dessous de six ans et les femmes honnêtes,

Si l’on y réfléchit, c’est en vérité une singulière habitude que l’usage du cigare. Je commence par vous prévenir, cher lecteur, que je suis fumeur enragé, et que par conséquent l’impartialité la plus complète présidera à mes considérations.

En pratique, je ne puis nier qu’il n’y ait pour moi une très-grande douceur dans l’aspiration du tabac et l’envoi de la fumée en l’air en colonnes bleuâtres, Certes, c’est une sorte d’ivresse plus douce que celle du vin, et qui porte avec elle l’oubli du chagrin, et une occupation matérielle que l’ennui ne saurait troubler. C’est le plus sûr remède contre ce genre de souffrance ; aussi les oisifs sont-ils tous des fumeurs.

Le jour où les femmes quitteront leur broderie, qui ne les empêche pas de penser, elles arboreront le cigare.

Mais, en raison, est-il possible d’expliquer la chose aussi bien qu’on la comprend ? Je ne crois pas.

Jamais vous ne persuaderez à un ignorant qu’il puisse y avoir un réel plaisir à poser entre ses lèvres une sorte de petit fagot composé de feuilles d’un arbre américain, à mettre le feu auxdites feuilles et aspirer la fumée qui sort de ce feu ; moins encore, si vous ajoutez que cet arbre renferme un poison violent que les feuilles distillent, et qui vient à vous avec la fumée.

L’homme de la nature vous appellera un insensé, et il aura parfaitement raison.

Comment prend-on cette habitude ?

Généralement c’est à douze ans, cet âge intermédiaire où l’on commence à mépriser les petits enfants, à imiter les grands frères. Fumer, cela donne l’air d’un homme, on veut donc fumer. Alors on achète des cigarettes ; quelques-uns, les plus hardis, se lancent jusqu’au petit bordeaux, une sorte de cigare ainsi nommé, parce qu’il n’y a qu’à Bordeaux qu’on n’en fabrique pas. On tient des allumettes dans son pupitre ; en promenade, on s’en va fumer dans le bois ; à la pension, on sort des études et des classes pour fumer, vous savez où : le tout pour s’apprendre. Que de maux de cœur, que de nausées, que de punitions ! bah ! on brave tout ; il s’agit de vie ou de mort, il faut être homme ou rester enfant. Malheur à un être trop faible ou trop poltron pour se condamner aux maux qui résultent de ce commencement, ceux-là sont honnis et hués, ils deviennent la risée de la classe, d’autant plus justement que le maître les donne pour modèles ; enfin ils sont forcés tôt ou tard d’imiter leurs condisciples pour ne pas être bannis des jeux en leur qualité de favoris de l’autorité : on sait s’il est au collège une plus grave injure.

Voilà comme on apprend à fumer. Il en est du cigare entre douze et quatorze ans ce qu’il en sera de la femme entre seize et dix huit.

Donc chacun commence par l’amour-propre et les nausées.

Et cependant tout le monde commence.

Lorsqu’on a commencé, on continue ; lorsqu’on continue, on goûte le plaisir pour le plaisir.

Je sais bien qu’il y a des gens qui s’écrieront : Oh ! ah ! eh ! et qui nieront ce plaisir ; ceux-là sont les élèves qui n’ont pas osé, les mignons du maître, des hommes qui seront un jour professeurs de seconde, avocats généraux ou ministres de l’instruction publique :

« Grands hommes, si l’on veut ; mais poètes, non pas. »

Je n’essaierai pas de prouver ce plaisir ; je n’ai pas nié qu’il ne fût absurde de fumer pour la première fois ; mais, cette vérité étant posée, j’en appelle à tous les fumeurs du globe pour prouver la seconde :

Il est une jouissance dans le cigare.

Quant aux médecins qui prétendent que nous abrégeons notre vie, de deux choses l’une, ou vous les croyez, ou vous ne les croyez pas.

Si vous ne les croyez pas, vous avez raison.

Si vous les croyez, qu’est-ce donc que vivre, sinon jouir ? Et ne vaut-il pas mieux vivre dix ans de moins, et jouir vingt fois plus ? D’ailleurs s’il fallait éviter tout ce qui abrège la vie, que ferions-nous, s’il vous plaît ? Il n’est peut-être pas une sensation physique, pas un sentiment du cœur qui ne nous tue à petit feu. Bien fou qui pour cette considération renoncerait à sentir… Ce serait l’histoire de Gribouille, se jetant à l’eau pour ne pas se noyer.

Sur mon âme, je voulais condamner l’usage du tabac ; et voilà qu’au lieu d’une satire j’ai fait un panégyrique.

Un honnête savant en jetterait sa plume de colère.

Je crois qu’un philosophe la garderait.

Seulement il s’en servirait pour écrire une violente diatribe sur les desseins de l’homme, et sur les obstacles apportés à ses desseins par les circonstances et la nature. Il vous dirait qu’il ne faut se fier à rien sur la terre, que l’homme le plus convaincu peut d’un instant à l’autre changer de conviction, que tout est vanité, que le doute est la vie et que la seule vérité, c’est la mort.

Moi, qui ne suis ni savant ni philosophe, mais un pauvre niais de voyageur, qui rapporte simplement ses réflexions et ses rêves, je vous dirai :

« Je ne force personne à me croire, chacun ici-bas est libre de sa pensée, je laisse aller la mienne sur les ailes de l’imagination, et tout le monde sait que cette déesse est conduite par le hasard. »

Vous parlerai-je de la colonne Vendôme ?

Et qu’en dire ?

Il y a des trophées, dont on a tant parlé, qu’il est fastidieux de répéter leur nom. Cette colonne est du nombre.

On a fait son histoire…, dans combien de récits.

Victor Hugo n’a-t-il pas consacré sa gloire par la plus belle ode qui soit peut-être sortie de sa plume ?

Chaque année, à l’anniversaire de la mort du grand souverain, ne voit-on pas tous les vieux débris de l’époque sans pareille se traîner en chancelant, couverts d’antiques uniformes, vers la place où s’élève la statue de leur dieu, et déposer en pleurant une couronne sur son autel ?

C’est un noble souvenir ; c’est une gloire de la France.

Il est défendu de sourire devant cette colonne.

Et ce n’est pas tant la vue de ces fiers bataillons gravissant l’airain debout, nouvelle tour de Babel dont ils escaladent le faîte ; ce n’est pas non plus le souvenir de nos triomphes qui rend ce monument trois fois saint.

Ce n’est pas même le fer des canons étrangers qui ont servi son élévation.

C’est la statue de l’homme en redingote grise, sans couronne, qui domine Paris et le monde ; c’est l’image de cet empereur, élevé sur le pavois par le peuple, et foulant sous les pieds tous les souverains de l’univers.

Eux, leur diadème, leur cour, leurs armées, leur pouvoir, que sont toutes ces splendeurs à côté de ce vêtement usé, de ce chapeau vieilli, de cette pensée éternelle ?

Ils sont, mon Dieu ! ce qu’est le fait devant l’idée ;

Ce qu’est l’oppression devant la liberté.

Et voilà pourquoi cette colonne est grande ; car elle est la première borne posée par la déesse sur cette route brillante qu’elle trace au travers du monde.

IX

la garde nationale. — les garçons de bureau. — dialogue entre le cocher et moi. — c’est des bourgeois. — l’hôtel d’osmond. — les débats de l’amour.


Le ministère de la Justice, sanctuaire où nul œil profane ne doit s’aventurer.

L’état-major de la garde nationale.

Est-ce que vous croyez encore à la garde nationale ?

Nous avons tous connu (moi, j’étais enfant, et je m’en souviens néanmoins), nous avons tous connu une garde nationale. C’était en 48 : on voyait alors se promener dans les rues une foule de gens, en costume bleu et rouge, aux physionomies à la fois patriarcales et guerrières ; ces gens-là prenaient leur devoir au sérieux ; chargés par la patrie du soin de veiller sur l’ordre public et de garantir le repos des citoyens, ils se croyaient obligés de remplir leur tâche, et condamnaient sérieusement ceux d’entre eux qui manquaient à leur consigne ou désertaient leur poste. Certes, ils avaient un côté grotesque, ces excellents gardes nationaux, celui qu’aura toujours le bourgeois endossant l’habit militaire, et traînant pesamment son ventre et sa santé sous le harnais des camps et de la guerre ; mais il y avait dans leur réunion quelque chose de sublime, comme un germe de fraternité humaine dont la pensée arrêtait le rire sur les lèvres et faisait espérer. Cette association n’était-elle pas le symbole de ces temps éloignés où, les guerres finies, les armées disparues, les citoyens se garderont eux-mêmes, ou mieux, n’auront plus besoin d’être gardés ? Envisagée sous ce point de rue, l’institution était belle, et il n’y avait guère que les vrais soldats qui la blâmaient.

Pour avoir raison d’exister, les soldats ont besoin des gredins à l’intérieur, des ennemis à l’étranger.

Or, les uns et les autres n’étant que trop nombreux, la garde nationale, insuffisante, dut céder le pas aux guerriers, et ce recul fut son arrêt de mort.

Aujourd’hui il ne reste, et c’est une des singularités de ce singulier Paris, il ne reste que deux parts de ce corps respectable : les officiers d’état-major et les tambours.

Les officiers n’ont point de soldats, c’est vrai, mais ils n’en touchent pas moins leur traitement d’officiers.

Quant aux tambours, à quoi peuvent-ils être utiles, puisqu’ils ne sont jamais exposés à conduire des bataillons invisibles ?

Je vais vous le dire, et vous admirerez avec moi l’habileté administrative, prompte à utiliser même les branches mortes de ses arbres pourris.

Les tambours, au contraire du reste des gardes nationaux, sont tous de vieux militaires dont cet emploi est la retraite. Quelques-uns même portent des médailles dont j’ignore l’origine, car ma vue se perd parmi le nombre de celles qu’on distribue aujourd’hui. Primitivement, ils avaient été choisis pour battre sur leur caisse les différents roulements qui, de tout temps, ont été regardés comme nécessaires à la marche d’une armée ; mais lorsque, l’armée disparue, il fut devenu illusoire de garder des tambours, il n’a plus été besoin, pour compter parmi ces derniers, de savoir manier la baguette et la peau d’âne, les instruments ont été relégués dans les greniers de l’état-major, et des hommes on a fait des domestiques.

Les uns sont attachés à leurs officiers ;

Les autres à la préfecture ;

D’autres à cent personnes recommandables.

Ils portent les lettres, stationnent dans les bureaux, font les commissions, et boivent sec.

Mais les garçons de bureaux, me dira-t-on, à quoi servent-ils ?

Eh ! messieurs, ne savez-vous pas aussi bien que moi que le garçon de bureau est un être qui vient le matin s’asseoir sur un fauteuil qu’il abandonne le soir ?

— Eh bien ! qu’y fait-il sur ce fauteuil ?

— Vous êtes bien curieux.

Je donnai un soupir à la vieille garde nationale et un regard d’envie aux heureux habitants du bel hôtel de la place Vendôme,

Et je passai.

En ce moment nous nous arrêtâmes, et le cocher m’adressa la parole :

— Oh ! monsieur, me dit-il, s’ils étaient crevés tous les deux, ce ne serait pas une grande perte.

Je témoignai par un regard que je ne comprenais pas.

— Les contrôleurs, continua-t-il d’une voix sombre.

— Que vous ont-ils fait ? demandai-je.

— Savez-vous, monsieur, que je travaille depuis sept heures du matin ?

— Je l’ignorais, mon brave ; mais puisque vous me le dites…

— Et ça pour le roi de Prusse.

— Je savais que la Prusse n’était pas douée d’intentions bienveillantes à notre égard, mais j’ignorais, je l’avoue, que son souverain eût eu l’idée de soudoyer les cochers d’omnibus.

Le cocher me lança un coup d’œil ironique.

— Monsieur ne comprend-il pas, me dit-il, en pinçant les lèvres par pitié pour mon inintelligence, monsieur ne sait-il pas qu’on me retient mes appointements de la journée ?

— Oserai-je vous demander pourquoi ?

— Est-ce que je sais, répondit-il d’un ton méprisant : j’en écrirai au préfet de police. Voilà trois fois qu’ils me mettent à l’amende pour arriver dix minutes en retard : ça ne peut pas durer !

Il jeta les yeux sur l’impériale pour y rencontrer un geste d’assentiment ; puis il prit son fouet, frappa ses chevaux, et se tournant vers la gauche, où se trouvait un ouvrier en blouse :

« C’est des bourgeois ! » dit-il.

Et il haussa les épaules.

Le mot de bourgeois implique dans la bouche de l’ouvrier un aussi violent dédain pour l’homme à qui le mot s’adresse que celui d’ouvrier sur les lèvres du bourgeois : que dis-je ? un dédain cent fois plus grand.

Le véritable aristocrate au temps où nous vivons, c’est le peuple.

Le peuple appelle fainéants tous ceux dont les mains ne sont pas calleuses et durcies par un travail matériel.

Le peuple, ignorant, flatté par tous les ambitieux, excité dans ses passions, enflammé dans son envie, se souvient qu’il fut roi, qu’il eut une cour, des esclaves et point de maître ; comme tous les souverains tombés, il rugit, et se montre d’autant plus fier qu’il se croit plus déplacé.

Y a-t-il eu une comédie plus risible que cette république de 1848, durant laquelle, s’il voulait être accepté, élu par ce peuple, l’homme de talent devait parler son langage, subir ses volontés brutales, et dans son impuissance à l’élever jusqu’à lui, s’abaisser jusqu’à une similitude infâme ?

Pauvre peuple !

À nous de le plaindre, car ce n’est pas sa faute, s’il est ignorant et s’il prend son ignorance pour une supériorité.

Quand vous passez dans la rue avec votre habit noir, le costume soigné, vos gants frais, pauvre jeune homme que vous êtes, dont tout l’avenir dépend d’une visite, et qui n’avez pas assez d’argent pour monter dans un fiacre, le maçon stupide qui marche près de vous répand, en vous accostant, toute sa poussière blanche sur vos vêtements noirs ; le cocher roule sa voiture dans le ruisseau pour vous couvrir de boue ; l’égoutteur essuie ses mains sur vos bras ; et tout ce vulgaire envieux vous laisse désespéré et se sauve impuni.

Et cependant ces gens-là ont parfois fait un crime.

Ces gens-là, — et que cela paraisse un paradoxe, il y a de semblables paradoxes qui sont des vérités, — ces gens-là sont des riches, qui viennent d’insulter un pauvre !

Ils vont souper avec leur femme et leurs enfants, et le pauvre, qui n’a peut-être pas assez pour payer un décrotteur, rentrera chez lui sans avoir fait sa visite et pleurera en se demandant : qui donc le nourrira demain…

Pauvre ouvrier, à qui l’on a dit qu’il était roi, avant de lui avoir fait comprendre qu’il est homme !

Comme si la puissance de la force et de la vulgarité n’était pas une royauté sanglante, et la pire, et la plus insupportable des royautés.

Tout le problème de l’avenir est dans ce mot de mon cocher :

« C’est des bourgeois ! »

Le bourgeois a tué le noble, le peuple tuera le bourgeois. Par bonheur, les vaincus ont de tout temps civilisé leurs vainqueurs,

Il m’est impossible de faire un cours d’économie sociale et de philosophie pratique du haut de mon omnibus. Je ne puis donc m’étendre sur des sujets qui voudraient des volumes. Je vous jette mes pensées, comme Phœbus Apollo jetait ses flèches, de loin. Tant pis pour celles qui n’atteignent pas, dont le fer est émoussé, et qui ne frappent que la terre. Elles n’en avaient pas moins des ailes ; n’accusez donc de leur faiblesse que le bras qui les a lancées.

Encore une ruine. Nous voici devant l’emplacement de l’hôtel d’Osmond, lequel n’est plus qu’un souvenir. Que va-t-on bâtir dans cet espace ? Y bâtira-t-on quelque chose ? Les uns disaient : l’Opéra ; comme si l’on bâtissait des théâtres au dix-neuvième siècle ! Les autres parlaient d’une caserne.

Ce pauvre hôtel d’Osmond ! que n’a-t-il pas été ? Tour à tour demeure princière, hôtel, restaurant, café, concert, il avait résisté à tous les fléaux. La danse l’a tué. Du jour où Musard fils institua son bal, l’hôtel d’Osmond agonisa. Il mourut au milieu d’un quadrille, lui dont les symphonies en et les concerti en sol avaient épargné la santé. Il ne fit que décroître dès la première rédowa, une nuit il rendit l’âme, et le lendemain des ouvriers traînaient son cadavre à travers les boulevards.

Comme il répandait la vie autour de ses murs, du temps où ses concerts avaient vogue au quartier Bréda ! Quelle foule le soir dans cette rue basse, si étrangement laissée auprès du boulevard, et dont on pense à faire un égout : quelques personnes pénétraient bien dans les salons ; mais c’était le petit nombre ; comme on dit des baraques à parade, la véritable comédie se jouait à la porte. Et quelle comédie ! Toujours la même, cette comédie éternelle par l’intérêt et qui pourrait s’appeler les Débats de l’amour. Là était le centre où se traitaient les affaires de plaisir, comme quelques pas plus loin, devant Tortoni, on discutait les questions d’argent. Le coulissier, l’être, quoi qu’on en dise, le plus luxurieux de la terre, n’avait qu’à s’écarter un instant de sa promenade quotidienne, pour rencontrer à ses pieds les plus séduisantes houris qu’ait conçues, dans ses heures de joie, le sein toujours fécond de la vieille capitale. Il s’arrêtait devant elles, car elles s’arrêtaient devant lui, le regard des femmes étant des plus habiles à discerner sous les vêtements informes le double-fond qui cache les sacs d’or ; alors il se passait entre ces êtres, les deux monstruosités de notre siècle, une de ces scènes qui, pour être comprises, demandent une complète généalogie des acteurs. Balzac seul n’était-il pas digne de crayonner cette pièce infernale, ce dialogue, entre l’argent et le désir d’une part, et de l’autre la beauté rusée et l’avidité coquette ? Le boursier et la lorette.

Le dix-neuvième siècle est tout entier dans ces deux mots comme il y avait Rome entière dans ceux-ci : Panem et circenses.



X

la lorette. — athènes, rome et paris. — histoire de la courtisane. — physiologie.


La lorette est une création du dix-neuvième siècle ; elle suffirait seule à faire la gloire de l’âge qui a découvert la vapeur, l’électricité et le suffrage universel. La lorette diffère autant de la courtisane des temps antiques que de la fille des époques modernes, c’est une individualité, un type, qui, je le répète, répond à un besoin de notre siècle et ne pouvait naître que dans une ère de transition, semblable à celle où nous traînons nos pas sceptiques à travers les ruines de toutes les fois.

Autrefois, du temps où il y avait de grands peuples, des Grecs savants et poètes, des Romains guerriers et civilisateurs, la femme était un être compris dans sa faiblesse et dans son infériorité morale, que ne niaient même pas les plus remarquables d’entre elles par l’intelligence et la force. L’amour n’existait pas ; le peuple fils de Dieu avait pris lui-même à la lettre la légende sacrée de sa Genèse, Ève tirée de la côte d’Adam, non pour être son égale, mais pour le distraire, le reposer et le réjouir ; trouver dans la femme un plaisir est le dernier terme de la Bible, et la procréation est l’unique rôle qu’elle lui réserve dans la distribution des êtres. À ce compte, et en tirant les conséquences de ce principe, toute femme, dans l’antique société, devait être courtisane, car il ne pouvait y avoir d’autres différences entre elles, que celles établies par la nature dans les diverses manifestations de la beauté. La croyance en l’égalité des sexes, la régénération de la femme par le Christ, ont pu seules créer l’amour, et ce que nous appelons aujourd’hui l’amie, la compagne, l’épouse.

Qu’était-ce donc que la courtisane au temps de Périclès ? qu’était-ce que la courtisane sous Néron ?

C’était (cette définition étonnera peut-être les esprits ignorants, mais sera adoptée par les gens qui la pourront comprendre), c’était la femme que sa beauté, son caractère, son intelligence, la hauteur de ses sentiments rendaient supérieure à toutes les autres femmes, c’était la femme enviée, admirée, adorée, ayant sa cour d’hôtes illustres, et son hôtel de Rambouillet, où venaient se distraire des soucis de la vie publique les Périclès, les Socrate, les Alcibiade, les Cicéron, Horace, le pourceau d’Épicure, et jusqu’au chaste Virgile. La courtisane était plus encore ; seule fibre au milieu de ce troupeau d’esclaves qu’on appelait les mères de famille, elle n’avait point d’occupations réglées, point de devoirs à remplir, point de droits à respecter, bien loin d’appartenir à qui la désirait, elle ne distribuait ses faveurs qu’à des hommes, choisis le plus souvent parmi les illustrations de la patrie, en sorte que pouvoir se dire l’amant de Sapho ou d’Aspasie, était un titre d’honneur pour les plus grands de ses citoyens. Gloire, fortune, beauté et talents, la courtisane antique avait tout, et la libre disposition de ce tout ; les hommes qui ont étudié de près les sociétés grecque et romaine, comprendront par ce seul mot : libre disposition, quel empire suprême appartenait à cette femme entre toutes les autres, et ce qu’il avait fallu d’enthousiasme pour lui conquérir ce rang privilégié. Les empereurs mêmes dînèrent et passèrent souvent leur nuit chez des courtisanes célèbres ; Tibère, Néron, le vertueux Titus et tant d’autres, ne rougissaient pas d’y paraître et de s’en faire suivre en public. Pourquoi eussent-ils rougi ? Il en est de leurs prétendues débauches comme de leurs prétendues cruautés ; les premières trouvent leur explication dans une simple mais nouvelle définition du mot courtisane, et, si c’était le moment et la place, peut-être réussirais-je à prouver que nos pédants ont aussi mal compris les dernières.

Croyez-le bien, les infamies des temps passés ne dépassent pas les infamies des temps modernes, le peuple est toujours le peuple, l’homme est toujours l’homme, et, pour qu’un empire entier criât : Salut à César, il ne fallait pas que César fût, ainsi qu’on nous le dit, un despote stupide ou un idiot corrompu.

Revenons à la courtisane dont le nom seul, j’en atteste nos étymologistes, n’ayant point une origine honteuse, ne saurait rien prouver contre celles qui le portaient.

Je sais bien qu’il existait, à côté des femmes célèbres, dont j’ai parlé, des milliers de prostituées, qui n’étaient et ne pouvaient être que des prostituées ; mais celles-ci n’entrent point dans mon sujet. Je ne prétends nullement que la corruption soit née d’hier, et j’affirmerais au contraire qu’ayant existé depuis la création, nous la trouverons encore dans tous les lieux du globe, le jour où la dernière trompette nous appellera au jugement de Dieu.

La dernière courtisane mourut lorsque Alaric prit Rome ; le moyen âge commençait ; le lit d’Aspasie, réduit en cendres, fut remplacé aux yeux d’un monde nouveau par le trône de la sainte ; la virginité, jusque-là flétrie, devint une vertu, et régna seule pendant des siècles, jusqu’à l’heure où elle fut renversée par sa propre hypocrisie, et céda sa couronne à cette fille bâtarde de l’honneur, condamnée à la stérilité éternelle, et que nous nommons aujourd’hui : l’honnêteté. Dès lors c’en fut fait de la puissance des charmantes Lesbiennes ; cinq siècles elles combattirent en vain, et durent se réfugier sous le manteau des fourbes ; Tartufe naquit.

Alors seulement la fille releva la tête, et reparut ; on ne la reconnut plus. Le mépris avait foudroyé le vice ; les coups portés à Vénus par la terrible main du Christ avaient laissé sur sa face de sanglantes empreintes ; il lui fallait porter un masque, car, pour la suivre dévoilée, le chrétien eût montré plus de courage que n’en avaient les martyrs en foulant aux pieds sa beauté. Il ne resta qu’un asile au libre plaisir ; son sanctuaire fut la maison de débauche, et ses adeptes, audacieuses corrompues, ne durent point s’étonner de trouver pour prix de leur vie le déshonneur et le dédain.

Maintenant encore, mon Dieu, cela est ainsi ; il s’est néanmoins opéré un léger changement dans nos mœurs, changement qui doit faire craindre ou faire espérer, comme l’on voudra, pour les temps à venir. Un mot, un être caractérise cette révolution ; c’est la lorette. La lorette, qui n’est autre chose que la fille, mais la fille ayant fait un pas hors de sa fange, et gravissant l’échelle qui doit l’amener un jour au rang qu’occupait jadis la brillante courtisane.

Au bout de la rue Laffitte il s’élève une église, sur le fronton est écrit en lettres d’or : sub invocatione sanctæ Mariæ Lauretanæ. Il faut être Parisien, et avoir vu trois révolutions pour ne pas s’indigner que d’un terme sacré on ait fait le mot décent qui sert à nommer des femmes qu’on ne nomme pas. Mais en l’an de grâce 1859, chacun a pris la louable habitude de ne plus s’étonner ni s’indigner de rien. Quoi qu’il en soit, la lorette, caste difficile à décrire, et dont nul observateur n’a pu découvrir les véritables demeures, se rencontre généralement dans les quartiers environnant l’église dont je viens de rapporter l’inscription. C’est une femme le plus souvent âgée de vingt à quarante ans, toujours magnifiquement vêtue, et professant une prédilection sincère pour les promenades où circule le dandysme parisien. La plupart des femmes honnêtes et des provinciaux ignorent à quel signe reconnaître ces élégants chasseurs en jupons ; n’est-il pas de notre devoir, à nous, plus instruits, de dissiper une ignorance qui souvent fait commettre de fatales méprises, et confondre avec une femme comme il faut une individualité qu’a douée la civilisation de marques essentiellement caractéristiques.

Règle générale, la femme comme il faut, lorsqu’elle sort à pied, n’a pas de toilette, ou, au pis-aller, n’est pas seule ; elle porte d’ordinaire quelque vêtement sombre, qui voile sa taille et son visage ; elle marche avec calme, sans trop d’humilité, sans fierté non plus ; elle ne jette son regard sur aucun passant ; les passants sont pour elle des êtres indifférents, et les êtres indifférents pour une femme bien née n’existent qu’au bal ; elle ne porte jamais de bijoux. Un ignorant, qui ne saurait distinguer la souplesse des formes et le parfum de grâce qui s’échappe à travers le costume large, la prendrait peut-être pour une femme d’une classe secondaire en courses nécessaires, mais, soyez tranquille, il ne sera jamais assez sot pour la croire une lorette.

La lorette, je l’ai dit, est toujours richement vêtue. Pour vivre, ne doit-elle pas frapper les regards ? Elle porte des bijoux, faux ou vrais. Une grande erreur serait de croire qu’elle manque de goût dans ses ajustements ; elle en a, au contraire, et beaucoup ; mais un goût de lorette, où il manque toujours quelque chose, je ne sais quelle saveur, quelle entente simple et franche, si rare d’ailleurs chez la femme d’une certaine classe, qu’elle pourrait encore être honnête et ne la point posséder. Elle n’a point de voile, ou porte un tissu diaphane, fait plutôt pour l’embellir que pour la cacher ; elle marche lentement, et ses yeux sont deux rayons qui constamment répandent leur chaleur sur la foule. Point de désinvolture dans la marche, ne vous y trompez pas, cela est bon pour la grisette, il faut singer la femme d’un autre monde, pour séduire quelque adolescent millionnaire ; un regard fier, dédaigneux, quelque chose de superbe, comme Rachel dans Cléopâtre ; une figure fine, des bras peu voilés, une méthode à elle de soulever le bord de sa robe, une méthode non moins à elle de montrer sa main, quand elle l’a belle, son pied, quand elle l’a petit.

La lorette, la vraie, n’accoste personne ; elle ne se laisse même accoster par personne, elle se laisse suivre. Tôt ou tard on lui parle, mais tard, quand elle ne vous connaît pas. D’ailleurs bonne fille. Il y a des gens qui se prétendent excellents chasseurs de femmes, et ne savent pas qu’en vous disant cela ils nous prouvent qu’ils sont dupes constantes, le meilleur lévrier qu’il y ait eu depuis le grand chien de Nemrod étant sans contredit la femme.

La lorette est parfois seule, souvent accompagnée d’une femme de chambre. On en a vu qui louaient de petits collégiens, les fils de leur concierge ; elles les payaient tant par heure ou par course, mais la lorette ne se permet guère ce luxe que lorsqu’il est question de se promener au bois, en voiture découverte ; ce qui suppose un assez joyeux hallali.

Tout le monde sait ce que signifie ce terme de chasse : sonner l’hallali, en argot parisien, c’est pour la lorette avoir l’excellente fortune de devenir, pour un laps de temps plus ou moins long, la compagne d’un homme sérieux. Un homme sérieux, c’est un homme riche et généreux. Avide comme une sangsue, mais prodigue comme… une lorette, dès que cette magnifique aubaine lui est arrivée, en vain vous la chercherez sur le boulevard, à la Chaussée-d’Antin, aux Champs-Élysées, la lorette disparaît ; son ambition, le ver rongeur qui lui sert de remords, c’est le désir de passer pour une grande dame ; de temps en temps le naturel l’emporte bien, mais, tant qu’elle est riche, elle s’efforce de lutter avec ses éclatantes rivales. Vous la rencontrez au bois, en élégante calèche, entre deux et quatre heures, instant où afflue l’aristocratie ; le soir, aux théâtres, à l’Opéra surtout, dans une loge de balcon, où elle étale ses épaules de façon ridicule ; partout enfin, sur les terrains où il lui est permis de suivre celles qu’elle jalouse. Mais, hélas ! l’argent passe avec la sottise de l’amoureux, il faut redevenir lorette, c’est-à-dire pauvre, et retourner aux pieds des inconnus demander l’aumône d’une caresse dorée. On y retourne, et l’on se console, comme on se console de tout, en espérant.

Veut-on savoir quel dialogue s’établit entre cette femme et le coulissier qui la rencontre le soir, lorsque les passants sont nombreux, le gaz splendide et les ruelles sombres ?

Cela est à la fois simple comme Dieu, infâme comme Satan.

Entre deux contredanses, entre deux ouvertures, avant, pendant ou après, l’instant n’est rien, la lorette se promène nonchalamment sur le bitume du boulevard ; au milieu d’un groupe de causeurs, elle a reconnu en un clin d’œil l’homme qu’il lui faut, généralement celui dont le regard a répondu au sien. Désormais elle ne s’écartera plus : vingt mètres en tout sens la sépareront à peine de sa proie ; elle attend. La lorette est le chien d’arrêt, comme le coulissier est le chien courant. Nul, si ce n’est les expérimentateurs, ne remarque sa méthode ; la victime elle-même ne s’en aperçoit que pour s’en réjouir, elle la voit, elle est à lui. Qu’importent les moyens ? Le désir ne réfléchit pas, c’est tout au plus si la bourse réfléchira.

L’homme quitte ses compagnons ; il tourne trois fois autour du but, enfin il y arrive, il cause.

La première parole est insignifiante : c’est la chaîne qu’on jette pour sonder l’eau ; ne pourrait-elle pas être plus profonde qu’elle ne paraît, et noyer le hardi nageur ? La conviction qui ne repose pas sur des faits, mais sur des apparences, n’est jamais qu’une demi-conviction. À ce salut calme et gracieux, à cette phrase banale adressée comme au hasard, le plus souvent sotte, parfois ridicule, la lorette a deux manières de répondre, simplement et durement, si elle ne veut pas, simplement et en souriant, si elle consent. La femme honnête ne répondrait pas, la jeune fille mettrait dans sa réponse une telle naïveté, que l’homme le plus audacieux en serait plus sûrement écrasé que de la plus véhémente apostrophe. Quelle que soit celle des deux méthodes choisie par la femme, l’homme se rengorge : il est sûr de lui, parce qu’il a de l’or, il est sûr d’elle, parce qu’elle cherche de l’or. Le dialogue s’engage.

XI

suite. — la rentrée des troupes. — le jupon. — pluie. — lamartine.


De la parole insignifiante on a passé aux compliments, compliments essentiellement adressés à la beauté physique ; et concernant généralement la cambrure de la jambe, le modelé des épaules ou la fraîcheur des joues ; bientôt le compliment fait place à la déclaration, déclaration brûlante, passionnée, rieuse, élégante ou stupide, selon les caractères et les tempéraments, mais toujours accueillie par un sourire. Si votre chaîne de montre est lourde, et si vous avez la physionomie de votre chaîne, remarque à laquelle ne se trompe jamais une lorette,

En ce moment une voiture passe, une voiture passe toujours en ce moment ; vous faites observer à votre compagne, qui sans façon a fini par prendre votre bras, que sa demeure est fort éloignée, qu’elle fatiguera ses jolis pieds, et qu’elle n’est pas faite pour fouler l’asphalte des trottoirs, comme un vulgaire sergent de ville. Après une hésitation plus ou moins longue, la lorette se laisse convaincre, elle monte, vous montez après elle et fouette cocher.

Là, à la faveur des stores baissés, l’entretien devient plus vif et moins vertueux. On laisse à votre main beaucoup de privautés, mais ce n’est point encore le moment où il vous sera permis d’abuser de votre pouvoir. Ce qu’on en fait est uniquement pour enflammer vos désirs, et vous rendre plus indifférent au quart d’heure tant redouté de Rabelais ; comme un marchand prodigue à l’étalage ses plus riches étoffes, ses plus brillants joyaux, mais n’en permet le toucher qu’aux gens dont il est sûr, ainsi la lorette offre à vos regards les beautés sur lesquelles elle compte le plus, un pied mignon, une gorge arrondie, un bras potelé, quelquefois plus encore, mais les faveurs réelles sont conservées soigneusement pour l’acheteur assuré. Nous n’entrerons pas dans tous les détails du mouvement et de la résistance ; le premier, toujours en raison directe de la seconde, remporte le plus souvent une victoire complète. Vous arrivez ; le temple, où repose la déesse, vous est ouvert ; vous pénétrez jusqu’au sanctuaire, et le sacrifice s’accomplit sur l’autel.

Ô jeune homme qui te crois vainqueur, c’est surtout de toi que l’on peut dire : Il a su vaincre et ne sait profiter de son triomphe. La femme, habile jusqu’à la fin, trouve seule des trésors dans sa défaite. Quoi que tu sois, et quelque résolution que tu aies prise, quelque serment que tu aies fait, la sirène t’éblouira par tant de visions, t’obscurcira les yeux et l’entendement par tant d’enchantement, que, fasciné, perdu, sans force, sans vouloir, esclave obéissant et docile, tu prendras l’or pour l’argent, le plaisir pour l’amour, le présent pour l’éternité, et le lendemain l’aurore te retrouvera dans la rue abruti, stupéfait, tenant dans tes mains un porte-monnaie vide, et chancelant sur tes jambes affaiblies par la fièvre des voluptés.

Et ne te plains pas, si tu es homme, et ne vous plaignez pas, monsieur, si vous êtes riche, car vous aurez appris plus de choses que n’en méritait votre argent, et le courant de rapines exercées à la Bourse n’a pas de déversoir plus naturel que l’alcôve d’une courtisane.

..........................

Sachez, admirable et patient lecteur, que, ces réflexions trottant dans ma tête, mon omnibus a lâchement abusé de ma préoccupation pour tourner l’angle du boulevard, gravir d’un seul bond la Chaussée-d’Antin, et que je me trouve, à l’heure où je vous parle, dans cette infâme petite ruelle vulgairement nommée rue Chauchat.

Et cependant j’aurais voulu vous parler de mille choses encore, entre autres des gigantesques décorations de notre dernière fête, de la statue de la Paix, élevée au coin de la rue du même nom, des banderoles, des drapeaux, des baïonnettes, des fleurs, et des spectateurs rangés aux croisées, comme des couches de potirons superposés. J’aurais eu d’autant plus de plaisir à vous décrire la fête, qu’ayant loué fort cher pour toute la durée du cortège le sixième bâton d’une échelle double, je n’ai pu contempler pendant sept heures que le jupon indiscret d’une grosse dame, maîtresse du cinquième échelon, et dont les protubérances externes m’interceptaient à la fois la lumière et l’espace[3].

On ne saurait croire combien de choses curieuses il est possible d’observer dans un jupon.

Mais, cher lecteur, puis-je vous livrer les faits recueillis dans cette étude, lorsque mon voyage touche à sa fin, quand la voiture qui me conduit roule avec une violence inusitée, que le ciel chargé de nuages commence à laisser échapper des gouttes menaçantes, et surtout lorsque les feuilles que j’ai à remplir sont si étroites, comparées à vos désirs et aux miens qui sont si grands ?

Dans la rue Chauchat, ainsi que dans les petites rues avoisinantes, s’élèvent de charmants hôtels, escortés de sombres jardins ; on se croirait à Besançon ou à Bourges, les deux villes du monde les plus fécondes en maisons isolées, les plus stériles en habitants. Il n’y a qu’un omnibus, qui ose se hasarder dans ces quartiers perdus, non, comme on le croirait, pour y transporter des voyageurs impossibles, mais dans le seul but de ne traverser ni la rue Laffitte où passe la voiture de l’Odéon, ni le faubourg Montmartre sillonné d’un grand nombre de ses confrères.

Cependant nous y arrivons à ce faubourg, la dernière limite du quartier Bréda, la frontière qui sépare les mœurs douces, élégantes et voluptueuses des triviales habitudes du faubourg Poissonnière et du faubourg Saint-Denis. Pour un certain monde dans Paris, pour nous-même l’univers finit à la rue Cadet ; nous savons bien par ouï-dire ou par raisonnement qu’il existe de l’autre côté des hommes et des femmes, forts à peu près comme nous, mangeant, buvant, et lisant le Siècle, mais il ne nous a jamais pris l’envie de nous assurer physiquement de cette existence. Pour ma part, les secrets de la lune me semblent de beaucoup plus importants et plus curieux à connaitre, que les mystères du petit commerce, et la vie des habitants des arrondissements qu’on n’habite pas.

Descendrai-je ? ne descendrai-je pas ? La plupart des voyageurs de l’impériale ont pris la fuite, effrayés par la lourdeur de l’air, qui annonce un orage, par les tourbillons de poussière aveuglante qui s’abattent sur nos habits, et forment, mêlés à l’eau qui tombe, de longues taches blanchâtres, qu’aucune lessive n’effacera ; quelques-uns ont pris les places de l’intérieur, il n’en reste plus pour moi. En restât-il d’ailleurs, je dois à mes lecteurs, je me dois à moi-même de ne point quitter mon poste d’observation.

Comme il fait très-chaud, j’ôte le lourd chapeau qui couvre ma tête, et reçois sur mon front nu et mes cheveux épars les gouttes rafraichissantes de l’ondée céleste.

Nous côtoyons un angle de Notre-Dame-de-Lorette, église déjà nommée et nous laissons à droite la rue Lamartine.

Je ne sais pourquoi ce nom de Lamartine excite dans mon cœur de douloureuses sensations. Ce n’est pas que ma pensée se reporte à l’homme ; non, il me semble qu’il en serait de même si j’étais Lapon, et que j’ignorasse profondément l’existence de ce grand poète, de cet homme de cœur, qui fut un jour roi de France, et dont la royauté s’est passée, semblable à ses vers harmonieux, le son d’une corde qui se brise sous les doigts qui la serrent, et dans son dernier soupir fait entendre une dernière mélodie. Ne trouvez-vous pas que, dans ces trois syllabes, La-mar-tine, il y a la révélation de toute une destinée ? n’y sent-on pas la douceur et le grandiose de la poésie, et conçoit-on un homme qui posséderait ce nom et ne fût pas ce qu’il est, lui ? Qui sait si la science des anciens sorciers n’avait pas de fondements, et s’il n’y a pas une fatalité attachée aux noms comme aux personnes ? Le Lac, cette ravissante élégie, qu’à douze ans on sait par cœur, et qu’on n’a point oubliée à trente, pouvait-elle être signée autrement ? Et l’œil ne voit-il pas, et l’oreille n’entend-elle pas la mélancolie des Méditations dans Lamartine, comme il voit, comme elle entend toutes les gloires de l’homme de bronze dans ces larges syllabes : Napoléon.

Grand homme que ce poète ! pauvre destinée que cette destinée ! Souvent j’entends dire autour de moi : Pourquoi cet homme se plaint-il ? Sa vie ne fut-elle pas belle et couronnée de toutes les grandeurs ? Lui épargna-t-on jamais les palmes, les guirlandes et les acclamations ? Qui peut se dire plus favorisé ? Adoré par un peuple, admiré par un monde, aimé d’Elvire et doué de ces facultés puissantes, que les anciens avaient jugées tellement au-dessus de l’homme, qu’ils appelaient prophète, vates, celui qui les possédait, que lui a-t-il manqué des biens de la terre et des joies du ciel ? Hélas ! Fous que vous êtes, n’est-ce pas précisément parce qu’il ne lui a rien manqué, que tout lui manque aujourd’hui qu’il n’a plus rien ? Sublimes épiciers, pèserez-vous donc cet homme dans votre balance, et le jugerez-vous parfaitement heureux, parce qu’il se repose, que son salon est mieux meublé que votre arrière-boutique, et qu’il mange dans la porcelaine blanche ce que vous dévorez dans une faïence cassée ? Eh ! qu’importe ? Supposez un instant qu’un ange devienne homme, que l’esprit divin s’incarne une seconde fois dans notre chair : croyez-vous que la puissance, la gloire, les richesses, tout ce qui nous éblouit et nous charme suffira à la félicité de cette âme, ardemment éprise des cieux, et se souvenant de l’éternité ? Au milieu de vos cuisants plaisirs, le chérubin aura froid, ses membres frissonneront, des larmes mouilleront ses yeux, il ne vous comprendra pas et vous ne le comprendrez pas. Le poète vous est aussi supérieur, sachez-le bien, que l’ange est supérieur au poète ; Dieu plaça les êtres par couches, comme le sol terrestre, les supérieures produisent les fleurs, les fruits, et la vie circule en elles avec l’humidité pénétrante des sucs qu’elles renferment ; les inférieures ne sont que rochers et soufre, et le fer le mieux emmanché se brise en les atteignant. Ne parlons que du bonheur évident, par vous attribué au génie, le moindre peut-être, et raisonnons :

Le passé n’est-il pas, pour l’âme humaine, une source incessante de regrets ? Heureux ou malheureux, le sentiment des jours écoulés fait à lui seul une douleur au vieillard. Que sera-ce donc si les premières heures ont été bénies, si elles ont passé comme des fêtes, et que les dernières s’écoulent dans l’isolement et l’indifférence ? Contemplez vos filles au lendemain d’un bal ; fatiguées, flétries, ennuyées, moroses, ne vous fournissent-elles pas le vivant exemple du regret, lequel n’est jamais que le passé comparé au présent. Eh bien ! Lamartine est malheureux, Lamartine souffre, parce que Lamartine est au lendemain.

Non qu’il fût heureux parce qu’il était grand, mais il vivait de sa vie, il planait où les aigles planent, au-dessus des roches et des nuages, et là où vous l’avez mis, il manque d’air, il étouffe, il mord les barreaux de sa cage et bat de l’aile sans être entendu. Vous ressemblez à ces enfants qui admirent le bouvreuil déniché dans la forêt, et jeté dans une volière dorée où abondent la nourriture et l’eau fraiche, et qui disent naïvement à leur mère : Mère, pourquoi donc l’oiseau se blesse-t-il au treillage ?

C’est qu’au-delà du treillage, enfants, il y a la liberté.

C’est que la liberté, c’est la vie, et que, pour l’homme de génie, la vie c’est un nom répété dans la bouche des peuples, c’est le fluide qui jaillit de son âme, et va heurter les autres âmes, c’est la flamme échappée de ce contact, et illuminant le monde.

Que voulez-vous ? vous ne saurez comprendre ces choses, et, comme le Christ, il faut vous parler en paraboles.

Lamartine souffre, parce qu’il vous a aimés, et que vous ne l’aimez plus ;

Parce qu’il vous a sauvés, et que vous le récompensez par l’insulte ;

Parce qu’il s’est ruiné pour vous, et que vous n’avez pas daigné jeter quelques milliers de francs à ses créanciers, le jour où quelques hommes, votre souverain le premier, vous ont montré le chemin de la reconnaissance.

Enfin, Lamartine souffre surtout, surtout,

Parce qu’il chante encore et que vous ne l’écoutez plus.

Mon Dieu, je ne vous blâme pas, moi ; je ne vous dis pas d’arracher à cet homme sa dernière gloire, celle des Thémistocle et des Homère, l’abandon universel ; je vous supplie seulement de comprendre ses sanglots, et de ne point répondre par un haussement d’épaules à ceux qui vous diront : Votre poète est malheureux !



XII

la brasserie des martyrs. — les hommes très-forts. — l’orage. ― le cocher et le gamin. — chute miraculeuse. — fin.


Me voici à mon dernier chapitre, le douzième ; me voici à ma dernière station, la brasserie des Martyrs.

Un quartier neuf, un monde nouveau enté sur Paris, à peu près comme ces excroissances remarquables au côté de certaines pommes de terre ; une société composée de toutes les sociétés, bizarre, monstrueux assemblage de talent et de bêtise, d’ivresse et de poésie, d’avenir et de néant, et qu’on nomme la bohème.

La bohème est là ; ce café en est le rendez-vous, le centre, le critérium ; ses salles sont les uniques lieux où l’observateur doive braquer son lorgnon, pour y distinguer, grouillant et mélangées comme les haricots au pot de la ménagère, les diverses variétés de l’espèce. Et le coup d’œil en est curieux, je vous assure.

J’ai été dans cette brasserie : que voulez-vous ? je suis capable de tout. Un de mes amis, à qui je communiquais un projet d’étude sur la naissance et l’étendue de cette protubérance sociale, m’assura que pareil travail avait été fait. J’aurais pu lui répondre que celui-là serait bien fin, qui s’aviserait de traiter un sujet dont personne n’eût jamais eu l’idée, et que, s’il se proposait de parler autrement que tout le monde, il risquait fort de rester muet ; mais, ayant mûrement réfléchi, je ne lui répondis rien.

Dernièrement, en effet, il s’éleva une singulière polémique dans les colonnes du Figaro. Je ne sais plus qui avait, au nom de la littérature universitaire, attaqué avec violence et traité avec un certain mépris les écrivains de la bohème. Alphonse Duchesne répondit vertement, et peu s’en fallut qu’on ne vît renaître en 1859, et sous d’autres étendards, les éternelles querelles des romantiques et des classiques de 1830. Malheureusement, ou heureusement, le temps n’est plus à ces vastes préoccupations de la forme, et la dispute tomba bientôt faute d’aliment ou de lecteurs.

À notre avis, si les gens consciencieux devaient opter entre le pédantisme professoral et la trivialité bohémienne, le choix serait embarrassant. Plus qu’en aucune autre matière il convient de répéter ici l’immortel axiome : In medio stat virtus. Entre l’ennui et le dégoût se trouvent le spirituel et le bon. Comme l’a si bien dit Victor Hugo, prenons le beau où il se trouve, et ne nous inquiétons point de son origine ; la caste et les écoles ont de tout temps immolé la vérité sur l’autel de la sottise. Laissons nos maîtres de rhétorique paraphraser Virgile ou copier Voltaire ; reconnaissons-leur quelque agrément dans le style, et, tournant les yeux et la face, contemplons hardiment les monstrueuses innovations, les audacieux paradoxes de la jeunesse, statues ébauchées par un ciseau : grossier, mais où l’œil d’un artiste sincère apercevra des côtés pleins de vie, des lignes chaudes, des contours magistraux, et ce sentiment de l’art qui jaillit des œuvres informes du sculpteur enfant.

Vous le voyez, je suis complétement impartial, et, sur mon âme, je ne haïrais pas trop nos braves publicistes de l’école normale, s’ils pouvaient parler un peu moins grec, un peu moins latin, un peu plus français ; s’ils portaient des cravates blanches moins élevées, et s’ils ne se croyaient pas si naïvement les premiers hommes de la terre : je vivrais bonne vie avec mes amis les bohémiens, si, malgré moi, je ne trouvais leurs redingotes plus râpées que leur style ; si j’aimais autant qu’eux la bière, et si je ne préférais une esquisse de Raphaël et un vers de Racine aux grivoiseries de M. Courbet et aux plaisanteries trop bien rimées de très-haut et très-puissant seigneur Théodore de Banville.

Au café des Martyrs, il n’y a que des hommes très-forts. L’homme fort est un type trouvé depuis quelques années par la bohème. On est généralement très-fort lorsqu’on parle beaucoup, et que l’on boit idem, et qu’en raison inverse on produit excessivement peu d’écrits, lesquels rapportent excessivement peu d’argent aux tailleurs et aux propriétaires. La plupart des habitués de la rue des Martyrs sont donc forts ; quoique parfaitement inconnus ; ils ont, à les entendre, créé et mis au monde, élevé, nourri, sevré et fait croître toute la littérature contemporaine. C’est là que vous trouverez en masse tous ces réels auteurs des œuvres célèbres, qui portent à leur tête les noms audacieux de nos prétendus grands écrivains ; tout est à eux, tout est par eux ; depuis Notre-Dame de Paris jusqu’à la chanson populaire, les ouvrages modernes, quels qu’ils soient, ont tous été cuits dans ce four universel ; et Balzac, Hugo, Gautier et tant d’autres sont tout simplement d’infâmes brigands qui ont outrageusement publié les idées de Jacques, de Paul, de Matthieu et d’Alexis : d’ailleurs ils sont très-sérieux en vous disant cela ; ils le croient.

Impossible, par exemple, de découvrir pour quelle raison ces grands hommes ont gardé l’anonyme, la modestie n’étant pas leur vertu dominante.

Il faut tout dire : nos amateurs sont plutôt des paresseux que des sots ; ils se sont sacrés grands avant d’avoir conquis leur grandeur ; la faute en est peut-être à la société autant qu’à eux-mêmes. Beaucoup d’entre eux ont le talent, mais ils ont oublié que ce dernier est une pierre brute dont le travail fait un diamant ; ils ne travaillent pas.

Je sais qu’il se glisse là comme partout un certain nombre de petits jeunes gens qui se disent hommes de lettres, par la seule raison que, ne sachant point l’orthographe, on les a reconnus incapables de faire des commis ; mais vous comprenez que je ne parle point de ceux-là.

Si vous entrez dans la grande salle du rez-de-chaussée, et que, demandant une chope, vous vous asseyiez dans quelque coin, en promenant votre regard sur les différents points de vue des environs, votre premier mouvement sera l’effroi, et vous vous demanderez si vous êtes bien dans Paris, la ville civilisée. Rien de rassurant en effet dans l’aspect de ce café entre onze heures du soir et une heure du matin, on se croirait plutôt dans un repaire de bandits que dans une assemblée de poètes. Les vêtements y sont impossibles, les chapeaux ne se voient que là, les figures elles-mêmes ont quelque chose des chapeaux et des vêtements… et puis c’est un amas, une cohue, où tout se démène, gesticule, crie, hurle et piétine à faire fuir des sourds et des aveugles. Quelques femmes, et quelles femmes ! ornent de figures plus ou moins fraîches des tables privilégiées ; la chaleur est tropicale, et par conséquent les mœurs relâchées ; c’est un mélange étonnant où règne néanmoins un certain uniforme, la livrée du dieu de la bohème, le sceau qu’il appose au visage barbu de ses prédestinés.

Aucun calculateur ne pourrait approximativement apprendre le nombre des moss consommés par soirée dans cet enfer : je ne sache qu’un lieu où le désordre et l’orgie se montrent aussi grandiosement absurdes, c’est le café Mazarin dans l’illustre rue Dauphine.

Peu à peu vous vous accoutumez au tapage, votre œil y voit plus clair, votre oreille perçoit les sons avec une plus grande finesse. À la stupéfaction causée par la forme, succède l’étonnement produit par le fond. Les éclats de voix, causés ailleurs par les querelles de billard ou les gaudrioles lascives, ici sont le plus souvent excités par de véhémentes dissertations sur les questions sociales, artistiques ou religieuses. Vous craignez à tout instant d’entendre des chants obscènes ou des injures triviales ; les mots qui résonnent autour de vous sont Kant, mysticisme, Fourier, Rubens, Swedenborg et mille autres, selon les occasions et les spécialités. Intéressé, vous écoutez ; alors de ces lèvres moustachues, à travers la fumée de la pipe, jaillissent de brillants raisonnements, d’enthousiastes discours, des aperçus lumineux et profonds. Autour des verres pleins, surchargeant les tables de bois, circule une atmosphère de grandeur et de poésie, que seuls concevront les Allemands et ceux qui les connaissent. Comme à Kehl, comme à Berlin, comme à Lepzig, les buveurs sont des hommes, les hommes aspirent à devenir des anges : il y a pour le penseur mille récoltes à faire dans ce champ couvert de semeurs, assez intelligents pour discerner le bon grain, assez fous ou assez lâches pour ne jamais cueillir leur moisson, peut-être parce qu’il leur faudrait se baisser. Dans ces entretiens énergiques, qui expliquent la passion de ces hommes pour leurs réunions, ils répandent toute leur âme et l’oublient sur le seuil de la maison. Ils jouissent de facultés qui ne seront jamais créatrices, parce qu’il leur manque le fluide vital, la volonté, ce flambeau des vocations, cette parcelle de l’esprit divin, sans laquelle tout homme est nécessairement incomplet. Que le génie, cette puissance émanée du vouloir et du pouvoir, de la force et du talent, naisse un jour parmi eux, et vous verrez éclore au soleil une rénovation littéraire et philosophique, dont il rassemblera les germes épars. Le génie n’est-il pas semblable à la plante, qui porte dans sa fleur le principe de mille autres fleurs ? Il suffit à créer un système, là où la société tout entière ne voyait que des idées ; il est le lien qui les réunit, en même temps qu’il est la flamme qui les propage… et ces considérations expliquent peut-être jusqu’à un certain point comment beaucoup se disent volés avec la meilleure foi du monde, quand ils entendent un homme exposer et développer au public une théorie qu’ils ont émise après le café et oubliée avant la bière.

L’homme de génie est plus trouveur que créateur ; toutes choses ici-bas sont à lui, parce que seul il a le don de faire fructifier toutes choses. La terre ne devrait-elle pas appartenir à quiconque sait la cultiver ? Et trouvez-vous injuste que le laboureur défriche le terrain d’autrui, quand le possesseur, étendu au soleil, y laisse croître en dormant, les ronces, les chardons et les herbes mauvaises ?

Quoi qu’il en soit, la vie habite cette brasserie ; il y a là des hommes de cœur et de pensée, chose rare. La plupart sont malheureux, et se jettent dans l’ivresse pour s’oublier eux-mêmes. Peut-être ne faudrait-il qu’un mot, un encouragement, pour secouer cette poussière, et démêler le grain de l’ivraie ; mais ce mot, qui le dira ? cet encouragement qui peut le donner ? En attendant, ils rient, ils chantent, ils mangent leur morceau de jambon arrosé d’un grand verre de bière ; puis ils s’en vont, flânant par les rues, le nez aux étoiles, enveloppés du manteau troué de don César, et, comme ce pauvre Privat d’Anglemont, essayant de tuer par la marche un sommeil qu’ils ne peuvent trouver dans leurs greniers ouverts.

Peut-être ont-ils raison : la vie est une arène ouverte au vent et à la poussière, où il vaut mieux être spectateur que combattant.

J’étais resté seul sur l’impériale, et l’orage ruisselait sur ma tête ; de temps à autre j’essuyais mon front trop mouillé et contemplais le but de ma course avec une certaine allégresse. Un être, mi-paysan, mi-ouvrier, venait d’attacher à notre char un troisième cheval, et nous gravissions avec lenteur l’effrayante montée des Martyrs. Comme Hippolyte, le cocher,

…Sur ses coursiers laissait flotter les rênes.

L’être dont j’ai parlé, et qui accompagnait la voiture, ne tarda pas à apostropher son camarade, et il s’engagea entre eux une conversation que le bruit de la pluie et des roues ne me permettait d’entendre qu’imparfaitement, mais que je rapporterai cependant dans sa patriarcale et naïve simplicité.

« Quoi qu’tu dis aujourd’hui ? cria l’être d’une voix enrouée, lorsqu’il eut fait une dizaine de pas auprès de son cheval.

— J’t’entends pas, dit le cocher.

— Je dis quoi qu’tu dis donc aujourd’hui ? reprit l’être toujours souriant.

— J’cause pas avec toi, t’es trop gamin.

— Quoi qu’tu dis ?

— J’dis que j’cause pas avec toi, t’es trop gamin.

— J’t’entends pas. »

Profond silence ; nous faisons quelques pas, l’être, évidemment troublé de l’insuccès de ses interrogations, réfléchissait profondément. Enfin il reprend :

« Quoi qu’tu disais donc tout à l’heure ?

— Quoi qu’tu dis ?

— J’dis : quoi qu’tu disais donc tout à l’heure ?

— J’t’entends pas. »

Nouveau silence ; l’être se creuse toujours la tête, le cocher conserve une impassible dignité. Tout à coup l’être redresse son regard et ouvre la bouche, mais soudain…

Fût-ce un coup de tonnerre qui effraya les chevaux ? Deux d’entre eux bondirent et reculèrent ; le cocher asséna un violent coup de fouet ; les chevaux bondirent de nouveau et tentèrent de se cabrer. Un craquement : le timon se cassait ; l’être recula sur le trottoir, et voilà que nous descendîmes en arrière toute la rue que nous venions de grimper avec tant de peine.

Je dis nous, parce que je compte mon cocher ; j’étais, comme je l’ai annoncé, resté seul sur l’impériale. En vain mon compagnon frappait-il ses chevaux, et accumulait-il sur leur dos les coups de fouet et les épithètes blessantes, nous roulions avec une vélocité de plus en plus épouvantable.

Soudain un arrêt : je n’ai que le temps de recommander mon âme à Dieu, tout en cramponnant mon corps aux barres de fer par le secours de mes deux mains ; la voiture chancelle, s’assied sur le côté, et je tombe sur le trottoir… Hosannah et miracle… sur mes deux pieds.

Immédiatement, sans attendre trois cents personnes qui accouraient semées de sergents de ville, pâle, éperdu, la peur talonnant mes jambes, je pars comme une flèche, je cours, je fuis, et ne m’arrête qu’aux premières marches de mon escalier, les deux genoux fichés au parquet, tendant vers ma bonne effarée des mains suppliantes, embrassant l’autel domestique, et


Ainsi se termina mon voyage. Me reprendra-t-on à me mettre en route pour quelque autre partie du globe ? Hélas ! bon lecteur, il ne tiendra qu’à vous. Que le livre ne suive pas l’auteur dans sa chute, ou du moins qu’il se retrouve comme lui sur ses deux pieds, et peut-être… peut-être…

Mais vous vous en moquez, n’est-ce pas ? Et moi aussi.



EN CANOT



i

les voyages. — une idée. — charenton. — les paysans de paris. — mon ami fritz. — le canot de mon ami fritz.


Lecteur, j’adore les voyages, non pas ceux qui se donnent pour but la découverte de quelque île océanique, ou la civilisation d’une tribu de sauvages impossibles à civiliser, mais les voyages simples, faits sans grand effort, sans grandes dépenses, sans gloire à acquérir ; un de ces voyages pour lesquels on part, le parapluie d’une main et la canne de l’autre, léger de bagage et de pensée, ignorant quel jour on est. Et, comme M. de Marlborough, ne sachant quand on reviendra. Ces courses-là ont pour résultat de vous fatiguer très-peu et d’orner infiniment votre esprit. Ceux qui ne sont jamais sortis de chez eux en ignorent les jouissances, aussi bien que nos voyageurs célèbres. On ne saurait croire combien plus on apprend en une heure qu’en une année, et comme le cerveau s’est plus embelli au retour d’une lente excursion qu’après vingt ans de travaux et de dangers.

Non que je méprise les grands savants : le capitaine Cook et Bougainville m’ont toujours paru les premiers hommes du monde, et je me souviens qu’à douze ans le récit de leurs navigations a failli me rendre fou. Je ne rêvais plus que combats et naufrages, tempêtes et anthropophages, et parfois, la nuit, ma mère, effrayée, accourait à mon lit, où je me débattais dans les plis de mes draps, cherchant une planche de salut, comme au sommet des vagues.

Je ne connais qu’une lecture qui fit sur mon jeune esprit une impression plus grande, ce fut celle de l’Orlando furioso. Mais ce n’est pas ici le lieu d’en raconter les suites.

Quoi qu’il en soit, les voyageurs illustres me paraissent ressembler aux mélodramaturges. À nos grands tragiques une situation suffisait pour émouvoir ; et, pour peu qu’il y eût sur la scène un acteur comme Montfleury, le public s’en allait des larmes dans les yeux. Aujourd’hui, le théâtre a changé de face, on croit n’avoir rien vu quand dix mourants ne se sont point pâmés sur les planches, et, le plus souvent, chacun se retire en riant. Trop d’émotion use les cordes sensibles, l’instrument se fêle sous une pression continue. Ainsi de nos aventuriers : pour vouloir tout considérer dans la nature, ils arrivent à être partout éblouis, si bien qu’ils ne voient plus rien. Le voyageur modeste et reposé admire Dieu dans un brin d’herbe.

Pour voyager ainsi, il n’est pas nécessaire d’avoir un grand courage ni un profond amour de l’humanité, il faut cependant aussi beaucoup de qualités précieuses.

La première est d’être poète : oh ! mais entendons-nous, je ne dis point poète qui fait des vers ; je dis poète qui les pense ; id est, il faut que l’homme, pour trouver du plaisir dans la contemplation des moindres effets de la nature, des plus petits objets de la vie, il faut que l’homme aime ces effets et s’enthousiasme pour ces objets. Or, cet homme doit avoir un cœur plus tendre que les autres, et quel cœur est plus tendre que celui d’un poète ? Donc le poète est plus appelé que personne à partager mes goûts.

Puis il faut un petit grain d’observation, beaucoup de gaieté pour rester calme dans les hasards, les petites misères étant beaucoup plus insupportables que les grands malheurs ; enfin {ces dernières qualités ne sont point inhérentes à ma personne), il est de première nécessité de ne professer aucun état lucratif, d’avoir du loisir et de n’être point pressé d’arriver.

Ayant découvert les omnibus qui m’ont valu un procès gagné par moi et mes amis de l’Illustration, et, par suite, ayant rappelé à vos yeux une partie de ce grand Paris, que vous connaissez tous si imparfaitement, je m’étais retiré dans ma solitude, comme le rat dans son fromage, j’y vivais en paix, espérant avoir payé ma dette à l’humanité. Je comptais que cette vieille décrépite ne me demanderait plus rien. Son exigence s’est manifestée dernièrement sous la forme de plusieurs lettres élogieuses.

J’ai été flatté : un homme flatté est toujours vaincu. Machinalement, après avoir lu ces encouragements, j’ai entrepris de tailler ma plume (j’ai la faiblesse de me servir de plumes d’oie). Mon canif a fait des siennes ; ma plume s’est brisée et a refusé jusqu’au bout de lui obéir.

J’ai dû me lever, marcher jusqu’à la croisée, et, ne sachant que faire, battre obstinément sur les vitres un roulement continu.

Il n’y a peut-être pas au monde d’exercice plus propre à inspirer la pensée. Je connais des gens qui regardent au plafond, d’autres qui se tirent l’oreille avec un sourire narquois pendant le travail. Il en est qui froncent le sourcil ; j’en sais un dont les facultés ne s’éveillent que lorsque sa plume flatte amoureusement sous le pli de son oreille gauche. L’oreille droite n’a point d’effet. Dès que la plume a quitté son poste, il devient impossible à mon ami de déterrer une seule idée.

Moi, j’attaque d’ordinaire ma Muse à l’aide du roulement sus indiqué. Je ne saurais expliquer par quel phénomène s’exercent ces sortes de fascinations, relatives sans doute à notre nature. Elles existent : c’est assez.

Quand j’eus battu trois marches et deux charges, l’idée vint.

Elle vint comme viennent les idées, toutes nues, en sorte qu’à moins d’être peu chastes, il nous faut, avant de les recevoir, les habiller convenablement.

Celle-ci consistait en un projet de voyage. Mais où ? comment ? deux mots plus féconds et plus gros qu’ils n’en ont l’air.

Remonter sur mon omnibus ? croyez-le, lecteur, cette fatale pensée ne me fut pas plus tôt venue qu’elle disparut, emportée par le vent du printemps. La manière dont s’était terminé mon voyage m’empêchera à jamais de le recommencer. Je murmurai une seconde fois : jamais ! et l’idée s’envola comme elle était venue.

Où ? je songeai que je ne devais pas m’écarter de Paris, car j’avais encore beaucoup de choses à y voir.

Le mode de locomotion m’inquiéta davantage. Je me remis à battre une charge. La source jaillit, je saisis mon chapeau et je partis pour Charenton.

Charenton est une petite ville ou un petit village, comme vous le voudrez, placée ou placé dans une situation des plus agréables et des plus pittoresques. À cheval sur la Marne, elle n’est éloignée que de quelques minutes de l’admirable confluent dont j’aurai bientôt à parler. Ses maisons sont en général petites et bossues, deux défauts chez les hommes, deux qualités dans les maisons.

La dernière fois que j’étais allé dans cette ville, ç’avait été dans le but d’y visiter le camp de cavalerie. C’était alors une animation, un tohu-bohu dont la province ne saurait se faire aucune idée. Ce jour, tout avait changé de face ; la solitude avait remplacé la foule, le silence succédait aux bruyantes clameurs. Plus de pantalons garance, plus de vestes bleues, orange et or. Quelques paysans traversaient le pont, conduisant des charrettes chargées de moellons.

Les paysans de Paris ne ressemblent pas plus aux paysans de la province, que les maisons à cinq étages de notre ancienne banlieue ne ressemblaient aux pignons évasés des cités gothiques. Le département de la Seine renferme des campagnards tellement viciés par le contact de la grande ville, qu’il serait impossible de croire à l’indigénéité de ces hommes, s’ils ne vous montraient du doigt les maisons qu’ils habitent. Tout en eux révèle l’ouvrier ; ils ont de plus que lui l’aisance et le bien-être, mais ils n’ont pas, comme lui, les élans généreux.

Si le dicton : jurer comme un charretier, n’était pas plus ancien que moi, je croirais qu’il dut prendre naissance le jour où je passai sur le pont de Charenton, et où je m’arrêtai, appuyé d’une main sur la balustrade, autant pour attendre le défilé des chevaux que pour contempler le soleil qui mourait à l’horizon.

Si chaque blasphème mérite un jour d’enfer, je gage pour dix mille ans, portés sur le registre du destin, au nom des braves gens qui passaient là.

Un chrétien aurait dit : Pauvres âmes !

Sur ma foi, je n’eus pas le courage de m’apitoyer sur leur compte, et, regardant les chevaux dont les jarrets vigoureux ployaient sous le poids, tandis que les lanières cinglaient leurs flancs, je me pris à murmurer :

« Pauvres bêtes ! »

Maintenant il est temps de vous dire pourquoi j’étais allé à Charenton.

J’étais allé à Charenton pour voir mon ami Fritz.

Il est impossible que vous ne connaissiez pas mon ami Fritz. Si vous ne l’avez vu hier, vous le verrez certainement demain. Mon ami Fritz, sans avoir le talent de Méry, partage avec ce dernier une singulière faculté, la puissance de se trouver dans plusieurs endroits au même instant à la fois.

Aussi, de même qu’il n’est personne qui n’ait aperçu Méry à une heure quelconque, il n’est personne non plus qui n’ait vu une fois au moins mon ami Fritz.

Seulement, le nom de Méry passant d’une oreille à l’autre, on le connaît, tandis que chacun coudoie Fritz sans penser à lui demander pardon.

Mon ami Fritz est éternellement vêtu, hiver comme été, d’un pantalon blanc, d’une jaquette blanche et d’un gilet blanc. Il prétend que cette couleur est de toutes les saisons, et voici sur quelles raisons il se fonde.

« Le blanc, dit mon ami Fritz, étant, d’après tous les physiciens, la couleur la plus propre à refléter les rayons de chaleur, il s’ensuit que, l’été, les vêtements blancs ne permettent point aux rayons solaires d’arriver jusqu’au corps humain. L’hiver, comme au contraire notre calorique vital atteint un degré infiniment supérieur à celui de l’atmosphère, lesdits vêtements empêchent ladite chaleur interne de s’échapper dans l’espace. Et voilà pourquoi la jaquette blanche devrait être l’uniforme de tous les êtres civilisés. »

Je vous dirai en confidence que Fritz a encore une meilleure raison à vous apporter. Cette raison tient à l’histoire de sa vie intime.

Fritz est jeune ; une respectable famille lui a donné le jour, et Paris est censé lui apprendre des notions de droit civil, que la puissante cité néglige peut-être de lui inculquer suffisamment. Le père de Fritz, se séparant de son fils bien-aimé, lui octroya deux grâces, après lesquelles le jeune homme était tenu de ne plus rien demander à l’auteur de ses jours, pas même une pension alimentaire. Ces grâces consistaient : primo, en ce que ledit Fritz entrerait chez un avoué, et y gagnerait son existence, estimée à 1,200 francs de rente ; secundo, en la connaissance qu’on lui fit faire d’un certain tailleur, brave homme, très-bien achalandé, et disposé à créditer mon ami aux dépens de la bourse paternelle.

Fritz partit, et, comme il y avait en lui l’étoffe d’un garçon original, il usa ou plutôt abusa ainsi des deux faveurs.

Il n’alla pas même rendre visite à l’avoué ; en revanche, il cultiva régulièrement la connaissance du tailleur.

La quantité de redingotes, d’habits, de paletots, de pantalons et de gilets qu’il commanda à ce dernier est incalculable. Vous la concevrez, quand je vous aurai dit que Fritz ne porta aucun de ces vêtements, mais les revendit tous au rabais à un estimable commerçant, habitué des carrefours et du quartier latin.

Cette première entreprise ayant eu un succès inespéré, Fritz a continué sur de semblables bases. Aujourd’hui ce genre d’affaires forme son unique revenu.

Fritz commande, ne paie pas et revend. Le tailleur s’étonne bien d’une telle consommation d’habits, mais il est sûr de l’acquit des notes, et ne s’en tourmente pas. Quant au papa, un jour viendra…, mais ce jour n’est pas venu ; en l’attendant, Fritz a loué une fort jolie chambre à Charenton, pour fuir la cherté des loyers, et porte assidûment des vêtements champêtres, y trouvant une économie incompréhensible au vulgaire.

Le blanc est une couleur excessivement désagréable aux marchands d’habits : c’est la seule qu’ils ne prennent à aucun prix, sous prétexte qu’elle se détériore avec rapidité.

Ce simple trait de la vie de mon ami vous le fait admirablement connaître. Vous le voyez d’ici, n’est-ce pas, tel que je le rencontrai, le soir dont je vous parle, étalé dans une vieille bergère, au coin d’un feu nécessaire, et tenant entre ses lèvres lippues une énorme pipe en écume.

Une chandelle achevait de brûler sur la cheminée, et répandait une odeur cadavéreuse.

« Bonjour, Fritz.

— Tiens ! c’est toi. Bonjour. »

Il se leva à demi et me désigna un fauteuil, qui aurait pu passer pour une chaise, les deux bras ayant disparu dans une circonstance que je n’ai pas à faire connaitre.

« Pardieu ! dit Fritz, que viens-tu faire ici ?

— Te proposer un voyage. »

Fritz bondit.

Il faut vous dire que Fritz est l’être le plus casanier que porte l’univers. Parlez-lui de quitter sa chambre, il vous rudoiera ; il vous assommera, si vous prononcez devant lui un nom géographique quelconque.

Aussi me hâtai-je de continuer mon discours en ces termes :

« Si tu refuses de m’accompagner, parle. Tu ne refuseras pas de me prêter ton canot. »

Fritz a un canot, un superbe canot bleu et vert, orné d’avirons jaunes et de bancs couleur chandelle fumeuse. L’un des motifs de sa retraite à Charenton fut le désir d’économiser quelque argent pour l’achat de ce meuble ambitionné.

« Que diable veux-tu faire de mon canot ? dit-il, tu ignores la manœuvre. »

En prononçant ces mots, Fritz me regarda dédaigneusement et fit un mouvement d’épaule fort significatif.

Je m’inclinai devant la supériorité que possède relativement à tous les mortels un vrai canotier parisien, et je répondis humblement :

« J’avoue que ma science est loin d’égaler la tienne. Je nage peu, je rame mal, et je suis incapable de virer de bord avec précision. Aussi, à ton défaut, je compte réclamer le secours d’un paysan ou d’un pêcheur des environs. J’ai connu un vaste projet. »

La pipe de Fritz était finie ; il la posa sur la cheminée, fit claquer sa langue contre son palais, but un grand verre d’eau et parut m’écouter,

« Je pars de ton domicile, continuai-je avec l’accent d’un homme convaincu de la beauté d’une idée qu’il expose ; je m’élance sur la Marne ; j’entre en Seine (de grâce, n’y trouve pas un calembour) ; je m’abandonne au courant, et je traverse Paris sans hâte et sans frayeur, embarquant sur mon bord des vivres pour six mois. »

Je ne saurais mieux vous peindre la physionomie de mon ami Fritz, qu’en comparant ses yeux à des portes cochères armées de lanternes, et sa bouche à un tuyau de poêle tronqué.

« Pourquoi faire ? » dit-il.

Il y avait dans ce « pourquoi faire ? » une telle naïveté de stupéfaction que je n’osai m’en offenser.

« C’est bien simple, lui dis-je : pour voir, pour comparer, pour méditer, pour chanter. »

Cette accumulation d’infinitifs agrandit l’ouverture de ses lèvres : il me crut fou.

« Veux-tu me suivre ? continuai-je ; tu auras le mot de l’énigme,

— Je le veux, dit-il, ne fût-ce que pour apprendre combien de verres de champagne tu as épuisés avant de me faire l’honneur de ta visite. »

Nous sortîmes. Derrière la maison de Fritz est un petit jardin, mignon comme une bonbonnière ; il n’y manque que le couvercle incrusté de dentelles.

Figurez-vous une circonférence de gazon ; à travers le cercle se promènent six petits sentiers d’une régularité parfaite. Ces sentiers entourent un pareil nombre de plates-bandes, où fourmille le plus étrange semis de fleurs blanches, roses, jaunes, bleues, grandes, minces, courbées ou droites, flexibles ou raides ; des fleurs, des fleurs, et partout des fleurs : pralines ou dragées, pastilles ou bonbons à liqueur.

Le sentier du milieu conduit à une porte, ordinairement fermée par deux gigantesques verrous.

Fritz tira les verrous ; nous passâmes.

La Marne coulait, noire et profonde, obscurité humide dans l’obscurité de la nuit.

Le canot de Fritz était amarré près de la porte.

Nous aidant l’un l’autre, nous finîmes par le décrocher : deux avirons furent jetés au fond de la barque ; Fritz sauta le premier, puis je le suivis, traînant à ma suite un énorme drap de calicot, dont je vous donne en cent à deviner l’usage.

Ce drap mérite un chapitre particulier.



ii

la voile. — paré à virer. — nuit de printemps. — vivre ! — l’homme est né gourmand. — bercy. — beaufumé.


Ce drap était tout simplement… une voile,

C’est beaucoup vous avoir fait attendre le mot d’une énigme fort simple, et je n’ai pas grand’chose à vous dire de plus, sinon que ce large morceau de calicot était quadrangulaire, déchiré et recousu en quelques endroits, et que la blanchisseuse n’avait pas dû depuis longtemps faire de grands bénéfices sur son lessivage.

Je fis pénétrer ce drap dans le bateau à la sueur de mon front.

Fritz l’assujettit au mât, au moyen d’une corde excellente, nos quatre bras réunis élevèrent le mât dans les airs, et la voile flotta sous le vent.

Mais Fritz se hâta de la reployer autour du mât, puis il l’entoura de trois ou quatre brasses de corde, et s’assit en disant :

« Nous n’en aurons pas besoin. »

En effet, nous devions descendre le courant, et le vent nous poussait doucement dans notre chemin.

Je compris alors l’intention de Fritz, lorsque je le vis bourrer sa pipe, et s’asseoir nonchalamment sur son banc. Le gaillard se chargeait de la manœuvre, et m’abandonnait les avirons.

Or, la manœuvre était inutile, tandis que les avirons devaient parfois aider à fendre l’eau et à maintenir le bateau…

J’allais, contre mon gré, me trouver le plus occupé.

Fritz tint à honneur de ne pas me laisser le moindre doute.

« Pour que notre voyage devienne excessivement agréable, et que tu puisses observer les rives à ton aise, nous allons, dit-il, courir des bordées. Sais-tu ce que j’appelle courir des bordées ? C’est traverser la Seine en largeur, en même temps que nous la parcourons en longueur, décrire des zigzags, en un mot suivre une ligne brisée, la plus courte, quoi qu’on en dise, pour arriver d’un point à un autre. Tu auras une tâche très-facile.

— Ah ! il y a une tâche ?

— Très-facile. Tu n’as qu’à me laisser agir. À la vérité, il te semblera que je ne fais rien ; mais je serai l’âme du bateau. Toutes les fois que je te crierai ces mots sataniques : Paré à virer, tu t’appuieras sur tes deux avirons, ainsi : puis tu feras jaillir l’eau de deux côtés, soit à droite, soit à gauche, selon que nous nous trouverons à la gauche ou à la droite de la rivière, Comprends-tu ?

— Pas du tout ; mais je vois l’action et j’obéirai.

— Partons donc.

— Et les vivres ?

— Voilà des cigares. Nous nous ravitaillerons en route. »

C’était la première nuit du printemps. La soirée était fraîche et j’avais enveloppé mes épaules d’un grand manteau espagnol, à parements de velours rouge, et dont le collet soutenait un gigantesque gland d’or. Fritz, insensible à la sévérité des autans, n’avait pas même échangé son éternelle jaquette contre une chaude flanelle. Il fumait tranquillement, étendu sur le tillac.

Le vent semait sur l’eau noire des paillettes blanchâtres, qui resplendissaient à la clarté des étoiles. Certes sans la fraîcheur trop vive de l’atmosphère, c’eût été une admirable nuit.

Un fleuve est si beau, lorsque l’ombre donne à sa profondeur l’infini du mystère, et que le silence de la campagne permet à l’oreille du passant d’entendre le bruit harmonieux de ses flots frémissants ! Un passager qui traverse un lac ou suit le courant d’une rivière, pendant la nuit, ou lorsque le crépuscule l’environne de ses demi-clartés folles, n’éprouve pas, sans doute, l’émotion indéfinissable du voyageur perdu sur les mers. C’est un sentiment particulier, qui, pour être moins grandiose, ne laisse pas que d’agiter l’âme et d’enivrer les sens. Il y a quelque chose de terrible dans l’aspect de cette longue nappe d’eau, dont l’obscurité vous cache le fond, et qui prend à vos yeux égarés des proportions indéfinissables. Il s’y joue des monstres plus horribles que toutes les formes inventées par le génie antique, et dont le catholicisme a fait des diables ou des fantômes. Si vous vous penchez sur le flanc de la barque, ces spectres vous appellent, vous sourient d’un sourire infernal ; une attraction magnétique vous farce à les considérer toujours, la morne mobilité des ondes enfièvre vos regards, il s’en faut de bien peu que vous ne vous jetiez les yeux fermés au milieu du gouffre effrayant, sous cette tentation irrésistible qu’on a nommée le vertige, et qu’on pourrait appeler le fluide de la mort.

Fritz ne paraissait pas s’inquiéter de cet effet, qui se faisait sentir puissamment sur les fibres de mon cerveau, et me contraignait à fermer les yeux. Au premier paré à virer, j’obéis trop tard. Mon ami me gronda. Lorsque je lui eus fait part de la sensation que j’éprouvais :

« Bah ! dit-il, c’est le mal de mer du canot. On s’y fait ; et cela se guérit par le cigare. »

Fritz, profondément convaincu de l’efficacité de son remède, me le jeta à la figure.

« Je crois, lui dis-je, qu’il serait plus prudent, pour notre sûreté à tous deux, que nous échangeassions nos places.

— Et mon gouvernail ? » dit-il.

Je remarquai que Fritz avait déployé la voile, et qu’il retenait le bout de la corde par la main.

« Tu comprends, continua-t-il, que je dois opposer ou exposer notre voile au vent, suivant les occasions. Le bateau, sans ce soin, irait à la dérive. Nous ne pourrions courir des bordées.

— Je ne serai jamais canotier, » murmurai-je, en m’apercevant que j’ignorais jusqu’aux premiers principes de la manœuvre.

Les premières rives que nous côtoyâmes, je ne saurais vous les décrire : ne les ayant vues que de nuit, elles ont laissé dans mon souvenir comme un reflet vague, dont il est impossible de caractériser le dessin.

Nous entrâmes bientôt dans la Seine, mon ami Fritz pourrait seul indiquer sûrement de quelle manière. J’ignore absolument quel canal suivit notre canot : les hommes ayant trouvé moyen de faire jaillir des eaux une énorme quantité de presqu’îles, ces presqu’îles se trouvent séparées par tant de bras, qu’il est difficile de distinguer l’endroit précis où les deux rivières se réunissent.

Des connaisseurs assurent que les eaux grises de la Marne ne se mélangent nullement avec les eaux vertes de la Seine. Moi, qui n’ai vu que des eaux noires, je ne puis vous renseigner sur ce sujet. Le paysage est magnifique : je n’y trouve à blâmer que les maisons.

L’humanité a toujours possédé la science du dégât à un point que nul animal ne peut se flatter d’atteindre. La terre nous avait été donnée belle et riche ; aujourd’hui qu’elle est laide et pauvre, nous en accusons Dieu, nous nous plaignons amèrement, et nous ne songeons pas à nous adresser les reproches que seuls nous méritons. Les catholiques rejettent tout sur le péché originel ; les autres, ne sachant trop à quelle cause attribuer les vices de la nature, finissent par assurer que ce sont des vertus, et que nous n’y comprenons rien.

Les uns et les autres se trompent.

Dieu, nous ayant jetés sur la terre, nous a dit : soyez libres, c’est-à-dire, libres d’embellir votre logis, et de le transformer comme vous l’entendrez. Par une malice particulière, il ne nous a pas appris que cette boule allongée n’était rien moins qu’un paradis. Orgueilleux comme les anges rebelles, les hommes se sont mis à l’œuvre, persuadés que, quoi qu’ils fissent, ils ne pourraient qu’orner agréablement leur demeure. Ils ont mis sept mille ans à la détériorer de fond en comble, si bien qu’aujourd’hui leur paradis s’est changé en enfer, et qu’il naît de tous les côtés des philosophes, parfaitement disposés à la rétablir dans son premier état. Il est malheureusement trop tard, car les premiers ouvriers sont morts, et le modèle est perdu.

Cette considération me saute toujours à la tête, toutes les fois que l’idée me vient de parcourir un village. Les petites choses reflètent les grandes. L’homme, qui se vante de posséder la terre, et pour qui cette dernière ballotte dans l’espace, en anéantit les beautés par sa présence. Là où il y avait une forêt, il élève quatre grands murs blancs, que le soleil vient frapper, au grand détriment des vues faibles. Il déracine un arbre pour planter des choux ; il fait sauter des montagnes, et tend sur le terrain quatre ou cinq barres de fer d’une régularité parfaite. Une grande machine résonnante roule avec un fracas ridicule, sur le chemin où galopait le cheval, cette admirable bête à la crinière soyeuse, au cou gracieux, à l’encolure élégante. Il n’est pas jusqu’à lui-même qu’il n’enlaidisse à plaisir, en couvrant sa nudité sublime de vêtements étriqués et noirs comme sa conscience. Une île est inconnue ; semblable à une vierge, elle déploie des richesses ingénues et des trésors multipliés. Jetez-y l’homme, et ce stupide amant, à force de l’étreindre, lui fera perdre ses fraiches couleurs, et rendra méprisables les faveurs de sa ceinture.

Le tout pour vivre, dit-on.

Pour vivre !

Je voudrais bien savoir en quoi et pourquoi c’est une nécessité de vivre.

La plupart des gens qui font des infamies, des sottises, ou qui contrarient leurs goûts, ou qui éteignent leurs passions, et qui ne savent que dire pour se justifier, vous répondent : il faut vivre.

Dites-moi donc, je vous prie, sur quelle base est placé ce principe erroné.

Est-il matériellement nécessaire de vivre ?

Non, puisque nous pouvons nous tuer.

Votre raison doit donc être puisée dans le domaine moral.

Or, quelle est la raison morale qui puisse vous décider à vivre ?

Est-ce la jouissance que nous trouvons dans l’existence ? Mais de deux choses l’une : ou les plaisirs de la vie sont réels, et les peines que vous vous donnez pour vivre vous empêchent d’en goûter aucun ; ou ils sont faux, et dans ce cas pourquoi y tenez-vous ?

Serait-ce que la seule respiration est un bonheur ? L’unique sensation de l’être serait-elle si désirable, que, selon les pères de l’Église, il vaudrait mieux vivre damné que de ne pas vivre ? D’où vient alors que le sommeil est un plaisir ? N’est-ce pas un état où nous n’avons plus conscience de notre vie ? Et cependant le pauvre, après un labeur de quatorze heures, n’aspire qu’au repos du lit. Ce lit représente pour lui sa dose de bonheur terrestre.

Il ne reste qu’un seul motif à alléguer, la volonté de Dieu qui nous a donné la vie, et qui seul peut et doit nous l’ôter. Très-bien ; je ne fais pas l’apologie du suicide, et ne vous le conseillerai jamais. Mais si Dieu vous a défendu de vous tuer, il a dû vous donner le moyen de vivre : autrement il serait injuste. Pourquoi donc vous inquiéter de chercher ces moyens, et ne pas vous fier à la parole du Christ, qui conseillait à ses disciples d’imiter les oiseaux et les lis, qui ne travaillaient point, et qui trouvaient partout leur nourriture et leurs plus beaux vêtements ?

Moi, je crois, voyez-vous, que la seule passion qui pousse l’homme à vivre est la gourmandise.

Pour expliquer toutes les folies humaines, les philosophes vous disent :

L’homme est né orgueilleux.

L’homme est né luxurieux.

L’homme est né menteur.

L’homme est né faible.

L’homme est né sot.

L’homme est né… que sais-je encore ?

Soyez-en sûrs, mes excellents lecteurs, l’homme, avant tout, est né gourmand.

Il ne vit que pour manger, et, pour vous le prouver, prenons un exemple dans l’existence des trois quarts des humains dits raisonnables.

Les trois quarts, ne mettons que les deux tiers si cela peut vous être agréable, travaillent soit à une chose, soit à une autre, mais toujours à un métier qui les ennuie. Les sept huitièmes de ces deux tiers y consacrent leur journée entière ; il ne leur reste donc pour jouir de la vie que l’espace de temps destiné à leurs repas et à leur sommeil. Or, si le sommeil n’est pas la vie, il faut bien qu’ils vivent pour manger, ou… pourquoi vivent-ils ?

Remarquez combien je suis bon joueur. Je ne fais point entrer en ligne de compte, dans cette courte énumération, l’énorme multitude d’esclaves, de peuples opprimés, de femmes emprisonnées, qui parsèment la surface du globe, et je passe sous silence tous les malheureux des siècles écoulés.

De cette gourmandise qui lui semblerait au premier abord inutile, est né, pour le dernier quart des humains, ce besoin factice dont la satisfaction s’appelle le luxe. Le désir du luxe est la gourmandise des grands. Leur table, pour être mieux servie que celle du pauvre, reçoit-elle un homme plus heureux ? Non, sans doute, faibles et puissants ont les mêmes jouissances, les seules pour lesquelles ils supportent la vie, et que, faute d’en trouver un meilleur, il faut bien désigner par ce mot, gourmandise.

Ceci étant avéré, tout homme au cœur plus haut placé que l’estomac ne doit pas s’inquiéter de vivre, par conséquent, il s’emportera contre l’humanité détériorant, dans l’unique but de se procurer une plus abondante subsistance, la beauté terrestre, cette image de la splendeur divine, qui, dans les premiers âges, fut peut-être une compensation de l’absence de l’Éternel.

« Paré à virer !

— Mordieu ! m’écriai-je, ne débarquerons-nous point ?

— Paresseux, serais-tu déjà fatigué ?

— Non, mais je ne tiens nullement à achever un voyage nocturne. Que dirait mon lecteur si je m’amusais à lui raconter les effets de la lune sur les grands arbres ? Il serait en droit de me comparer à ce peintre, à qui l’on demandait un tableau intitulé le Passage de la mer Rouge, et qui traça une large ligne noire sur la toile qu’on lui présentait. Tu connais l’histoire. Où sont les Hébreux ? Ils sont passés. Où sont les Égyptiens ? ils vont venir. »

Un seul mot avait frappé mon ami Fritz, celui de lecteur.

« Je comprends tout, s’écria-t-il, tu veux faire un livre ?

— Pardieu ! serais-tu comme Boutin ? Devinerais-tu les calembours un quart d’heure après leur explosion ?

— Eh bien ! nous aborderons à Bercy.

— À Bercy, soit.

Paré à virer ! »

Connaissez-vous rien d’ennuyeux comme une mouche qui sans cesse revient se poser sur le nez ? En vain vous la chassez, en vain, pour continuer votre travail vous saisissez un plumeau de la main gauche, et vous vous en balayez constamment le visage, au risque d’avaler la poussière laissée par votre domestique ; la coquine saisit l’instant où vous vous y attendez le moins ; elle se glisse dans les interstices des plumes, et, bourdonnant aux éclats, s’enfuit après avoir imprimé sa piqûre à l’objet qu’elle attaque.

Ce supplice intolérable, et qui rendrait fou un homme vertueux, ne saurait cependant être comparé à la torture que j’éprouvais toutes les fois que ce Paré à virer ! sortait des lèvres flegmatiques de Fritz. Toujours ce cri me surprenait à l’instant où quelque rêve enchanteur posait sur moi ses ailes blondes, et le pilote maudit, avec sa clameur d’aigle malade, faisait enlever le pauvre papillon, qui par malheur ne revenait plus.

Je me levais avec des mouvements de rage chroniques, et je remuais mes avirons à faire chavirer le bateau.

L’impassible Fritz avait allumé un cigare à sa pipe, et ne me regardait pas.

Je me sentis saisi d’une folie envie de le jeter à l’eau. Précisément, il s’était levé, se tenait debout, et me présentait le flanc.

J’étendis ma main, mais je la retirai précipitamment.

Un saint effroi du crime que j’allais commettre me glaça le sang dans les veines ; je vis se lever contre moi tous les spectres de la Seine, et une chouette, perchée sur un vieux mur, la même qu’Eugène Sue a dépeinte dans Les Mystères de Paris, me jeta par deux fois ce cri lamentable :

« Assassin ! assassin ! »

Et puis je réfléchis que, si je demeurais seul sur le bateau, je me noierais, et n’aurais pas le temps de faire pénitence.

Je composai donc hypocritement mon visage ; mais, au premier paré à virer, j’arrêtai Fritz par le bras.

« Nous ne courrons plus de bordées.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’elles me font mourir à petit feu. Je te prie en grâce, épargne-moi ton paré à virer.

— Pourquoi donc encore ?

— Parce que je me sens capable de t’assassiner.

— Qu’à cela ne tienne ! Nous prendrons un petit garçon à Bercy.

— Et moi ?

— Toi, tu es un fainéant, tu ne feras plus rien.

— Alors, abordons vite, et passons la nuit n’importe où. »

La barque glisse sur le sable, nous l’attachons solidement à un pieu ; nous gravissons la berge.

Une maison se présente à nos yeux.

À la lueur d’une mauvaise lanterne, Fritz parvient à déchiffrer ces mots, écrits en grosses lettres noires sur une pancarte rouge :

BEAUFUMÉ
donne à boire et à manger

« Bravo ! » dit Fritz.

Et ouvrant la porte hospitalière :

« Saluons les dieux lares ! »

Ces dieux lares étaient dressés sur l’autel ; ils consistaient…



iii

Μελανκολια. — les dieux lares. — chasse au pâté.


C’était, nous l’avons dit, dans cette auberge que nous avions résolu, Fritz et moi, de rassembler nos provisions de route, et d’achever notre première nuit de voyage.

Bercy…

Chose étrange, voici qu’au moment où j’écris ces lignes, à la minute même, où l’œil guilleret, le front serein, la plume barbotant entre mes doigts, et les mèches de cheveux rejetées derrière la tête, je me préparais en souriant à rappeler à ma mémoire paresseuse une des plus grotesques aventures de mon voyage, j’ai senti une piqûre légère courir sur ma tempe puis le venin pénétrer au cerveau, et du cerveau se répandre aux artères, gagner le cœur, atteindre les sources de la vie. Quel monstre ailé, quel insecte bourdonnant cause cette digression ?

Faut-il vous le dire ? C’est la mélancolie.

Quoi ! à cette heure, lorsque le papier blanc commençait sourire sous les caresses de l’encre bleue, quand la lueur d’une bougie, héroïquement dressée sur un vieux chandelier bronzé, laissait, autour du manuscrit, papilloter son ombre comme un chœur de danseuses, quand mon bureau poli reflète sur son acajou mille nuances folles, à l’instant où la lune vacillante, glissant le long d’un nuage, est venue rire à mes côtés, qui peut t’attirer, ô Déesse ! Et de quel démon es-tu éprise, pour qu’il t’ait conseillé de troubler par ta rêverie la verve hilarante de ma muse ? Pourquoi viens-tu où on ne t’appelle pas ? Tant de gens, qui ne te connaissent pas, envient un de tes baisers, et regarderaient comme un bonheur la sensation amère de tes longs cheveux froids sur leur crâne blanchi. Que ne vas-tu trouver ces gens-là ? Certes, ils te choisiraient une couche plus moelleuse que la mienne, peu habituée à recevoir des déesses, à peine préparée pour une mortelle. Tu leur soufflerais à l’oreille de ces choses charmantes qui pénètrent l’âme, et de votre union sacrée jaillirait peut-être un chef-d’œuvre. Mais moi… En vérité tu t’es trompée de porte, et tu n’as pas remarqué en entrant qu’il n’y avait rien de toi dans mes tiroirs, rien pour toi dans ma bibliothèque. Rabelais, Balzac, Sterne, de Maistre, Aristophane, Molière, tous ces maîtres, qui sont là, sentinelles sans vigilance, auraient-ils dû te laisser franchir ce seuil ?

Hélas ! tu ressembles sans doute à toutes les femmes qui savent si bien tromper. Tu viens vers qui ne te désire pas, et tu sais de sages manœuvres pour endormir les gardes et tourner les obstacles.

Il faut donc t’accepter, puisque te voilà. T’accepter, en me croisant les bras, sottise ; l’heure me presse. D’ailleurs tes chants m’endormiraient trop tôt, et rien de moins sain qu’un sommeil anticipé. T’écouter attentivement, et écrire sous ta dictée… c’est le meilleur ; mais que deviendrais-je, dis-moi, si, dans cette lutte intempestive, ma gaieté reçoit un coup mortel, si je ne la retrouve plus se prélassant à mon chevet, demain, à mon réveil ?

Que le diable puisse te remporter, ô Mélancolie ! dans les enfers d’où tu sors, toi, ton père et tes enfants. Je les connais. Tu es née dans ce siècle ; c’est Byron qui t’a nourrie ; Chateaubriand t’a sevrée, Lamartine t’a fait faire ta première communion, Musset t’a fait commettre ta première faute, et, depuis… Oh ! ce serait une histoire curieuse à raconter que la tienne ; j’en ai les matériaux, et l’écrirai peut-être un jour. J’attendais pour cela que mes cheveux tombés eussent été remplacés par quelques fils blancs qui tendent l’un vers l’autre leurs longs corps décharnés sur le front d’un académicien.

Je comptais sur cette œuvre pour m’obtenir la couronne de laurier de César. Qui diable eût donc pu croire que je te rencontrerais si tôt ?

Oh çà ! parle, au moins. Tu te tiens devant moi, muette, comme un mauvais livre entre les mains d’un enfant. Tourne tes pages, dis-moi quelque chose… par exemple apprends-moi pourquoi tu es venue.

Serpent, ouvre ta mâchoire et montre ton venin.

Qui t’a conduite et fait trouver un chemin que tu ne fréquentes jamais ? Sont-ce des maux humains, la situation des peuples, l’avenir politique des nations ? Vous savez, madame, que je m’occupe peu de ces frivolités, et que le char du monde peut rouler à son gré sans que je prenne d’autre soin que d’éviter à mes vêtements les souillures de boue dont il éclabousse les passants. Pour cela, je me tiens fort loin de sa route, tantôt en avant, tantôt en arrière, et jamais à côté.

Serait-ce donc un mal particulier ? — Encore moins. Je suis de l’école des stoïciens, et je ne crois pas que la douleur soit un mal. Tous les chagrins du cœur ne peuvent-ils pas être rapportés à ces deux principes généraux : l’amour et la fortune ? Le premier rend malheureux par sa présence, la seconde par son absence.

Pour recevoir celui-là, je suis trop vieux ; pour désirer celle-ci, je suis trop jeune.

Quel est donc ton guide, ô Mélancolie ! que je le connaisse, et je le tue.

Il m’est venu une idée merveilleuse.

Si la mélancolie est une tristesse vague, c’est qu’il n’y a point de causes à son existence. En effet, s’il y avait une cause, et qu’on la connût, la philosophie la détruirait, et par conséquent la mélancolie n’existerait plus. Morta la bestia, morto il veneno. Donc, si elle existe, c’est qu’on n’en connaît pas la cause, et je me serais volontiers brisé les fibres du cerveau à la chercher. Dire que cet effet n’a pas de raison d’être, c’est impossible : ne serait-ce pas briser d’un coup d’aile tous les raisonnements de la science ? Ce n’est pas que ma confiance soit grande en ces raisonnements, mais je me briserais moi-même contre leur granit. Seule, la plume de l’aigle peut impunément se heurter contre la pierre.

Pour nous, pauvres gens, ne serions-nous pas semblables à ce petit oiseau, qu’on m’offrait dans mon enfance pour image de l’infini ? Tous les cent ans, il vient donner un coup de bec à quelque gigantesque bloc de marbre, plus haut que la plus haute cime du Tchamalouri. On demande quand l’oiseau aura mis en poudre le bloc de marbre.

Mais est-ce de cela qu’il s’agit ? Non. Je reviens à ma mélancolie. Son existence est un problème curieux à résoudre pour l’humanité tout entière, et c’est pourquoi je me permets d’en parler.

Ce problème est, dit-on, insoluble. Aussi ne le résoudrai-je pas. Je vous demanderai seulement la permission d’émettre tout bas, mais si bas que vous l’entendrez à peine et que vous l’oublierez tout de suite… une opinion.

Hélas ! j’ose à peine l’émettre, et je rougis qu’elle m’ait traversé la cervelle.

Il y a des gens, des poètes, ceux-là… qui attribuent la venue de ce fléau à des causes aussi vagues que lui-même… Le vent qui souffle de l’est et raye de filets de pluie les feuilles d’un arbre favori… l’écho qui répète le cri d’une chouette dans la campagne… une girouette éplorée se balançant sur un pignon chauve… le chant d’une jeune femme ou le hurlement d’un chien au milieu du silence des bois… une étoile qui file, et dont la fuite fait rêver l’esprit à des mondes inconnus… que sais-je encore de lugubre, de romantique et d’aérien ! La litanie en remplirait dix pages.

Je crois que ces hommes-là confondent le moyen avec la cause ; et la preuve, c’est que les poésies ci-dessus décrites diffèrent d’effet selon les capricieuses dispositions de notre âme. Nul ne peut nier que les mêmes choses, qui font aujourd’hui jaillir les larmes de ses yeux, le laisseront indifférent demain. Il faut donc chercher en nous la cause qui n’existe qu’en nous.

La mélancolie est une maladie de l’âme. Première opinion, qui n’est pas la mienne. Pourquoi l’âme serait-elle malade ? nous retombons toujours dans les pourquoi. D’ailleurs l’âme est immatérielle. Toute maladie est une décomposition. L’âme est une.

Voulez-vous m’en croire ? La mélancolie est une maladie, mais c’est une maladie… du corps. Eh ! mon Dieu ! oui, du corps. Je sais bien qu’en parlant ainsi je vais ameuter contre moi les ressentiments d’une puissante école : je braverai leurs préjugés, et vous me soutiendrez, ami lecteur.

Dites-moi, avez-vous jamais vu la mélancolie attaquer un homme bien portant ? un de ces hommes à puissante carrure, à larges épaules, aux couleurs rubicondes, à l’abdomen proéminent… un de ces hommes dont on n’ose prendre le bras, de peur de glisser tout entier et sans s’en apercevoir dans la poche de leur gilet ? Jamais, au grand jamais. Quelques-uns font de charmants vers ; mais en vain essaient-ils de faire vibrer la corde mélancolique, elle ne rend sous leurs doigts que des sons faux et criards. Connaissez-vous Dumas ? Un grand homme, n’est-ce pas ? et un homme grand. Certes il a fait Antony ! mais je suis sûr que la nuit passée à composer ce drame a suivi une mauvaise digestion. Quand Dumas est Dumas, il écrit d’Artagnan.

Autre chose d’ailleurs est l’écrit, autre chose est l’homme. Ce grand critique, qu’on appelle Jules Janin, et que je n’ai pas l’honneur de connaître personnellement, doit infailliblement être gai, car il est admirablement constitué, Aussi, voyez comme sa phrase est rubilante, quelle chaleur jeune et vitale s’épanche dans son style, quelle verve antique en fait miroiter l’harmonie, si cette expression m’est permise ! Cet homme-là n’est certainement pas Français ; quelque bonne fée a glissé dans ses veines un filet de sang athénien… La Grèce n’était-elle pas le pays des athlètes, la mélancolie pouvait-elle aborder sur ce rivage semé de lauriers-roses, sous ce ciel éternellement argenté, et dont le soleil faisait briser ses rayons sur la façade du Parthénon, ou le long des tables de Minerve, à la statue de marbre ?

Les mélancoliques sont des malades, et voilà pourquoi les femmes, ces enfants négligés de la nature, possèdent ce sens à un degré exquis que nous ne saurions atteindre. Voilà aussi pourquoi l’humanité dégénérée a laissé naître au milieu d’elle cette plante amère inconnue aux anciens. Jupiter et Jéhovah étaient les dieux symboliques de la Force ; notre Christ, au visage éloquent et doux, est le Dieu du sentiment mélancolique et de la souffrance.

Voyez comme je pouvais facilement faire un volume de ces quelques considérations que je vous distribue toutes sèches ! Mais un volume ne vous en dirait pas plus qu’une phrase, et je ne vois pas qui pouvait me forcer à fatiguer ma plume à vous délayer une sauce que vous mangerez fort bien telle qu’elle est.

Vous voilà donc comme moi, et vous trouvez sans autre exemple ce fait avéré : mélancolie, maladie. Mon système est un peu brutal, et tient peu de l’idéalisme, dont je fais profession. À vous d’en apprécier la justesse.


corollaires.

1° Je souffre, et je ne sais pourquoi. Donc, il y a en moi un organe malade. Cherchons à guérir cet organe.

2° Et savez-vous quel est le meilleur remède à la mélancolie ? Une tasse de thé.

Ces pensées successives m’ont rasséréné. La mélancolie, indignée d’être traitée à la façon de Molière, m’a fort impoliment tourné le dos, et, trouvant ma fenêtre entr’ouverte, en a profité peur s’envoler.

Bon voyage !


Les dieux lares, dont j’ai parlé dans le chapitre précédent, se dressaient sur la table, au coin du feu.

C’étaient : d’abord un gigantesque pâté, dont, à la clarté d’une chandelle fumeuse, je ne pus distinguer le contenu ; puis une salade immense dans un saladier impossible, un pain de quatre livres, douze sardines, trois livres de gruyère, enfin quatre litres de vin, flanquant les quatre coins de la table.

Fritz et moi levâmes les mains au ciel en signe d’allégresse. Le vin surtout fit circuler dans mes veines une joie délirante, et son aspect m’étonna singulièrement.

À voir le port de Bercy, encombré nuit et jour de tonneaux cerclés, fermés, mesurés, rangés, prêts à partir, et se reposant entre deux trajets et un grand nombre de douaniers, je m’étais figuré qu’il était impossible de trouver dans ce pays une seule bouteille de vin.

Dans mes voyages, j’ai fait une remarque étrange : c’est que dans tous les endroits de la terre renommés par une production quelconque, il est impossible, à aucun prix, de se procurer cette production. À Troyes, j’avais réclamé des andouillettes, et l’on m’avait ri au nez ; à Strasbourg, ce célèbre domicile des pâtés, les charcutiers avaient été unanimes à me répondre le matin : Nous n’en avons pas encore… le soir : Nous n’en avons plus. Les plus petits pruneaux que j’aie mangés sont ceux de Tours ; quant au liquide, Dieu sait quels gémissements j’ai poussés, en humant à Bordeaux du vin du Cher, et à Châlons une excellente liqueur, couleur de rubis, née certainement en Bourgogne.

Vous comprenez donc qu’à Bercy, qui, à la vérité, ne produit pas de vin, mais où est le centre de tout ce qui se boit à Paris, je devais être stupéfié de trouver autre chose que de l’eau pour étancher ma soif.

L’hôte et l’hôtesse étaient à table, devant Le modeste repas que j’ai décrit. Leur fille, jeune personne parfaitement bien portante, leur tenait compagnie. Plusieurs buveurs s’humectaient le gosier aux tables avoisinantes.

Personne ne se leva à notre entrée, pas même l’hôte. Je lui pardonnai cette infraction aux règles de la politesse, en m’apercevant qu’il était occupé à détacher précisément la croûte du pâté, au moyen d’une fourchette et d’un couteau, débris de l’antique héritage de Gargantua. La religieuse attention qu’il donnait à ce travail l’empêcha de nous entendre et de nous voir. Je crois que ses clients auraient pu s’assassiner réciproquement, sans qu’il s’en aperçût.

Un coup de coude, tel que savent en fournir les femmes dans certaines occasions, le réveilla de sa torpeur. L’hôtesse nous montrait du doigt, mais sans perdre un coup de dent.

« Que désirent ces messieurs ? »

Je suis très-paresseux, et j’ai pour habitude de me confier en toutes choses à la destinée, une très-aimable personne quand on ne la courtise pas. La destinée s’incarne toujours pour moi dans l’être qui m’accompagne. Je laissai parler Fritz.

Il expliqua nos vœux qui furent parfaitement accueillis.

« Un souper, une chambre. »

À l’unanimité on nous les accorda, et nous fûmes nous asseoir dans un coin abandonné, non sans jeter un regard de concupiscence sur le merveilleux pâté que l’hôte ne se sentait pas sans doute d’envie de partager avec nous.

Il se leva, et vint nettoyer notre table avec un de ces torchons qui, je ne sais pourquoi, ont la propriété de salir tout ce qu’ils touchent.

Au premier mot qu’il nous adressa, nous parlâmes tous les deux en même temps, et, dans un chœur formidable, fîmes retentir la voûte du mot pâté, plus d’une fois répété.

Le misérable feignit de ne nous avoir pas entendus, et entama l’énoncé d’une kyrielle de mets, dont aucun ne nous tentait comme le comestible si ardemment convoité. Nous comprîmes que nous étions perdus, ou qu’en tout cas, il y aurait une lutte violente à soutenir. Pourrions-nous en sortir victorieux ? Comme il arrive généralement que le désir s’accroît par la force des obstacles, nous nous sentîmes une avidité d’autant plus violente, que l’objet de notre concupiscence s’éloignait davantage de notre bouche, tout en restant formidablement exposé à nos yeux.

Je ne sais trop ce que nous demandâmes, je ne me rendis aucun compte exact de ce que j’avalai, car à peine l’hôte fut-il revenu à son poste, que Fritz et moi nous tînmes conseil.

Hélas ! nous ne rencontrâmes aucune bonne ressource. Fritz est né en Alsace, et moi… j’ai toujours compris les gasconnades une demi-heure après tout le monde.

Et cependant la croûte du pâté s’était enlevée ; elle gisait dans une assiette. Les habitants sortaient du logis et se pavanaient devant les trois gosiers affamés, qui boulettes, qui écrevisses, qui champignons, qui gibier. Déjà la jeune fille attaquait le premier rang, déjà le père démolissait la muraille.

Fritz retournait piteusement la tête du côté du mur, et, je m’en souviens maintenant, trempait nonchalamment dans l’intérieur d’un œuf frais une mouillette, qu’il lui coûtait vraisemblablement de porter à sa bouche.

« Garçon ! » fis-je en frappant mon verre de mon couteau,

Il n’y avait pas de garçon. L’hôte se leva.

J’avais résolu de ne le laisser dîner avec calme qu’après la conquête. J’étais décidé à employer les moyens les plus violents.

Cependant, quand le brave homme fut venu vers nous la mine souriante et la serviette sous le bras, quand j’eus contemplé Fritz, qui, la bouche béante et sa troisième mouillette à la main, attendait le résultat de mon équipée, j’eus honte de moi-même et ne trouvai rien de mieux à dire que :

« Qu’est-ce que vous pouvez nous donner encore ? »

L’hôte, qui avait épuisé sa kyrielle, demeura stupéfait. Un instant donc je me trouvai placé entre deux bouches énormes, exprimant leurs étonnements divers, celui de Fritz et celui de l’hôte. Me tirer d’affaire était difficile ; j’en fus quitte par une lâcheté.

« Mon ami Fritz, murmurai-je en essayant d’avaler une croûte de pain obstinée à rester dans mon gosier, mon ami Fritz… hum ! désirerait… — diable de croûte ! — du moins il le disait tout à l’heure… il aurait grand besoin d’une tranche… — je ne l’avalerai certainement jamais… — d’une tranche, disais-je, de… — ce n’est peut-être pas l’époque… — de pâté de venaison, »

Je respirai… mais Fritz bondit et faillit me dévorer de ses grands yeux noirs.

« Que le diable m’emporte, dit-il, si j’ai proféré un mot… »

Le vieux bonhomme éclata de rire.

« S’il ne s’agit que de cela, dit-il, je crois qu’il est facile de vous satisfaire. Je gage que vous voulez du pâté ? »

Et l’hôte, tout fier de sa pénétration, se tournant vers la jeune fille :

« Mariette, dit-il, va chez M. Emblot, le charcutier… ces messieurs désirent du pâté.

— Serait-ce une indiscrétion, dit Fritz, de vous demander si les pâtés de M. Emblot sont semblables au vôtre… à celui que vous découpiez tout à l’heure.

— Oh ! non, fit le bonhomme, celui-là vient de la campagne ; c’est un de mes cousins qui me l’a envoyé.

— Fichtre ! votre cousin chasse donc en temps prohibé ? »

L’hôte nous jeta un regard qui signifiait :

« Seriez-vous, par hasard, des commis ou des inspecteurs ?

— Ma foi, il me paraît appétissant, murmurai-je à mon tour, et je souhaite que M. Emblot en possède un semblable, dussé-je en payer l’amende.

— Si ces messieurs… »

En ce moment Mariette rentra.

« Papa, M. Emblot est fermé. »

Nous poussâmes un cri d’indignation.

« Si ces messieurs… » dit l’hôte.

« Beaufumé, viens donc manger ! cria l’hôtesse.

— Voilà, ma femme, voilà… »

Et l’hôte, sans achever sa phrase, alla reprendre sa place à table.

iv

si ces messieurs… — minuit. — ils en ont mangé. — faut boire. — l’aurore aux doigts de rose


Si ces messieurs… avait dit l’hôte. Certes, il n’y avait pas de fatuité à espérer que la continuation de la phrase serait celle-ci :

« Si ces messieurs voulaient nous faire l’honneur de partager notre souper. »

Mais, nous l’avons dit, madame Beaufumé ne semblait point partager l’avis de son seigneur et maître, et le repas continua en notre présence et sans notre participation.

Ô misères de la vie ! Croirait-on que la perte de ce pâté, après tant d’efforts honorables faits pour le gagner, remplit nos deux cœurs d’une tristesse profonde, nous enleva tout ce qui nous restait d’appétit, et nous laissa d’une humeur massacrante durant toute la soirée ? Ce fut au point qu’il faillit s’ensuivre une querelle ridicule. Voici l’événement qui pensa l’amener :

Il y avait là, autour de nous (toutes les tables étaient pleines), une quantité de gens hétéroclites, sans aveu, sans blouse et sans casquette. Tous entretenaient une conversation variée et semblaient parfaitement décidés à passer la nuit dans l’établissement. Quelques-uns jetaient sur nous des regards de côté, torvos oculos, que nous attribuions généreusement à l’effet produit par nos paletots. La blouse et le paletot ont de tout temps nourri une haine que leur présence réciproque envenime ; ils sont le chien et le chat des vêtements.

Cette fois cependant il s’agissait de tout autre chose. Nous avons dit, il est vrai, que les gens susdits ne portaient pas même une blouse.

« Sacrebleu ! il faut que ça finisse, dit l’un d’eux à son voisin, mais d’une voix assez haute pour être entendu de tout monde.

— J’y vais, » dit le voisin, et il se leva.

Il s’approcha de l’aubergiste, et tous deux se parlèrent à voix basse. Nous pûmes remarquer qu’une pâleur effrayante envahit le visage empourpré du cabaretier et le fit passer soudain au rose le plus tendre, le résultat du blanc mêlé avec du rouge étant incontestablement le rose. Je ne sais cependant par quelle association de couleurs, du rose tendre la face passa au lilas foncé, puis du lilas foncé au vert bouteille. Là, elle s’arrêta.

« Et moi, murmura le digne homme, et moi qui leur ai parlé du pâté ! »

Cette exclamation révélait une si inconcevable douleur, que nous nous mîmes à frémir de la plante des pieds à la racine des cheveux. Il n’y avait pas à en douter, le mot leur signifiait : nous ; le regard de l’aubergiste fut garant de sa pensée, Mais qu’exprimait cet amer regret ? En quoi avions-nous pu démériter de sa confiance ? Il y avait certainement là quelque chose de mystérieux.

Le mot pâté réveilla d’ailleurs toute notre colère, et nous prîmes une contenance impassible.

En ce moment, l’aubergiste et sa femme se levèrent pour fermer les volets.

Minuit sonnait.

Je vis distinctement Fritz trembler, et, comme il est possesseur d’un nez fort sensible, cet organe s’agita avec une volubilité véritablement surprenante chez tout autre mortel : chez Fritz, c’est l’indice d’une émotion violente.

Fritz tenait le coin du mur, et par conséquent pouvait fixer ses yeux sur toute la salle que, assis en face de lui, je ne voyais qu’imparfaitement. Sans doute cet aspect n’avait rien de rassurant, car Fritz se pencha vers moi et me dit à l’oreille :

« Je crois qu’on va nous assassiner. »

Cette communication était tellement importante, que je m’abstins de preuves pour frissonner.

« Avons-nous des armes ? » murmurai-je tout bas, si bas que l’éclat des volets, frappant sur la boutique, étouffa mes paroles et ne permit pas même à Fritz de les entendre.

Sa réponse était d’ailleurs inutile, et je savais d’avance que Fritz et moi nous étions trop fervents observateurs des lois de notre pays pour avoir en notre possession le plus léger instrument de défense. Le droit d’être massacré sans opposition est l’un des plus chers aux peuples civilisés, et nous avions acquis ce droit par trop de révolutions, pour ne pas en user dans toutes les circonstances de notre vie aventureuse.

La situation était critique ; tous les regards s’enflammaient de courroux ; nulle bouche ne s’ouvrait pour demander une explication ; déjà deux hommes, armés de bâtons noueux, s’étaient postés devant la porte, sans doute pour empêcher notre sortie ; enfin, il ne nous restait plus, à Fritz et à moi, que la sublime ressource de disposer les plis de nos vêtements et de tomber avec grâce, lorsque, en portant la main à ma poche, je sentis que la Providence ne m’avait pas entièrement abandonné.

Le courage commença à circuler dans mes veines, et le sang colora mes joues.

Ma main s’était heurtée contre la crosse d’un pistolet.

« Un pistolet, direz-vous ; mais que me contiez-vous donc tout à l’heure ? »

Silence, cher lecteur ! et vous, messieurs les sergents, écoutez-moi de grâce. Ce pistolet n’était point une arme prohibée ; mais de tous les outils, le plus inoffensif et le plus débonnaire.

D’abord il n’était point chargé et ne pouvait l’être.

Puis, par le moyen d’un coup sec, appliqué sur la culasse, on coupait à moitié l’ustensile de mort, qui s’entrouvrait subitement, laissant apparaître aux yeux étonnés, entre deux compartiments de bois, nonchalamment appuyée sur sa tête…, une large pipe d’écume de mer, non de Kümmer, quoi qu’en dise notre cher Karr.

Vous voyez que tout cela n’était pas bien redoutable.

Mais les assassins sont lâches, puis la nuit était sombre, et les mauvaises lampes du lieu ne projetaient qu’une débile clarté.

Et quand mon pistolet était fermé, il ressemblait, à s’y méprendre, à un réel et vénérable pistolet avec son canon de fer, sa crosse sculptée, son mécanisme Devisme, et cette menaçante gueule ouverte, dont l’effet est si puissant sur le spectateur le plus aguerri.

Parfois il me faisait peur à moi-même. Je le tirai négligemment, et, négligemment aussi, je le déposai à deux doigts de mon assiette entre le pain et la fourchette.

J’avais complétement oublié le pâté.

Un revirement subit s’opéra parmi nos ennemis ; il y eut une longue conversation avec le maître, et l’hôtesse s’avança, vers nous pour nous demander poliment si nous désirions nos chambres.

« Nullement, répliquai-je, nous désirons partir. La carte, s’il vous plaît. »

Avec un machiavélisme bien digne d’une femme, la respectable matrone nous demanda, par hasard, s’il nous serait agréable de goûter un morceau du gigantesque pâté, mis à part dans l’armoire pour le déjeuner du lendemain.

J’hésitai, et cependant j’allais répondre non ; mais un regard de Fritz, regard plein d’un mélancolique regret, changea le monosyllabe sur ma lèvre, et je dis oui.

Le pâté parut triomphant. Après une courte action de grâces, très-courte en vérité, un premier quartier disparut. Dieu et nos lecteurs savent ce qu’il était devenu.

Mais à peine avais-je déposé la fourchette, que l’hôtesse, levant les yeux au ciel :

« Ils en ont mangé ! dit-elle.

— Ils en ont mangé ! dit le mari.

— Ils en ont mangé ! dit la fille.

— Ils en ont mangé ! exclama en chœur l’étrange assemblée.

— Nous en avons mangé ! répétai-je, étrangement surpris de leur surprise panique.

— Serait-il empoisonné ? » murmura Fritz en pâlissant.

Je dus pâlir aussi : je n’oserais cependant l’affirmer, tant la supposition me parut improbable. Un mot de la femme fit tomber ma terreur.

« Oh ! dit-elle en battant des mains, ils en ont mangé, ils ne pourront rien dire.

— Ils ne pourront rien dire, ils en ont mangé, » exclama l’auditoire.

Et l’hôte corpulent engagea un avant-deux effrayant avec sa fille, en répétant sur tous les tons :

« Ils en ont mangé ! ils en ont mangé !

— Sacrebleu ! cria Fritz en se levant, il faudrait pourtant savoir à quoi s’en tenir. En vérité je regrette mon canot ; je regrette étonnamment mon canot.

— Honorables messieurs, commençai-je en pliant ma serviette, vous serait-il loisible de nous expliquer en quoi nous pouvons exciter tant de joie parmi votre bénévole compagnie, lui ayant été si désagréables tout à l’heure, nous ne savons également pour quelle raison ?

— Monsieur, dit l’hôte, je connais la loi…, si je suis condamné, vous le serez aussi. Pourquoi ne le seriez-vous pas ?

— Pourquoi ne le serait-il pas ? répéta le chœur.

— Messieurs, criai-je, un peu de silence. On se croirait à la première représentation d’Œdipe roi. »

Et me tournant du côté de l’hôte :

« Expliquez-moi, mon brave, comment et pourquoi nous pouvons être condamnés.

— Pourquoi ?

— Oui.

— Ne m’avez-vous pas dit que la chasse est prohibée ?

— Je ne croyais rien vous apprendre.

— En vérité ? Mais…

— Mais quoi ?

— Mais, ne vous connaissant pas…, n’ayant pas l’honneur de savoir…, je vous ai confié…, car je le lui ai confié, pas vrai ?

— Vous le lui avez confié, dirent les assistants.

— Que…

— Que ?

— Parbleu ! que je mangeais du gibier… et vous en avez mangé.

— Et ils en ont…

— Arrêtez, criai-je ; par pitié, ne recommencez pas. J’en ai mangé, je le sais… Mais en quoi…

— N’êtes-vous pas inspecteur ?

— Inspecteur de quoi ? vociférai-je.

— Inspecteur.

— Je comprends. Vous croyez que l’État me soudoie pour examiner l’intérieur de vos pâtés…

— Et de ma cave.

— Cela se voit bien au portefeuille de monsieur, dit l’homme qui avait parlé le premier.

— Parbleu ! c’est un portefeuille violet.

— Et il y a un mot dessus.

— Et il y a de l’écrit dedans.

— Voyons, ne vous en cachez pas, monsieur, dit l’hôte. Vous êtes inspecteur.

— Non, non, de par tous les diables, non. Je vous affirme sur mon honneur que l’État n’a pas la moindre confiance en moi ; et la preuve, c’est que ni Fritz, ni moi, n’en avons reçu un sou, à quelque époque et sous quelque prétexte que ce fût. Je ne connais pas le gouvernement ; l’État ne s’est jamais incarné qu’une seule fois en ma faveur… Il avait revêtu la blouse d’un porteur de contraintes, et m’a paru fort laid, ainsi que le petit papier vert, qu’il se permettait de m’apporter, réclamant 4 fr. 95 c., montant de la dette contractée à son égard par son indigne serviteur. L’État ne m’ayant jamais prêté d’argent, je n’ai pas bien compris comment je pouvais lui en devoir. Toujours est-il que cette façon d’agir m’a empêché de cultiver sa connaissance.

— Ce serait différent s’il en était ainsi.

— Savez-vous lire ? »

Le silence régna.

« Quelqu’un d’ici sait-il lire ? »

Le silence régna plus prolongé et plus profond.

L’hôte cependant le rompit.

« Ma fille que voilà a été deux ans à l’école, dit-il avec orgueil.

— Eh bien ! que mademoiselle veuille visiter mon portefeuille. »

L’hôtesse fit un bond en avant.

« Mossieu, dit-elle, ma fille n’a jamais regardé dans la poche d’un mossieu.

— Allons, pensai-je, la scène se complique… Inspecteur, séducteur ! Décidément il ne fait pas très-bon pour nous dans cette maison. Oh ! les voyages ! Que ne suis-je auprès de mon bureau, les yeux fixés sur ce papier blanc, qui inspire à Gautier tant d’idées mélancoliques et à sa plume tant de folles pensées ; le plus grand plaisir d’une excursion, c’est, je crois, d’en être revenu. »

Fritz avait saisi mon pistolet.

Je me retranchai derrière lui ; et d’une voix lamentable :

« La carte au nom des dieux ! m’écriai-je.

— Et le passage, ajouta Fritz, avec sa magnifique voix de basse.

— Du moment où vous n’êtes pas des inspecteurs, dit le chœur.

— Vous pouvez rester, monsieur, et passer la nuit. »

Je jetai un regard sur la porte… Les hommes et les bâtons avaient disparu, sans attendre la fin de la scène.

« Nous attendraient-ils à la porte ? murmurai-je.

— Il n’importe, dit Fritz… Le danger est moins grand dehors. Nous sommes deux contre deux. »

De la part de Fritz, cette bravade intempestive me rassura. Pour parler ainsi, il fallait qu’il fût moralement sûr de ne rencontrer aucun adversaire.

Je payai, et nous passâmes, moi le premier, Fritz couvrant la retraite avec le pistolet, entre une double haie de têtes inclinées et de dos courbés.

À la vérité, j’avais oublié de réclamer ma monnaie.

À peine sur le quai, nous aperçûmes deux ombres. Elles se promenaient près de notre canot.

J’interrogeai l’horizon. Aucun tricorne, signalant un sergent de ville, ne s’y faisait pressentir.

La chose ne m’étonna pas : j’étais au fait des habitudes de cette louable institution, qui, pour ménager ses représentants, et afin qu’il ne leur arrive rien de désagréable, a soin de ne les poster qu’aux endroits sûrs, agréables et fréquentés. On ne saurait trop louer cette prévenance administrative.

Si la chose ne m’étonna pas, elle me rassura d’autant moins.

Les deux ombres glissaient toujours.

Comme nous demeurions sans avancer, l’une d’elles se dirigea vers nous d’un pas chancelant et aviné. C’était l’un des hommes au bâton.

Le seul mot qu’il nous adressa fut grand dans sa simplicité. Il faut se reporter au temps de Lycurgue, pour retrouver ces apostrophes brèves et incisives, où tout un discours est en germe, tout un avenir en résolution. À ce laconisme il manque un Homère.

« Faut boire, » dit-il.

Saisissez-vous tout ce qu’il y a d’éloquent dans ce mot : Faut boire ! alors que le geste et la contenance accompagnent si bien la voix, alors que la lèvre est épaisse et la démarche débraillée, alors surtout que le demandeur tient à la main un lourd bâton, que les étoiles brillent au ciel, et que personne ne passe sur la route ?

Pour ma part, si l’envie me venait de devenir orateur, je n’étudierais que quatre modèles :

La Philippique de Démosthène, qui fit soulever les Athéniens vaincus et perdre la bataille de Chéronée ;

Le Pro Ligario de Cicéron, qui fit tomber des mains de César une sentence de mort ;

Le discours de Mirabeau sur la hideuse banqueroute, après lequel tous les citoyens vinrent apporter leur or à la patrie ;

Et enfin,

Et enfin le : Faut boire ! de mon estimable interlocuteur, dont le résultat se matérialisa en une pièce de cinq francs, que mon gousset laissa choir dans sa main large et calleuse.

Les abords de notre canot devinrent libres ; nous nous remîmes à l’eau.

« Fichtre, dit Fritz, et notre petit garçon, que nous avons oublié !

— Quel petit garçon ?

— Celui qui devait prendre ta place.

— Je la garde ! m’écriai-je… j’ai horreur des étrangers maintenant. »

Les premiers rayons du jour éclairent le firmament ; l’Aurore, de ses doigts de rose, entr’ouvre les portes de l’Orient, et sur son char…

Vous me croirez si vous voulez, mais j’allais continuer ainsi.

Et pourquoi n’aurais-je pas continué ?

Parce que ces images sont mythologiques, et appartiennent à tout le monde.

Deux défauts pour vous, deux qualités à mon avis.

Au demeurant, et quoi qu’on en ait dit depuis Perrault : quelle religion, quelle poésie sont comparables à la religion et à la poésie antiques ? Connaissez-vous quelque chose de plus gracieux et de plus joli que ceci : l’Aurore de ses doigts de rose, etc. ? Quelle peinture plus fraiche, plus ravissante, plus aimable. La voyez-vous, cette déesse aux longs cheveux d’or, au sein nu et radieux, la voyez-vous, cette beauté au réveil, encore pourpre des baisers de la nuit, écarter discrètement, de cette main aux veines bleues, à la peau souple et transparente, de ces mignons doigts rosés, si digne de l’adoration du monde, la voyez-vous écarter les battants fauves de l’Orient et répandre dans les cieux ces torrents de lumière rutilante, qui s’échappent à la fois de ses yeux, de sa chevelure et de son sourire ? En vérité, n’est-ce pas à donner la chair de poule de désir et d’admiration ? Foin de nos créations romantiques, avec leurs gnomes et leurs démons hideux : salut à la déesse Aurore, dont les yeux rayonnent la beauté, dont la chevelure répand l’amour, dont le sourire promet le bonheur !

Oui, cette image appartient à tout le monde. Je le crois bien : qui voudrait se la voir enlever ?

Ô poésie ! qu’es-tu devenue ?… Pour moi, je ne bifferai point ces lignes, quand je devrais faire pâmer de bonheur tous les professeurs de rhétorique de l’empire.

V

du décret sur les banlieues. — les douaniers. — les écoles de natation. — toilette des femmes. — le café des quatre saisons.


Donc c’était l’aurore ; le spectacle qui se déroulait devant nos yeux était magnifique,

C’est vraiment une grande et belle ville que Paris. Lorsqu’on suit les bords de la Seine et qu’on arrive au pont du chemin de fer qui avoisine les fortifications, le panorama dont jouit le regard est digne d’être chanté par un poète. Je sais qu’on a coutume de fouler aux pieds les merveilles de l’art et de la civilisation, et qu’en particulier le citadin leur préfère de beaucoup les miracles de la nature. Moi-même je ne suis pas exempt de ce préjugé ; la vue de la grande ville n’a pu m’en guérir entièrement ; cependant la maladie est passée à l’état chronique, et je ne sais plus si j’ose avouer tout haut ma préférence.

Je ne vous décrirai pas ce coup d’œil enchanteur. Devant côtoyer et par conséquent voir de près tous les monuments que j’admire de loin, il serait inutile de livrer d’avance les secrets de mon voyage. Puis j’abhorre les répétitions.

Contons plutôt une aventure qui nous arriva à la douane.

On sait qu’aujourd’hui les banlieues ont été réunies à Paris. Pour ma part, je déplore cet acte du pouvoir administratif.

Non que je veuille vous en donner des raisons tirées du budget des finances. Il est possible qu’à ce point de vue la chose soit remarquablement établie ; je m’en rapporte à la prudence de nos gouvernants. Seuls, les yeux des préfets et des chats ont la propriété de lire dans la nuit.

Je le déplore, parce que ce décret tend à détruire les diverses physionomies caractéristiques de cet univers qu’on appelle le département de la Seine. Chaque jour enlève une couleur de ce visage couperosé ; bientôt il ne restera plus qu’une face maigre et pâle, et la France, qui en est le corps, se revêtira peu à peu d’une teinte uniforme, qui la rendra aussi laide et aussi chétive que la déesse Pacht des prêtres égyptiens.

Plus de types, plus d’individualités, plus de vie. La nation ne sera plus qu’un vaste couvent, où le son de la cloche fera marcher à heure régulière une bande de moines blancs dont les robes, fabriquées sur un même modèle, déguiseront les contours sous une laine épaisse et rude.

Alors ce sera peut-être un riche gouvernement ; mais, avouons-le, ce sera un pays terriblement ennuyeux. Alors c’en sera fait de mes voyages, et l’honnête homme, en demeurant dans son lit, verra sa belle patrie dans ses quatre murailles.

Comme on le sait, j’étais demeuré investi des fonctions de rameur ; je commençais à m’en acquitter avec une fidélité digne d’éloges, lorsque, à peu de distance de la terre, Fritz arrêta du geste le balancement que j’allais imprimer à l’aviron.

Ce geste fut énergique, et j’y dus obéir.

Fritz me montrait du doigt une cabane informe, où sont momentanément logés les employés protecteurs des droits publics.

Dans mon ignorance, je demandai à Fritz :

« Qu’est cela ?

— La douane, répondit-il.

— Est-ce qu’il est absolument nécessaire que nous rendions visite à ces messieurs ?

— Absolument.

— Cependant, du poste qu’ils occupent, ils doivent voir notre bateau vide ?

— Sans aucun doute.

— Eh bien ?

— Eh bien ! nous n’en devons pas moins à la politesse de leur serrer la main ou de les saluer.

— Ah ! la politesse exige…

— Certainement, c’est dans ce seul but que l’édilité parisienne les a placés à la porte de sa ville.

— L’édilité parisienne est bien aimable. Je croyais cependant…

— Quoi ?

— Que ces gens-là visitaient les bateaux.

— Un peu pour sauver le principe ; mais ce n’est qu’un prétexte pour couvrir leur galanterie : tous les bateaux sont vides. »

Nous abordâmes.

Deux messieurs parfaitement couverts se tenaient debout sur la rive.

L’un d’eux, sans proférer une parole, descendit dans le canot.

« Vous n’avez rien à déclarer, messieurs ? » dit-il, après avoir minutieusement visité toutes les planches.

Je me levais sans répondre, afin de rendre mes hommages à ce dévoué fonctionnaire, lorsque Fritz fit retentir comme un sonneur son effrayant : Paré à virer !

Je bondis sur la rame, et nous partîmes.

Et…

Et le malheureux douanier, dont la jambe gauche était seule hors du canot, tandis que la droite se balançait amoureusement sur notre bord, prévoyant un écartement violent, s’affaissa sur lui-même, et disparut dans l’eau douce.

Mais le vent gonflait la voile, et nous filions à l’heure un nombre considérable de nœuds.

Je laissai la rame, et je regardai Fritz. Il était fort pâle.

« Filons, dit-il, et rapidement. Ils sont capables d’envoyer un bateau à nos trousses.

— Crois-tu ta victime avariée ?

— Ta victime…

— La tienne.

— La tienne. N’as-tu pas donné le coup d’aviron ?

— Ne me l’as-tu pas ordonné ? N’es-tu pas mon chef ?

— Il n’importe. Voguons à la dérive. »

Et le canot, confié au courant, glissa comme une plume sur l’onde de plus en plus verdoyante et fauve.

La plus grande difficulté pour le canotier n’est pas de se laisser conduire par le vent, c’est de savoir traverser les ponts. La plus grande frayeur parcourt toujours mes membres, lorsque nous approchons de ces gigantesques murailles de pierre, où notre coquille de noix se briserait en mille pièces ; et j’envie le sort de ces rares passants, qui traversent la hauteur en jetant sur notre barque un regard de profond dédain.

Ce que nous rencontrons de plus fréquent et de plus curieux, ce sont des affiches plaquées sur des planches et soutenues par un bâton. Toutes ces affiches se signalent par un mot, tracé en majuscules énormes :


DÉFENSE.

Défense de se baigner dans cet endroit.

Défense de pêcher dans ce bras.

Défense de descendre cet escalier.

Défense de laver son linge.

Défense de passer.

Défense de demeurer.

Défense de cracher.

Défense de se moucher.

Le tout sous peine d’amende et d’arrestation immédiate.

Avouons que ces terribles restrictions apportées à la liberté individuelle n’ont pas de conséquences aussi funestes qu’il semblerait à première lecture. On viole si fréquemment l’ordonnance, et la bénignité des surveillants est telle, que je ne sais pourquoi l’autorité laisse subsister ces affiches, qui n’ont d’autre résultat que de porter atteinte à sa considération. Peut-être est-ce pour l’ornement de la rive,

La première ordonnance est la plus transgressée. Il semble que le costume d’Adam ait des charmes particuliers pour les citadins, enveloppés quotidiennement de la racine des cheveux à la plante des pieds. On sait qu’à Paris il n’y a pas de jour dans l’année où l’eau soit propice à la baignade ; la Seine est une rivière dangereuse, dont l’onde est presque croupie ; puis le soleil, ne donnant jamais deux jours de suite, ne peut parvenir à changer en tiédeur la glace liquide qui s’agite entre ses deux bords. Il n’importe. Le bourgeois de Paris quitte clandestinement sa maison, abandonne sa femme, ses enfants et son médecin ; il est au mois de juillet, il est au mois d’août ; s’il fait froid, il devrait faire chaud ; si le soleil ne paraît pas, il devrait paraître ; le bourgeois est dans son droit, Dieu seul est dans son tort. Mais les rhumatismes ? Le bourgeois les brave ; il brave bien les procès et les sergents de ville ! C’est peut-être le seul article de la loi qui n’obtienne ni son respect ni son obéissance ; c’est dans cette unique occasion qu’il néglige les avis salutaires de la police, cette reine qu’il salue d’ordinaire avec un sourire courtois. Le bourgeois ne chasse pas sans permission ; il pêche rarement sans s’informer s’il ne choque en rien les arrêtés, il ne chante point passé minuit ; il n’attache point de pots de fleurs à sa fenêtre. Mais lorsque le bourgeois se sent pris du désir d’étendre ses membres corpulents sur le sein de la nymphe des eaux, c’est en vain qu’une armée voudrait l’arrêter : il marcherait contre leurs canons : tout endroit lui est bon et légitime ; il ne reconnaît à personne le droit de lui plaquer son vêtement sur la poitrine ; il préférerait qu’on le lui volât sur la rive.

À défaut de la force, il emploie la ruse. Et, tout bien considéré, n’en est-il pas réduit là ? Il a, me direz-vous, les écoles de natation. Dites plutôt qu’il ne les a pas.

Les écoles de natation sont à elles-mêmes et à un petit nombre d’habitués.

Puis, voulez-vous que je vous dise ce que c’est qu’une école de natation ? Aussi bien nous en côtoyons une, et je puis vous la décrire.

Figurez-vous un carré de planches, baignant dans l’eau. Cela forme une cabane, à peu près semblable à une baraque de saltimbanques, et, comme cette dernière, coloriée diversement. Un drapeau surmonte le faîte : le drapeau est aujourd’hui l’ornement de toute maison qui sert ou croit servir à quelque chose. Entre ces planches, il y a de l’eau ; cette eau forme un grand bassin ou réservoir, dans lequel on descend par quelques marches ; il est d’ordinaire divisé en deux parts : l’une où l’on peut se noyer, pour les amateurs : l’autre, où l’on prend également pied partout : c’est, je crois, le terme consacré. Au bout du bassin s’ouvrent des cabines microscopiques, où chacun a le droit de se déshabiller et de se rhabiller, dans le cas toutefois où les vêtements n’ont pas été saisis par le voisin. J’ai toujours trouvé bizarre qu’on crût devoir se renfermer loin des yeux jaloux, pour se débarrasser des vêtements nécessaires, lorsqu’une fois revenu à l’état de nature, on ne craint pas d’ouvrir sa porte et de marcher gracieusement vers les eaux à travers trois cents personnes. Je crois que la pudeur consiste simplement à dérober à tous les yeux son gilet de flanelle et ses jarretières, shocking !

La toilette des femmes ne renferme-t-elle pas les mêmes mystères ? Ayez le malheur de pénétrer dans un cabinet de toilette : si le cou de votre intime amie n’est pas chastement recouvert d’un épais fichu, elle se sauvera dans les bras de sa femme de chambre, en poussant des cris affreux. Si vous la rencontrez dans la rue, elle sera honteuse si la boue qu’il fait vous force à deviner sa cheville. Mais au bal, c’est très-différent. Deux mille personnes peuvent contempler ses épaules ; elle ne rougira pas. Si c’est en carnaval, elle se vêtira en Écossaise, et ne songera pas que sa jupe est fort courte.

Et si c’est aux bains de mer… je sais que le vêtement adopté par nos femmes est fort laid, et qu’on n’a pu les empaqueter ainsi de flanelle rouge que pour détourner les regards de l’artiste. Mais il n’y a pas que des artistes aux bains de mer ; et, quand la flanelle est mouillée, elle atteint à la simplicité antique. Puis, la même qui n’oserait se laisser aller, dans la valse, aux bras d’un beau cavalier, jettera sans crainte son corps charmant et presque dépouillé dans les larges mains d’un baigneur.

Il est vrai qu’un baigneur n’est peut-être pas un homme.

Le monde est plein de contradictions semblables. J’ai habité une ville passablement dévote. La haute société n’eût pas mis les pieds au théâtre ; Athalie lui semblait une pièce immorale. Mais elle conduisait ses filles dans les baraques de marionnettes, applaudissait à la Tour de Nesle, et regardait, avec jubilation, les danseuses et les écuyères du Cirque. À Paris même, on assiste aux ballets de l’Opéra et aux comédies de Molière ; on écoute la musique enivrante des Italiens ; mais il faut se déguiser pour entendre un vaudeville,

La vertu ne serait-elle qu’une convention sociale ?

Je reviens à mes moutons ; c’est-à-dire à mon école.

Il y a des écoles de natation pour les hommes ; il y a des écoles de natation pour les femmes.

Les premières ne sont pas couvertes ; on a tendu des bandes de toile sur les secondes. Nous ne blâmons pas ces bandes de toile, quoiqu’on eût pu mieux faire : nous demandons seulement pourquoi cette différence, ces messieurs étant, d’habitude, moins rigoureusement vêtus que ces dames.

Tous ces bains froids sont d’ailleurs à fort bon marché, comme le témoignait, il y a quelques années, l’affiche d’un industriel, affiche ainsi conçue :

« Bains à fond de bois pour les dames à quatre sous. »

On fit remarquer à cet industriel l’impertinence contenue dans la fin de sa phrase, qu’il a reformée ainsi :

« Bains à quatre sous pour les dames à fond de bois. »

Ne vous fiez pourtant point à ces annonces. Ce sont de ces bons marchés qui ruinent.

Dans le bain, rien n’est compris que l’eau ; c’est une ruse de commerce. Tous les accessoires, vêtements, personnel ou autres, se paient à part, et fort cher. Quelque part où vous alliez dans notre ville, il est nécessaire de porter sur soi le quintuple de la somme annoncée à la porte.

Ou il n’y a personne au bain, ou il y a trois cents individus dans un local qui en contiendrait cinquante à grand’peine. Ces trois cents individus barbotent dans une eau saumâtre, ou plutôt, serrés les uns contre les autres, grelottent à la même place durant les quelques minutes qu’ils attribuent eux-mêmes à ce plaisir. Or, il y a environ dix écoles à Paris : donc trois mille personnes ainsi occupées.

Mais songez que cent mille bourgeois, envieux à la même heure de la même récréation, attendraient à la porte s’ils respectaient la loi. Ne sont-ils donc pas excusables de fuir à la recherche de bords plus paisibles, d’une onde plus pure et moins fréquentée, et d’où l’on ne soit pas obligé, au sortir du bain, de retourner se laver chez soi ?

Ne vous indignez donc pas trop si vous rencontrez comme moi, à quelque détour du fleuve, précisément sous l’écriteau de la défense, quelque gentleman gravement occupé à s’essuyer les bras avec une serviette mouillée.

Personne d’ailleurs ne s’aventure jusqu’à l’eau pure de la Marne. On étonnerait beaucoup les Parisiens, en leur apprenant la différence qui existe entre la rivière et le fleuve, et comment ils devraient préférer la première. Bien des gens ignorent qu’il y ait diverses espèces d’eaux et qu’elles se bonifient ou se gâtent suivant les lieux qu’elles traversent, le sable ou les cailloux de leur lit, les corps et les objets qu’elles charrient. Ne prétend-on pas, à Chalon-sur-Saône, que le bourgeois de Paris croit à l’existence indéfinie du même fleuve ?

Un jour, dit-on, quelqu’un, montrant la rivière à un commis voyageur, lui faisait remarquer la beauté de la Saône.

« Ah ! vous appelez cela la Saône ? dit le commis.

— Mon Dieu ! oui.

— À Paris, nous disons la Seine. »

La chose est historique, ne nous en déplaise à tous.


« Amis, la matinée est belle,
« Sur le rivage assemblons-nous. »

— Tu chantes ? dis-je à Fritz.

— Que faire en un canot, à moins que l’on n’y chante ? et toi ?

— Moi, j’ai faim. » Pour toute réponse, Fritz bourra sa pipe, l’alluma et s’étendit sur le banc de quart.

« Que prétends-tu faire ? m’écriai-je en le secouant.

— Fumer, puis dormir.

— Et moi ?

— Toi, tu as faim : mange.

— Cela t’est facile à dire. Nous n’avons rien. Et si je dirige mal le bateau ?

— Eh bien !

— Eh bien ! nous ferons naufrage, et je me noierai.

— Mon cher, dit Fritz en soulevant nonchalamment sa tête, il y a un proverbe oriental ainsi conçu : « Mieux vaut être assis que debout, couché qu’assis, et mort que couché. » Ainsi laisse-moi tranquille.

Et il retomba.

La Gare est traversée. Nous voici entre le Jardin des Plantes et un monument superbe. Il faut absolument que je sache quel est ce monument.

J’avise un gamin sur le quai.

Ohé ! m’écrié-je avec ce renfoncement des narines et cette dilatation de la lèvre supérieure si chers aux amateurs de la Seine.

— Ohé ! du canot !

— Qu’est-ce que c’est que cela là-bas ?

— Cela ! c’est un pompier. »

Un respectable membre de cette association passait, en effet, devant la maison.

« Non, cela qui est derrière ?

— La maison ?

— Oui.

— Eh ! c’est le café des Quatre-Saisons.

— Merci bien.

— C’est tout ce que vous donnez ? »

Choqué dans mon amour-propre, je détournai passivement la tête, et le canot passa fier et impassible.

Quelques instants après, je me trouvai fort heureux d’avoir rencontré ce gamin. Dans la campagne, un paysan ne m’eût rien demandé, mais il eût ri de son rire ironique et m’eût répondu :

« Uh ! uh ! Mossieu, vous savez mieux que moi ce que c’est. »

Le Parisien oblige d’abord, et demande après ; le paysan ne réclame rien, mais n’oblige jamais. Où est l’homme qui rend le service et remercie l’obligé ?

Un café ! Ainsi c’était un café que ce palais. Moi, homme, fils d’un homme, j’avais le droit d’entrer là pour 50 c. ; j’avais le droit de m’asseoir sur ces divans ; j’avais le droit d’y casser des vitres, en les payant ; j’avais le droit de m’y voir dans les glaces de Venise, en compagnie d’ouvriers en blouse et de femmes décoiffées.

Et sur la façade de cet édifice, Flore, Cérès, Pomone et le vieil Hiver, inexorabilis Hiems, étalaient leurs allégories champêtres, faites de marbre et de mosaïque, à la place même où, il y a cent ans, voltigeait l’enseigne de fer avec sa grossière image coloriée et son rébus primitif, représentant quatre ceps entrelacés, et plus bas, en lettres à demi effacées, ces deux syllabes non équivoques :


zon dine.

Personne n’y avait jamais rien compris ; mais on appelait la maison l’hôtel des Quatre-Saisons.


Qu’on m’aille soutenir, après un tel récit,
        Que les bêtes n’ont point d’esprit.

Et qu’on me dise aussi que la civilisation n’a point son mérite, elle qui change les cafés en palais et quelquefois les palais en cafés.


VI

le jardin des plantes. — les hippopotames. — le cèdre. — les cloches. — les neuvaines. — culbute. — au bal. — l’originalité. — ma danseuse. — je ne tombai pas.


Au Jardin des Plantes, je ne sais que deux choses dignes d’intérêt : les hippopotames et le cèdre.

Les curieux s’attroupent fort devant les cages des animaux féroces ; mais entre nous qu’y voient-ils ?

Des lions semblables à des chiens assez gros, des tigres beaucoup plus laids et beaucoup plus silencieux que des chats, des ours qui ne savent même pas danser, des hyènes qui ne savent même pas rugir.

Les hippopotames sont les seules bêtes qui n’aient pas été changées en nourrice. Aussi leur aspect est-il la seule leçon d’histoire naturelle qu’il soit possible de prendre dans cet admirable jardin.

Ils sont deux ; mais l’œil n’en perçoit jamais distinctement que la moitié d’un, l’amour qui les unit ne permettant point à l’un d’eux de s’asseoir sur le côté, sans que son compagnon ne vienne voluptueusement poser sa tête énorme sur le flanc arrondi du dormeur, et ne dérobe ainsi sous sa masse imposante le corps flasque de ce dernier. De plus, comme il leur est habituel de s’étendre dans le bassin qui entoure leur habitation, les pattes se perdent dans l’eau dormante ; il ne surnage d’ordinaire que l’os frontal et ces ouvertures babyloniennes que nous appelons modestement des oreilles.

Ce spectacle, si restreint qu’il soit, vaut la peine d’être vu. Ces animaux donnent au cerveau l’idée des êtres anté-diluviens ; les squelettes des mastodontes deviennent compréhensibles on sent qu’il a pu exister une autre nature, et que la création n’a pas donné son dernier mot le jour où elle a fait l’homme à l’image de Dieu.

Vous me direz : les hippopotames sont fort laids, comme tous les monstres. Je vous répondrai que cette laideur est toute de convention, et que très-probablement le mâle et la femelle s’aiment et s’admirent tout autant que l’homme et la femme. En revanche, ils nous regardent comme des insectes, et nous méprisent de tout leur cœur. D’ailleurs, en supposant même la vérité avec nous, je pourrais assurer qu’on rencontrerait dans notre espèce des êtres aussi repoussants que les plus repoussantes des bêtes, et dont la face n’aurait point, comme celle des hippopotames, une de ces laideurs qui font penser.

Quant au cèdre, il est le monstre de la végétation, Cependant il nous paraît beau. Comment expliquer cette apparente contradiction entre nos jugements sur les choses ? Tout colosse doué de mouvement nous semble laid ; tout colosse doué seulement de vie ou d’immobilité, comme les arbres et les pierres, nous paraît magnifique. Est-ce nous qui nous trompons, où Dieu ? Faut-il croire que le mouvement soit incompatible avec la beauté ? Faut-il croire que nous nourrissons une horreur instinctive pour tout ce qui nous peut nuire, et que ce que nous appelons laideur n’est qu’un effet de l’épouvante ?

Mais un arbre peut nous tomber sur la tête.

Nous rencontrons beaucoup de radeaux. Tous sont couverts d’eau et de pêcheurs à la ligne, ces derniers les jambes plongées dans la première.

La médecine proclame cette position dangereuse : les pieds froids font la tête chaude.

Je note sur mon carnet cette observation, tandis que Fritz ronfle au soleil.

Il fait le plus beau temps du monde, un temps comme le désirent ces cloches qui là-bas sonnent la neuvaine. C’est, je crois, à Saint-Gervais ou à Saint-Paul, à moins que ce ne soit à Saint-Nicolas. Ce pourrait bien être aussi à Saint-Louis. Le son des cloches me plaît infiniment, mais je n’ai jamais pu comprendre de quel côté vient le vent qui l’apporte.

« Fritz ?

— Mon ami.

— Dis-moi, s’il te plaît, où se fait la neuvaine ?

— Comment diable veux-tu que je sache…

— Écoute.

— Quoi ?

— Les cloches.

— Peste soit de l’animal qui me réveille pour écouter ses cloches !

— Pardon, mon ami, la preuve que ce ne sont pas mes cloches, c’est que je demande à quel saint elles appartiennent. L’Église jugera-t-elle à propos de me canoniser ? je l’ignore. La seule grâce que je réclame de Dieu est de vivre le plus longtemps possible sans faire de miracles.

— Pourquoi ?

— Cela coûte trop cher.

— En attendant, sois heureux : les cloches viennent de Saint-Séverin. »

Conversation longue et intéressante sur les neuvaines. Il résulte de cet entretien :

1° Que chaque année, à diverses époques, l’Église réunit ses fidèles pendant neuf jours, à l’effet de prier pour l’envoi de la pluie s’il a fait beau depuis quelque temps, ou pour l’avènement du soleil, si la pluie n’a cessé de tomber depuis une quinzaine. Si le ciel est pur, l’homme réclame les nuages : si la tempête éclate, un rayon d’azur. Fritz prétend que le croyant ignore lui-même ce qu’il demande, et que Dieu doit être fort embarrassé.

Je vous signale, en passant, mon ami Fritz comme un sceptique affreux. Croiriez-vous que le misérable poussa l’audace jusqu’à accuser le ciel de ne tenir aucun compte des prières de sa tante, une vénérable demoiselle dont la tête a subi cinquante fois la neige des hivers et la rosée des printemps. Certes, c’est une vertu devant le Seigneur, vertu qui n’a jamais chancelé, soit par suite de sa solidité naturelle, soit qu’en vérité ses pas n’aient point rencontré de trous ; c’est une de ces pieuses acolytes que tous les temples se disputent ; eh bien ! Fritz ne craint pas d’affirmer que le curé de sa paroisse a dû bannir son ouaille de toute participation aux neuvaines, car, selon cet infortuné, la présence de cette vierge pudique faisait tourner l’affaire à l’envers et obtenait constamment les grâces contraires à celles qu’on espérait.

« Non, achevait l’impie, que la pauvre femme fût maudite de Dieu ; ses vœux, au contraire, n’étaient que trop bien accueillis. Dans sa simplicité et son ignorance, la dévote ne savait trop ce qu’elle demandait au ciel ; et celui-ci, à qui seul elle était agréable, lui accordait aveuglément ce que sa bouche paraissait désirer. »

Pour ma part, je ne crus pas un mot de cette anecdote, et je penchai la tête, abimé sous l’idée de la corruption du siècle en général, et de mon ami Fritz en particulier.

La seconde chose qui résulta de notre entretien, c’est que nous fûmes tellement absorbés l’un et l’autre que le bateau heurta contre une pile, et je tombai sur le dos avec la grâce de l’ours Martin.

Je fus heureux dans mon malheur.

Certes, c’est toujours un triste événement que de tomber sur le dos. On est désagréablement surpris, et l’on se fait très-mal. Mais avouez qu’il est infiniment préférable de subir cette épreuve au fond d’un canot, au risque du péril et sous les yeux de votre unique ami, que si votre mauvaise étoile vous eût destiné à cette posture ridicule sous les regards tremblotants de quatre cents danseuses et de deux cent cinquante cavaliers, le long d’un parquet bien ciré, devant les lustres resplendissants d’un ironique éclat. Si pareil accident vous est arrivé, lecteur, je vous plains : vous êtes déshonoré.

Mieux vaudrait pour vous avoir assassiné la fille unique de votre voisin.

Mieux vaudrait pour vous une banqueroute frauduleuse.

Mieux vaudrait pour vous avoir fabriqué de la fausse monnaie.

Mieux vaudrait pour vous avoir écrit dix romans réalistes.

Dans tous ces cas, vous auriez toujours la ressource de vous brûler la cervelle : la mort purifie tout.

Mais, si vous êtes tombé sur le dos dans un bal, en vain quitterez-vous la vie pour échapper au remords, aux reproches muets de l’humanité, au ridicule enfin : la postérité gardera le souvenir de votre culbute ; ce souvenir poursuivra votre ombre aux enfers et jusque dans les champs Élysées. Là, vous rencontrerez un peuple de mânes, qui souriront en vous regardant : Annibal vous tournera le dos ; César haussera les épaules ; Napoléon ne vous regardera pas. Le cynique Diogène hésitera lui-même à partager son tonneau avec l’homme poursuivi des dieux, et vous n’aurez de consolation qu’entre les bras d’Oreste, meurtrier de sa mère, ou d’Œdipe, époux de la sienne.

Imprégné de ces idées, j’ai commis une monstrueuse infamie, pour éviter ce monstrueux châtiment.

Confiteor.

Je vais rarement au bal, mes goûts m’empêchent de sentir la jouissance qu’on trouve à soulever alternativement la jambe droite et la jambe gauche, aux sons d’une musique qui fait gémir les chiens, sans que personne ait compris l’indignation de ces nobles animaux, artistes par excellence, et dont le goût épuré est digne de tout éloge. On les a accusés de ne pas comprendre l’harmonie ; je crains qu’ils ne la comprennent que trop. Je me suis toujours figuré qu’un habitant de la lune, tombé par hasard au milieu de nous, rirait à se déranger les côtes en contemplant les sauts et soubresauts, exécutés sérieusement et sans but par cet animal qui se prétend roi de la création et qui croit avoir une âme. Pour vous donner une idée de ce que penserait l’habitant de la lune, regardez un jour les danses publiques d’un lieu assez éloigné pour que l’orchestre ne frappe point vos oreilles et, par sa folle cadence, n’ébranle point votre jugement… ou s’il ne se peut, consultez un sourd. Cette idée m’a toujours pris dans le bal, et m’en gâte tous les plaisirs.

Il y a cependant des circonstances où nul, quel qu’il soit, ne peut se dispenser de faire sa partie dans une de ces bruyantes assemblées. Les circonstances commandent à l’homme et lui commandent sévèrement.

Un soir donc, je dansais. C’était une contredanse. Il y a deux choses que ma mémoire paresseuse n’a jamais pu retenir : le Le Jardin des racines grecques, et la suite des figures d’une contredanse. C’est à ce point que je me vois constamment forcé de me confier à la générosité de ma danseuse, et d’implorer l’indulgence du public au premier entrechat, comme un poète au moment de réciter ses vers.

Voyez si j’ai raison d’avouer mon ignorance. Voici que je viens d’écrire le mot : entrechat, et un de mes amis, qui lit par-dessus mon oreille (je me réserve de juger sa conduite, quand il ne sera plus là}, un de mes amis m’affirme que l’entrechat est passé de mode, qu’il n’existe plus d’entrechats.

Serait-ce vrai ?

Mon Dieu ! que de choses à apprendre :

J’ai d’ailleurs joui du plus brillant succès, en dansant le quadrille. Émettant en principe, avec ce demi-sourire ironique qui voile imparfaitement une modestie déplacée, que le seul moyen de jouir des plaisirs de la danse était de n’en pas suivre les règles, j’établissais dans cet art les grandes classifications du classicisme et du romantisme. Je me proclamais romantique ultra ; une fois admis, une fois accepté dans ce rôle, je pouvais me livrer aux sarabandes les plus insensées, aux avant-deux les plus exagérés, gambader des façons les plus diverses, m’entremêler aux jambes des plus graves, être en un mot partout où je n’eusse pas dû être, sans que jamais un geste d’épaules accueillit mon audace shakespearienne. Un sourire seul saluait mes écarts, ce sourire qui signifie à n’en pas douter :

« Que ce monsieur est donc original ! »

Je vous demanderai l’autorisation de parler quelques secondes sur l’originalité.

Quelle différence y a-t-il entre cette dernière et le ridicule ?

Au fond aucune ;

Dans la forme, une effrayante.

Tout le monde a le droit d’être ridicule ; l’homme célèbre seul a le droit d’être original.

Aussi ce dernier mot est-il synonyme du premier en province, tandis qu’à Paris il signifie évidemment : homme d’esprit.

Pourquoi ?

Parce qu’en province il n’y a pas d’hommes célèbres.

De là vient que l’esprit de Paris consiste à ne rien dire comme tout le monde, c’est-à-dire à être original, tandis que l’esprit de la province est tout entier dans l’imitation de ce qu’on appelle les manières, c’est-à-dire les habitudes de la majorité des Français.

À Paris, l’homme original est un homme charmant. Toutes les femmes se l’arrachent ; tous les salons le reçoivent, à quelque prix qu’il se mette. L’originalité est la moitié du génie ; et la médiocrité le sait si bien qu’elle s’empare éternellement de cette moitié, pour se consoler de n’avoir point l’autre.

En province un homme original est un homme méprisé, et c’est justice. Les gens qui méritent ce titre à Bourges ou à Angers sont certainement des fous ou des sots… des fous, puisqu’il n’y a pas d’hommes de génie ; des sots, puisqu’ils n’ont pas compris le lieu où ils vivent, et qu’ils croient s’y faire admirer par les excentricités mèmes qui les dénigrent.

Rien de puéril comme l’imitation ; et l’originalité de province n’est et ne sera jamais que limitation d’un original parisien.

Quand fera-t-on comprendre que l’originalité est un défaut toléré, qui plaît dans la forme du grand homme, comme plaît le nez retroussé d’une maîtresse, mais qui n’est pas plus supportable ailleurs que les vices de physionomie d’une femme indifférente ?

Je dansais. Hourra pour moi : les cristaux disparaissaient dans la ronde ; nous entamions le grand galop, et ma danseuse pouvait à peine tourner ses petits pieds sous mon étreinte convulsive.

C’était une charmante femme que ma danseuse : une jeune mariée. Si j’étais mari, laisserais-je ma femme danser le galop ? Et vous ?

Elle était blonde ; non blonde aux cils d’or, comme on dit en Allemagne, ce qui serait d’ailleurs fort laid. Figurez-vous deux raies d’ocre jaune à la place des sourcils.

Elle avait des bras nues, et moulés sur l’antique. Il y a quelque part, sur la carte, un pays sauvage, où la femme est déshonorée, qui montre ses bras aux gens. Pour moi, les bras me font honorer la femme.

Elle avait une petite bouche, rouge comme le coin d’une pomme d’api. Quand elle souriait, je voyais des dents qui ne ressemblaient nullement à des perles ; elles étaient beaucoup moins rondes et beaucoup plus blanches.

Elle avait des yeux bleus, tout à fait bleus, inévitablement bleus, bleus comme l’azur ou la turquoise. Quand elle regardait les cavaliers, une flamme miroitante s’exhalait de ce regard ; on eût dit qu’elle nous adorait tous, ce qui m’eût, en passant, fort mécontenté, si j’eusse été adoré seul.

La neige est un des plus charmants ornements de la nature ; mais elle gâte le cou d’une femme. Ma danseuse n’avait pas un cou de neige. Seulement, sous sa peau transparente courait un réseau de veines bleues qui me faisaient venir des idées de vampire ; ce sang devait être exquis à goûter. Vraiment, si j’avais pu…

Elle avait des mains… Les yeux, quoi qu’on en dise, sont les représentants de la beauté physique ; les mains, de la beauté morale. La main, c’est toute la femme. Vous me pardonnerez, lectrice, si, vous exposant ce système, je ne décris pas la main de la danseuse.

Vous dire comment j’exige une main, n’est-ce pas vous dire comment je vois la vôtre ? Et si je me trompais… Et si le programme n’était pas fidèle à vous, au si vous n’étiez pas fidèle au programme… Entrevoyez-vous quel amas de calamités !

Ou vous me croiriez, et que deviendriez-vous ? ou vous ne me croiriez pas, et que deviendrais-je ?

Elle avait… oh ! que n’avait-elle pas, ma danseuse ? Et puis elle était si coquettement mise ! Sa robe blanche lui allait si bien ; sa ceinture bleue était nouée avec tant de grâce ; n’est-ce pas que les anges doivent porter des robes blanches et des ceintures bleues ?

Je me regardai dans les glaces, et me trouvai horrible. Un frac noir, un gilet blanc, des jambes maigres et de la barbe. Il y a pourtant des femmes qui aiment tout cela.

Un incident dérangea ma contemplation et la pure beauté de ma compagne.

Je ne sais trop comment vous le dire, et cependant cela arrive toujours.

Pourquoi les jeunes femmes dansent-elles ? Y aurait-il rien de plus charmant qu’un bal, si l’on n’y faisait pas de musique, et si les femmes se laissaient modestement admirer sur les sofas, sans s’échauffer le teint, se cerner les yeux, et permettre à la sueur âcre et laide d’envahir la fraîcheur de leurs joues roses ?

J’ai trouvé le mot : ce fut une goutte de sueur.

Oui, elle partit de la tempe, j’en jurerais… Elle ressemblait à une larme. Elle descendit doucement, doucement, s’arrêta tout au bas de l’oreille, en baisa le contour nacré, puis grossit, et se laissa choir sur l’épaule avec la plus inqualifiable inconvenance.

Là elle se prépara à continuer son voyage. Où s’arrêterait-elle ? Je n’osais le prévoir.

J’y pensais néanmoins un peu, quand il arriva… j’aurais donné ma vie pour que ce qui arriva n’arrivât pas.

Et pourtant le choc fut rude… bien rude.

Je sais bien que j’aurais pu tomber. Il est hors de doute que j’aurais pu tomber. C’est là précisément ce qu’il fallut éviter.

Mais elle !

C’est alors que j’ai commis l’infamie.

Je ne tombai pas.

— Et la déesse que j’entraînais, glissant voluptueusement de mes bras, s’affaissa sur le parquet sonore.

— Sur le dos ?

— Sur le dos.



VII

du rire. — souvenirs d’un procès. — l’île saint-louis. — ses habitants et ses mœurs. — le bog.


Nécessairement le souvenir de cette infamie me revint quand je me trouvai dans les bras de Fritz, qui riait aux éclats. Le rire, d’après Hobbes, est une convulsion physique produite par la vue imprévue de notre supériorité sur autrui. Si cette définition est juste, ce que je pense, Fritz dut, ce jour-là, se croire pour longtemps mon seigneur et maître, car de ma vie je ne vis un mortel se livrer avec plus de cœur aux élans d’une joie plus folle et plus opiniâtre.

Il y a des gens agaçants. Fritz est mon ami ; partant, il me jura sur les dieux le plus profond secret, et ce secret, il l’a tenu. Mais, pour se venger d’une discrétion importune, il ne s’est pas passé de jour, depuis cet événement, que l’impertinent n’ait, par des phrases peu détournées, saisi toutes les occasions de rappeler à mon esprit le souvenir de ma sotte culbute, et, par conséquent, de mon infériorité relative. Je connais nombre d’hommes ainsi faits. Il est peu de Français dont la magnanimité consente à oublier la chose qui peut indirectement flatter leur amour-propre et les rehausser dans leur estime : aussi les Français sont-ils, de tous les peuples, le plus vaniteux et le plus gai.

Les conséquences de ce système renversent de fond en comble l’échafaudage bâti à grand peine par les observateurs de tous les temps.

Vous rencontrez un homme sombre, flegmatique, sérieux ; cet homme, c’est la gravité qui marche, c’est la taciturnité qui agit. Dans un salon, il entre et s’assied avec lenteur ; il écoute les entretiens sans y prendre part ; c’est à peine si, d’instant en instant, sort de sa bouche entr’ouverte une affirmation dédaigneuse ; son regard vous fixe de haut ; son œil ne révèle aucune attention positive ; son geste est froid et digne. Vous pérorez, il n’applaudit pas ; vous plaisantez, il n’a pas souri. Quelle est votre pensée ? Vous vous dites, sans aucun doute : « Cet homme est un orgueilleux. » S’il a du talent, il vous rappelle lord Byron.

Au contraire, voici venir un excellent bourgeois, à l’air hilarant, à l’abdomen avancé, à la face rougeaude et courte. Il entre en vous disant : « J’ai bien l’honneur de vous présenter mes respects. » Il marche, il s’assied, il trotte, il se repose en causant ; jamais sa lèvre n’est dégarnie ; si les paroles à double entente, si les calembours monstrueux n’en jaillissent pas, c’est un rire énorme qui la dilate jusqu’aux oreilles… Ce rire, qui part comme un coup de canon, va frapper les quatre coins de la chambre et rebondit sur les assistants, jusqu’à l’instant indéfini où il se décide à mourir dans la gorge du bonhomme… encore la mort n’est-elle pour lui qu’une vie plus douce, car longtemps on l’entend s’agiter dans les replis de la poitrine, et les poumons ne reçoivent qu’à regret un râle d’où, comme des cendres du phénix, retentit parfois un éclat plus strident. « Le bon garçon, dites-vous ; l’homme honnête et modeste ! »

Modeste, parce qu’il vous écoute ; bon, parce qu’il est ridicule, et qu’à vous-même il vous prête à rire, tant vous trouvez qu’il vaut moins que vous.

Et, d’après Hobbes, toujours le second est plus orgueilleux que le premier.

Le rire n’est-il pas « une convulsion physique produite par la vue imprévue de notre supériorité sur autrui ? »

Savez-vous quelle différence sépare nos deux hommes ?

La voici, et c’est la seule.

Le premier est convaincu qu’il vaut mieux que vous, mais il le sait ou croit le savoir de longue main. De là, plus d’imprévu, plus de joie, plus de rire.

Le second a la même conviction, mais il est sot et inconstant. Chaque fois qu’une parole ou une action lui rappelle sa persuasion, le bonheur le suffoque, il ne peut le contenir l’imprévu de la situation fait échapper le rire,

D’où,

Règle générale :

Vanitas vanitatum, et omnia vanitas.

L’homme qui serait véritablement humble ne rirait jamais.

Est-il un saint qui n’ait jamais ri ?

La mémoire n’a point conservé un sourire de Jésus ; mais l’imprévu n’existe pas pour la divinité.

Est-il bien nécessaire d’être humble ?

L’homme qui serait véritablement humble, non-seulement ne rirait jamais, mais n’agirait jamais.

Je ne sache qu’un mobile aux actions humaines :

L’intérêt.

Or, l’intérêt, c’est la vanité.

Et l’intérêt se montre même dans les religions.

Il n’y a pas de religions sans croyance à l’immortalité. N’est-ce pas l’intérêt du fidèle d’acheter des jouissances infinies par quelques maux terrestres ?

Et cela est si vrai que cette parole nous est dite chaque jour. Non-seulement cette parole sort des religions, mais elle seule fait les religions ; elle seule donne des croyants.

Et quelle plus grande vanité à satisfaire que celle d’occuper un trône au paradis ?

Ici, par vanité nous n’entendons pas chose vaine, Dieu nous en garde et la raison aussi ! nous voulons dire : Satisfaction de désir ambitieux.

Est-il mal qu’il en soit ainsi ?

Non certainement, puisque c’est la loi de nature.

Que dirions-nous d’un homme qui ferait le bien sans espoir ?

Qu’il est un sot.

Que dirions-nous d’un homme qui se damnerait pour sauver son prochain ?

Qu’il est un fou.

Et toutes les religions le diraient avec nous, car ne doit-on pas sacrifier l’univers pour le seul salut de son âme, et n’est-il pas écrit dans le Livre des Livres :

« Prima sibi charitas ? »

D’où nous avons fait :

« Charité bien ordonnée commence par soi-même. »

Donc l’humilité absolue est un rêve, aussi bien que le sacrifice, aussi bien que le bonheur absolu.

Je ne sais pas si ces pensées sont neuves, mais elles sont vraies et consolantes. On arrive ainsi à amoindrir ce reproche d’égoïsme que chacun jette à son voisin, sans faire une réflexion bien simple : c’est qu’il ne trouve celui-ci égoïste que parce que lui-même l’est aussi.

L’égoïsme, c’est l’intérêt personnel : l’intérêt personnel, c’est l’amour de soi : l’amour de soi, c’est toute la force de l’homme.

La force de l’homme est aussi la force des sociétés ; de l’amour de soi naît l’amour de la patrie : de l’amour de la patrie, l’amour de l’humanité.

Croyez-moi, plaignons ceux qui méritent le nom d’égoïstes puisque ce nom est pris en mauvaise part. Il est possible que ces gens-là soient méchants ; mais, s’ils sont méchants, c’est qu’ils sont bêtes.

« La recherche du salut, c’est le courage, » a dit un héros.

Après lui l’on pourrait dire :

« La recherche du bonheur, c’est la vertu. »

Certainement ma chute m’a conduit fort loin. Pendant ces réflexions, le bateau a volé, et j’ai perdu plus d’un coup d’œil. Nous avons côtoyé l’île Saint-Louis, cette redoute du rentier parisien, cette ville de province tombée, on ne sait d’où, au milieu de la grande ville. Autrefois ce que les romans de Paul de Kock appellent le Marais s’étendait beaucoup plus loin ; le quartier Saint-Antoine, la rue Saint-Louis, placés immédiatement au nord de la Seine, faisaient partie de l’empire laissé aux bourgeois fainéants. Par fainéants, j’entends : qui ne vivent pas de la vie sociale ; en des temps aussi processifs que les nôtres, on ne saurait trop peser ses expressions, on ne saurait trop expliquer sa pensée. Je sais plus d’un petit rentier qui, froissé de ce mot, m’eût accusé d’avoir prétendu que sa chambre n’était jamais faite, et qu’il y avait de la poussière sur sa commode. Ne m’a-t-on pas traîné devant un tribunal sous prétexte d’outrage à la littérature et au commerce, parce que j’avais eu l’audace d’affirmer ces deux choses :

1o Que j’avais vu boire dans un café ;

2o Que je n’y avais trouvé ni plume, ni encre, ni gens de lettres occupés à écrire.)

J’ai fermé la parenthèse. Aujourd’hui l’industrie et le commerce ont gagné du terrain. Ces deux maîtres de l’univers ont refoulé la bourgeoisie pure dans son île, où les exilés se consolent entre eux, et s’efforcent de fortifier leur antique asile contre les attaques du dehors.

Hélas ! ce sera en vain. La conquête en sera pacifique. Un de ces jours, cette nouvelle principauté de Monaco sera achetée quelques millions, et nous verrons tomber ces vieilles demeures, tandis que leurs infortunés habitants iront mendier sous d’autres cieux les tranquilles soirées, les commérages charmants, les petites médisances entre une demi-tasse lentement savourée et la lecture du Constitutionnel, en un mot toutes ces douceurs du calme et de l’intimité, désormais remplacées par le bruit de la rue et cette féroce insouciance du dix-neuvième siècle qui voit son voisin partout et son prochain nulle part.

Le bourgeois de l’île Saint-Louis, n’ayant rien à faire, se lève tard, mais il déjeune tôt. À dix heures, les mets sont sur la table. Ce sont de ces déjeuners qu’ignore Paris, mais où la province se reconnaîtra. Sous cette latitude, le chef de cuisine est inconnu, mais la cuisinière est conservée. Nul bourgeois ne ferait la sottise de s’adresser au restaurant voisin. Les repas se préparent dans l’appartement. Là se retrouvent encore, mais de plus en plus rares, ces cuisines larges, aérées, pimpantes et joyeuses, où l’œil se mire dans les casseroles, et qu’on rencontre dans les villes de France où règne l’autorité d’un chapitre. Dans ces cuisines, la gouvernante est maîtresse : seule, la dame du logis la contrecarre quelquefois, et ce sont de ces discussions sans fin à propos d’un rôt ou d’un macaroni, discussions aussi pleines de tempêtes et d’éclairs que les délibérations d’une chambre républicaine. Heureusement ces jours sont rares, car la maîtresse n’y gagne rien, et le dîner y perd un peu.

Aujourd’hui les maîtres sont doux, car les domestiques s’en vont. Bientôt le bourgeois sera réduit à se servir lui-même ; et se servir, n’est-ce pas déjà servir les autres ?

Qui d’ailleurs ne respecterait pas ces braves servantes, rien qu’en assistant au déjeuner du rentier ? Ces plats succulents, ce service nombreux et rapide, cette nappe d’une éclatante blancheur, ce vin fraichement monté de la cave, ce dessert friand, et surtout, mais surtout, ces entremets délicieux, qu’on croirait apprêtés de la main des fées, et dont les femmes ont gardé le secret ; qui, voyant ou goûtant tout cela, ne comprendrait pas pour un instant le bonheur de cette vie douce et limpide, écoulée entre quatre murs, avec une telle société, tous les matins ? que dis-je, tous les matins ? et le soir !

Après son déjeuner, Monsieur sort, et Madame range avec la bonne. Où Monsieur va-t-il ? pas bien loin. À vingt pas, dans ce café qui occupe le coin de la rue, et qui a nom : Café du Commerce ou Café de Paris. Là, le bourgeois s’assied ; il demande un journal et du café. Le journal varie suivant les caractères et les opinions ; car, il ne faut pas s’y méprendre, le bourgeois a aussi des opinions. Il est vrai que ce sont habituellement celles de son journal. À la vérité, le Siècle, le Constitutionnel et les Débats sont les feuilles en vogue. Quand le bourgeois a lu, et cette lecture dure bien une heure, le bourgeois cause ; quelques-uns de ses voisins sont là ; ce sont ses habitués, ses compères ; on discute les actes du gouvernement, mais toujours avec douceur et modération. La révolution est en horreur au rentier qui souvent est propriétaire. Le seul nom de Mazzini fait passer un frisson dans ses membres ; néanmoins les idées voltairiennes dominent, et le pape n’a pas toujours son assentiment. À vrai dire, le bourgeois de l’île ne sait pas trop ce qu’il veut ; il a peur de la liberté, et n’aime pas l’absolutisme. Aussi, change-t-il souvent d’idées ; et la première objection lui fait proposer une partie de dominos.

Le domino est un jeu superbe et beaucoup plus intéressant que la politique. Il dure de une à deux heures, on joue un grog ; le grog, longtemps débattu, finit par être gagné ou perdu ; on paie et l’on sort.

On va faire son petit tour. Hélas ! autrefois le rentier avait des jardins, où la foule respectait sa promenade, où les passant ne gênaient point ses pas ; où personne ne prenait son banc, ce banc de bois, toujours le même, dont le coin semblait par lui retenu, et le long duquel, lorsqu’il faisait humide, le bonhomme étendait un large mouchoir de poche. À présent tout est à tous, le jardin de l’Évêché, la place Royale, le jardin Turc sont envahis, saccagés, perdus pour le Marais. Cependant le rentier ne murmure pas. Il ne murmure pas en songeant que Napoléon III a voulu, dans sa magnanimité, varier la vie de ses humbles sujets, en leur créant des causes sans fin de promenades curieuses. C’est pour l’île Saint-Louis, et pour l’île Saint-Louis seule, n’en doutez pas, que le préfet de la Seine ordonne les démolitions et les voies nouvelles. Cette idée, elle est enracinée dans la tête du bonhomme ; vous ne la lui ôterez que le jour où il verra démolir son île.

Il va voir les travaux. Tantôt ses pas le dirigent au quartier latin : il admire la nouvelle fontaine et le boulevard qu’on continue. Tantôt c’est le pays des halles qui attire ses sympathiques promenades : il compte les pavillons, et chaque fois redemande combien il en reste à construire. « Que c’est étonnant, se dit-il au retour de chacun de ses lointains voyages ; que c’est étonnant, répète-t-il le soir, à quelqu’un de ses amis, qui dirigea ses pas d’un côté opposé ; comment ces diables de gens peuvent-ils s’y prendre pour bâtir ainsi ? — Bah ! dit l’autre, ils ont des moyens. — C’est égal, c’est égal, » reprend le bourgeois enthousiasmé. Le lendemain, la même conversation se répète ; seulement les rôles sont changés. C’est le second, l’interlocuteur de la veille, qui entame l’entretien : « Comment ces diables de gens peuvent-ils s’y prendre pour bâtir ainsi ? — Bah ! dit l’autre, ils ont des moyens. — C’est égal, c’est égal… » Et les jours suivants, la répétition sera la même, avec la variante des rôles.

Pendant ce temps Madame a fait des emplettes, a reçu quelques visites ; elle a continué un dossier de chaise en tapisserie que, depuis un an, elle montre à ses amies, avec un plaisir toujours nouveau et toujours partagé ; si sa jeunesse fut plus orageuse et moins ignorante, elle a pris un roman nouveau, et l’a laissé retomber, en déplorant le style des écrivains contemporains, et regrettant amèrement le beau temps des Mousquetaires et du comte de Monte-Cristo ; plus instruite, elle avoue qu’à Voltaire commence la décadence des lettres, et serait d’ailleurs fort embarrassée si on lui en demandait la raison. Parfois elle fait partie de quelque bureau ou de quelque confrérie, et, dans ce cas, se préoccupe vivement de la robe qu’elle mettra pour faire la quête à Saint-Louis. Toutes ces occupations terminées, elle aide à préparer le dîner. Son mari revient, on dîne.

Après le dîner, la soirée. On se réunit quelque part pour prendre le thé et jouer le boston, Depuis quelques années le whist tend à s’établir ; mais les salons les plus purs demeurent fidèles au boston. Les fiches de cinquante représentent un sou. Trois heures d’un jeu continu et ardent ont causé quelquefois, dans la bourse de l’un des partners, un déficit de 75 centimes. Ce sont les grands jours, et chacun se retire délirant de joie, excepté le perdant qui grommèle et se plaint que chez Madame… on joue un jeu d’enfer.

Il y a deux sortes de soirées : les grandes et les petites. Les petites n’admettent que quelques amis et le boston : les grandes accueillent plus d’étrangers et les enfants. Ceux-ci sont placés à une table particulière, où l’on étend des cartes, où s’ouvre un carton ployé, qui, étendu, laisse apparaître aux yeux réjouis, entre les images de Lahire, de David, du neuf de pique et autres, les mots resplendissants : Règle du jeu de bog.

Le bog est un noble et patient jeu, cousin du vingt et un et frère du nain jaune. En lui réside un immense avantage, le nombre des joueurs peut s’accroître à l’infini. Lorsqu’on a élevé et rempli une ou deux tables de boston, tous les nouveaux arrivants sont renvoyés au bog.

Je vous donnerais bien la règle de cette récréation si goûtée ; mais, outre qu’il vous est facile de vous la procurer ailleurs, et que je ne vais point sur les brisées des marchands de jouets, je craindrais d’errer en quelque manière, et de m’attirer la fureur des demoiselles de l’île Saint-Louis que je ne pourrais plus traverser sans trembler pour mes jours,

Non-seulement les demoiselles connaissent ce jeu, mais elles paraissent l’affectionner singulièrement. En passant, je vous souffle à l’oreille que chaque joueur a droit d’unir les jetons qu’il possède aux ressources d’un des combattants ; on a les mêmes cartes, si l’on veut ; on se place l’un près de l’autre, et l’entretien et les conseils suivent leur cours à voix basse. Quel plaisir pour elle et lui ! Puis, qui peut empêcher que les pieds ne se rencontrent ? Ne faut-il donc pas s’avertir ?

Recevez, cher ignorant du bog, cet unique et excellent avis : si vous n’êtes ni elle ni lui, quand vous verrez, dans un salon de l’île, une grande table, à tapis vert, surmontée d’un carton peint et d’un nombre considérable de jetons, feignez une grave indisposition, évanouissez-vous s’il le faut ; trouvez un moyen de fuir… C’est le bog !


VIII

la bête ombrée. — le père souriceau. — le jardin de l’archevêché. — les enfants. — grande querelle.


Il est un autre jeu, peu connu à Paris, et si vénérable par son antiquité, qu’on ne risque guère de le rencontrer ailleurs qu’en deux ou trois salons de l’île Saint-Louis. Ces deux ou trois salons fermés, le jeu aura cessé d’exister, dans la capitale s’entend, car les six ou huit départements du centre lui sont jusqu’à présent demeurés strictement fidèles. Le centre du jeu est en Berry ; l’île Saint-Louis forme l’extrémité de son plus long rayon.

Ce jeu a nom : la bête ombrée.

Il se joue à quatre, comme le whist, et les connaisseurs le proclament infiniment plus amusant, ce que je n’ai aucune peine à croire, ni vous non plus sans doute.

Je l’avais perdu de vue depuis cinq ans, lorsque je le retrouvai rue des Deux-Ponts. Il remplaçait le boston qu’un joueur ignorait. Ce joueur, provincial tout frais débarqué, a pris place dans ma mémoire comme un de ces types créés par l’imagination de Scott ou de Balzac.

C’était un de ces êtres qu’on n’oublie pas.

Il avait nom : Souriceau. Toute grotesque que fût cette appellation, elle le devenait bien davantage encore, adressée à ce gros homme, court, rubicond et joyeux, en qui rien de prime-abord ne rappelait son homonyme, si ce n’est peut-être quelques mèches de cheveux gris épars sur un crâne qu’on eût dit gratté et blanchi de la veille. C’était d’ailleurs tout ce qu’il y avait de gris dans ce bonhomme, juge de paix de son arrondissement, et, en cette qualité, vêtu d’une façon si variée qu’elle en est indescriptible. Les nuances les plus opposées se jouaient follement sur son pantalon, son gilet, son habit à longs pans, atteignant les talons, et s’écartant graduellement l’un de l’autre, comme s’ils n’eussent pu qu’avec peine se séparer des deux grosses jambes qui les entraînaient dans leur marche. La couleur blanche, la seule oubliée dans tout cet attirail, reprenait son empire sur les plis d’une chemise de toile épaisse, laquelle avait incivilement forcé la ceinture, et tenait, paraît-il, essentiellement à rompre l’union, d’ordinaire indissoluble, du gilet et du pantalon.

Le vieillard était joueur enragé, excellent partner d’ailleurs, quoique doué d’une manie singulière.

Quand le père Souriceau se mettait au jeu… Mais, avant tout, connaissez-vous la bête ombrée ? La chose est improbable, il faut donc vous expliquer qu’au nombre des paroles cabalistiques qui accompagnent ce plaisir comme tous les autres, la première et le plus souvent proférée est le mot : j’y vais ou je n’y vais pas. Si l’on y va, on joue ; si l’on n’y va pas, on contemple modestement les efforts d’autrui. Un homme ne dit peut-être pas dix phrases où je ne me charge de trouver les traces d’un argot quelconque. La langue française n’est parlée que lorsqu’il est impossible de faire autrement.

Donc le père Souriceau avait coutume de commencer le jeu par ces mots : j’y vais, d’ordinaire ainsi estropiés et périphrasés d’une voix goguenarde :

« J’irais ben… murmurait-il, mais j’perdrais ben aussi.»

Puis, après une mûre et attentive réflexion : « Tais, j’y vas, »

La mise en scène était à peu près invariable, le père Souriceau y allant toujours et faisant précéder sa détermination d’un petit speech, destiné à la plus grande édification de ses trois auditeurs.

Ce discours terminé, la partie s’engageait sérieuse. Le père Souriceau perdait avec une constance inébranlable, et c’était toujours avec la même ironie amère que cette victime du destin s’écriait, en posant ses cartes sur la table :

« J’vous l’avais ben dit ! »

Et il se renversait sur son fauteuil, dilatant son énorme face où se disputaient le chagrin de la perte et la joie de la prédiction.

Or, pourquoi le père Souriceau perdait-il toujours ?

Il ne le savait pas, il ne le sait pas encore, il ne le saura jamais.

À moins qu’il ne lise ce livre où je l’enseigne à la postérité.

Le père Souriceau était trop bavard. Son jeu étalé dans sa main, il le regardait avec amour et douleur ; puis, d’une voix vibrante, et tout en croyant parler bas :

« Si je jette mon valet, il jettera son roi, mon dix, il me le prend avec sa dame. Bouh ! j’ai mon neuf, et l’as de cœur est bon. Tais, je le joue, »

Et le brave homme lançait son valet ; et tandis que ses amis riaient, qui l’eût bien étonné ? ce fût celui qui eût dit connaître la composition de ses cartes, de la première à la dernière.

« Vous êtes donc sorcier ? » criait-il quelquefois, si l’un de nous s’amusait à lui jeter ces mots d’un bout de la table à l’autre :

« Père Souriceau, vous avez l’as de cœur !

« Père Souriceau, vous avez le neuf de pique !

— Comment savez-vous ça, mon ami ?

— C’est mon secret, monsieur Souriceau ».

Et M. Souriceau demeurait les yeux hagards ; et la partie finie, il redemandait encore :

« Comment donc savez-vous que j’avais le neuf de pique ? »

Et voilà pourquoi M. Souriceau perdait toujours.

Pauvre bonhomme ! Si jamais la Candeur se revêt de chair humaine, je ne lui conseille pas de choisir pour asile le corps d’une jeune fille ; son sanctuaire naturel, c’est le cœur et la cervelle de M. Souriceau.

M. Souriceau fut destitué pour opinions avancées.

Mais laissons l’île Saint-Louis et ces débris de la bourgeoisie que 1848 a blessée au cœur et qui n’attend qu’un dernier coup pour mourir. La barque vole ; nous voici au jardin de l’Archevêché : plus loin, c’est Notre-Dame ; plus loin encore l’Hôtel-Dieu.

Le jardin de l’Archevêché. Ne devrions-nous pas dire l’archevêché ? Lugubre souvenir.

Quand je vins à Paris pour la première fois, j’étais enfant. J’arrivais d’une ville où la religion est en honneur, où le nom de palais, attribué à la demeure de l’évêque, n’est rien moins qu’un vain mot. Mes idées innocentes se figuraient qu’en tout pays le plus beau monument devait être ce palais. Quant à sa situation, elle était pour moi précise : l’évêque auprès de sa cathédrale, comme le curé près de son église.

Quel ne fut donc pas mon étonnement lorsque, conduit par la main d’un vieux parent presque aveugle, que mes yeux conduisaient aussi, je n’aperçus qu’une place déserte et vide, là où je croyais voir s’élever des portiques somptueux et des galeries magnifiques !

« Est-ce là l’archevêché ? dis-je à mon oncle. Mais je ne vois pas de maison.

— L’hôtel, me dit-il, est là-bas, bien loin, dans un endroit qu’on nomme le faubourg Saint-Germain.

— Alors, pourquoi appelez-vous cela l’archevêché ?

— Parce qu’autrefois il y eut là un palais.

— Qui donc l’a détruit ?

— Le peuple. »

L’enfant s’arrêta étonné et regarda le vieillard. Il est un âge où l’on ne croit pas encore à la puissance de ce grand démolisseur qui se nomme le peuple… Il est bien un âge où l’on n’y croit plus !

Alors celui qui avait vécu expliqua à celui qui devait vivre et lui dit :

« Qu’un jour le vieux monument sombre, accroupi dans la Cité et plongeant sur deux rivières, vit à ses pieds, sur les ponts et sur les parapets, s’avancer, se presser, se heurter et rugir, une multitude effrayante ;

« Que bientôt les deux bras du fleuve se mirent à charrier des meubles, des livres, des chasubles et des soutanes ;

« Que bien des choses précieuses, que bien des livres rares furent perdus ;

« Puis, lorsque les meubles eurent disparu au tournant de la rive, le vieillard avait vu (car il voyait alors) une centaine d’hommes s’éparpiller sur les toits et en arracher les ardoises.

« Après les toits vinrent les murs, après les murs les fondations.

« À deux heures de l’après-midi, il ne restait plus une pierre, et l’on parlait, chose horrible ! de démolir Notre-Dame.

« Le même jour, on avait saccagé Saint-Germain-l’Auxerrois et dansé sur l’autel.

— Pourquoi tout cela ? demanda l’enfant. Pourquoi saccager une église ? pourquoi piller un hôtel ? pourquoi surtout démolir Notre-Dame ?

« En voulait-on au clergé ? en voulait-on à l’évêque ? en voulait-on à l’art ?

— Non, répondait l’aveugle, on en voulait au roi. »

Peut-être eût-il dû ajouter ces paroles :

Le peuple ressemble à ce voyageur qui, pour sauver sa famille et lui-même, fait éclater l’incendie et couvre dix lieues de forêts de cendres et de débris, quand le boa qu’il redoutait fuit à l’horizon. Ira-t-on demander compte à cet homme des arbres qu’il a brûlés, des fruits qu’il a perdus, du désert qu’il a fait ? Bien des hommes peut-être mourront dans ce désert ; ils auraient vécu dans la forêt. Nul cependant n’accuse l’incendiaire.

Et qu’importe, dit-on, s’il a ruiné quelques arpents de trop ? Il est sauvé.

Dans toute révolution, il y a le côté noble et le côté infâme, la face et le revers.

En ce temps-là, la face, ce fut juillet 1830 ; le revers, février 1831.

Aujourd’hui le jardin de l’Archevêché est abandonné en toute propriété aux enfants et aux femmes du peuple. C’est, du reste, tout ce qu’a gagné ce dernier à sa dévastation,

C’est une place plantée de quelques arbres, semée de quelques bancs. Sous les arbres, des gamins et des petites filles jouent à la balle ; sur les bancs, les mères et les grandes sœurs tricotent ou raccommodent.

Fritz fit faire halte à notre canot, et me proposa de visiter Notre-Dame. J’y consentis d’autant plus volontiers que l’idée du déjeuner s’était déjà mainte fois présentée à mon cerveau avec une insistance étrange. Or, il en est des idées comme des passions ; pour les chasser, il faut les satisfaire.

Comme nous traversions le jardin, il se manifesta une grave perturbation dans un coin où jouaient une dizaine d’enfants de dix à douze ans, Il y avait une grande querelle entre les deux sexes : une petite fille et un petit garçon se disputaient, criaient, se battaient à qui mieux mieux. Le reste des enfants entourait ces deux-là.

Les enfants, aujourd’hui, sont comme les hommes ; on se bat, ils regardent faire. Autrefois (je ne parle pas de longtemps) j’en connais qui eussent pris fait et cause pour l’un des deux combattants, et la dispute particulière fût devenue une guerre générale. Le terrain se fût changé en véritable champ de bataille, et, non dans un duel moderne, mais dans un combat antique, on eût débattu cette question, vieille comme le monde, de la prééminence du sexe. La galanterie, comme on sait, n’est point une qualité native.

J’aime beaucoup les jeux d’enfants. Fréquemment mes amis me rencontrent au fond de quelque jardin parisien, assis sur un banc, un livre dans ma main, les yeux fixés ailleurs : attitude de désœuvré. Si le livre n’est pas à l’envers, rendez-en grâce au hasard, ou plutôt à cet instinct de l’ordre qui, bien qu’on en dise, impose sourdement sa loi à toutes nos actions les plus indifférentes. Le livre n’est qu’un porte-respect, une sorte de contenance à l’usage de mes jeunes acteurs, lesquels s’effaroucheraient peut-être d’une contemplation trop suivie. Les enfants les plus hardis sont timides ; s’ils se sentent regardés, ils se guindent, ils posent comme des hommes, ils perdent toutes leurs grâces et cet ineffable naturel qui accompagne leurs moindres mouvements. Dès lors, plus d’intérêt pour moi, plus d’animation dans leurs ébats : d’une part, le désir d’être admiré ou la honte d’être considéré ; de l’autre, l’ennui d’un spectacle prévu, quelque chose comme la sensation fournie par un mauvais comédien,

Je prends donc un livre et regarde de côté.

Mais, ne vous y méprenez pas, il est très-difficile de tromper les enfants. Soit que l’intuition de la vérité fasse partie de leur innocence, soit que la vanité, commune à ces petits êtres, les pousse à se croire l’occupation unique des étrangers, toujours est-il qu’ils prévoient admirablement et les dangers qui les menacent, et les intentions de ceux qui les entourent. Votre physionomie leur est un livre ouvert ; ils y savent mieux lire que dans les autres. En cinq minutes, ils ont compris pourquoi vous êtes là ; ils se défient de vous, vous regardent de travers, et souvent, s’ils sont sauvages, en les voit se réfugier auprès de leur mère, à qui protection est demandée contre l’intrus grave et discret, dont la barbe les épouvante, et dont les yeux rêveurs ont perdu la limpidité première.

La mère sourit, les embrasse et les renvoie ; mais c’en est fait encore du naturel ; je plie bagage et je m’échappe.

Ailleurs, je recommence le même manège avec des succès divers, Comment faire comprendre à ces bambins qu’un monsieur se trouve heureux de les voir, sans leur parler, sans les connaître, sans les aimer ?

Mes amis, d’ailleurs, n’y comprennent rien eux-mêmes, et ma situation est toujours pour eux la source d’un étonnement profond et cent fois renouvelé.

Ce jour-là, il y avait donc grande querelle et j’y courus, non pour voir cette fois, mais pour séparer. J’arrivai trop tard.

C’était une grande sœur de douze ans qui s’efforçait d’arracher une toupie à un petit frère, de quatre ans moins âgé. Elle mettait à cet acte d’autorité l’entêtement et la gravité d’une véritable maîtresse d’école. Naturellement, la résistance du petit frère était mêlée de sanglots et de larmes. Comme Antée, dès qu’il touchait la terre, il semblait reprendre de nouvelles forces, et continuait la lutte acharnée. La petite fille prit le parti d’Hercule. Quand je parvins à la voir, elle emportait l’enfant auprès de sa mère, le tenant ainsi, autant que possible, séparé de la terre ferme.

Qu’arriva-t-il ? vous ne sauriez le prévoir ; l’événement devait différer selon le caractère maternel, Il y a des mères qui auraient battu la fille, des mères qui auraient battu le fils, des mères qui n’auraient battu personne et consolé tout le monde.

Cette mère-là battit son fils.

Mais comme le petit garçon, tout pleurant, se servait de ses mains pour parer les coups, la méchante petite sœur eut la cruauté de lui tenir froidement les bras, pendant le temps de la correction.

Je ne veux pas savoir qui avait tort ou raison, mais je trouvai cet acte abominable. J’affirme qu’un petit garçon n’eût jamais commis pareille noirceur.

Est-ce à dire que les petits garçons valent mieux que les petites filles ?

Est-ce que l’amour du despotisme, inné chez la femme, la pousse dès son jeune âge à faire saigner le corps des gens, dont plus tard elle fera saigner l’âme ?

La bonté du sexe faible serait-elle un mensonge ?

Ô George Sand, vous qui prêchez l’émancipation de la femme, vous n’avez certainement pas vu, au noir jardin de l’Archevêché, cette petite fille souriante tenir les bras du frère courbé, afin que sa chair meurtrie ressentit mieux la souffrance et ne perdît aucune douleur.



IX

la taverne du lapin blanc. — madame flavie. — les grotesques du haillon.


Cependant Notre-Dame élevait devant nous sa masse imposante ; la Cité nous environnait de toutes parts.

Ce fut jadis un bien singulier pays que la Cité, le repaire des bandits et des forçats libérés. Chose nullement étonnante ; ne vivaient-ils pas à l’abri du palais de dame Justice ? Sa noble châtelaine, impartiale à l’égard de tous les citoyens, se gardait bien de troubler la paix de son territoire, en inquiétant par d’importunes visites le commerce des ménages industrieux.

Ah ! c’était un beau temps pour les tapis francs, que nous a décrits Eugène Sue, tout en déjeunant dans sa salle à manger lambrissée et peinte par Feuchères. Ils existèrent réellement, ces sombres lieux de rendez-vous pour le meurtre et l’impudeur ; seulement je ne crois pas qu’on y signalât jamais un prince Rodolphe ou une marquise d’Harville.

Tapis franc. L’étymologie de ce nom n’indique-t-elle pas la bienheureuse franchise, l’aimable liberté dont jouissaient les hôtes assidus de ces hôtels bénévoles ? Et l’on nous déclare en progrès, aujourd’hui que tout cela est changé, et qu’il n’y a plus moyen pour le moindre petit fripon de circuler dans nos larges rues ou d’exercer son métier dans nos carrefours sans être pris au collet d’une façon peu convenable par un homme habillé d’une tunique noire et ceint d’une épée de gentilhomme. Bon Dieu ! Mais comment ces gens-là vivront-ils ?

Aujourd’hui voulez-vous savoir ce qu’est un tapis franc ? Le Lapin-Blanc vous est ouvert. Mon Dieu oui, ce même Lapin-Blanc dont la cour étroite et boueuse vit cet illustre combat, nommé depuis des coups de poing de la fin. Ce même Lapin-Blanc…, mais rassurez-vous, on y pénètre aujourd’hui sans certificat de voleur et sans titres de prince.

Nuls quartiers ne sont nécessaires ; il suffit de posséder une blouse et une modeste casquette.

Par exemple, je ne vous conseillerais pas de vous y présenter en habit noir. La société, bien que convenable, serait peut-être gênée en votre présence, l’usage de ce vêtement lui étant inconnu. Or, la première condition de toute politesse est de ne point mettre dans l’embarras les gens que l’on visite. Manquer à cette loi est désagréable pour les deux parties.

J’insiste sur ce point par une excellente raison. À la vérité, je ne sais pas, monsieur, si vous vous résoudrez à cette démarche. Pour vous l’éviter, je vous décrirai le Lapin-Blanc, comme si… Mon Dieu, pourquoi mentir ? Je l’ai vu.

Or, vous le savez maintenant, tout en estimant spécialement ces deux états, je tiens à ne point passer à vos yeux pour un voleur ou pour un prince. Je suis poète, c’est bien assez. Quant à la blouse et à la casquette… nous passerons, Si vous y consentez.

C’était Le soir. J’avisai, dans la profondeur d’un sentier ténébreux, une lumière qu’on semblait follement agiter par intervalles inégaux. L’écrivain est semblable à l’enfant : tout éclat nouveau l’attire. Au péril de ma vie, je me dirigeai vers cette lumière.

Une maison se dressa devant moi. Était-ce bien une maison ? N’auriez-vous pas plutôt pris ces quatre murs pour une gigantesque chaudière, dans laquelle bouillonnait sur des charbons un compte plus ou moins rond de suppôts de l’enfer ?

Je ne sais, mais je m’arrêtai devant la porte.

Pas une lumière dans la rue ; quelques ombres blanches que la moralité a peine à définir.

La porte, porte d’allée s’il en fût, donnait sur une cour étroite et d’autant plus noire que la salle voisine paraissait plus brillante. Autant que je pus le remarquer du dehors, cette cour était abominablement malpropre : d’un côté, des fagots entassés, mêlés avec des débris de planches, dont les taches de boue qui les couvraient pouvaient être, par la peur, prises pour des taches de sang. L’amas de ces fagots et de ces planches s’élevait si haut qu’il vint à mon esprit une idée horrible :

« Si c’étaient les débris des incendies et du pillage, et que ce centre en fût le dépôt… »

L’autre coin me rassura. Une douzaine de tonneaux y étaient semés sans ordre, mais s’offraient à vous avec des poses si gaillardes et un air si guilleret, qu’il était impossible de croire qu’en aucune façon ce fussent là des tonneaux de brigands, ou l’apparence serait bien trompeuse. L’un s’arrondissait près du seuil, comme le Roger Bontemps du poète, et, se dandinant alternativement sur ses deux flancs mal soutenus, semblait chanter sur un mode vulgaire : Entrez, entrez, entrez toujours.

Un autre appuyait ses deux coudes sur ses voisins, et, s’efforçant de combler le vide qui les séparait, se vengeait de son impuissance en m’adressant un pied de nez à l’aide de son robinet.

Un troisième, plus heureux, avait réussi à se glisser dans l’intervalle d’un ruisseau ; on eût dit le boulevard Sébastopol se frayant une voie entre les rues Saint-Denis et Saint-Martin.

Tous, me regardant avec leurs gros yeux, chantaient alternativement : entrez, entrez, entrez toujours.

J’entrai. En ce moment, la porte du fond s’ouvrit, et un ouvrier sortit de la salle éclairée. Naturellement il portait blouse et casquette. Fis-je un pas en arrière ? Lut-il mon hésitation sur mon visage ? Je ne sais. Toujours est-il qu’il m’adressa la parole.

« N’ayez pas peur, monsieur, me dit-il en souriant, on peut entrer, c’est très-curieux. »

— N’ayez pas peur…, cela lui était facile à dire, à lui, membre d’une institution destinée à effrayer les autres. Le bruit horrible qui sortait de la taverne n’était pas propre à rassurer.

— On peut entrer. — Je le voyais pardieu bien, que l’on pouvait entrer. — Il m’eût fait plus de plaisir en m’apprenant si l’on pouvait sortir.

Quant à la curiosité de la scène, je sais plus d’un fait divers fort curieux dont il me répugnerait de devenir le héros.

Cependant, je passai fièrement et soulevai le loquet de la porte.

Deux réflexions m’avaient rasséréné.

— On ne vit qu’une fois, m’étais-je dit.

Pensée assez dépourvue de bon sens, car c’est précisément parce qu’on ne vit qu’une fois qu’on doit tenir à conserver sa vie.

Mais avez-vous jamais vu la nature agir d’une façon logique et convenable ? Le plus souvent, semblable à une petite fille qui distribue du gâteau à ses chats, c’est à celui de nous qui n’y compte plus qu’elle envoie le bon ou le mauvais morceau. Rarement un pressentiment se réalise. La mort ne vient qu’aux gens qui ne s’en préoccupèrent jamais.

Puis la mort est malicieuse ; elle vous joue des tours excellents. Tant que vous ne serez utile ni à quelqu’un ni à quelque chose, ne redoutez pas ses coups ; mais si jamais votre absence doit laisser un vide, soyez sûrs que la faux n’est pas loin.

Si vos amis sont vos héritiers, c’est un signe de longue vie,

Certainement j’opérai une sensation.

Figurez-vous une salle immense, mais étonnamment bossue…, bossue au point de croire que l’architecte en avait créé le plan durant un cauchemar nocturne, ou par un enfantement précoce.

On eût pu croire encore (et ce qui corroborait cette supposition, c’était le peu de solidité d’une maison que le moindre bruit faisait chanceler sur sa base), on eût pu croire, dis-je, que le salon commun s’étant un jour pris de querelle avec les escaliers et les chambres particulières, ou peut-être uniquement avec ses habitués, en avait reçu de si violentes blessures, qu’il lui était demeuré ces formidables excroissances. Et les combats devaient être assez fréquents pour justifier cette lutte homérique, ainsi que l’indignation manifestée par les restes poudreux d’une solive branlante, qui montrait le poing aux buveurs.

Le papier ; — mais occupons-nous d’abord des habitants.

À gauche, dans une encoignure ménagée, vallon perdu entre deux bosses, se dressaient l’un sur l’autre une marche de pierre, un comptoir, un tonneau et une vieille femme.

Non que la vieille femme fût assise sur le tonneau. Je ne pourrais vous définir la physionomie du siège qu’elle occupait, et que dérobaient entièrement aux regards le comptoir, le tonneau et la matrone elle-même, dont la tête dépassait jovialement l’amoncellement bizarre, et dominait la bruyante assemblée.

J’ai dit : jovialement. Je suis le premier à convenir que le mot est inexact. Il est certain qu’au primitif abord, la figure de la respectable maîtresse n’offrait pas une mince ressemblance avec les traits refrognés d’une ogresse. Elle avait le nez d’aigle, ce nez que les physionomistes attribuent également aux grands génies et aux épouvantables coquins, désirant par là rappeler notre attention sur la solidarité de nos natures, et donner aux hommes une leçon de véritable humilité.

L’hôtesse portait aussi le bonnet ruché, taché de vin, qui naturellement indique une tendance déplorable à l’absorption de ce dernier liquide. Je sais que les observateurs appuient leurs remarques à propos de cette passion sur l’existence de la ruche autour de la tête, et affirment que la liqueur répandue ne saurait être admise comme preuve immédiate, attendu que, versée sur le crâne, elle ne peut témoigner qu’aucune goutte ait pénétré dans la bouche. Malgré ces justes réflexions, je suis porté et persiste à croire que l’ornement accidentellement ajouté au bonnet de madame Flavie n’entre point d’ordinaire dans le caractère des personnes sobres et modérées,

Les yeux de madame Flavie seuls justifient l’expression de jovialité. C’étaient des yeux singuliers, sanguinolents par les deux bouts, et roulant dans leurs orbites avec une volubilité vraiment extraordinaire. Quand ils se fixaient sur un buveur opiniâtre, leur expression devenait fantastique ; il faudrait créer un mot pour en rendre le caractère, et dire qu’ils hilaraient.

Et ce soir-là ce n’était pas sans cause. Jamais salle de café, jamais assemblée populaire sous une halle, jamais sermon de Lacordaire, n’ont réuni dans un même espace une telle quantité de gens serrés, étouffés, n’en pouvant plus, qu’en rassemblait, ce soir-là, la vaste salle du Lapin-Blanc. C’était une cohue infernale, un effroyable tohu-bohu. Toutes les tables de bois jadis blanc étaient couvertes de verres et de pots ; les bancs craquaient sous leur charge accablante. Si l’on eût cubé l’atmosphère de la chambre, on n’eût pas, j’en suis sûr, trouvé d’air respirable assez pour soutenir l’existence d’un pinson, tant la fumée des pipes noires, tant l’haleine nauséabonde des fumeurs avait envahi jusqu’aux moindres recoins.

Les quinquets s’en obscurcissaient, les chandelles s’en éteignaient. La vue d’un étranger, arrivant du dehors, ne pouvait qu’après un long temps percer cette brume épaisse ; les cris violents qui pénétraient ses oreilles, seuls, l’assuraient qu’il n’était pas encore complétement étouffé, et lui faisaient présumer qu’une foule s’agitait autour de lui, en respirant quelque chose. À ces éclats incohérents se joignait le ronflement sonore d’un poêle près d’éclater.

Aussi quelle chaleur ; chacun s’en préoccupait par instinct. Les uns avaient retiré leurs blouses, d’autres entr’ouvert leurs chemises, et, lorsque ceux-ci buvaient, on pouvait voir dans leur cou s’agiter et remonter une boule mobile, comme si l’estomac lui-même se refusait à engloutir le liquide qu’on lui envoyait.

Et ils buvaient… Que buvaient-ils donc ? De la bière, parbleu ; de la bière et du genièvre. C’est du moins ce que chacun demandait ; car, pour la liqueur apportée, la vérité m’oblige à le dire, elle était bien plus semblable à une huile religieusement conservée qu’à toute autre espèce de boisson digne d’être présentée à des gosiers humains. Le principal est que tous s’en contentaient ; plusieurs même, sublimes de résignation, ricanaient en l’absorbant.

Les pots étaient de grès ou de fonte : les verres de verre, verre particulier que l’on jetterait du haut de la tour Notre-Dame, qu’il ne s’en briserait pas un éclat.

Mais le papier ?… M’y voici. Ne fallait-il pas garder pour la fin le plus merveilleux de l’histoire ? N’est-ce pas le droit, n’est-ce pas le devoir des conteurs ?

Le papier… il n’y en a pas au Lapin-Blanc ; mais il est merveilleusement remplacé par une série de dessins fantaisistes, exécutés généralement et donnés par les pensionnaires de l’établissement. Tous ces dessins, exactement collés sur la muraille, sans souci de l’exposition, au hasard, comme on les livre, portent le nom de leur auteur à l’angle droit de la feuille, ainsi que l’époque de la donation. Tous représentent le Lapin-Blanc dans une situation différente. Puis, il n’y a pas que des dessins ; il y a des vers, beaucoup de vers ; il y a de la prose, peu de prose… prose et vers consacrés à l’éloge du Lapin-Blanc.

Et le lapin blanc cependant se balance sur son enseigne, en proie aux frimas, sans recevoir un salut du passant, image des grandeurs terrestres, que l’on chante dans son intérêt, que l’on adore pour soi.

Je regrette de n’avoir transcrit aucun de ces vers ; mais, si la postérité s’en occupe, peut-être les retrouvera-t-elle mieux où ils sont que sur cette humble feuille.

Puis je crois qu’à ma place vous eussiez songé à toute autre chose.

J’eus peine à trouver un bout de banc à la droite du comptoir. Peut-être même mes efforts eussent-ils été inutiles, si l’hôtesse, devinant en moi (ce qu’elle me dit plus tard) un personnage remarquable et influent, n’eût quitté son siège avec une hâte relative, et ne fût venue interposer son autorité dans une discussion élevée à mon sujet entre mes deux voisins, les mieux accoutrés, sans contredit, parmi toute l’assemblée,

Seuls, ils n’avaient ni blouse ni casquette.

L’un portait une redingote graisseuse et un chapeau efflanqué.

L’autre eût été vêtu d’une affreuse veste marron, s’il ne l’eût précieusement tenue ployée en quatre entre son bras et son côté. Son front chauve était orné d’un béret gris.

Que pouvaient être ces gens-là ?

Le premier, à la barbe noire, au visage terreux, m’apparut comme un de ces artistes populaires, auteurs de quelques-unes des caricatures étalées sur la muraille.

Ce serait une bien curieuse étude à faire que celle du peuple parisien considéré au point de vue de l’art. Ne vous y méprenez pas, ce peuple a ses artistes comme il a ses poètes. De ceux-ci, il a pour deux sous le cahier de chansons ; de ceux-là, la mauvaise gravure coloriée dont il orne sa mansarde, L’un chante ce Juif-Errant dont l’autre peint la barbe rousse, l’habit vert et les souliers pointus. Et c’est en vain que la librairie à bon marché, et c’est en vain que la lithographie, mettront dans les mains populaires des romans de Dumas ou des copies de Decamps : le peuple, le vrai peuple préférera toujours les œuvres, à lui seul destinées, de ses poètes et de ses artistes.

Quelle nation à part que celle-là ! Quelles mœurs à sonder ! Quelle histoire à écrire !

Que sont les grotesques de la bohème à côté de ces grotesques du haillon ? Eux aussi ont une gloire, une vie à eux ; leurs habitudes ne sont pas celles de leur public ; leur public aussi les admire de bonne foi. Leurs ouvrages, adressés aux prolétaires, dont ils sont l’âme, donnent aussi à ces autres prolétaires une réputation, une renommée. Ils la cherchent, ils l’obtiennent, ils en vivent. Quelle vie !

Mais ne riez pas de leur ambition. J’ai vu l’applaudissement d’un gamin de Paris donner de la joie à un bien grand homme.

Certes, ce n’est pas là de la littérature, ce n’est pas là de la poésie, ce n’est pas là de l’art ; mais, de quelque côté qu’on regarde, c’est autre chose que l’état du manœuvre ; et ceux qui font ce je ne sais quoi forment une classe à part dans la société, une classe trop ignorée.

Donc, je pris mon premier voisin pour un de ces hommes-là.

Quant à l’autre, c’était évidemment le garçon d’un riche marchand de vin. On sait que le nom de garçon s’applique universellement à ces estimables messieurs qui servent dans les boutiques, quels que soient d’ailleurs leur âge et leur position de famille. Cependant nous progressons ; les marchands de vin spécialement commencent à donner le nom de commis à leurs valets ; bientôt on les appellera des secrétaires.

Peut-être ferions-nous mieux de revenir aux officieux de la république.

La question est à débattre.

L’hôtesse, qui me parut d’ailleurs une excellente femme, soit que, ayant bu un peu plus que de coutume, elle se trouvât dans cette situation exubérante où toutes les facultés s’unissent dans une tendresse et un dévouement universels, soit que ce fût en réalité le résultat d’un charmant naturel, l’hôtesse parvint à apaiser la colère des deux messieurs, dont le plus acharné contre moi était sans contredit le marchand de vin.

Disons, à sa décharge, qu’étant le plus gros et le plus rubicond, il était le plus maltraité par l’arrivée d’un consommateur étranger.

L’artiste en appelait aux droits de l’hospitalité, tout en clignant de l’œil d’une façon souverainement méprisante, et qui signifiait, à n’en pas douter :

« Je sais que ce monsieur est un polisson, mais ce nous est une raison de plus de le recevoir avec tous les égards. »

Deus ex machina, l’hôtesse, à défaut de raisonnements, asséna un violent coup de poing sur la tête couverte du béret…

Et je fus placé…

X

histoire abrégée de madame flavie. — kyrie eleison. — l’hôtel-dieu. — le respect de l’autorité. — le déjeuner des internes.


Certainement cette femme était excellente, et de l’ogresse n’avait que l’apparence. Je me fis servir ce qu’il y avait de meilleur dans l’établissement ; la maîtresse elle-même (car je crois qu’elle résumait toutes les fonctions) m’apporta un verre de cette liqueur jaunâtre, qu’elle osait appeler de la bière, et que j’ai précédemment décrite.

Je ne bus pas.

En revanche, je causai. Je causai même beaucoup, et j’écoutai encore davantage.

Les conversations que j’entendis ne sont pas de celles qui peuvent se répéter devant toutes les oreilles. Je me contenterai donc d’apprendre au lecteur les instructions que me donna l’hôtesse.

Elles sont au nombre de trois… trois choses nouvelles qui me furent enseignées… tant il est vrai qu’on s’instruit, non-seulement à tout âge, mais en tout lieu.

Je sus donc :

1o Que le nommé Jacques Bornéo, signataire d’une grande quantité de vers inscrits sur le mur, doit être considéré comme le premier poète de France… après Béranger, bien entendu ; mais ce pauvre Béranger est mort ;

2o Que, dans les premiers cafés de Paris, cette même eau sale, dans laquelle je ne trempai point mes lèvres, m’était fournie au prix de 45 centimes le verre, au lieu de 10 centimes, somme que me coûta mon excursion au Lapin-Blanc. Madame Flavie craignait même que ladite liqueur n’y fût de qualité inférieure, et qu’on n’y mêlât quelque drogue nuisible aux estomacs délicats ;

3o Qu’elle, madame Flavie, se prenait pour la propre fille d’un colonel de la garde impériale, lequel, parent de l’empereur d’Autriche, avait, avant de rendre le dernier soupir, uni par les liens du mariage son enfant illégitime avec le propriétaire de la taverne sus-indiquée.

Sur quoi je demandai des nouvelles du propriétaire.

À cette interrogation flatteuse, madame Flavie s’assit à ma droite, par je ne sais quel moyen, et se prépara à me réciter le premier chapitre de ses mémoires. Un seul instant me suffit pour reconnaître, en madame Flavie, une femme nourrie de nos meilleurs auteurs contemporains, et digne en tout point de voler, sur leurs traces, à la célébrité… le genre de publication, appelé mémoires, commençant, comme l’on sait, par les plus violentes diatribes à l’adresse du mari, de la femme, des parents, des amis, en un mot, de toutes les personnes qu’on a pu connaître, et finissant (ceci sans exception) par le plus naïf éloge de soi-même et des actions de son existence… éloge et blâme, qui, soit dit en passant, embarrassent souvent le lecteur, ne sachant où prendre les bourreaux dans cette collection de martyrs.

Comment pus-je me tirer de là ? comment pus-je fuir de cette caverne ? Je l’ignore, et d’ailleurs je dois revenir à mon voyage.

Fritz m’avait proposé une visite à la cathédrale, et un déjeuner à l’Hôtel-Dieu. J’acceptai l’un et l’autre.

À Notre-Dame, il y avait répétition de la maîtrise.

Dans le chœur, au pied d’une vieille pendule disloquée, était placé un orgue d’une petite dimension. Une quarantaine de chaises réunissaient autant d’enfants de huit à quinze ans, sous la présidence d’un monsieur barbu, à qui je ne sus attribuer aucune situation sociale.

On chantait le Kyrie eleison de je ne sais quel maître allemand.

Un public peu nombreux était groupé autour des grilles.

Fritz et moi, sans nous mêler aux curieux, pénétrâmes dans les chapelles latérales les plus éloignées.

Là, tandis que mon impie compagnon de voyage, sous le spécieux prétexte de mieux examiner un groupe de marbre, se chauffait les pieds à la bouche d’un calorifère, je m’appuyai contre une colonne, et j’écoutai les chants lointains.

Êtes-vous poète ? Non. — Vous êtes peut-être philosophe ! Alors vous ne me comprendrez pas. Passez, je vous prie, les lignes suivantes.

Je fus charmé. Non, le mot est trop doux. Ravi ne conviendrait pas encore. Les langues n’ont jamais réuni de syllabes qui puissent rendre l’effet produit sur tout notre être par l’audition d’une mélodie aimée. Des larmes qui baignent nos paupières, le sourire qui se joue sur notre bouche, le frisson qui gagne nos membres, la sensation de folie qui pénètre le cœur, tout cela n’est représenté par rien. Les sons humains peuvent-ils exprimer les pensées surhumaines ? et ne sont-ce pas les grammairiens qui font les langues ?

Oh ! ce Kyrie… Était-ce un souffle de ce puissant génie, qui, jusqu’à ses quatre-vingts ans, fit des chefs-d’œuvre, et qu’on appelle de son nom mortel Haydn ? Était-ce un éclair de Mozart ? N’était-ce pas plutôt un œuvre sans nom d’un de ces auteurs inconnus, flambeaux du moyen âge, météores sillonnant un siècle d’un trait de feu, et mourant, ignorés d’eux-mêmes, dans quelque modeste appentis d’artisan ?

Cette idée, à tort ou à raison, je m’y attachai amoureusement. Il me paraissait beau, sous ces voûtes sonores, élevées, enrichies par tant de bras, par tant de ciseaux tombés dans l’oubli, il me paraissait beau d’entendre résonner et fuir dans l’écho les accents d’une foi pour jamais ensevelie. Ainsi l’harmonie devenait digne du sanctuaire : le dieu caché, célébré par des chants sans auteur, dans un temple que le vague a bâti.

Puis, ayant laissé cette pensée, je n’en eus plus d’autre. Seulement je m’engloutis en moi-même, je perdis tout sentiment, je m’absorbai dans les sons, je devins tout entier mélodie. L’hymne montait vers le ciel, et je montais avec l’hymne… quand soudain Fritz, ayant les pieds chauds, me réveilla de ma torpeur.

Va, brave donneur d’eau bénite, toi qui nous as tendu le goupillon d’un air si suppliant et si doux, puisse la monnaie que je t’ai donnée t’inspirer une suave prière, et surtout je te le recommande, fais-la monter sur l’aile parfumée de ces accords d’enfants.

Mais le donneur a sans doute la voix aigre ; et peut-être ne croit-il plus.

Arrière les pensées tristes, arrière les rêveries vaporeuses. Il va nous falloir du courage pour entrer dans ce palais du pauvre, baptisé de ce nom si doux, si consolant : l’Hôtel-Dieu.

Depuis longtemps on parle de détruire ces vieilles murailles ; elles sont malsaines, dit-on. On a mis bien des années à s’en apercevoir.

Un seul monument ne convient pas pour les malades. Un projet veut que chaque arrondissement ait le sien. Tant pis, si l’on adopte le projet.

Mon Dieu, je ne suis pas un économiste bien érudit, et il est fort probable que les raisons de ma préférence feront rire aux éclats les hommes pratiques. Je déteste les hommes pratiques, et vous ?

Quand les vingt arrondissements auront chacun leur maison de malades, vous aurez vingt hôpitaux, vous n’aurez plus d’Hôtel-Dieu. Le mot hôpital repousse le pauvre. Quelle belle pensée d’avoir créé, au centre d’une capitale, un immense édifice, destiné au soulagement des infirmes, et d’avoir imprimé sur sa façade, comme au marbre d’un autel : c’est ici la maison de Dieu. Je ne sais qui eut le premier cette idée ; mais que celui-là soit béni ; car cette idée, ce sentiment, cette chose, ce nom, à hommes pratiques ! ce je ne sais quoi, enfin, a fait plus de bien dans ce monde que toutes vos créations humanitaires.

Pourquoi vouloir anéantir l’âme au profit du cerveau ? N’y a-t-il pas chez l’homme autre chose que la raison ? Pourquoi ne rien faire jamais pour cette autre chose ?

J’avais tort de dire que cette idée était un je ne sais quoi.

Ce je ne sais quoi, c’est de la poésie. Vous dites, il est vrai, que la poésie est morte. Comme si l’âme pouvait mourir : Faites ce qu’il vous plaira ; vous n’empêcherez jamais le pauvre de redouter ce nom d’hôpital. Hôpital, cela veut dire : endroit où l’homme fait aumône à l’homme et l’humilie. Il y a des hôpitaux d’animaux. Hôtel-Dieu, cela veut dire un temple, une église, une foi…, une puissance supérieure qui s’incline, une cohabitation avec ce Christ qui a dit : les premiers seront les derniers. C’est l’égalité devant le ciel.

Hôpital, Hôtel-Dieu, c’est exactement la même chose, hommes pratiques ! C’est tout à fait différent, ô poètes !

Lecteur bénévole, permets que je laisse là ma plume. Je suis devenu sentimental, comme un oracle des dames, broché de jaune. Laisse-moi respirer l’air du dehors ; la comédie qui se joue dans la rue me rendra toute ma gaieté ; je te reviendrai hilarant, comme le bonhomme Rabelais, cet étrange buveur, dont les plaisanteries font rire à vingt ans, et parfois pleurer à quarante.

En sa qualité de palais, l’Hôtel-Dieu jouit des bénéfices d’une garde vigilante. Cette garde est représentée par quelques bonshommes, revêtus du costume des douaniers, et abrités, comme Socrate le souhaitait pour lui-même, dans une maison de verre, assez semblable aux guérites des marchands de journaux. Leur consigne consiste à demander, à l’étranger qui gravit le perron, dans quel endroit du vaste hôtel il dirige ses pas. Comme il y a beaucoup à parier pour que ledit étranger ne connaisse point les êtres de l’hospice, il lui devient naturellement impossible de répondre, et par conséquent de pénétrer au-delà de la première barrière. Cette mesure prévoyante est, comme vous le voyez, parfaitement digne du bon sens qui caractérise les actes administratifs.

Heureusement, il est facile d’éluder l’interrogation.

Un peu d’aplomb suffit. Je remarque avec curiosité combien l’aplomb impose à ce bon peuple français. Écoutez ceci, mes chers Allemands. Toutes les fois que l’envie vous prendra de pénétrer dans quelque édifice parisien, ayez soin de vous y présenter tête haute, ne vous découvrez devant personne ; marchez hardiment au hasard, devant vous, poussez des portes inconnues, traversez des corridors obscurs, trompez-vous de passages, mais trompez-vous audacieusement, comme s’il vous plaisait de gagner quelques lieux écartés. Soyez calmes et sans crainte ; nul ne vous arrêtera ; nul ne vous adressera la parole ; chacun s’inclinera sur la voie que vous suivrez.

Le respect de l’autorité est inné en France. Et ne pouvez-vous pas être une autorité ? Et, en cette qualité, n’auriez-vous pas équitablement le droit de punir un employé d’avoir fait son devoir et suivi sa consigne ? Portez sur le front ce privilège incontestable, c’est la condition du succès.

Si vous êtes pâle, inquiet, si vous ne savez où diriger votre marche, si vous laissez voir votre embarras dans vos yeux détournés de toutes parts, alors, croyez-moi, redescendez les degrés. Quelque honnête que soit votre destination votre but, vous ne parviendrez jamais à l’une, vous n’atteindrez jamais l’autre.

Êtes-vous un coquin téméraire ? les petits appartements de la cour ne vous sont pas même interdits ; la garde qui veille aux portes vous présentera les armes.

Fritz connaissait un interne. Nous nous mîmes à sa recherche, sans demander son nom, dont il ne se souvenait plus. Fritz a pour habitude d’oublier les noms de ses amis. Il prétend, de cette manière, éprouver, en les entendant, un plaisir toujours renouvelé.

Thésée échappé du labyrinthe n’en put décrire les détours. Combien de ponts, combien de corridors, combien de chambres je traversai, je ne saurais vous le dire. En m’approchant d’une fenêtre, je crus m’apercevoir sur la rive gauche de la Seine.

En ce moment, une sœur passait. Nous lui témoignâmes notre embarras. Fritz assura qu’il reconnaissait un pilier pour l’avoir déjà vu cinq fois depuis notre entrée à l’Hôtel ; ce pilier portait un cadran ; le cadran indiquait une demi-heure de marche.

La sœur sourit, et, marchant devant nous, nous conduisit à la salle des internes.

Quelques spectres en bonnet de coton apparaissaient parfois au détour du chemin, et respectueusement s’inclinaient devant la sœur. Dans ce salut, l’affection tempérait le respect.

« Sur mon âme, dit Fritz, si tous ces hommes étaient vigoureux et bien portants, la fille de Vincent de Paul aurait une garde qu’envieraient les rois. »

Des éclats de rire vibrants nous avertirent que la salle était proche ; et la sœur nous laissa.

Un coup d’œil curieux nous attendait.

Figurez-vous une salle assez grande, semblable au réfectoire d’un collège ; une table de bois au milieu, et les choses les plus hétéroclites dessus, dessous et sur les côtés.

Exemples :

Des timbales de métal, des bouteilles pleines ou vides, une trousse élégamment garnie, une moitié de poire traînant sa pelure comme une queue de grande dame ; un bistouri ;

Plus loin :

Trois assiettes cassées, un paletot entièrement usé, un verre ébréché, une tabatière vide et renversée sur son couvercle ouvert, une pipe admirablement culottée, un bifteck saignant ;

Plus loin encore :

Deux rideaux de croisée, un onguent pour les engelures, une brochure de Prévost-Paradol, une lancette, quatre papillons réunis par une épingle, un pain de six livres, un chapeau dépourvu de fraîcheur.

Le tout sur une nappe jaune, entouré, convoité, examiné par quatre grands jeunes gens, qui tour à tour mangeaient, buvaient, riaient, causaient, passant d’une dissertation gastronomique à une dissertation politique, d’un entretien thérapeutique à un entretien scabreux.

Pourquoi étaient-ils tous grands ? La taille est-elle exigible pour l’interne comme pour le conscrit ?

Nous ne pénétrons point dans les conseils des dieux.

L’internat est une sorte de stage créé pour les étudiants en médecine, qui, de là, passent docteurs exécutants, si toutefois il m’est permis d’employer un terme de théâtre à propos de cette noble profession, que nos ancêtres appelaient l’art d’Esculape.

La seule différence qui existe entre ce stage et celui des avocats, c’est que ces derniers n’ont, pendant sa durée, absolument rien à faire, tandis que les premiers sont réellement fort occupés. Le poste qu’ils remplissent est d’ailleurs considéré comme une grande faveur.

Quelques méchantes langues trouveront peut-être à redire à cette combinaison. J’en sais (il y a tant d’insensés qui n’ont pu croire encore à l’infaillibilité de nos lois !), j’en sais qui ne craignent pas d’étaler en public ce honteux et absurde raisonnement :

« Les hôpitaux, disent ces fous, ont été créés pour les maladies graves.

« Les maladies graves exigent les meilleurs médecins.

« Pourquoi donne-t-on aux hôpitaux les apprentis, et laisse-t-on les vrais docteurs aux rhumes de cerveau de la société bien portante ? »

En vérité, n’est-ce pas une honte qu’il y ait des gens qui raisonnent ainsi ? Autant vaudrait trouver illogique cette loi des retraites, qui, à l’âge de soixante ans, déclare un président de cour incapable de diriger la justice dans son département, mais l’estime infiniment digne, dans une chambre plus élevée, de casser les arrêts qu’il était trop sot pour rendre ; autant vaudrait trouver illogique qu’un général à qui ses facultés affaiblies ne permettent plus de commander une brigade, soit mis à la tête d’une division, d’une armée ; autant vaudrait trouver illogique…

« Mais, diront-ils, nous le trouvons. »

Que faire donc pour vous, hommes de peu de foi ? Pour vous soigner, on vous donne la jeunesse ignorante ; pour vous gouverner, la vieillesse incapable ? Et vous réclamez des deux parts.

L’interne, comme son nom l’indique, demeure à l’hôpital. Son appartement est ordinairement composé de deux pièces. La première est le laboratoire ; la seconde, la chambre à coucher.

Dans la première se trouvent : le bureau, les livres, les instruments de chirurgie et tous les objets de luxe, tels que squelettes, animaux empaillés, crânes, gravures anatomiques, écorchés de toutes couleurs.

Dans la seconde, un modeste lit de fer s’appuie sur la cloison. Une chaise unique sert à la fois de table de nuit, de siège et de porte-manteau. Hors ces deux meubles, on n’y voit plus rien, par cette raison péremptoire qu’il n’y pourrait rien tenir.

L’interne, comme le lecteur l’a compris, prend ses repas avec ses compagnons, dans un réfectoire spécial. C’est là qu’entre deux saignées, entre deux bandages, entre deux membres coupés, l’élève vient rire, chanter et boire, et mange d’un appétit que n’entrecoupent en aucune manière l’odeur de pharmacie, les émanations d’officine, le souvenir des plaies ou les cris lointains de la souffrance.

D’excellents garçons, d’ailleurs, et que l’énergie soutient dans leur vie monotone.

Pour moi, je me sentis, en entrant, saisi d’un profond malaise. Comment déjeuner en pareil lieu, sinon avec des pastilles d’ipécacuanha, arrosées de sirop d’amandes douces ?

XI

mon voisin de droite. — le monsieur sérieux. — fuite soudaine de mon esprit. — discours. — l’amour est une fumée bleue. — lacune. — le hatchich. — sanam. — la morgue.


Le déjeuner qu’on nous offrit ne rappelait en rien les repas de Lucullus ou de Trimalcyon, et se rapprochait plutôt du souper d’Esaü, s’il est vrai que, au retour de la chasse, le fils aîné d’Isaac se contentait d’un plat de lentilles.

Ce mets brillait aussi sur notre table, remplissant à bords dépassés un plat fabuleux de faïence rosâtre. La vue de ce plat et de son contenu fumant m’inspira une folle allégresse, car vous saurez, s’il vous est agréable, que, semblable au héros de la Bible, je donnerais volontiers mes droits de citoyen et de fondateur d’un peuple pour la simple émanation de ce légume, pourvu qu’on ait eu soin de le laisser longtemps bouillir et d’y joindre quelques jeunes oignons. C’est alors un régal des dieux.

Nous possédions encore un bifteck à peu près cru, particularité tout à l’avantage des cuisiniers de l’hôtel ; enfin le dessert se composait de pommes également crues et de confitures beaucoup trop cuites, attendu que la ménagère, en les retirant, avait entrainé avec elles une bonne partie du chaudron. Cette partie craquait sous la dent, ce qui, sans le petit goût de brûlé qui nous raclait la gorge, n’eût été nullement désagréable. Au contraire, on eût dit avoir avalé un ramoneur, et que celui-ci s’agitait vainement pour remonter dans le gosier. Il me prit une telle frayeur, qu’à un moment, fixé d’avance dans les décrets éternels, je crus le voir jaillir de son étroit tuyau, et l’entendre chanter, en signe d’allégresse, le célèbre ranz des cheminées du pays savoyard.

Mon erreur n’était point complète, car mon voisin de droite avait entamé le premier couplet.

C’était un singulier homme que mon voisin de droite, l’ami de Fritz et notre amphitryon. Non qu’au physique ou au moral ce fût un être différent de nous tous, peut-être un peu plus laid que vous et moi, mais une bonne figure, plus grasse que maigre, plus barbue que spirituelle, plus jaune que rose. Toute la physionomie {et voilà l’extraordinaire) s’était concentrée dans une bouche tortue et inclinée sur le côté gauche, comme si, se croyant appelée à soutenir le visage, elle eût fléchi sous le poids d’une joue, impuissante à équilibrer son fardeau. Chose bizarre ! les yeux étaient gris et ternes, ils roulaient dans leur orbite avec une lenteur désagréable ; les cheveux plats et longs ne disaient rien, le front était muet, le nez maussade et refrogné ; le menton même, tout honteux, se dérobait sous les plis du cou. Seule, la bouche parlait, et ce n’est pas une vérité que j’arrache au seigneur de la Palisse, elle parlait sans s’ouvrir, et disait une quantité de choses étonnantes.

D’abord les lèvres annonçaient la sensualité.

L’inclinaison à gauche, une funeste tendance à l’ironie.

Puis le chemin en zigzags qu’elle parcourait sur la face, dévoilant de temps à autre, par des ouvertures distinctes, la moitié d’une dent jaune et caverneuse, indiquait, à ne s’y méprendre pas, les pensées les plus secrètes de l’homme, reproduites en titillations fréquentes.

La bouche démontrait encore, et cela plus clairement à nos yeux, l’absence de deux molaires, cause physique de la ligne brisée. Le vulgaire n’eût certainement pas distingué autre chose, mais l’œil de l’observateur va plus loin, et Balzac, en pareille circonstance, n’eût pas manqué de dire qu’en cette bouche il y avait tout un poème.

Pour moi qui ne puis me flatter d’être plus que la vingt-quatrième partie de Balzac, je ne lus qu’un chant du poème, et comme chacun suit sa nature, ce chant se trouva le quatrième, celui de l’amour. Encore n’oserais-je pas dire que ce ne fût mon voisin lui-même qui m’en fit la lecture à haute et intelligible voix. Étonnez-vous ! De ces lèvres décousues, horripilantes, grotesques, découlèrent de suaves paroles ; figurez-vous Daphnis, ayant pris le masque d’une statue de nègre.

Le miel en coulait à flots comme de la bouche de Nestor, non le miel de l’éloquence et de la sagesse, mais celui, plus doux encore, de l’enthousiasme et de la poésie. La singularité morale luttait avec la singularité matérielle, on eût dit un rêve fait au clair de la lune ; un parfum de rose, devenu interne à l’Hôtel-Dieu, quelque émanation de la danse des blondes Willis, apportée par le vent jusqu’au bord de la Cité.

Vous rappelez-vous Pierre Leroux et les caricatures de 1848 ?

Eh bien ! cet homme, c’était Pierre Leroux amoureux. Une toute petite chose lui aura manqué, pour devenir un grand philosophe comme ce dernier, ou comme Michelet ; moins que rien peut-être : le talent.

À coup sûr il avait leur puérilité de l’âge d’or, le sérieux imperturbable de leurs définitions érotiques, et la croyance absolue à l’empire de la femme, et l’idéalité de leurs aspirations matérielles, et, plus que tout cela encore, le style emphatique, coloré, qui cache souvent quelque chose, parfois rien du tout, et ferait mieux de se cacher lui-même. En un mot, c’était un interne surprenant.

Pour le moment il chantait la danse des Savoyards.

Or pourquoi chantait-il cette danse ?

« La Savoie est à nous, » dit imperturbablement un monsieur barbu (à quoi bon ? ils l’étaient tous), qui se tenait vis à vis moi, dardant sur mon visage un petit œil gris plein de malice, et semblant me regarder comme le seul écouteur attentif de la société.

Ce monsieur était évidemment ce qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui un homme sérieux. Il parlait politique et, de temps à autre, jetait, comme pour saisir des idées, quelques regards sur la brochure placée à ses côtés.

Je suis fort sérieux d’habitude, quoiqu’il puisse vous en coûter de le croire. Aussi je jouis d’une faculté très-précieuse, quoique peu enviable ; je plais instantanément aux beaux diseurs et aux charlatans de toute espèce. Comme d’ailleurs je sais par cœur toutes les maximes de la civilité puérile, je me garde de montrer une oreille inattentive et une face glacée à tous ces persécuteurs de l’humanité. Rien au contraire, je stéréotype avec une miraculeuse divination, tantôt un sourire sur ma lèvre, tantôt l’intérêt dans mes yeux, de temps à autre j’adresse à l’interlocuteur un geste négatif ou affirmatif, que l’esprit n’ordonne jamais, par l’excellente raison que le pauvre diable, échappé du cerveau, profite de la conversation pour courir les champs et flâner je ne sais où.

Aussi la joie peinte sur mon visage n’est-elle rien moins qu’un mensonge. Car, durant les discours auxquels je ne suis pas tenu de répondre, mon corps débarrassé du peu d’intelligence qui le gouvernait, repose dans un calme inaltérable, précisément comme un peuple sans despote, ou comme un chat qui ronronne sur un oreiller défendu.

Dieu soit béni pour tous ses bienfaits, et spécialement pour m’avoir donné le pouvoir de trouver les ennuyeux amusants !

Cette remarque vous fera comprendre comment, de toutes les paroles du monsieur sérieux, je ne saisis que la dernière, laquelle m’étonna fort, et qui n’était autre que celle-ci :

« La Savoie est à nous. »

Et il jeta les yeux sur la brochure de Prévost-Paradol.

Ce fut alors que mon voisin de droite entonna le chant des ramoneurs ; ce chant, l’étonnante nouvelle que j’apprenais et les confitures brûlées, je ne vous ai parlé de tout cela que pour demander laquelle de ces trois causes fit que mon esprit, alors à trois ou quatre mille lieues d’ici, dormant côte à côte avec une bayadère dans le palais du roi de Delhi, s’en revint d’un saut sur la table desservie, et, dans son élan, tomba sur une soucoupe où il pensa se noyer dans le punch qu’il renversa pour s’échapper,

Si le punch se renversa, j’ai d’excellentes raisons pour ne pas douter que mon esprit fut le coupable. D’abord ma main ne toucha pas à la soucoupe ; je vous affirme que ma main n’y toucha pas ; je me serais infailliblement brûlé les doigts.

Puis, s’il faut vous le dire, je ne me sentis réellement maître de mes facultés intellectuelles qu’une seconde après l’accident. Ce fut le temps qu’employa le fuyard à se réintégrer dans la maison où il choisit la chambre la plus reculée pour y soigner sa brûlure. J’eus très-chaud à la tête.

Fritz assure que j’avais bu inconsidérément ; mais, seul, je sais à quoi m’en tenir sur la raison de ce phénomène.

Quand mon intelligence fut à peu près rétablie, je m’aperçus que la consternation était dans la salle. Chacun me regardait, et, de quelque côté que je me tournasse, je me voyais le point de mire d’une quantité prodigieuse de reproches flamboyants. C’était un kaléidoscope de colères. Il y en avait de bleues, de rouges, de tricolores, et de gris foncé ; celle de Fritz était particulièrement formidable, et le dépit singulier qu’elle me lançait me présageait une funeste traversée. Je fus sur le point de prendre mon chapeau et de m’enfuir. Je me levai même dans ce dessein, et tout à coup je me surpris à pérorer.

« Messieurs, disais-je, je… certainement… je ne puis nier que le punch soit renversé… C’est un malheur considérable. Messieurs. Je serais un insensé de me disculper à cet égard… Me sera-t-il permis de le faire ? Il est positif que mon esprit ne s’est pas conduit comme un esprit intelligent, je le regrette… Mais un voyage de deux mille lieues change terriblement les idées ; on part gai, on revient triste ; on s’en va gras comme Janin, vos parents vous retrouvent maigre comme Pelloquet… Enfin un peu de folie ne messied pas à l’homme. Lisez le livre de la Sagesse, et gardez note du passage. »

Et je repris mon siège, assuré d’avoir incontestablement prouvé mon innocence.

Il se fit un grand murmure, je distinguai les mots… gris… ivre comme trente-six mille hommes… Je me levai.

Mais ma parole se perdit dans le tumulte. En ce moment, la conversation devint générale. On distinguait de temps à autre la basse vibrante du Monsieur sérieux !

« Ce que je pense de Prévost-Paradol, Messieurs… (et ne croyez pas qu’il répondit à aucune interrogation de ce genre), ce que je pense de Prévost-Paradol, Messieurs, je m’honore de n’en rien penser du tout. Style brillant, puissance d’élocution remarquable, pensées vieilles éternellement rajeunies… de l’action… de l’action… Beaucoup de punch, s’il vous plaît, Madame. »

Cette dernière parole s’adressait à la cuisinière qui venait d’entrer, attirée par le bruit.

« L’amour, dit mon voisin de droite, est une fumée bleue qui sort d’un vase plein. »

Il y a dans cette partie de mon voyage une large lacune. D’où vient ? Je ne sais. Ma mémoire paresseuse ne me dévoile pendant quelque temps que bien peu de preuves de mon existence. Encore ces preuves sont-elles perdues dans les nuages, semblables aux rayons de lumière que projette la lune par un temps sombre.

Je me vois d’abord au milieu d’un grand tourbillon. Je roule dans un abîme rond avec une vélocité en raison directe du carré des distances. Bientôt je disparais tout à fait. Le ciel se couvre d’un gris jaunâtre ; l’air me manque ; j’étouffe ; il me semble que, des deux bouts de l’horizon, un firmament de bois s’est étendu sur ma tête.

« Je crois qu’il dort sous la table, dit Fritz.

— Le remède opère, ajoute une voix ironique… Frédéric lui a fait prendre du hatchich, mêlé aux confitures. »

Horreur ! Mes cheveux eurent encore la force de se hérisser ; puis j’entendis mon voisin murmurer :

« L’amour est une flamme bleue… »

Et je m’endormis profondément.

Alors ce fut un beau jardin ; les herbes des gazons frissonnaient comme des cordes de harpe ; elles entouraient de petites fleurs blanches, dont la corolle, en forme de lyre, rendait des sons harmonieux ; au milieu, s’élevait l’arbre qui chante, et de ses mille branchages ruisselaient des accords célestes.

Une rivière coulait profonde, calme et transparente. Et j’étais là, seul, regardant au fond de la rivière. Je cherchais à voir mon image ; mais comme l’homme du conte, qui a perdu son ombre, je n’avais pas d’image. À la place s’élevait, du milieu de l’eau, une figure gracieuse, si belle que je ne pus un instant la prendre pour mon fantôme. Elle se jouait comme une ondine, et de sa chevelure lutinait les gouttes liquides ; celles-ci, retombant en pluie d’argent, n’agitaient pas le miroir, où je voyais la fée, et n’en ridaient pas même la surface diaphane. C’était, entre les étranges choses, la chose la plus étrange,

L’ondine s’approchait de moi, et cependant ne me regardait pas. Elle était nue ; mais ses cheveux, par instants, voilaient ses formes admirables. Ses cheveux, une main légère les agitait toujours ; et chaque fois que la main se retirait, les tresses s’unissaient et présentaient aux yeux un bizarre assemblage de caractères. On eût dit une écriture vivante. Peut-être l’esprit était muet, et sa chevelure était son langage.

Elle approchait toujours, et cependant ne m’atteignait pas. Sans cesse elle ajustait dans l’eau de nouvelles phrases soyeuses ; trop éloigné, je ne pouvais pas lire.

Tout à coup elle me regarda.

Ses yeux étaient jaunes et brillants, comme ceux des animaux qui voient dans les ténèbres. Au fond, une flamme passait chatoyante ; on distinguait l’âme.

Cette âme, d’un rouge de sang, brûlait mon cœur à travers la poitrine. Je fermai les yeux, et je sentis qu’elle pénétrait dans mes veines.

Alors la fée s’enfuit, et derrière elle, hors de son regard de flamme, je pus lire dans ses cheveux.

Et dans ses cheveux il y avait le mot arabe Sanam, c’est-à-dire idole.

Mes artères catholiques battirent d’épouvante ; mais le sang veineux, embrasé de désir, se gonfla et m’entraîna sur le bord, aux sons de mélodies ravissantes.

« Sois à moi ! » m’écriai-je. La foi pénètre dans le cœur, s’y corrompt, et devient l’amour.

Et je glissai, et je plongeai dans l’eau tiède.

« Sacrebleu ! dit Fritz, tu vas te noyer, mon très-cher. »

Je voudrais bien que vous m’apprissiez comment je me trouvais dans mon canot, la tête entièrement penchée hors du bord, et baignant dans la Seine.

Nous voguions doucement, et le jour était magnifique.

D’un côté, le soleil éclairait une large voie encombrée de promeneurs : c’était le boulevard de Sébastopol.

De l’autre, la flèche dorée de la Sainte-Chapelle portait un diamant à chacune de ses cent pointes. Midi sonnait à toutes les églises ; de çà, de là, passaient et repassaient une multitude de barques semblables à la nôtre ; quelques-unes, plus grosses et dignes du nom de bateaux, demeuraient en arrière, pesamment chargées de bois ou de charbon ; les blanchisseuses riaient et chantaient, en frappant le linge à temps inégaux ; des ouvriers leur disaient de loin quelques douceurs, tout en rebâtissant une portion de mur écroulée.

Des enfants jouaient, et profitaient de la douceur de l’atmosphère pour baigner leurs jambes nues ; un cheval marchait triste et rechigné, se dirigeant il ne savait où ; quelques pêcheurs jetaient leurs filets ; des amas de pavés les regardaient faire en souriant.

Partout le bruit, le mouvement, la vie.

Sur les quais, la foule des voitures ne diminuait pas un instant. Le marché de la Cité s’encombrait de revendeuses et d’acheteurs, les uns et les autres criant et s’agitant comme des gens passionnés. Les hautes et vieilles maisons non encore démolies étalaient, sous leurs toits pittoresques, d’antiques croisées aux barres de bois, où se suspendaient quelques fichus lascifs, caressant des draps jadis blancs ; au-dessous, les oiseleurs, sur le seuil de leur boutique, écoutaient le chant joyeux de leurs pensionnaires. Des chiens hurlaient dans des cages ; des poules caquetaient ; un monsieur tombait sur le trottoir, le gamin de Paris chantait l’air de la dernière revue ; un étudiant marchandait des pommes.

Je vous le répète, c’était partout le bruit, c’était partout la vie…

Mais, comme partout il y a place pour le malheur, partout il y a place pour la mort.

Et, dans un coin du tableau, sinistre, sombre, hargneux, et baignant ses pieds dans l’eau verte, s’élevait, hideux cadavre, un bâtiment d’un seul étage.

Et ce fut lui que, debout dans la barque, je regardai mélancoliquement.

La Morgue !



XII

la fontaine saint-michel. — la sagesse des nations. — l’enterrement des grands hommes. — le sabre de bois.


J’ai connu un monsieur fort honorable, qui jamais n’eût passé devant la Morgue sans en franchir le seuil. S’abstenir de cette visite lui paraissait péché mortel. Les jours où je me promenais à son bras, dès que nous posions le pied dans une partie quelconque de la Cité, mon homme, rompant toute étreinte, abandonnant subitement l’entretien le plus intéressant, me tournait brusquement le dos. Il me rappelait ces vénérables chartreux, esclaves de la règle, qui, dès que la cloche annonçait le repos, laissaient là leur travail, n’osant pas achever la lettre commencée.

« Où allez-vous ? lui criais-je.

— Je vais à la Morgue » répondait-il, d’un ton plus étonné que le mien : on passe… »

On passe était la seule raison qu’il lui fût possible de donner à son abandon.

Peut-être agissait-il sans motif, par habitude. Peut-être aussi croyait-il remplir un devoir. Ne pouvait-il reconnaître un cadavre, et rendre à une famille éplorée le corps inanimé d’un de ses membres ?

Pénible devoir d’ailleurs, et que peu de gens remplissent. C’est qu’aussi les noyés sont si verts, les asphyxiés si bleus !

Détournons nos regards de cette petite maison, que l’administration va, je crois, enlever au centre de Paris, pour la transporter quelque part où personne ne puisse aller, changement qui fera de la Morgue un petit monument de luxe à l’usage des trépassés sans aveu, et, tournant notre face où était notre dos, contemplons un spectacle plus gai.

Tout m’invite à parler d’art : le salon est ouvert, et la fontaine Saint-Michel est devant moi.

La fontaine Saint-Michel, par une étrange association d’idées, me rappelle la Pucelle de Chapelain. Non qu’il y ait aucune corrélation réelle entre une vierge et un ange, mais le hasard le veut ainsi.

Vous n’ignorez peut-être pas absolument l’existence de Chapelain. Il y a quelque deux cents ans, vivait un homme dont le génie était universellement admiré, et que la France entière plaçait au-dessus de ses plus illustres contemporains. Pensionné du roi, pensionné des grands, aimé des ducs, aimé des duchesses, choyé par la princesse Henriette, soleil rayonnant au centre de la pléiade des poètes, rival de Ronsard, élève de Malherbe, Chapelain, fils coiffé de quelque démon, jouissait de tous les honneurs dus au talent, de tous les privilèges acquis à la fortune. Corneille, satellite infime, gravitait à peine dans sa gloire ; Racine et Boileau ne l’avaient pas encore chanté,

Chapelain, à vrai dire, avait alors le plus grand des mérites : il n’avait encore rien écrit.

Un jour, il fit la Pucelle, oubliant sans doute que sa célébrité ressemblait à ces toiles d’araignées si brillantes au soleil, mais composées de fils si menus, que le moindre insecte les traverse en les brisant ; la grosse mouche qu’on appelle un poème porta le branle-bas dans sa gloire, qui disparut au vent du matin. Et Chapelain vit s’enfuir sa renommée, au premier effort qu’il fit pour la mériter.

Dieu, qui voulut sans doute nous montrer que les temps sont les mêmes et que le monde marche peu, a fait jouir du même sort la nouvelle fontaine Saint-Michel. Tant qu’elle demeura en construction, tant que des échafaudages recouverts de toiles dérobèrent les travaux aux yeux avides du public, Paris entier crut à un chef-d’œuvre. La beauté de l’emplacement, l’amplitude des préparatifs, le temps consacré à l’élévation, le nom des artistes, le mystère de l’exécution, plus que tout cela encore, les promesses hautement chantées par la municipalité, tout contribua à accroitre l’enthousiasme du plus spirituel des peuples. Une huitième merveille se préparait au monde. Les bruits de guerre se taisaient, les étrangers haletaient dans l’attente ; les poètes épiaient le réveil de l’art ; les bourgeois s’inclinaient en traversant le boulevard, et le bureau des travaux d’architecture, séant à l’Hôtel-de-Ville, hilarait convulsivement. On dit même qu’en ces instants deux employés obtinrent un congé de trois mois.

Oh ! combien dut-on se repentir de n’avoir pas laissé plus longtemps encore s’ébattre les immenses toiles grises autour du monument invisible ; dans ce siècle qu’abandonnent toutes les croyances, une foi subsistait ; et qui sait ce que nous aurions dû à cette foi, le salut des peuples ? Si l’on n’eût enlevé ce misérable rideau, l’Autriche, éblouie par tant de grandeur, impuissante désormais à défendre son quadrilatère, faisait l’Italie libre jusqu’à l’Adriatique.

On attendit longtemps ; mais enfin sonna l’heure fatale ; le monde se courba, et quand ses yeux s’ouvrirent, la montagne était accouchée… de la fontaine Saint-Michel.

Et maintenant agissez, ô puissances de la terre ! il vous sera à jamais impossible de persuader aux étrangers qu’il existe à Paris une fontaine monumentale. Les commissionnaires, eux-mêmes, ces ciceroni français, ont refusé de conduire les provinciaux ignorants à cette place, que mon canot côtoie. L’espoir s’est envolé sur les ailes de la chimère, et ce qu’il en est resté, le voici :

Quatre colonnes roses, plaquées sur un mur blanc ; un monsieur très-légèrement vêtu d’une tunique romaine, piétinant à plaisir sur une créature grisâtre.

Puis au-dessous :

Deux monstres antédiluviens, conduits par de petits amours, et vomissant à grand effort deux gouttes d’eau saumâtre, à cinquante pas de la Seine, qui semble couler là pour en rire.

Le tout, monstres, amours, colonnes roses et anges des cieux, donnant assez exactement l’idée d’un gigantesque bénitier, construit à quatre époques différentes.

À condition que ces quatre époques ne soient :

Ni le siècle de Périclès ;

Ni le siècle d’Adrien ;

Ni le siècle de Léon X ;

Ni même ce siècle de Louis XV, si charmant et si maniéré où l’on eût peut-être sculpté des amours et taillé du marbre rose, mais où l’on se fût gardé, comme d’un crime, d’en décorer le pignon d’un pauvre bourgeois inoffensif, sous le vain prétexte d’utilité publique.

Trois places crieront éternellement vengeance contre l’architecture française au dix-neuvième siècle.

La place Saint-Michel, avec sa fontaine ;

La place du Châtelet, avec ses théâtres ;

La place du Louvre, décorée, pour l’immortalité, d’un huilier pantagruélique, dont la burette au vinaigre est une mairie, la burette à l’huile une église.

Touchante allégorie, destinée à enseigner aux nations futures comment 1861 comprenait ces deux grands principes : la religion et la loi, assaisonnements obligés de toute salade humaine,

« Pour la douzième fois, dit Fritz, je cherche à m’assurer de la vérité d’un proverbe.

— Lequel ?

— Celui qui a fait la célébrité du Pont-Neuf, où l’on ne saurait passer sans rencontrer un prêtre, un cheval blanc et une grisette.

— Eh bien !

— Eh bien ! la sagesse des nations a menti, comme mentait son inventeur, le jour où il disait je t’aime à l’une de ses trois cents femmes.

— Mon cher, lui dis-je, les proverbes… »

Quant à Salomon, je tiens pour certain que ce fut un homme de bon sens, et qu’il ne manqua même ni de tact, mi de cette sorte de délicatesse sensuelle, qui permet d’apprécier diversement et le bien et le mal, et sert à rendre à chacun ce qui devrait lui appartenir. On appelle cela la justice. Je n’en veux d’autre preuve que la réponse qu’il fit à Dieu, le jour où ce dernier lui proposa de choisir entre ces quatre biens : l’amour, la fortune, le pouvoir et la sagesse. Il choisit la dernière, et fit d’autant mieux qu’il possédait déjà les trois autres. Je ne sais si j’ai tort, mais il me semble que cette décision dut montrer au bon Dieu qu’il n’avait pas affaire à un sot.

Comme il est de bon goût aujourd’hui de réhabiliter les mémoires infâmes, et de rouler dans la boue les noms que l’histoire a bénis, Salomon ne dut pas éviter plus qu’un autre les imprécations de mon ami Fritz. N’a-t-on pas récemment prouvé que Louis XIV fut un niais et un fripon, voire, pour parler justement, le plus faible roi qu’ait eu la France. N’essaie-t-on pas de poser Marie Stuart en bourreau, Élisabeth en victime ? Ne fait-on pas un saint de l’abbé Dubois, et une vierge de la Pompadour ? Avant qu’il ne s’écoule une année, vous verrez un jeune homme, au sortir de rhétorique, écrire, à grands frais d’imagination, une vie toute nouvelle de Bonaparte, où il affirmera que la bataille de Marengo fut gagnée par les Autrichiens, et qu’à Leipzig Poniatowski fut un traître. Il pourra dire encore que mon parent Bassano perdit la France, et que Talleyrand la sauva.

Je n’ai pas d’affection particulière ni pour Salomon ni pour Louis XIV, ni même pour aucun des hommes illustres plus ou moins rapprochés de nous. Si Clio, la muse de l’histoire, avait pris plaisir à renverser ses jugements, si elle avait arraché l’auréole à un nom pour la transporter sur un autre, si de Louis elle avait fait Marat, si de Dubois elle avait fait Richelieu, je n’aurais pas le plus petit mot à dire, et il me serait, je vous l’assure, parfaitement indifférent. Mais que de petits hommes, sous prétexte de paradoxe ou d’originalité, dans l’impuissance de leur cerveau vide, aillent prendre le mensonge pour base de leurs écrits, et remplacer les arrêts du passé par des décrets d’hier, les parchemins antiques par des brochures modernes, je l’avoue, voilà ce qui m’indigne. On ne réfléchit pas assez à tout ce qui sortira de tout cela. On entasse doutes sur doutes, scepticisme sur scepticisme, dédain sur dédain, et la tour de Babel qu’on élève écrasera le genre humain.

Car elle manque de solidité, votre tour ; encore une assise, et vous la verrez trembler. Sur quoi l’avez-vous établie ? Il est facile de détruire, il est difficile de réédifier. Ce ne sont jamais les mèmes hommes qui démolissent et construisent, Vous parvenez facilement, trop facilement, hélas ! à souiller les renommées les plus pures, à violer les tombes les plus respectées pour en arracher le cadavre pourri ; le mal est accessible à toute oreille humaine, et les mauvaises pensées ont des cases préparées au cœur. Mais lorsque, comprenant qu’il ne faut point faire le vide autour de l’homme, et qu’il est besoin, pour vivre, de respirer quelque vertu, lorsque vous vous avisez de construire un trône avec les débris du trône abattu, et, qu’y plaçant un autre squelette, vous vous imaginez qu’on l’adorera, ne voyez-vous pas que votre folie nous prête à rire, et que, si chargé de fleurs et de parfums, le héros paradoxal ne laisse pas de présenter encore et sa charpente horrible et les traces dévastatrices du mépris universel, cette maladie qui a rongé ses os ? Ne voyez-vous pas qu’il sent encore mauvais ? Vous savez tuer, messieurs ; vous ne pouvez pas faire revivre.

Eh bien ! c’est un malheur. Si chétifs que vous soyez, je voudrais que cette puissance vous fût donnée. Nous avons besoin d’un autel et d’un Dieu ; nous avons soif d’admiration et de respect. Plutôt que de manquer d’idole, je suis prêt, pour ma part, à adorer Octave, à saluer les proscriptions. C’est pourtant chose impossible ; nul ne me suivrait dans ce temple. Nous ne respectons plus ce que nous respections ; mais nous n’adorons pas encore ce que vous voulez adorer. Vous avez brûlé les vivants et la terre garde bien ses morts.

Ô démolisseurs stupides (ainsi vous nommait Musset) ! si vous pensiez un instant au but de tous vos efforts, vous vous arrêteriez épouvantés et tremblants. Eh ! ne songez-vous pas que ces grandes gloires, sapées par vos outils, vous couvrent de leur poussière, et que le public, qui voit de si grands noms souillés, ne sait pas même les vôtres et ne vous connaît pas.

« Mon cher, dis-je, les proverbes… »

Il y avait une querelle sur la Grève.

On sait ce qu’est une querelle à Paris ; et, quelque ténébreux que soit l’endroit choisi par deux êtres pour se disputer, quelque étroit même que soit l’espace, le chiffre 300 ne saurait, en aucun cas, suffire à représenter le nombre des assistants.

Cette dispute avait cela de particulier que les acteurs étaient de sexe différent. À New-York, le pays de la liberté, deux gentlemen eussent saisi l’homme, et, sans entendre ses raisons, l’auraient, de par la galanterie américaine, contraint sur-le-champ d’avoir tort. À Londres, on eût regardé faire. À Paris, la ville policée, on excitait les combattants ; deux partis nombreux se formaient ; chaque nouvel arrivant choisissait son drapeau, et, la plupart du temps, ignorant profondément pourquoi, criait à rompre sa poitrine. Il y a dix ans, on se serait battu sur la Grève.

Que voulez-vous ? le peuple français s’enthousiasmera toujours en faveur des choses qu’il ne comprendra pas. Il semble que le temps de nos citoyens ait aussi peu d’importance que leur vie ; ils jettent l’un au premier gamin qui crie, l’autre à la première idée qui passe.

De quoi s’agissait-il ? Nous ne pûmes d’abord le savoir. Seulement, dans l’intervalle des cris, nous distinguions des fragments de dialogue, qui méritent une place dans ce voyage à travers les mœurs.

Contre l’ordinaire, l’homme était très-loquace, la femme à peu près muette : la femme devait avoir grand tort.

Chacun tenait par la main un enfant.

Inutile de dire que les deux petits êtres prenaient part au débat à leur manière, c’est-à-dire en pleurant de tout leur cœur.

L’homme affirmait qu’à lui seul était dévolu le don de la parole. Bien que personne ne parût disposé à contester son identité, il appuyait volontiers sur ces mots : C’est moi qui vous le dis.

« C’est moi qui vous le dis, répétait-il, roulant des yeux effarés sur son auditoire et prêt à anéantir le premier doute qui s’élèverait, vous êtes une insolente !

— Une insolente ! répéta la femme.

— Cet objet appartient à mon enfant, continua-t-il, élevant de plus en plus la voix pour couvrir les clameurs ; il appartient à mon fils : la marchande est là, qui peut le dire : et il faut qu’une femme soit une insolente pour oser battre un enfant ; et vous avez battu mon fils pour avoir cet objet ; et je ne crains pas de vous le dire : vous êtes une voleuse !

— Une voleuse ! répéta la femme.

— Oui, une voleuse ; c’est moi qui vous le dis, puisque vous l’avez battu. La marchande est-elle là ?

— Oui ; elle est là, » répétèrent cent voix.

La marchande n’était pas là.

Puis, dans la joie du triomphe, et comme la femme demeurait immobile, la tête baissée :

« De la manière que vous parlez, dit l’homme, irrité peut-être de la pensée qui ne se faisait pas jour, de la manière que vous parlez, je vous battrais comme un canard.

— Moi ! dit la femme.

— Moi ! » dit l’homme.

Sur quoi il devint très-pâle.

« Par Dieu ! dis-je à Fritz, il faut qu’il y ait un crime sous tout ceci.

— Demandons.

— Holà ! monsieur, criai-je à un honnête pêcheur qui tendait sa ligne auprès de nous, auriez-vous la bonté de nous dire de quoi il s’agit là-bas ?

— C’est abominable ! nous dit-il avec le plus grand sang-froid ; cette femme a volé, cet homme va lui donner un soufflet, et l’on condamnera cet homme.

— Mais qu’a donc volé cette femme ?

— Le sabre de bois de l’enfant, répondit le pêcheur indigné.

— Et ce sabre de bois vaut ?…

— Monsieur, dit le pêcheur, abandonnant sa ligne, j’en vends à 10 centimes, et, si vous êtes amateur… »

Il partait : Fritz vira de bord.

« La misérable ! murmura-t-il ; cela fait frémir.

— Une querelle ! une bataille, des pleurs, des insultes, des coups, un soufflet, peut-être, deux mois de prison, probablement, le tout pour un sabre de bois. Qu’on me dise encore que la nation française ne possède point l’esprit de justice ! »



XIII

comment j’espère opérer mon salut. — coup d’œil dans les petits jardins du louvre. — l’institut. — utilité des palais. — la fenêtre de charles ix.


Si la religion catholique est la bonne, comptez-vous beaucoup de gens, dans notre siècle, qui aient véritablement opéré leur salut ?

Il est effrayant de calculer le nombre des hommes qui n’y croient pas le moins du monde, et de penser combien notre âge sera inférieur à tous les autres, lorsqu’au dernier jugement la foule des époques se présentera en ordre devant le tribunal auguste.

Pour moi, la vue de la corruption humaine ne laisse pas que de me rassurer un peu.

Je ne me prends pas pour un grand saint, et, grâce à mille peccadilles, je serais en temps ordinaire très-épouvanté de m’expliquer devant un juge ; je craindrais fort une désagréable sentence. La parole éternelle sur le petit nombre des élus me foudroierait instantanément.

Quelque petit que soit ce nombre, il faut pourtant qu’il y en ait quelques-uns. Dieu ne peut plonger un siècle tout entier dans l’abîme, à moins d’imiter l’Académie, qui garde ses prix pour l’année suivante.

L’économie, vertu convenable aux petites gens, ne saurait être comptée au nombre des attributs divins. L’épargne n’a pas de sens devant l’infinie richesse. Par conséquent, il sera bon de distribuer quelques récompenses à certains habitants de notre âge.

Ne fût-ce que pour ne pas laisser de place vide.

Or, si mesquine que soit la minorité récompensée, mon lecteur et moi n’avons-nous pas chance d’en faire partie ?

L’un et l’autre, je vous le demande, ne sommes-nous pas un peu meilleurs que la fraction de l’humanité au sein de laquelle nous nous absorbons : il suffit de jeter un regard autour de nous pour en garder la conviction sincère. Qui de nous deux en doute ? Et cette persuasion, n’est-ce pas l’espérance ?

Oui, croyez-moi, nous serons les deux premiers nommés au jour du grand appel ; on nous doit cette réparation, à moi, ne fût-ce que pour avoir écrit ces lignes ; à vous, ne fût-ce que pour les avoir lues.

Seulement, je me figure avec plaisir la grimace que feront les élus des siècles passés, en voyant s’avancer parmi eux la minorité des représentants de notre ère. En nous contemplant tous les deux, peut-être, se tournant du côté de saint Pierre, lui demanderont-ils compte de sa négligence, et, s’interrogeant, ils se diront :

« Si ce sont là les bons, qu’étaient donc les mauvais ? »

Ce qu’ils étaient, grands saints, je veux vous le dire d’avance, afin que votre opinion tardive ne s’épanche pas désagréablement envers nous : vous nous estimerez peut-être en raison du mépris que vous déverserez sur les autres.

Les autres, vous pouvez en apercevoir des échantillons variés dans les petits jardins qui avoisinent le Louvre, et qui, depuis quelque temps, sont ouverts au public. Je ne vais pas chercher mes exemples plus loin ; le hasard dissémine les types dans cette bande étroite de fleurs et de gazon.

Autrefois, on se promenait pour se promener ; on aimait les jardins, parce qu’on aimait l’air frais, le parfum des plantes, le sable criant sous les pieds, le repos sur un banc de mousse. Avait-on du temps à perdre ? Aimait-on à perdre le temps ? Je ne sais. On voyait beaucoup de promeneurs.

Les rues aujourd’hui ne sont foulées que par des marcheurs. Nul ne rêve, nul ne songe, ou plutôt le rêve, le songe de chacun, c’est la possession d’un certain nombre de médailles, à l’effigie de n’importe quel roi, et les obtenir est le but de tous les pas.

Il semble cependant que les squares, — puisque nous parlons anglais, — devraient accueillir les rares promeneurs, survivant au temps passé. Il n’en est rien. À première vue, tous ces gens qui flânent, toutes ces bonnes qui se reposent, paraissent s’être délivrés des tracas de la vie matérielle, et par conséquent doivent donner leur pensée, sinon aux soins de la vie future, au moins aux images fantastiques de l’imagination. Erreur. Si vous voulez, nous allons évoquer Asmodée et, à l’aide de ce malin diable, déchirer le voile de chair qui recouvre tous ces cerveaux.


A
BRA
CA
DA
BRA

En est-il un seul qui ait la pensée de Dieu ? Il est reconnu aujourd’hui que c’est la dernière chose dont un homme de bon sens ait à s’occuper. Devant eux est une église. Est-il un être qui en connaisse l’intérieur ? Pas un dans le sexe noble ; presque tous dans le sexe beau. Mais les femmes seraient bien étonnées, si nous leur disions qu’on entre dans l’église pour y prier.

Quittons donc la religion, et sondons les pensées humaines. S’il en est une qui vaille mieux que celle de mon lecteur et la mienne, je me déclare vaincu, je m’amende, j’offre mon estomac au jeûne, mon dos à la discipline.

Ce vieillard, appuyé sur son parapluie, malgré le plus éclatant des soleils, chaque jour se promène ainsi devant ces bancs chargés de femmes. Chacun pense qu’il vient ici pour aspirer un reste d’existence, avant de livrer son corps aux tombeaux. Il vient chercher des yeux quelque minois fripon ; c’est un disciple de Béranger, qui n’ose parler, mais qui regarde.

Deux hommes marchent en sens contraire ; l’un rit, l’autre est sombre. Le premier est un banquier, qui se réjouit de la faillite de son confrère ; le second un ancien militaire, qui se demande si sa femme le trompe ou si c’est lui qui trompe sa femme.

Mais voici trois jeunes gens ; ils sont vêtus avec recherche, gantés de frais, heureux de vivre. Leurs songes doivent être purs, ou, s’ils pensent à leurs maîtresses, Dieu le leur pardonnera.

Le premier est un journaliste ; tout en causant du drame d’hier, il se demande s’il n’est pas meilleur d’être légitimiste que démocrate, et si le Siècle paie mieux que la Gazette. Il le saura demain.

Le second est un gentilhomme : il rêve à l’ennui d’un jour de noce, quand la femme qu’on épouse a cinquante ans, autant que de mille livres de rente.

Celui-là secoue la tête d’un air de suffisance, et se croit parfaitement beau, c’est un employé de commerce en congé ; il demande à sa mémoire ce qu’il a fait de son foulard.

Irai-je plus loin ? Oui, car voici des enfants qui jouent, et ceux-là du moins… parlent politique. Le lycéen affirme que le pape joue gros jeu, et le barbiste a précédemment déclaré que personne plus que lui ne respecte Victor-Emmanuel, mais…

Non-seulement le monde est renversé ; je le crois en bouillie.

Irai-je encore plus loin ? Non, je devrais parler des femmes, et je m’arrête. Leurs pensées sont-elles trop puériles ? sont-elles trop révoltantes ? Je ne me prononce pas ; ce n’est pas le lieu d’arracher les masques ; et puis, qui peut lire dans le cerveau d’une femme ?

J’ai pris pour exemple le quartier central de Paris, qu’aurait-ce été si, de la butte Montmartre, j’avais examiné les cœurs ?

L’on me dira qu’il en fut toujours ainsi. Non pas, messieurs ; autrefois il y avait des gens qui pensaient mal, mais il y en avait au moins qui ne pensaient pas du tout.

Je suis de ceux-là, ou je pense ce que j’écris. Mon lecteur ne doit pas songer à grand’chose. Peut-être il m’a pris pour dormir. Vous voyez bien que nous sommes tous les deux supérieurs aux flâneurs des jardins du Louvre, lesquels valent mieux que les marcheurs de la rue, lesquels sont préférables aux habitants des maisons, lesquels…

Il n’y a plus rien de bon à dire sur ce sujet.

Le Louvre fut, si je ne me trompe, commencé sous Philippe-Auguste. Depuis le jour où l’on posa la première pierre, chaque souverain s’est attaché à détruire l’ouvrage de son prédécesseur. On comprend que le palais fut long à bâtir, et cette suite de plans divers explique, sans la justifier, l’existence d’une si monstrueuse masse de moellons, appliqués les uns sur les autres, pour servir de logis à nos rois, qui trouvèrent bon de n’y plus résider, du moment où le château fut devenu habitable.

Il appartenait à notre histoire de donner au monde un exemple unique de la manie de bâtir ; jamais gouvernants ne la possédèrent comme les chefs d’État français.

Quand Chéops et Chéphrem eurent achevé les Pyramides, ils y logèrent leurs cadavres, et trois ou quatre mille siècles en respectèrent la poussière.

Les Grecs élevaient des temples, qu’il fallut les Turcs pour ruiner.

Les Romains, ces géants de l’humanité, commençaient cent palais, qu’ils finissaient ensemble. Plusieurs nous restent encore.

Nos cathédrales du moyen âge, auxquelles ne touchaient pas les rois, subsistent à nos yeux dans leur éternelle beauté, et servent, à l’heure où je parle, au même culte qui les créa.

On a vu des entreprises inachevées ; ce qu’on n’a vu qu’en France, c’est une suite de générations se relayant au travail pour achever un édifice, le démolissant pour le reconstruire, et, après six siècles, s’apercevant qu’il vaut mieux en bâtir un autre à côté.

Aujourd’hui cet autre ne paraît plus convenable, et l’on se dispose à l’abattre à son tour.

Une réflexion était cependant à faire.

Si un monarque maçon est plus nécessaire à la France qu’un monarque guerrier, je consens à ce qu’on bâtisse. Mais, pour Dieu, à quoi bon démolir ? Et n’avons-nous pas assez de plaines incultes, où vous pourriez dresser vos chefs-d’œuvre ?

Malheureusement il est convenu que le génie est de cette année, Tout ce qu’a fait l’an dernier ne mérite donc pas la peine qu’on s’en occupe, ou, plutôt, nos regards délicats ne sauraient supporter plus longtemps l’aspect des sottises de nos pères.

Et vous ne songez pas, mes amis, que vos chefs-d’œuvre d’aujourd’hui seront des sottises demain ?

Ce fut derrière cette colonnade du Louvre qu’eut lieu, en 1830, l’admirable défense de la garde suisse. C’est d’ailleurs sur le pont des Arts, et près de la Grève, que la guerre civile a toujours planté son drapeau.

Il me souvient à ce propos d’une charmante anecdote de Dumas.

Dumas, comme vous savez, ayant fait toutes les révolutions, y compris celle de 89, n’a pas dû manquer aux trois journées. Dumas est un héros de juillet, héros inconnu, mais d’autant plus sublime.

Le grand écrivain a vaincu, je vous donnerais en cent à dire où et comment, si je ne vous l’expliquais.

Devant le palais de l’Institut, ancien collège des Quatre-Nations, et qui, bien qu’on en dise, n’est toujours qu’un collège, sont quatre lions couchés, et mangeant leurs pattes avec un religieux appétit. Le romancier, son fusil à la main, se tint durant trente-six heures derrière un de ces lions ; y put-il boire et manger ? Question oiseuse que ne s’adressait pas d’Artagnan. Là il prit le Louvre ; là il triompha.

Il explique lui-même comment, la mitraille balayant le pont, il fut contraint de s’abriter dans cette cachette ; j’en eusse fait tout autant. Où je le comprends moins, c’est lorsqu’il affirme avoir soutenu le feu avec vigueur, et fait reculer la troupe sous une pluie de balles. N’osant accuser de mensonge le plus vénéré de nos amis, il nous parut bon d’occuper à notre tour la position indiquée, et nous reconnûmes douloureusement l’impossibilité matérielle d’y tirer sur quelque chose, si ce n’est dans l’oreille de son voisin.

Mais l’artillerie aura sans doute aperçu la crinière du grand Dumas au dessus de la crinière du lion, et l’illustre poète attribue à son fusil une victoire qu’il ne dut qu’à lui-même.

Je ne saurais trop m’étonner du nombre de maisons inhabitées, qui usurpent, dans les grandes villes, l’espace destiné aux citoyens. Je ne veux point entreprendre, sur les rouages administratifs, une thèse qui aboutirait simplement à supprimer la machine. Grâce à Dieu et à ma bonne étoile, je ne m’occupe pas de ces choses-là.

Mais je crois, je crois fermement, que, si toutes les mairies, maisons de ville, préfectures, académies, ministères, casernes, et divers, étaient entièrement laissés à la disposition des habitants, les loyers diminueraient, et la société ne se porterait pas plus mal.

Il est vrai qu’une pareille désorganisation ne satisferait ni les maires, ni les préfets, ni les académiciens, ni les ministres, ni les soldats, ni autres, qui sont gens à le dire, et à prouver avec force citations que, sans leur présence et leur garde vigilante, le pays n’en aurait pas pour deux jours. Non, en vérité, et que tous ces messieurs sont trop bons de consentir à nous gouverner, et que nous mériterions d être abandonnés à notre sort.

De grâce, messieurs, restez : je ne vous attaque pas. Je me demandais seulement tout à l’heure s’il était bien utile qu’il y eût tant de grands palais, et rien dedans, l’Institut ne renfermant que des académiciens, mais j’ai mieux regardé, et j’ai aperçu un concierge.



Grand Dieu ! il était temps.

Et sa haine a causé plus de suicides qu’un désespoir d’amour.

Maintenant la destination du palais de l’Institut n’est plus un mystère, et, pourvu qu’il y ait une destination, je suis très-tolérant sur le reste. On me dira qu’il existe une bibliothèque, je répondrai que cette bibliothèque, n’ayant pas de livres, se contenterait rigoureusement d’un local exigu. On me dira encore que l’Académie tient ses séances dans l’intérieur ; j’en suis étonné, mais en admettant le fait, je répliquerai que les Académiciens sont quarante, qu’ils se réunissent généralement au nombre de sept, et que l’espace non absorbé par une bibliothèque imaginaire leur suffirait certainement.

Le concierge seul occupe personnellement cet immense labyrinthe ; et, consultez-le, il ne doute pas lui-même de son droit exclusif à l’habiter. L’ancien collège de Mazarin fut changé en palais pour lui, il ne s’y trompe pas, pas plus que le concierge des Tuileries, quand, dans son fauteuil splendide, il accueille d’un geste bienveillant ou sévère les étrangers introduits dans son domaine,

Nous signalons à la vénération de la société ce haut dignitaire inconnu, qui possède à lui seul plus de chambres et d’étages qu’il n’en faudrait pour abriter toute une ville de second ordre.

Je ne sais si Fritz se livrait à ces réflexions ; mais, depuis un instant, il avait les yeux alternativement fixés sur deux points opposés, dont l’un était évidemment la coupole de l’Institut.

« Sais-tu pourquoi, me dit-il, ce palais demeurera éternellement célèbre ?

— Non.

— Devine.

— Parce que M. X… est de l’Académie ?

— Non.

— Parce que Dumas n’en est pas ?

— Pas davantage.

— Parce qu’il y a une grande porte qu’on n’a jamais ouverte, et que tout le monde passe par la petite ?

— Il en est de même dans tous les châteaux impériaux et monuments de toute espèce ; aujourd’hui portes et fenêtres sont un objet de luxe destiné seulement à payer une cote personnelle. On n’entre pas par les portes, mais on ne voit pas clair par les fenêtres.

— Alors je donne ma langue aux poissons.

— Sache qu’il y eut un jour au collège des Quatre-Nations un écolier qu’on voulut fouetter.

— Le fait n’est pas assez rare pour…

— Oui, mais ce qui est plus rare, le fouetté tua le fouetteur.

— Fichtre !

— Voltaire cite ce fait, et je crois qu’on s’en souviendra longtemps après que M. X… et les autres académiciens auront perdu leur prestige,

— Rien d’étonnant. La queue du chien d’Alcibiade a plus fait pour sa gloire que ses exploits.

— De même, dit Fritz, qu’un homme tire souvent sa grandeur de sa nullité, je crois qu’un monument a d’autant plus de chances de gloire, qu’il ne s’y est rien passé de remarquable. Regarde cette fenêtre. »

Je me tournai de l’autre côté, et vis que le second point qui attirait les yeux de Fritz était le balcon doré de la galerie d’Apollon.

Un chroniqueur raconte que Charles IX, penché à l’une des fenêtres du vieux Louvre, arquebusa durant une nuit les huguenots qui passaient. On ne sait où le roi se mit ; mais ce balcon est demeuré célèbre.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on est certain que ce n’est pas là.

XIV

le jardin des tuileries. — les squares. — le jeu de paume. — la passion de la truelle. — changes. — mésaventures du bois de vincennes.


Le jardin des Tuileries s’étend devant le palais de ce nom, comme une sorte d’oasis, appelant de loin sous l’ombre de ses vieux marronniers les voyageurs essoufflés et perdus dans les sables de trois mers brûlantes : le quai, la place de la Concorde, et cette effrayante rue de Rivoli, qui, durant une lieue entière, laisse peser un soleil de plomb sur le plus nuageux des macadams. Chose terrible ! il n’y a pas d’exemple qu’un étranger ait pu parcourir de l’un à l’autre bout cette voie digne du grand chemin de Tombouctou ; nul ne l’a essayé sans succomber à la tâche, sans s’arrêter en face d’un bock mousseux, devant les petites tables d’un des rares cafés, semés de distance en distance par une divinité protectrice, la spéculation.

J’adresse une pétition au préfet de la Seine ; je demande qu’il est permis d’élever aux deux bouts de la rue, c’est-à-dire au coin du jardin, et près de la place de la Bastille, deux gigantesques écriteaux. Ils porteront en fantastiques caractères la défense expresse aux passants de franchir leurs bornes sacrées, sans avoir témoigné de la possession immédiate d’un certain nombre de pièces de monnaie. Quelques douaniers pourront être préposés à la visite des goussets ; on ne sait combien de malheurs éviterait cet avis charitable, et combien la municipalité dormirait mieux sur ses deux oreilles, assurée que ses administrés ne sont plus exposés à périr de male mort, faute d’un secours indispensable.

Voilà bien des avis que, durant le cours de ce voyage, je me suis permis de donner à la municipalité ; je doute qu’elle en tienne compte. Je dois même avouer que je n’ai reçu jusqu’ici aucune lettre d’adhésion, ce qui prouve incontestablement le bon sens des Français, et la niaiserie de votre serviteur.

Revenons au jardin des Tuileries, dont en ce moment cent ouvriers sont occupés à retrancher soigneusement le dernier filet d’ombre et de fraîcheur, filet que se disputaient quelques bourgeois irascibles, et qu’il a été nécessaire sans doute de sacrifier au repos public. L’administration ne fait point de jaloux ; l’égalité des Français devant elle a été proclamée depuis longtemps ; elle se garde de privilégier personne. Mère habile et prudente, certaine de ne pouvoir donner le bien-être à tous ses enfants, elle n’entreprend point une œuvre impossible, et se contente d’en priver le petit nombre des privilégiés. Égalité, vous dis-je, égalité devant le soleil, le macadam et les boulevards.

Quand Lenôtre eut planté le jardin des Tuileries, ce fut un ravissant spectacle. Le parc s’étendait alors jusqu’au pied du château ; c’était une œuvre en soi complète ; le grand architecte avait pris autant de terrain, ni plus ni moins qu’il ne lui en fallait pour s’immortaliser. Toutes les créations se ressemblent ; quand Homère eut terminé l’Iliade, personne ne songea à réorganiser le poëme, en ajoutant ou retranchant des pages ; je ne sache pas qu’à la Vénus de Milo personne ait cassé le bras, pour la rendre plus belle ; les monuments et les jardins jouissent seuls du privilège de la transformation.

Alors il y avait un parterre, vous savez, de ces parterres français, où l’on ne voit ni fausses cascades, ni gazons impossibles, ni rochers fantaisistes, ni fleurs tropicales ; un bon et loyal parterre, tout franc, tout simple et tout magnifique, avec des bordures de thym, un bassin pour les animaux, des arbres donnant de l’ombre aux plantes, les chefs-d’œuvre de la sculpture jetés çà et là, au détour des allées, point de grilles et un jardinier pour soigner tout cela.

Aujourd’hui le parterre se transforme en un jardin anglais. Vous avez vu des jardins anglais ? On en a mis partout. Vous connaissez et vous aimez, comme moi, ces tracés réguliers comme les faux-cols de Regent’s-street ; ces massifs de pensées, de tulipes ou de géraniums ; ces nappes de verdure, si fraîches, si coupées, si immobiles, qu’on se demande si elles ne sont pas peintes ; et ces branchages entrelacés, imitant la négligence, mais dont l’œil a bientôt découvert la monotone régularité, ainsi que sous l’insouciance du dandy on devine l’adresse de son chemisier. Vous avez vu ces eaux distribuées et croupissantes, ces pierres bleuâtres sur lesquelles on ne peut pas marcher, ces gazons où l’on ne peut s’asseoir, cette absence de toute nature au sein même de la nature, et les arbres rabougris, quand parfois il y a des arbres, et les grilles massives, qui défendent aux passants de regarder trop longtemps à travers leurs flamboyants barreaux.

Heureux quand les grilles sont remplacées par des branches mortes, unies à la place des fleurs ! Plus heureux encore quand on peut lire sur un piquet un placard ainsi conçu : « Le maire de la ville de Troyes confie les jardins à la surveillance de ses concitoyens. »

Prospère ville de Troyes… car j’oubliais le plus bel ornement des massifs anglais : l’abondance des gardes en habit vert ou des policemen en habit bleu ; le chef-d’œuvre de la civilisation remplaçant les chefs-d’œuvre de l’art.

Mon Dieu ! je ne blâme pas les squares. Il y a du bon, il y a même du joli dans ces mesquines miniatures des grands prodiges terrestres. Peut-être conviennent-elles aux cités, comme on adopte dans les musées des copies assez bonnes à défaut d’originaux. Anglicisons-nous hardiment ; volons à tous les peuples leurs moindres découvertes ; sacrifions même les usages de nos pères aux coutumes les plus ennuyeuses ; portons des raglan et des coatschmen ; serrons-nous la main au lieu de nous embrasser ; buvons force thé et force bière ; soyons toujours les autres, ne soyons jamais nous ; encore une fois, je ne m’y oppose pas… Je donnerai peut-être une larme à notre antique prédominance en fait de modes et de plaisirs ; mais je ne serai point assez fou pour me fâcher, en nous voyant porter sur ce terrain la manie d’imitation qui nous enchaîne dans les arts et dans les lettres. Seulement je dirai, à propos des squares, ce que je disais à propos des monuments : que n’en faites-vous où il n’y en a pas ? Que ne bâtissez-vous dans la plaine Saint-Denis ? Que ne laissez-vous en paix les Tuileries et le Luxembourg ?

Pauvres jardins ! Un même sort veut qu’au moment où j’écris, tous les deux voient leur plus belle parure tomber sous la main d’un ouvrier stupide. Là-bas c’est une rue qui menace l’îlot vert, où, sous un groupe sacré, la petite fontaine s’épanche en tremblotant ; ici c’est le bois qui regarde d’un air sombre, à sa droite les ravisseurs de statues, à sa gauche les constructeurs en travail.

Car l’amour des pendants et de l’uniformité nous tient étrangement. C’est un piètre amour, on en conviendra ; amour bourgeois, amour étroit, indigne d’une grande nation. Amour général cependant ; et plus d’un qui en rit est plus affecté qu’il ne pense. Je n’en veux d’autre preuve que la garniture de nos cheminées ; n’est-elle pas d’une monotonie aussi remarquable que son incommodité ? Et cependant personne ne songe à la changer. Pourquoi ? À cause des pendants.

Toujours, au centre précis, s’élève la pendule, fière, dominatrice du sanctuaire, étendant orgueilleusement devant la glace, qui dès lors devient inutile, ou ses anges joufflus, ou sa bergère des Alpes, ou sa déesse nue. Puis ce sont les vases, un de ci, un de là, comme des soldats à la revue ; puis les candélabres ; puis, si quelque objet est suspendu à droite, à gauche, on n’oublie pas d’en suspendre un semblable. C’est un autel tout préparé, où le prêtre n’a plus qu’à venir pour dire la messe à la pendule.

Je me souviens qu’étant enfant, ce fut un de mes jeux favoris. Lorsqu’on me laissait seul, je parodiais innocemment les fonctions du curé de ma paroisse, et j’allais immolant et avalant une hostie, à la plus grande gloire d’un tableau placé au-dessus de la glace, et qu’avait peint mon père.

Ce rapprochement puéril est en effet le premier qui se présente à l’esprit ; aussi prouve-t-il le ridicule de notre ameublement. Ce goût domine aujourd’hui l’architecte et le prince, et toutes les fois qu’une maison s’élève à l’opposite, immédiatement s’en fonde une identique.

Exemple :

Il y avait sur un flanc du jardin une hideuse serre, une de ces constructions mort-nées, qu’on élève pour l’utilité, mais que le goût condamne à périr. On mit néanmoins assez longtemps à s’apercevoir que ce bâtiment gâtait la promenade ; le jour où l’on fait cette belle découverte, vous croyez qu’on va prendre la simple résolution dictée par le bon sens, c’est-à-dire qu’on démolira la serre. Vous n’y êtes pas.

S’il se fût agi d’une rue ou d’un jardin, s’il y eût eu des hôtels à payer un million, ou des fontaines et des statues à supprimer, ah ! l’on n’eût pas eu un instant d’hésitation. Tout obstacle doit s’aplanir, et la pioche eût agi. Mais ce n’est même pas un beau monument, cette serre ; pourquoi donc vouloir qu’on la détruise ? Méchants, et que vous a-t-elle fait ? Nous la laisserons vivre ; mais comme il faut un pendant à toute chose laide, afin qu’il y ait uniformité, nous allons de l’autre côté bâtir un autre colosse, qu’on appellera le jeu de paume.

« Mais, si vous trouvez cette construction gênante, que ferez-vous de la seconde ?

— Je vous l’ai dit, un jeu de paume.

— Sans doute parce que c’est un jeu disparu ?

— Précisément ; personne n’y entrera. »

Vous comprenez parfaitement, cher lecteur, que si quelqu’un jouait à la paume dans le jeu de paume, il pourrait détériorer le jeu de paume.

Quelle fantastique passion que cette passion de la truelle ! Les ravages qu’elle exerce vont bien au-delà des malheurs qu’on attribue aux cartes et au vin. Ce vice qui m’est et me sera, j’espère, à jamais inconnu, ne trouve, m’a-t-on dit, ni calmants ni limites. L’homme possédé par ce démon lui sacrifie toute sa vie… sa vie, qui n’est plus qu’une course sans frein entre ces deux longs mots : démolition, reconstruction. Deux spectres qui ne sont pas beaux, mais dont les caresses sont irrésistibles ; ils vous soufflent à l’oreille des choses si grandes, si grandes, que vous vous réveillez un matin de cet horrible et charmant cauchemar, soit sur les marches du trône, soit aux pieds d’un tribunal.

Les résultats sont alléchants ; mais que voulez-vous ? je ne comprends pas les charmes de la route.

Aujourd’hui l’on change pour changer. Ou je ne sais quelles sottises avaient faites nos aïeux ; car il se trouve que, partout où ils avaient mis des arbres, il nous faut des maisons, et que partout où ils avaient mis des maisons, il nous faut maintenant des arbres.

Il y a peu de jours, je me promenais au bois de Vincennes, lorsque je vis une chose étrange.

Pour mieux dire, je la sentis avant de la voir ; car, absorbé par des rêves de diverse nature, je me heurtai contre elle, avant de l’avoir remarquée.

C’était un grillage en bois, qui, je m’en aperçus alors, s’étendait jusqu’à l’horizon, environnant de ses piquets toute la partie touffue de la forêt, qui tient la gauche de la grande avenue.

Et l’on remplissait de sable le sentier où j’étais.

J’écarquillai les yeux : je ne comprenais pas comment ce grillage avait poussé.

Mais les grillages viennent vite, au siècle où nous vivons.

En me retournant en tous sens, la première réflexion que je dis eut trait à un souvenir.

Je conçus clairement,

1o Qu’il y avait quinze jours à peine, je m’étais, solus cum solà enfoncé dans ces massifs, que je m’étais reposé sous un arbre, que j’avais cueilli mille fleurs, et qu’en un quart d’heure j’avais gagné Fontenay.

2° Qu’au moment présent, il m’était impossible de quitter la route, que le soleil me brûlait le front, qu’il me faudrait une demi-heure pour arriver, et que, volupté plus précieuse, le sable allait envahir mes chaussures durant un espace indéterminé.

Ayant rendu grâce à la munificence de mes supérieurs, j’avisai un ouvrier, qui se reposait, appuyé sur sa bêche, et me contemplait d’un air narquois.

Sans doute il jouissait de mon étonnement, et voyait bien que je cherchais à me rendre compte de la transformation qui frappait mes regards.

« Mon brave, lui dis-je (un nom que lui donna mon orgueil, pour se dispenser de l’appeler monsieur), pourriez-vous m’expliquer comment il se fait qu’il y ait là des piquets, et ici du sable, lorsque le quatorze au soir…

— Il n’y avait ni l’un, ni l’autre. Je vais vous expliquer ça.

— Permettez-moi de m’asseoir sur cette poutre, qui, je l’espère, n’est pas là à demeure fixe.

— Non, monsieur. Monsieur, ces piquets sont là, d’abord, parce qu’on les y a plantés.

— La chose ne m’étonnerait pas. Et le sable s’y trouve parce qu’on l’y a semé. Mais…

— Voilà, monsieur. Ces terrains-là sont à la ville.

— Bien.

— La ville les a fait entourer d’une clôture.

— Très-bien.

— Parce qu’elle veut les vendre, pour qu’on y bâtisse des maisons.

— Admirablement.

— Vous comprenez ?

— Pardieu. Mais, mon ami (?), si ces terrains sont à la ville, à qui appartient le reste de la forêt ?

— À l’État.

— Le père ici est donc meilleur que la mère, et l’État moins mauvais maître que la ville ? »

L’ouvrier parut ne pas comprendre cette distinction.

« Sans doute, continuai-je, puisque le père ne nous défend pas de nous rouler sous ses futaies, tandis que la mère nous met à la porte de son appartement.

— Mais, monsieur, puisque la ville veut vendre…

— Mais, mon brave ami (??), je blâme cette intention. Une bonne mère doit son bien à ses enfants. Vendre, et vendre pour bâtir des maisons, c’est une faute inexcusable. En fût-il autrement, je me demande encore comment nos pas sur ce gazon l’empêcheraient d’en tirer un bon prix. Mais, Dieu me protège, je ne me trompe pas. Derrière cette haie, il y a des dames. Ce sont des privilégiées.

— Non, fit l’ouvrier ; je vais leur dire qu’elles se trompent. »

Ces dames étaient déjà convaincues de leur erreur. Elles regardèrent par-dessus la grille, et rebroussèrent chemin en grommelant.

« C’est que, voyez-vous, me dit l’ouvrier, on n’a fermé que trois côtés.

— Et ces dames ont pénétré par le quatrième. Savez-vous, mon ami, que voilà une idée lumineuse ?

— Laquelle ?

— Celle qui a produit cette clôture incomplète. Voyez-vous d’ici tous les grands propriétaires suivre cet énergique exemple ? Autrefois un homme qui voulait défendre sa terre contre les passants pillards, ne trouvait rien de mieux que de leur en interdire l’approche. Mieux valait prévenir que punir.

Aujourd’hui la ville change tout cela. Désormais on laissera un côté librement ouvert ; puis quand le malheureux, introduit par erreur, aura fait une lieue en avant, il sera contraint de refaire une lieue en arrière, sans détriment d’une troisième lieue au-dehors de la haie. Moi, plus cruel encore, je demande que le châtiment s’aggrave ; je veux qu’on place un garde à cette extrémité, et seulement à côté du garde l’écriteau qui conseille de ne point entrer dans l’enclos, bien entendu sous peine d’amende.

— Monsieur, fit mon ouvrier, il faut que je gagne mon pain. Vous comprenez…

— Que cela ne vous regarde nullement. Méditez néanmoins sur les bienfaits de notre père l’État, comparé à ceux de notre mère la Ville. La brouille se met au sein des meilleurs ménages ; n’allons pas trop loin, s’il est possible. Peut-être ces terrains sont-ils un cadeau du mari. Les petits cadeaux entretiennent…

— Les ouvriers, dit en riant mon homme, qui se remit à bêcher.

— Il y a plus de raison là-dedans, pensai-je, que dans tout ce que j’allais lui dire. — Avant de vous quitter, brave homme, et le sable ?

— Le sable ?

— Oui.

— Ah ! le sable… »

Il se gratta l’oreille.

« Il y est, dit-il…

— Parce qu’on l’y a semé. Merci. »

Je continuai ma route avec la lenteur d’un sage ; mais, au détour du chemin, je brisai lâchement un piquet.

XV

maladie. — précieuses découvertes. — la mer. — la frégate. — épopée. — rêves du soir.


… La maladie m’a forcé d’interrompre ce récit ; une maladie terrible, qui a renversé votre pauvre conteur sur un horrible lit, où il s’est débattu, quinze jours durant, entre la vie et la mort.

To be or not to be, là, mieux que dans la bouche d’Hamlet, était toute la question.

Et voyez comme le malheur arrive sans qu’on s’en doute. Vous dormiez, j’en suis sûr, en toute sécurité, attendant patiemment la suite de ce voyage que vous avez failli perdre pour jamais. Pour jamais, car nul autre ne se fût donné la tâche de le continuer, et je défie l’écrivain du plus grand mérite de deviner comment il a fini.

Je n’ai confié ce secret à personne ; je le garde plein de fraîcheur et d’originalité pour l’oreille de mon lecteur. L’âme de l’écrivain doit être de verre quand il écrit ; de bronze quand il cause.

Et, quoi que vous disiez, je n’ai pas perdu mon temps, J’ai fait sur cette perturbation du corps, qu’on appelle la maladie, quantité d’observations piquantes, que je prétends consigner dans un prochain volume. Je vous en rapporterai seulement deux ou trois pour extrait.

La première a trait au début du mal, et exagère le système des symptômes, de manière à le faire éclater complètement. Les médecins, s’en étant toujours tenus aux impressions physiques, ont roulé d’erreurs en erreurs ; matérialistes comme le sont ces messieurs, ne voyant jamais que ce qu’ils touchent, et, pour ainsi dire, ne possédant qu’un sens, à peine l’égal des quatre autres, ils ont admirablement analysé les différentes parties palpables du corps humain, oubliant seulement dans leurs énumérations une sorte de petite flamme bleue, qui s’évapore sous le scalpel, et que bien des gens nomment une âme. Or cette petite flamme est non seulement la cause de tous nos maux, soit que, trop ardente, elle dévore ce qui l’entoure, soit que, se glaçant, elle menace de s’éteindre ; mais encore je la crois capable de produire au dehors, très longtemps à l’avance, des pressentiments de la douleur, qui ne sont pas encore la douleur, mais qui peuvent s’appeler ses symptômes moraux.

L’alliance de l’être moral et de l’être physique ne se dissout que par la mort ; jusque-là les deux substances s’imprègnent si consciencieusement de leurs diverses humeurs, qu’elles en paraissent toutes confondues, et qu’il n’est pas étonnant que l’une ressente aussi vivement que les siennes propres les souffrances de sa compagne.

L’âme, étant supérieure à sa sœur la chair, jouit seule du privilège de pressentir ; l’on comprend combien l’étude de cette faculté spéciale serait utile à la médecine préventive, si celle-ci… Mais, voyez-vous, tant qu’il ne se mêlera pas un peu de philosophie à la médecine, Molière aura toujours raison.

Le quinzième jour avant l’explosion d’une maladie grave, vous trouvez la vie triste. Il fait un temps superbe : le soleil rit sur le gazon de votre jardin et joue avec les primevères ; la veille, vous avez reçu la plus adorable lettre d’une fiancée que vous chérissez ; le soir même, vous attendez la venue de votre mère, et votre feuilleton a paru le matin. Je ne sais pas pourquoi ; mais vous trouvez la vie triste.

Cela dure un jour ou deux, puis il y a un intervalle. Vous retombez dans votre caractère habituel ; vous mangez, vous riez, vous chantez, vous vous promenez. Le dixième jour, bien entendu avant les calendes, rechute morale, mais plus grave que la première. Ce n’est plus de la mélancolie, c’est du spleen ; ce n’est plus du Millevoie, c’est du Byron. Il vous semble que deux pistolets d’arçon sont le plus beau spectacle que puisse fournir la nature, et vous vous demandez amèrement si la femme est réellement la compagne destinée à l’homme.

Oh ! défiez-vous, je vous en conjure, de la matinée, où, le front sur votre main, vous vous adresserez au réveil cette question paradoxale ; c’est la preuve la plus péremptoire que la corruption se répand dans votre sang.

On ne fait nulle attention à ces symptômes, le corps n’éprouve encore aucune souffrance ; le corps est toujours très en retard… Voilà cependant que le temps se passe et demain vous ne pourrez arrêter le mal.

Demain vous tomberez moralement du sommet poétique où vous aviez gravi ; l’âme, comme cette lueur de la lampe, qui, lorsque l’huile s’en va, brille jusqu’au faîte du verre et s’éteint subitement, l’âme s’affaisse sur elle même, et n’est plus qu’une pensée vulgaire, c’est l’époque de la mauvaise humeur ; le caractère s’aigrit ; l’énergie devient l’entêtement ; la force colère, et ce sont de mesquines taquineries, que vous font subir toutes les petites choses de l’intérieur, et que vous prenez sincèrement pour de gigantesques malheurs ; c’est votre chapeau, sur lequel est une tache de boue ; un papier, que vous ne retrouvez pas ; votre femme, qui a fait tomber un livre ; votre fille, qui chante l’air que vous admiriez hier ; votre œuf mollet, qui est dur ; votre bonne, qui ne fait pas trois quarts de lieue en deux minutes. Et vous grondez à la fois votre femme, votre fille et votre bonne, laquelle grommelle dans sa cuisine : Sur quelle herbe monsieur a-t-il donc marché aujourd’hui ?

Sur une mauvaise herbe, Suzanne, sur une plante vénéneuse, dont le poison s’infiltre lentement dans les membres, et rongé déjà dans le cœur les meilleures qualités, en attendant qu’il s’attaque à la vie. Qui a osé dire que la douleur ramenait à Dieu ? avant d’être, la douleur rend méchant.

Vous souffrez ; mais il n’y a que l’âme qui souffre. Sa petite flamme s’agite, elle s’agite avec fureur pour vous avertir de l’approche d’un ennemi. Vous ne pouvez la voir ; vous êtes ébloui ; d’ailleurs un nuage s’étend sur votre intelligence, et vous ne comprendriez pas ses signaux. C’est aux autres, c’est à vos proches, à vos amis, je ne dis pas, à votre médecin, d’étudier ces symptômes.

Si d’ordinaire vous avez le caractère gai, rien de plus facile ; il est vrai qu’en pareil cas votre femme croit à l’existence d’un chagrin, et il y a tant de chagrins dans la vie.

Mais qu’importe, madame ? Le chagrin qui produit de semblables effets reste rarement à l’état de douleur morale.

Que la cause en soit dans l’âme ou dans le corps, que ce soit la maladie qui produise le chagrin, ou le chagrin qui enfante la maladie, toute souffrance réelle est une souffrance physique.

Si le caractère est habituellement morose, il ne s’agit que d’observer les recrudescences. Mais les caractères moroses, nous l’avons dit ailleurs, n’habitent que les corps malades. Alors la maladie est chronique.

Cette mauvaise humeur ayant empiré, paraissent les symptômes physiques. Ici nous cédons la parole au docteur, mais qu’à la première torture il ne vienne pas nous dire : C’est l’instant de vous soigner. À la première torture, il est trop tard ; voilà quinze jours que vous êtes malade.

Prendre le remède maintenant, ou attendre que le mal se soit envenimé, faible est la différence.

Une seconde observation se rapporte à la méthode qu’il faut employer pour se guérir.

La meilleure et la moins usitée consiste à prendre deux livres de médecine, au hasard, par exemple : Raspail et M***, puis d’y lire attentivement l’article qui vous concerne.

Si vous souffrez d’une affection de poitrine, Raspail vous dira :

« Aloès tous les quatre jours ;

« Gargarismes fréquents à l’eau salée ;

« Nourriture forte et aromatique ;

« Le laitage, la pâte de guimauve et les tisanes aggravent les rhumes. »

M*** ne manquera pas de répondre :

« Tisanes rafraîchissantes toutes les heures ;

« Laitage fréquent ;

« Nourriture douce et émolliente ;

« L’aloès et les mets salés sont particulièrement pernicieux. »

Vous fermerez les deux volumes, et vous ferez ce qu’il vous plaira.

Une troisième observation… Mais je m’arrête, de peur qu’il ne me reste plus assez de remarques curieuses pour remplir mon livre sur l’hygiène morale, livre que je crois appelé à un succès au moins égal à celui-ci. Et je reviens à mes moutons, c’est-à-dire à mon heureux camarade Fritz, que j’ai laissé souriant au balcon du Louvre, pour le remercier du joli mot dont il fut malgré lui l’occasion.

Nous ne sommes plus au balcon du Louvre.

Grand Dieu ! que de chemin nous avons parcouru ; que de flots nous avons laissés derrière nous, qui s’efforcent de nous rejoindre et nous dépasseront bientôt : car, si je ne me trompe, ces flots-là vont à la mer, et nous…

C’est la mer qui vient à nous. Nous coudoyons la frégate.

Il y a plusieurs années, les étrangers et les provinciaux virent surgir droit et ras sur l’eau, au pied du pont de la Concorde, le plus singulier objet qu’ils se fussent attendus à contempler en pareil endroit, je veux dire : un vaisseau. C’était bien un vrai vaisseau, aux formes étroites et élancées ; la mâture penchée sur l’arrière, avec de larges basses-voiles, des huniers et des perroquets échancrés, des bonnettes déployées sur les flancs, les focs au bout du beaupré, et une ligne de caronades de bronze, que je n’ai pas eu la curiosité de compter.

Qui l’avait amené là ? Le dieu de la spéculation, toujours en quête de nouvelles étrennes pour ses bien-aimés Parisiens. Ceux-ci ne lui en gardèrent aucune reconnaissance. Accoutumés à être trompés sur la qualité de la marchandise, dès que le mot de frégate résonna par leurs rues, ils flairèrent un piège ; les Parisiens ont la plus grande peur du ridicule. Quelle honte pour eux, si on les abusait ; si, ce qu’ils n’avaient aucun moyen de vérifier, la frégate supposée n’allait être qu’un simple bateau à voiles, à peine digne du mépris d’un canotier ! Il n’était pas croyable qu’une frégate se fût tellement dérangée peur eux, autant vaudrait dire que les phoques se promenaient au Palais-Royal. Personne n’alla visiter la frégate.

Or, les spéculateurs, qui n’avaient amené le bâtiment à Paris que dans l’espérance qu’on le visiterait, voyant leur caisse vide et leur pont parfaitement nettoyé de passants, eurent une idée qu’ils crurent lumineuse. Toute idée industrielle semble une fortune. De leur vaisseau ils firent un restaurant.

Ô honte ! ô Eugène Sue ! ô poëtes ! qu’aurait pensé Kernok ? qu’aurait dit le Gitano ? siècle prosaïque et utilitaire ! convertir en restaurant un navire ! faire rôtir l’alcyon aux ailes éployées ! mettre à la broche la mouette au blanc plumage !

Eh bien ! le siècle n’est pas aussi corrompu qu’on le pense. L’entreprise n’eut aucun succès : personne ne descendit dans l’entrepont ; personne ne vint s’asseoir devant la longue rangée de tables chargées de verres ; et les garçons pensifs se promenaient, ornés de leurs serviettes blanches, semblables de loin aux fantômes errant sur le vaisseau maudit des mers du Nord.

Les spéculateurs ne se rebutèrent point ; ils s’aperçurent que l’établissement d’un restaurant sur un navire ne présentait point aux Parisiens ce caractère franchement original, qui est le cachet du triomphe. Puis, la relation était faible entre le contenant et le contenu ; à peine pouvait-on se targuer de l’abondance des poissons de mer ; nul motif humain ne nous forçait à croire que la marée pût devancer l’heure de Paris au profit des Champs-Élysées.

« Vous ne croyez pas à la marée, dirent les spéculateurs entêtés ; peut-être croirez-vous à la mer elle-même lorsque vous la verrez, sans canal, sans secours officiel, venir baigner vos pieds de ses ondes salées ; lorsque vous sentirez la vague vous prendre sur son dos, la lame vous caresser les flancs. Sans doute alors vous trouverez notre frégate véritablement fantastique ; et vous viendrez enfin chez nous contempler cette chose extraordinaire, que Paris ne vous présentera pas ailleurs.

Et la frégate se remplit de baignoires et d’eau de mer.

L’eau de mer peut être un spectacle agréable ; mais on s’en lasse. Il peut être charmant de faire soixante lieues en chemin de fer, pour s’ébattre au soleil sur la grève caillouteuse, et prendre des sorbets au moment où le blond Phébus s’endort sur le sein de Téthys ; il est moins agréable de plonger dans une baignoire de fer-blanc ses membres arrosés d’une onde saumâtre, et de s’enfermer seul à seul dans une cabine de trois pieds carrés avec les parfums nauséabonds que le grand air absorbe sur l’Océan. Quelques rares voisins, qui ne purent pas se donner le plaisir, se gratifièrent de l’ennui ; puis leur flot s’écoula paisible, et la solitude revint étendre son linceul dans les flancs du malheureux navire.

Ici toute explication est impossible ; un mystère se glisse dans les ténèbres ; l’ombre recouvre de son voile les projets de la direction. Nous ne pouvons que citer les faits.

La frégate, comme nous l’avons dit, s’accoudait gracieusement à l’angle du pont et de la place de la Concorde. Un matin elle disparut ; curieux de gagner l’ombrage de trois arbres chétifs, à peine suffisants pour abriter les livres épars des bouquinistes en plein vent, voici qu’on la vit coquettement s’attifer, et prendre place à l’extrémité opposée, quelques mètres plus haut, son grand mât lorgnant le conseil d’État, la poupe à la proue et la proue à la poupe.

En un mot, la frégate a viré de bord ; au lieu de se mirer à droite, elle se mire à gauche ; elle fait fi des Champs-Élysées et étale ses grâces maniérées aux yeux de la population de l’autre rive.

Serait-ce que le faubourg Saint-Germain offre plus de prise à l’appât que la rue Saint-Honoré ?

Serait-ce que le côté gauche d’un fleuve est plus digne de recevoir l’eau de mer que son côté droit ?

Serait-ce… nous nous perdons en suppositions. Rien n’explique d’une façon suffisante l’évolution dont nous avons parlé.

Rien, si ce n’est peut-être un caprice démoniaque, et alors cette jolie frégate (et ses insuccès nous le prouvent) ne serait autre que le vaisseau fantôme, auquel nous la comparions tout à l’heure.

Et les garçons, ou plutôt ce que nous avions pris pour des garçons, ce serait…

Horreur !

Rêves doux et cléments, poussez la barque sur l’onde noire, et que l’étoile qui commence à briller assigne un terme à mon voyage.

Le crépuscule s’annonce ; il naît déjà. Une à une les lumières scintillent au sein de la grande ville, escarboucles de sa parure, feux follets du grand cimetière. Voilà qu’elles se répandent auprès de l’eau, comme une double guirlande de regards flamboyants ; elles se dressent sur les deux rives, et, pâles encore, palpitent au fond du fleuve. Au fond du fleuve, où l’on dirait des sirènes nues, qui de temps à autre voilent leur beauté.

C’est le coup d’œil d’une féerie. Les rubans de gaz sont l’horizon de la perspective, le cadre du tableau. Au-delà disparaît Paris. Pour mieux dire, c’est un Paris nouveau, un Paris inconnu qui naît. Le Paris qui gisait sous les eaux. La flamme arrache les secrets de l’onde ; la lumière éclaire son miroir. Et que de vies reprennent leur cours au fond du sable mort.

C’est la ville brillante et saine qui se meut ; c’est la ville fougueuse qui sort resplendissante des égouts. Et Dieu sait quelle ronde infernale : le démon sait quels divins quadrilles. La bouche ne peut pas décrire ce que l’œil a su voir ; la plume ne rend pas ce que l’âme a rêvé.

Lorsque le canot flotte au gré du courant, et que la nuit déploie ses ailes sur le lit sombre d’un grand fleuve, il faut des regards audacieux pour se perdre froidement dans les réalités humides, où l’épouvante est l’illusion, où l’éblouissement cache l’avenir.

Oh ! quand pourrai-je, poëte à mon tour, briser ce crayon moqueur que mon siècle m’impose, et, foulant aux pieds ce masque qui le réjouit, lui montrer enfin un visage ?

Alors, au Paris de la terre je dévoilerai vraiment la face du Paris des eaux.

En attendant, rêves doux et cléments, poussez la barque sur l’onde noire, et que l’étoile qui commence à briller assigne un terme à mon voyage.



XVI

rencontre du monsieur sérieux. — physiologie. — sur la nécessité de laisser mûrir les idées.


J’en étais là, et il ne m’eût pas semblé extraordinaire que le sommeil gagnât mes paupières, quand mon assoupissement céda à un grand cri, accompagné de l’explosion subite de mon camarade Fritz, lequel bondit, comme piqué de la tarentule, et parut exécuter avec grand soin dans le canot le pas fantastique de la Closerie des Lilas ; on eût dit que le plancher de la barque s’était transformé en fer rouge, et Fritz eût excité toute ma pitié, si le sourire qui entr’ouvrait de côté sa bouche narquoise n’eût été pour moi la preuve de sa profonde allégresse. Impossible de croire que cette contraction fut produite par la torture : je dus chercher une autre supposition pour expliquer cet accès inattendu ; et, l’insensé ne répondant à aucune de mes interjections, je tournai les yeux vers le côté qui semblait attirer toute son attention et exciter plus spécialement ses transports.

Un monsieur, penché sur le bord de la frégate, braquait une longue-vue sur notre frêle embarcation.

Quelle était l’intention de ce monsieur ?

Allait-il, en sa qualité de capitaine d’un bâtiment supérieur au nôtre, nous héler, en nous priant de décliner nos prénoms et qualités ? Était-ce un pirate qui nous considérait comme de bonne prise ?

Je regardai tout autour de moi, et je vis que notre lest consistait en un paquet de cigares, échappé de la redingote de Fritz, tandis que ce malheureux poursuivait sa sarabande.

Les cigares n’étaient pas même de contrebande et n’avaient rien qui pût tenter l’avarice.

Je respirai.

D’ailleurs l’allégresse de Fritz ne m’était pas encore expliquée, et je crus un instant que sa folie avait pour cause la fascination exercée par l’œil de ce monsieur.

L’oiseau bondit sous le regard fixe du faucon.

Mais je réfléchis que les faucons négligent d’ordinaire les longues-vues, qui affaibliraient leur influence : il est difficile de se fier à la puissance magnétique des lunettes.

Ce monsieur pouvait être Satan ; mais quel rapport le vertueux Fritz avait-il avec l’esprit du mal ?

Et il fallait bien qu’il y eût un rapport entre eux, puisque soudain la barque, qui avait dépassé la frégate, tourna sur elle-même, et se rapprocha convulsivement de cette dernière.

Je me repris à l’idée de fascination.

Tout à coup nous nous arrêtâmes. Le monsieur était au-dessus de nous ; la longue-vue se détacha, et je reconnus…

Le monsieur sérieux de l’Hôtel-Dieu.

Solennellement il fit rentrer l’une dans l’autre les différentes parties de sa lunette ; solennellement il se détourna, appela, fit tendre une échelle de cordes ; les basques de son habit solennellement relevées, il descendit plus solennellement encore, et se trouva dans notre canot.

« Vous ici ?… par quel hasard ?

— Ce n’est pas le hasard, dit-il ; c’est l’eau de mer. J’ai été chargé d’analyser ce produit factice, afin d’être sûr que nos malades puissent s’étendre dans son sein sans crainte d’accident. J’appelle cela produit factice, continua-t-il en s’asseyant, non que rien me porte à croire qu’il y ait falsification de l’Océan ; mais parce que rien non plus ne me prouve le contraire. Dans le doute, j’ai jugé que le bain ne ferait aucun mal à certaines maladies, telles que la gibbosité ou le goitre ; mais, désirant n’être dupe de personne, je crains d’affirmer que cette eau de mer soit véritablement l’eau de la Manche ou de l’Océan.

L’homme sérieux est un type qu’il appartenait à notre siècle de produire. C’est un caractère essentiellement nouveau ; une plante qu’ont fait germer les cinquante premières années de cet âge, et qui aujourd’hui pousse des branches touffues, fait éclore des fleurs, et déjà porterait des fruits si l’arbre était susceptible d’en porter.

L’homme sérieux, vous l’avez vu, vous l’avez certainement rencontré hier ; inévitablement vous aurez sa visite demain. Il est tout de noir habillé, comme le page de feu Marlborough ; très-souvent sa main droite est posée dans son gilet d’une façon napoléonienne ; son chapeau brille par l’élégance de la sole : quant au reste du costume, il peut être râpé sans altérer en rien la dignité du brave homme. Son nez est parfois ombragé de lunettes ; ne vous y fiez pas cependant. Depuis que les dandys ont adopté la mode du lorgnon, l’homme sérieux a renoncé aux bésicles, comme trop cavalières. Il marche lentement, l’œil profond, le front plissé : à force de joindre les sourcils, il est parvenu à s’imprimer quelques rides, où le vulgaire voit la pensée ; pour lui, devenu sa propre dupe, il croit réellement penser à quelque chose, et, son attitude se ressentant de cette préoccupation constante, il prend peu à peu le ton, l’air et la démarche de ces hommes

… dont le front porte tout un Dieu.

L’homme sérieux parle peu ou beaucoup, selon les occasions. S’il parle peu, il est admirable ; mais, s’il parle beaucoup, il devient sublime. Dans le premier cas, c’est un homme qui songe, qui observe, qui étudie, qui rêve. Dans le second, c’est le conducteur du monde qui laisse échapper ses chevaux dans l’espace : chaque parole qu’il prononce est le reflet de ses puissantes réflexions ; elle est recueillie avec religion, enchâssée dans l’or comme une perle, et ses admirateurs s’en vont, la colportant partout, comme ils feraient du portrait d’une belle maîtresse.

L’homme sérieux a toujours des admirateurs ; il fait à ses amis l’effet d’un homme dédaigneux sur les femmes d’un bal. Toutes ces fées, ravissantes de grâce et entourées d’hommages, ont fini par faire d’elles-mêmes des divinités ; et, comme les divinités, elles ne descendent sur la terre que lorsqu’on ne les invoque pas. Leurs flatteurs les ennuient ; mais leur curiosité s’éveille devant les hommes qui passent sans les regarder ; les cœurs de ceux-là sont des abîmes inexplorés ; et les femmes aiment les abîmes… non dico pour s’y plonger, mais peut-être pour frissonner en y jetant les yeux, et se reculer dans la réalité, cet abri, dont on ne goûte vraiment les charmes qu’après des dangers surmontés.

Ainsi de notre homme et de ses admirateurs. Bien fort est celui qui, convaincu de sa propre supériorité, sait se forger un dehors ad hoc, et faire sortir l’idée de son pouvoir par tous les pores de son individualité. Le public est généralement naïf ; et, quoi qu’on fasse, le charlatan sera toujours plus écouté que le médecin.

Aujourd’hui que les idées politiques ont révolutionné le monde, lorsque chacun roule en son cerveau des théories plus ou moins bien fondées pour le bonheur de l’humanité, l’espèce que je décris s’est répandue dans Paris comme une fourmilière autour d’un chêne. Comme une fourmilière aussi, elle ronge l’arbre qui lui sert d’asile, et qui peut-être un jour l’écrasera dans sa chute.

Il y a bientôt un siècle, le scepticisme avait gagné tous les cœurs ; nul ne croyait plus à rien. Les ouvriers de la démolition préparaient leur œuvre infernale ; la société allait tomber.

Longtemps encore après le coup fatal, qui avait détruit tant d’illusions, au milieu des débris de toutes les fois, qu’aucune foi n’avait remplacées, le doute et le désespoir envahissaient les nobles âmes. Byron chantait ; Chateaubriand rêvait ; l’un à peu près athée, l’autre chrétien, mais tous deux désespérant de l’avenir.

Or voici que de nouvelles écoles philosophiques se sont levées ; le mot croyance a été prononcé ; les artisans de la reconstruction ont levé la tête et préparé leurs outils ; puis, comme le naufragé saisit une planche du navire englouti, l’humanité s’est précipitée avec frénésie sur cette foi au progrès, son dernier moyen de salut.

Toute médaille a son revers ; tout bonheur sa souffrance ; toute chose humaine son ridicule. Aux côtés de l’honnête homme, le fripon ; derrière le juste, l’hypocrite ; auprès du sage, l’ambitieux. Les rois n’étaient-ils pas jadis suivis de leurs bouffons dans les cérémonies les plus saintes ? Effrayante image des réalités terrestres. Aujourd’hui les rois vont seuls ; mais dans le cortège d’un héros de la pensée que de Triboulets difformes, que de caricatures imbéciles !

Nous l’avons dit, chacun veut apporter sa pierre aux fondements du palais. C’est bien. Mais que les faibles dont le bras ne peut remuer qu’un caillou n’essaient pas d’apporter un rocher. Qu’ils laissent aux forts les travaux. Leur présence n’est qu’un embarras pour les travailleurs ; et, s’ils ne sont point assez sages pour se retirer volontairement, l’édifice sera long à terminer, car l’office des sergents de ville ne s’étend pas jusqu’à les chasser.

Cette manie d’action est une des plaies les plus profondes de notre âge. Il faudrait le crayon de Juvénal pour la stigmatiser. Si nous faisions une étude philosophique, le sujet nous conduirait trop loin ; souvenons-nous à temps de l’inefficacité de notre voix, et prenons nous-même le conseil que nous donnons aux faibles.

Je reviens à mes gens sérieux, que je n’ai pas d’ailleurs quittés. Ce sont eux qui forment à cette heure la procession de médiocrités, toujours à la quête d’un grand homme, et cherchent à poser leur piètre chaussure dans les vestiges de ses pas. Quand le grand empereur régnait, chacun était soldat ; quand Victor Hugo chantait, chacun était poète ; aujourd’hui Napoléon III nous gouverne, et partout s’élèvent des myriades de petits politiques, qui grouillent autour du char impérial, dans l’espoir d’influencer sa marche. Ô La Fontaine, que n’es-tu là pour nous dire encore une fois ta charmante fable, où la mouche glorieuse s’acharne à bourdonner autour des chevaux, et s’écrie, le coche arraché au bourbier :

« Respirons maintenant…,
« J’ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine. »

Mais, grand homme, ils ne t’écouteraient pas. Ils feraient comme font les auditeurs de tous les prêches, dont chacun rejette la morale sur son voisin, et cligne de l’œil en le regardant. Ils n’en continueraient pas moins de suivre leur petit sentier qu’ils prennent pour la grande route ; ils ne s’en poseraient pas moins le nez aux étoiles et la tête de trois quarts ; ils n’en mépriseraient pas moins profondément le profanum vulgus, dans lequel nous tous, mes amis, qui châtions les mœurs à force de rire, nous jouons le rôle d’écoliers ignorants et indisciplinés.

Grands hommes que tous ces gens-là. En général, ils ne respectent rien qu’eux-mêmes, et les créateurs du système auquel ils appartiennent. Ne leur parlez pas des héros et des philosophes, dont les eaux leur sont inconnues : ils ressemblent au paysan qui nie la mer, parce qu’il ne l’a jamais vue.

Tout ce qui est intelligible leur déplait : ils ont le vague pour ciel, le pathos pour enveloppe, et la terre où ils marchent est semblable au caméléon, dont on ne peut définir la couleur.

J’en ai connu un qui, m’ayant lu des vers de sa composition, me demanda avec une cynique franchise si j’en comprenais un seul mot. Pour le flatter, je crus devoir pencher vers l’affirmative. Il brûla son œuvre devant moi.

Celui-là était loyal : généralement ses confrères nient leur ardeur pour le néant imagé ; ils ne sauraient appeler les choses par leur nom ; mais ils assurent que le vrai nom des choses est celui qu’ils leur donnent ; ils délaient leur pensée dans des mares de paroles bourbeuses, mais ils déclarent qu’il leur faut autant de mots pour l’exprimer. S’ils sont forcés de convenir que le cerveau se briserait à tenter l’explication de leurs chefs-d’œuvre, ils n’en conçoivent qu’une plus superbe fierté ; convaincus de dominer l’humanité, ils ne s’aperçoivent pas que l’humanité les domine ; ils ont raison de se croire bien loin d’elle, mais ils croient être montés aux nuages, quand ils ont tout bonnement dégringolé dans un trou.

Ces hommes-là fondent des journaux. N’ont-ils pas en main la puissance, puisqu’ils ont l’admiration ? Le curé de campagne, qui prêche en latin ses paroissiens, reçoit des suffrages et des louanges semblables. Ils n’admettent à leur cour que leurs propres serviteurs, des gens qu’ils paient pour poser le clinquant sur le vide, pour faire chatoyer aux yeux du public ébloui des bouts de papier dorés, pour mettre le feu à l’artifice, afin que les gerbes d’étincelles qui s’en détacheront dérobent par l’éblouissement la vue des charpentes grossières. C’est là ce qu’ils appellent se poser.

Si vous saviez quel est le dédain de l’homme sérieux pour tout ce qui est poésie, art, littérature proprement dite, rêves de cœur ou sentiments exquis. Il n’existe guère devant eux que deux ou trois hommes dont ils respectent le génie ; encore ces hommes sont-ils morts ou bien près d’être enterrés. Ils acceptent ceux qu’a sacrés l’enthousiasme universel ; ils ne les comprennent pas ; mais, faute de les admirer, ne passeraient-ils pas eux-mêmes pour des sots ? Et voilà ce qu’ils craignent par-dessus tout. Ces gens-là eussent repoussé Voltaire : la clarté de son style, ils l’eussent appelée impuissance ; ce rire sarcastique, sous lequel se cachent tant de pensées profondes, ils l’eussent traité de légèreté.

Un écrivain contemporain, qu’il est parfaitement permis de ne pas aimer, mais dont nul ne saurait contester l’esprit, l’auteur de Tolla, ne se lavera jamais à leurs yeux de ses premiers exploits au Figaro.

Est-ce donc que je veuille défendre le petit journal ? À Dieu ne plaise. Je le préfère cependant aux organes sérieux de la médiocrité. Il est sot, absurde, si vous voulez, mais il vient à vous sans prétention ; il ne vous trompe pas.

Hommes du progrès et de l’avenir, seigneurs à la bouche pincée, géants de vanité et de sottise, souvenez-vous que votre galimatias a de tout temps été méprisé de la vraie grandeur. Ouvrez l’histoire, et vous y lirez votre condamnation.

Rabelais riait.

Molière riait.

Voltaire riait.

Plus récemment Byron et Musset, Sterne et Balzac ne riaient-ils pas ?

Vous, vous êtes, quoi que vous en disiez, les successeurs des pédagogues disparus.

Que de fécondité dans ces rires !

Que d’ignorante présomption dans les rides de votre front !

L’homme sérieux s’était donc assis.

Comme j’avais un crayon, et que je griffonnais dans mon coin :

« Monsieur écrit ? dit-il.

— Comme vous voyez. »

« Jonathan, veux-tu un cigare ? cria Fritz.

— Le métier de l’écrivain est un noble métier, dit Jonathan. Je voudrais être écrivain. Quoi de plus agréable que d’avoir un papier blanc devant soi, de sentir que ce papier est blanc, et que bientôt vous allez le noircir ? Lorsque mes loisirs me permettront de prendre la plume, peut-être aurai-je plus d’une idée à émettre ; je crains seulement que l’époque ne me permette pas d’affronter de sitôt la lumière de la publicité. Mes œuvres ne pourraient paraître au grand jour. J’y mettrais trop d’énergie, je ne saurais prendre ces atermoiements, qui sont le sentier des âmes faibles ; il me faut une route large et tracée, où la vérité marche sans encombre, dépouillée, nue…

— Cela serait gentil, dit Fritz.

— La vérité n’est pas belle, exclama l’homme sérieux ; ses attraits n’ont rien qui séduise.

— Alors habillez-la, dit Fritz.

— Pardon, monsieur, interrompis-je ; pourriez-vous m’expliquer pourquoi notre ami bondissait, comme madame Saqui, il y a trois minutes et demie ?

— Il y a trois minutes et demie, dit Jonathan, j’étais à bord de ma frégate.

— Je le sais, monsieur ; et je pense que vous avez pu saisir avec quelle grâce et quelle souplesse Fritz exécutait le pas délirant dont je vous parle.

— Parfaitement.

— Eh bien ?

— Je n’y ai rien compris du tout. Quand j’écrirai, j’aurai laissé mûrir mes idées, je ne suis pas de ceux qui s’élancent,

jeunes et sans expérience, dans l’ardente mêlée des esprits ; je veux apporter à la lutte une âme trempée dans la science, comme une épée bien fourbie ; je veux que mon journal…

— Tu fonderas un journal, dit Fritz.

— Je veux que mon journal soit nourri…

— Bravo, dit encore Fritz ; et ses rédacteurs aussi ?

— De pensées…

— Et de style ?

— Qui le nie ? point de ces courtes phrases, que le cerveau étroit et poussif de nos hommes de lettres a peine à parcourir du sujet à l’attribut ; revenons à la période de Bossuet.

— Et du père V***, pensai-je.

— Et sachons enfin tracer une ligne de démarcation entre la haute philosophie, la profonde politique et les faiseurs de couplets et de chansons qu’on appelle les poètes.

— Pardon, monsieur, interrompis-je ; pourriez-vous me dire quel est ce dôme que j’aperçois là-bas ?

— Je l’ignore, » dit-il.

Fritz partit d’un éclat de rire.

« Comment, Jonathan, tu ignores que ce dôme est celui des Invalides ?

— Oh ! mon Dieu, dis-je, monsieur aura cru que je lui parlais littérature. »



XVII

où fritz continue son entretien avec le monsieur sérieux. — l’homme intègre. — de deux sortes d’impiété. — persécution d’une syllabe.


« Monsieur écrit ? demanda l’homme sérieux, en me jetant un regard farouche.

— Comme vous voyez. »

« J’ai fait, reprit-il, un travail de statistique très-curieux sur l’Hôtel des Invalides. J’ai consulté les demandes d’admission, faites à la suite de notre dernière guerre ; j’ai calculé le nombre des entrées durant les trois mois de mai, juin et juillet, et j’ai obtenu un résultat inconcevable.

— Parbleu ! dit Fritz, évidemment alléché par cet exorde, il me grille de le connaître.

— Figurez-vous, continua Jonathan, que sur trois cents blessés, deux cent cinquante environ ont un membre fracassé ; soit qu’une balle ait pénétré dans la jambe, soit qu’un éclat d’obus ait emporté le bras.

— C’est bien extraordinaire, dit Fritz ; mais, en y réfléchissant, cela prouve tout simplement…

— Qu’il y a une attraction singulière exercée par les membres sur le fer, reprit l’homme sérieux, attraction qui, je ne sais par quel motif, cesse aux environs de la poitrine. Mais je découvrirai ce motif, et peut-être suis-je sur la voie.

— Il me semble, murmura Fritz, que, les blessures à la poitrine étant généralement mortelles, il n’est pas étonnant que les vivants y soient moins sujets qu’aux autres. »

Jonathan le regarda avec dédain.

Puis, se tournant vers moi :

« Qu’en pense monsieur ? dit-il.

— Monsieur écrit, répondis-je, en mettant la dernière main à mon griffonnage, et étendant sur le papier le trait final. »

Alors, comme depuis quelques instants je lisais l’inquiétude peinte distinctement sur ses traits :

« C’est une fantaisie sans importance, lui dis-je, où il n’est question de rien de sérieux. »

Son front se rasséréna ; ce ne pouvait être son portrait.

Une autre particularité de l’homme grave, c’est qu’il a parfois assez de conscience de sa faible valeur, pour comprendre qu’il peut servir de thème à la raillerie. Il affecte de mépriser la satire ; mais j’ai remarqué qu’il la redoute tout spécialement, comme une atteinte à sa dignité. D’ailleurs le fond de son caractère est la légèreté, et bientôt il se réconcilie avec lui-même ; un mot suffit pour le convaincre qu’il n’y a point de plume assez hardie pour oser l’attaquer en public.

« Je ne me souviens pas d’avoir lu aucune de vos œuvres, dit-il.

— Celle-ci est à votre disposition, » répliquai-je poliment ; et je lui présentai la feuille, où je venais de crayonner un dialogue.

L’homme sérieux mit ses lunettes.

« À quel genre appartient ceci ?

— Vous dites ?…

— Je demande à quel genre appartient ceci.

— Il m’est pénible, monsieur, de vous apprendre une funeste nouvelle, dont à la vérité vous auriez eu le temps de vous consoler, si vous suiviez les journaux. Il y a quelque quarante ans que le mot genre est décédé.

— Et la chose ?

— Dans le siècle où nous vivons, mon cher monsieur, il n’y a que des mots et pas de choses. »

Jonathan me regarda, regarda le papier, haussa les épaules, regarda Fritz, et, reportant de nouveau ses yeux sur le papier, il lut :



L’HOMME INTÈGRE




(La scène se passe au-dessus des nuages.)

dieu le père, se promenant dans une allée du paradis.

Il est étrange de penser combien peu de gens viennent frapper à ma porte depuis un siècle ou deux. J’ai connu un temps (il y a quelques milliers d’années) où des peuples entiers m’appelaient, durant leur vie, dans leurs chants, dans leurs prières, dans leurs aspirations, et jusque dans leurs blasphèmes ; où chacun d’eux, suivant une voie différente, reconnaissait un même terme à son vagabondage ; où toute minute m’était consacrée ; où nulle heure ne s’écoulait sans enfanter quelque grande vertu, quelque grand crime, une noble action, un vice monstrueux, exhalations de l’éternelle âme humaine vers l’infini de son Créateur. Dans ce temps, la mort, pourvoyeuse infatigable, amenait à mon seuil toutes ces émanations terrestres, et je les repoussais avec colère, parce que mon Christ n’était pas né. Après le crucifiement de mon fils, j’ai vu une autre époque ; la foi avait transfiguré l’homme ; elle l’emportait, non plus cette fois dans les plaines sans limites, où les sphinx de granit ruminent une énigme sans mot, mais au delà des sommets du Thabor, éclairé par ce soleil, plus pur que la vertu de Socrate, plus réel que le Jéhovah de Moïse, et qui portait un nom mortel, Jésus le charpentier. Cet âge me procura bien des visites, et mon paradis s’ouvrit devant elles. Le sang de mon fils avait régénéré ma création, je me reposai. Qui eût pu croire que le Verbe du Très-Haut n’eût pas suffi à remplir de sa présence les courts instants que ma bonté consacre à la vie de cette planète qui râle déjà son agonie ; et cependant je ne sais ce qui se passe sur la terre, il est étrange de penser combien peu de gens viennent frapper à ma porte depuis un siècle ou deux. (Bruit de voix au dehors.)

Je suis sûr que voilà deux de mes saints qui se querellent ; depuis qu’ils ne redoutent plus l’enfer, ils ont oublié leur catéchisme, et, pour réparer les instants perdus, ne cherchent qu’à me contrarier. Mais que je me pardonne à moi-même, si je ne reconnais pas la voix de saint Pierre.

saint pierre.

Monseigneur, ce sont deux âmes, qui se disputent l’entrée du paradis.

dieu le père.

La porte n’est-elle pas assez large pour les recevoir toutes les deux ?

saint pierre.

Seigneur, je crois que la meilleure d’entre elles ne voudrait pas de votre gloire, s’il lui fallait la partager avec l’autre.

dieu le père.

Tant de fiel entre-t-il aujourd’hui dans la composition de l’homme ! Quelles sont ces deux âmes ? Je veux le savoir. Se sont-elles donc connues sur la terre ?

saint pierre.

D’après ce que j’ai pu saisir de leur conversation, jamais il n’y eut rien de commun entre elles.

dieu le père.

Et cependant elles s’injurient ?

saint pierre.

Si vous aviez vécu comme moi dans le monde, vous sauriez, Monseigneur, qu’il n’est pas nécessaire de s’y connaître pour s’y haïr.

dieu le père.

Je crois que j’ai eu tort de me reposer le septième jour, et que mon œuvre n’était pas achevée. Mais écoutons ces gens-là.

première âme.

Tu me demandes ce que je fus, et quel droit j’atteste pour prendre ta place auprès du bon Dieu ; je vais te le dire. Je fus un homme intègre. Longtemps soldat, je tuai pour le compte de mon général, et j’obtins la croix d’honneur et des grades. Jamais je n’eus une pensée en dehors de mon service ; j’eus pour Évangile ma consigne, et pour religion la loi. Je n’assassinai jamais personne, que devant quatre témoins ; je ne pris de force aucune femme, si ce n’est la mienne. Jamais je n’ai soustrait une obole à la bourse de mon frère ; ayant atteint les emplois supérieurs, je fus mis par l’État à la tête des finances de l’armée. J’eus mille fois l’occasion de m’enrichir ; je mourus pauvre. Toi, au contraire, vil commerçant, qui n’eus pendant ta vie qu’une passion, celle de l’or, qu’un projet, celui de gagner des millions, qu’une crainte, celle de les perdre, voleur impudent qui exploitas le genre humain, à l’abri de ta connaissance des affaires, que viens-tu lutter avec moi pour mon fauteuil dans ce jardin ? Retire-toi plutôt, et va dans les lieux bas rejoindre les juifs et les usuriers, tes complices. Amant de la fortune, place à l’amant de la gloire.

seconde âme.

Les actes se jugent par leurs résultats. Il est vrai, je me suis livré au commerce, et, tandis que tu égorgeais pacifiquement, pacifiquement aussi je trompais mon prochain. J’ai respecté mon livre, comme toi ta consigne, et la loi humaine fut aussi mon Christ, J’ai pris les biens, toi les vies. S’il était quelque mal en tout cela, il pèserait plus sur ta tête que sur la mienne. Tu n’as jamais pensé ; je n’ai nourri aucune idée. Esclave, tu as pu servir à rendre tes concitoyens esclaves ; homme d’affaires, j’ai pu embrouiller celles d’autrui ; j’ai pu aussi contribuer à l’élévation de la richesse publique. Qu’as-tu laissé après toi ? Des pays rendus stériles par Le pied de ton cheval, des peuples opprimés, des souvenirs cruels, le désespoir des mères, et des cadavres qui ne revivront pas ; l’État que tu n’as pas pillé ne t’en conservera aucune gratitude, et voilà que tes enfants, ruinés, réduits à la dernière misère, ont chargé ton nom de leurs malédictions, en demandant l’aumône à mes neveux. La gloire de l’homme intègre, ce sont les imprécations de ses fils. Pour moi, j’ai vécu, et ma mémoire, chargée de bénédictions, monte comme un parfum plus haut, toujours plus haut dans l’espace. Les miens, à qui j’ai laissé la fortune, en seront plus purs et plus heureux ; plus purs, ils prieront pour moi ; plus heureux, ils seront bons, et le bien d’un grand nombre d’hommes sortira du mal léger que je me suis permis. Vaut-il mieux que le bien jaillisse du mal ? Vaut-il mieux, comme tu l’as cru, que le mal jaillisse du bien ?

dieu le père.

Cet homme soulève une question complexe ; et je serais moi-même embarrassé d’y répondre. À ton avis, Pierre, que dois-je décider touchant ces deux âmes ?

saint pierre.

Si vous m’en croyez, Seigneur, vous les jetterez ensemble à la porte. Elles ne m’ont pas l’air d’avoir beaucoup réfléchi ni l’une ni l’autre ; et je crois qu’en cet instant même elles ne savent pas bien ce qu’elles ont voulu.

dieu le père.

C’est pour cela que je leur pardonne. Il faut te souvenir que tu m’as renié trois fois, Pierre, et que je t’ai reçu dans ma grâce, Et peut-être étais-tu plus coupable que ces gens-là : toujours est-il que tu savais ce que tu faisais.

saint pierre.

Seigneur, je vous assure qu’ils ne veulent pas franchir le seuil tous les deux.

dieu le père.

Fais-les entrer de force. Il est singulier qu’en ce siècle où ils vivent, chacun, au lieu de chercher son propre bien, ne poursuive que la ruine de son frère. Fais-les entrer de force, saint Pierre.

(Exeunt.)

Fritz loua démesurément le bon Dieu ; quant à l’homme sérieux, il ploya soigneusement le papier, et me le rendit en silence. Il avait très-mal lu : les hommes sérieux lisent très-mal.

Mon regard l’interrogea ; il retira ses lunettes.

« Il m’est pénible d’avouer, dit-il…

— Que cette œuvre, interrompis-je, est blasphématoire et impie. Je lis cette pensée dans vos yeux. Et qu’est-ce que l’impiété, s’il vous plaît ? »

Il ne me répondit pas.

« Je crois, dis-je, qu’il y a deux sortes d’impiété, celle de l’hypocrite, celle de l’homme franc. La première est la plus généralement répandue ; elle inspire nos gazettes et nos théâtres. Les unes poursuivent la ruine des ministres du ciel, tout en déclarant leur existence nécessaire au repos de l’humanité ; ouvriers corrompus, nous voyons leurs rédacteurs traîner des chariots de granit, de marbre et de porphyre, et, criant à l’univers qu’ils travaillent à rebâtir l’édifice, démolir d’une pioche honteuse ce qui reste du sanctuaire mutilé. Les autres mettent la moralité dans la bouche des courtisanes, et ne songent pas que la vertu et le devoir, exaltés en phrases pompeuses, nous paraissent ainsi comme un clinquant menteur, au travers duquel nous voyons s’agiter des formes nues sur des tapis souillés. Le boudoir d’une impudique est un étrange lieu pour un prêche. En vain nos auteurs y sonnent l’heure de la prière : leurs cloches sont fêlées, et depuis longtemps Gargantua s’est fait une boucle d’oreille du véritable tocsin. Peut-être ces gens-là ont-ils de bonnes intentions ; leur conduite n’en est pas moins entachée des marques de l’impiété hypocrite. Oublier Dieu, c’est bâtir sur le sable, et mieux vaudrait ne pas bâtir du tout.

« L’impiété de l’homme franc, c’est le sourire du poète, c’est l’étude philosophique et sincère, c’est le scepticisme du débauché, c’est le désespoir du malheureux. Toutes ces impiétés-là sont les leçons de l’humanité. Tandis que les hypocrites se glissent doucement au cœur de la terre pour y boire sa dernière goutte de sang, le blasphème, ivre et franc, ouvre sa bouche avide sous la mamelle desséchée de la grande nourrice. D’un côté, c’est Lucifer qui aspire au ciel ; de l’autre, c’est le démon qui prouve l’existence de Dieu. Les impiétés loyales sont une rosée sanglante, qui se résout en vapeur, et que demain l’Être suprême transformera en pluie rafraîchissante. Dieu ne hait que ceux qui pèchent contre l’esprit.

« D’une façon ou de l’autre, nous sommes tous impies. Ne l’êtes-vous point comme moi ? Comment l’êtes-vous donc ?

— Tempête et sang ! dit Fritz, qu’en voilà long sur ce sujet ! »

Nous déposâmes notre compagnon aux environs du Champ-de-Mars. La nuit était tombée tout à fait. L’esplanade immense s’allongeait comme une bière recouverte de son linceul ; au fond, l’École-Militaire, ayant allumé tous ses flambeaux, semblait une lampe funéraire à la tête du gigantesque cadavre. De rares passants formaient des taches noires sur l’avenue. Quelques petites filles chantaient en rond autour du premier banc.

Elles chantaient à tue-tête ce refrain bien connu :


     « Vive le carnaval :
« C’est le moment de la folie !
     « Vive le carnaval :
« C’est le moment d’aller au bal ! »

Puis elles disaient et répétaient :

« Mesdemoiselles, entrez en danse :
« Ça ne coûte rien pour y entrer ;
« Mais pour sortir-re de cette danse,
« Tous les messieurs vous embrasserez.

Et toujours retentissaient à mes oreilles ces mots :

« Mais pour sortir-re de cette danse… sortir-re de cette danse… »

Nous nous rembarquâmes.

Il faut que ces étranges petites filles aient été ensorcelées, et que ce vers pitoyable soit venu sur leurs lèvres plus souvent que ses confrères de la chanson. Je n’entendais que celui-là. Même au milieu de la Seine, même à deux cents coups d’avirons de l’endroit fatal, ces mots affreux venaient me chercher, suivis de l’air horrible qui les accompagne : Sortir-re de cette danse ; sortir-re de cette danse.

Quelle nécessité y a-t-il, lorsqu’un mot vous choque dans un chœur, que ce soit cet unique mot que vous reteniez, et qu’il bourdonne obstinément dans votre oreille ? Quelle loi force les cordes de votre cerveau à vibrer continuellement sous l’étreinte d’un chant qui vous déplaît ? Pourquoi le son faux est-il le plus caressé ? pourquoi la parole hideuse est-elle la plus prompte à se faire entendre, la dernière à quitter le souvenir ?

Et pourquoi diable ces petites filles disaient-elles : sortir-re.

En vérité, je vous le demande, leur eût-il coûté davantage de retrancher cette syllabe usurpatrice, de chanter en Parisien, et de laisser mes nerfs reposer, ma mémoire fuir leur ronde, et le hasard m’amener une distraction nouvelle ?

Mais non ; c’était écrit. Et je me couchais vainement au fond du bateau, et j’écoutais vainement le passage des eaux, et j’essayais de parler à Fritz, qui me répondait ; et puisque la pensée ne suffisait plus à écarter le cauchemar, je m’étourdissais du son de ma voix.

Bah ! je ne gagnais qu’une minute ; et, dès que le silence régnait, le démon voltigeait en raillant.

Non ! non ! non !… Ma tête se remplissait et mes jambes se trémoussaient. Et, chose incroyable, j’ouvrais moi-même la bouche pour chanter bas, moins bas, plus haut :


« Mais pour sortir-re de cette danse. »

Et je n’oubliais pas le re, je vous assure.

« Abordons, dis-je à Fritz ; j’en deviendrais fou. »



XVIII

passy. — conversation suprême entre fritz et l’auteur. — paris. — la jeune et la vieille ville. — amour et maux de dents. — finis coronat opus.


Passy est sans aucun doute la plus charmante des anciennes banlieues. Tandis que les faubourgs du nord, Batignolles, Montmartre, Belleville, éclatent sous la pression d’une population d’ouvriers toujours croissante ; tandis que ceux du midi, Vaugirard, Grenelle, Montrouge, se rétrécissent jusqu’à leur entière réduction en casernes et en boulevards ; Passy demeure comme un trait d’union entre les deux rives de la Seine, jardin frémissant de fleurs, de sources et de cris d’oiseaux, allée verdoyante, qui joint le désert à la ville, le silence au bruit, la tristesse à la fatigue, l’ennui nauséabond des cimetières à la fange écumeuse des égouts. Passy est l’oasis qui ne se ressent en rien de sa ceinture de sable ; les vents desséchants n’y pénètrent pas ; chose étrange dans l’enceinte des fortifications, vous y respirez.

C’est qu’aussi la nature a tout fait pour Passy, et l’art et la civilisation ont heureusement profité de ses bienfaits. Il y a trois collines dans Paris : Montmartre qui domine une plaine nue, semée de fabriques hideuses ; la montagne Sainte-Geneviève, formée de haillons et de pleurs ; Passy enfin, qui rit, par les grillages de ses petites maisons vertes, d’un côté, au cours précipité de la Seine, échappée à l’étreinte de ses quais, de l’autre à ce lac de verdure qui fut une forêt célèbre, et qu’on appelle le bois de Boulogne. Passy est la première halte sur cette route magnifique, l’une des plus belles de France, et qui compte, jusqu’à Versailles et Saint-Germain autant de sites pittoresques que de maisons, autant de charmes que d’aspects. Nommer Rueil, Chatou, Saint-Cloud, Ville-d’Avray, n’est-ce pas présenter à l’œil du voyageur tous les sourires, tous les épanouissements de notre climat ? N’est-ce pas lui offrir le plus éblouissant mirage où puisse palpiter le soleil, sur cette prosaïque terre de France ?

La population de Passy est, par extraordinaire, la seule qu’on eût pu désirer pour ce lieu béni du ciel. Rendez-vous d’artistes, d’acteurs célèbres, d’hommes de lettres ; angle de la grande cité, où se réunissent, comme au coin favori d’un salon, ces puissants oisifs, à qui la fortune permet de créer, sans travail, ce petit faubourg est imprégné d’une senteur de bonne compagnie, indéfinissable sans doute, mais qui inspire au passant la plus profonde sympathie pour ses habitants privilégiés. L’envie suit l’admiration : on voudrait vivre avec eux, partager ce bonheur et ce repos qu’on devine, prendre sa part de cet air pur, avoir à soi quelqu’un de ces gazons verts, étendus devant les balcons, comme un tapis au pied d’un divan moelleux. Derrière les premières fenêtres, de frais visages de soubrettes sourient à qui les regarde, et rappellent à l’observateur la physionomie de ces riches villes de province dont toutes les maisons sont des hôtels, et dont les habitants ne se rangent qu’en deux classes : les serviteurs et les maîtres. Illusion courte d’ailleurs ; car les nombreux promeneurs, qui traversent les rues principales, témoignent d’une existence en désaccord complet avec le patriarcal repos de la province. Ici, c’est le silence relatif ; c’est la paix, si l’on veut, mais la paix fructueuse ; et on sent qu’il y a dans ces maisons des hommes qui attendent, et non des plantes qui végètent. Puis, les rares commerçants offrent cet aspect séducteur, que seules connaissent les vitrines d’une capitale ; le paradis est parfait, car la poésie des sens s’y joint à la poésie du cœur.

« Il y a surtout d’excellents pâtés, » dit Fritz.

Nous avions alors grimpé le long d’une éminence de gazon, qui se trouve à côté de la barrière des Batailles. Là, notre barque, amarrée soigneusement, nous nous étions assis côte à côte, et nous contemplions en silence les mille lumières qui scintillaient au fond du Champ-de-Mars, signalant au delà les veilles sereines du faubourg Saint-Germain.

Ce fut en ce moment que cette exclamation échappa à Fritz, et je m’aperçus que ses pensées avaient suivi un tout autre cours que les miennes.

Cela arrive.

Les impressions de la nature et de l’art sont multiples. Vous marchez aux côtés de votre meilleur ami, vous soutenez d’un bras votre maîtresse adorée et spirituelle, et, la même atmosphère vous enveloppant, la même affection dilatant vos cœurs, il vous est permis de croire que le fluide qui vous enveloppe communique à vos cerveaux des idées identiques, qui, pour s’écouter l’une l’autre, n’ont besoin ni du langage, ni de l’oreille, Est-ce un tableau qui vous frappe ? parcourez-vous un musée, et vous arrêtez-vous fasciné devant un Rubens, votre âme, se perdant en vagues rêveries, quitte un instant le corps qui l’emprisonne et s’en va heurter les chevalets du peintre flamand dans sa petite maison d’Anvers ; soudain votre compagne, qui n’a pas quitté la toile du regard, vous dit d’un ton sentimental : « Regarde donc, mon ami, il y a une place libre sur ce banc. »

Évidemment votre maîtresse ne suivait pas votre pensée.

Ou bien vous voici, comme moi, par une belle et fraîche nuit d’été, couché sur l’herbe, et les pâquerettes, écoutant de loin passer le fracas d’une cité, et demandant aux étoiles s’il n’y a pas plus de science dans un de leurs rayons que parmi tous les livres et toutes les animations du monde, Fritz vous réveille par ces mots :

« Il y a surtout d’excellents pâtés. »

Le fluide n’en existe pas moins ; ses effluves ne se précipitent pas moins rapides entre vous et lui ; seulement elles changent de nature en changeant de récipient.

Voyez comme tout s’enchaîne. Chaque chose humaine a son côté grotesque et son côté sublime, qui souvent s’entremêlent si bien, que chacun de nous, regardant la même face, y voit des traits différents. Mais de quelque manière qu’on l’envisage, c’est toujours la chose humaine.

Je rêvais sur Passy ; Fritz dans Passy… voilà tout.

Et puis soyez convaincus que Fritz avait grand’faim. Depuis notre déjeuner à l’Hôtel-Dieu, nous n’avions rien pris ni l’un ni l’autre ; et, si je n’y songeais guère, mon ami avait mesuré le temps.

Il eut donc le désir d’abandonner la place que nous occupions, et de pénétrer dans l’intérieur de la ville ; je le retins.

« Fritz, lui dis-je, l’instant est solennel. J’ai terminé mon exploration.

— Ne poursuivrons-nous pas notre course jusqu’à Asnières ?

— Non, repris-je ; la nuit s’avance, mes réflexions formeront un volume, et d’ailleurs je suis triste.

— Triste !

— J’ai deux motifs de chagrin. Si Paris, vu de près, coudoyé, foulé, traversé, donne matière aux éclats de rire, je m’aperçois que Paris, vu de loin, à travers l’ombre et l’inconnu, n’est qu’un objet de terreur et de doute. On dirait quelque géant monstrueux, qui de sa tombe ricane au ciel. Je ne sais plus ce qui se meut sous ce linceul ; mais il me semble qu’il y a beaucoup de vers sur un peu de poussière.

— Tu n’es pas triste, mon ami ; tu es lugubre.

— Mon second motif, le voici : je me demande si mon public ne se fatiguera pas de m’entendre, si mon lecteur ne laissera pas le livre tomber de sa main appesantie, et le sommeil engourdir ses yeux, quand il en sera où nous en sommes. Voir est plus agréable que lire ; la description ne remplace pas l’objet. Puis il y aura beaucoup de moi dans cette relation ; et bien que ce moi soit l’âme éternelle, peut-être aimerait-on mieux moins de philosophie et plus de faits. Nous vivons dans un siècle d’action.

— Ce sont, dit Fritz, ces siècles-là que charme la voix du rêveur. Mais, dis-moi, quelles sont au résumé tes impressions générales sur notre cité, pour parler le langage Prud’homme ?

— Beaucoup de pitié, un peu d’ironie, des larmes derrière un sourire.

— De grâce, ne termine pas ainsi. Tu te suiciderais. Appelle-moi plutôt à ta rescousse. En regardant cette immensité je ne me sens pour ma part que l’envie de rire de Gargantua. « Et ce disant plorait comme une vache ; mais tout souldain rioit comme un veau. »

— Quelle est donc ta pensée ?

— Nous sommes parfaitement placés pour que je te la développe. D’ici nos yeux plongent sur cette Seine, qui sépare la ville en deux parties ; personnes diverses que j’appellerai celle du Midi la vieille, celle du Nord la jeune ou la moderne.

« Chacune d’elles peut se subdiviser en trois quartiers principaux. La vieille est la plus laide, comme il est juste ; mais elle ressemble à ces bonnes femmes, qui parfois séduisent plus que les jolies coquettes. La vois-tu étendue près de son fleuve et dormant nonchalamment accoudée ? sa tête, c’est le faubourg Saint-Germain, le siège des souvenirs. Son cœur, c’est le pays latin ; il y a là de la vie, de l’espoir, de l’effervescence pour plusieurs centaines d’années ; la science s’y sert du passé pour observer l’avenir. Plus bas Saint-Marceau étale sa hideuse livrée de misère, la misère antique, qui tend à disparaître, la misère du chiffonnier et du mendiant.

« Mais de ce côté bondit la jeune ville, éperdue et folle. C’est elle surtout qui excite ma gaieté. Sur la rive gauche vit le phénix, bien âgé et mourant, mais éternel, ce qui a été, ce qui sera. À droite ce qui est, le mouvement, l’heure présente, le travail, le commerce, la finance. Tout 1861 est ici. L’ouvrier poursuit son labeur quotidien dans le faubourg Saint-Antoine ; Saint-Denis et Saint-Martin vendent tous les produits de la terre ; Saint-Honoré exploite l’univers, et donne l’essor à la richesse moderne, à la grande industrie, à la domination pompeuse. De ci, de là, courtisanes et lorettes saupoudrent la Chaussée-d’Antin, assaisonnement obligé de ses festins luxueux. En deux paragraphes, voilà donc Paris, qu’en pourrais-tu dire de plus ?

« Imite-moi.

« Je souris à ces antiques hôtels, où s’enferment des regrets sans espoir.

« Je souris à ces écoles, où la jeunesse espère sans rien regretter,

« Je souris même à la mendicité, comme Callot à ses bohémiens.

« Mais je ris, oh ! je ris à gorge déployée de ce qui se passe sur la rive droite.

« Qu’y a-t-il de plus comique qu’un quiproquo ? Certes, toi et moi, nous ririons bien, si, regardant dans la lune, nous voyions un million d’êtres innomés courir çà et là à la poursuite d’un brouillard insaisissable, dans lequel ils croiraient voir une masse solide. N’as-tu pas ri quelquefois, un jour de fête publique, sur cette place des Invalides, alors qu’un monsieur, du haut de son balcon, jetait sur la foule des cornets de dragées, et qu’une multitude immense combattait pour en attraper une ? Le plus souvent celui qui n’y pense pas reçoit le cornet sur la tête, et gagne le prix. Les autres, après mille efforts, se retirent tout meurtris, et n’ayant dans la main qu’une part de bonbon souillée de fange. N’as-tu pas ri encore, en voyant durant tout un jour d’été une douzaine de mouches tourner sérieusement à deux pouces de tes lambris, sans s’écarter d’un cercle sans but ? Le spectacle de la population parisienne est bien plus réjouissant.

« Comme les habitants de la lune, tous ces gens-là sont dupes les uns des autres, se dupent eux-mêmes, et constamment prennent l’or pour le bonheur, la beauté pour l’amour, et vessies pour lanternes.

« Comme le peuple des Invalides, ils se pressent trois cent mille à l’attaque d’un mets futile, qui ne saurait en nourrir un seul. Ce n’est pas le plus adroit, mais le plus favorisé qui parvient. Et ce favorisé, qu’a-t-il ? souvent le passant, trouvant la dragée mauvaise, la jette à des enfants qui jouent ; quant à la multitude, elle gagne à ce jeu plus de coups que de bonheurs. Puis elle souffre de sa bassesse, se plaint de la boue qui salit ses mains, et ne songe pas que le repos, si désiré, quand la fête est finie, l’attendait au foyer avant qu’elle n’eût commencé.

« Comme les mouches, ce peuple tourne, il tourne vite, plus vite, encore plus vite ; il croit avancer, mais il n’avance ni ne recule ; on ne voit pas son but, on ne voit pas la cause qui meut ce tourbillon fiévreux. Il n’y a que des prétextes, pas un motif sensé. Ils tournent, ils tournent tout le jour, et, quand le voir vient, ils s’endorment, convaincus que le monde a marché.

« Il a marché, c’est vrai ; mais ce n’est pas la faute des mouches.

« Pour moi, je ne puis traverser le boulevard, sans me demander après qui en ont tous ces gens-là, et ce qu’ils gagnent à s’agiter ainsi.

— Mon cher Fritz, le fatalisme oriental a du bon ; mais l’activité est un besoin de notre organisation qu’il faut satisfaire à tout prix.

— Je l’ignorais, » dit Fritz.

Fritz, si mon lecteur a bien voulu s’informer de son caractère, a dû lui être dépeint comme un homme parfaitement insouciant, et ne s’attachant pas plus à ses idées qu’aux différents événements de son existence. Il se contenta donc de me demander si ma résolution de terminer là mon voyage était définitive ; et, sur un oui formel, il alla rendre les derniers devoirs à son canot.

Le mystère le plus profond environne ce moment de son existence. Cinq minutes, je restai seul.

Ces cinq minutes furent délicieusement employées.

Les ténèbres s’épaississaient ; un croissant de la lune laissait seulement briller sa lueur pâle sur le toit plat d’une délicieuse maison, environnée de lierre et de feuillage.

Une lumière scintilla ; une fenêtre s’ouvrit.

Au travers de la verdure, j’aperçus une jeune femme qui pencha la tête comme une levrette nonchalante, et aspira l’air frais du soir.

Puis elle se retourna en riant, et je vis, dans le cercle tremblotant projeté par la bougie, un baby blanc et rose, qui tirait à lui, de toutes ses faibles forces, la robe de sa grande sœur… ou de sa mère.

Celle-ci arracha une branche de lierre, approcha un siège, prit l’enfant sur ses genoux, et entrelaça sur ses cheveux blonds une couronne de roses blanches.

Son visage, éclairé de profil, reflétait la pureté d’une vierge.

Mais son sourire aimant disait peut-être : Je suis mère.

Je ne pus découvrir la vérité. Ainsi Raphaël nous a légué le portrait de Marie.

Il y eut quelque chose qui n’alla pas. Elle détacha la couronne, retira une fleur, et la fleur tomba sur le gazon du chemin.

L’amour est semblable à la flamme. Dans un foyer préparé pour cet usage, où l’air pénètre, où le bois a sa place sur les chenets, vous vous épuisez souvent durant des heures à exciter une étincelle rebelle. Le bout de votre cigare, jeté au destin, incendie une forêt.

« Que diable fais-tu là ? me dit Fritz.

— Tu le vois, répondis-je en secouant mes pieds plongés dans une mare bourbeuse, je gagne une fluxion. »

Et je pressai contre ma poitrine la rose arrachée au fossé.

« La fluxion, continua Fritz, est un mal insupportable : je ne connais aux douleurs de dents qu’un soulagement invraisemblable, il se vend en fiole chez Levasseur, rue Saint-Lazare. Si tu le veux, nous y courrons après dîner.

— Dans tes appréciations sur la population parisienne, tu as oublié, mon cher Fritz, un point des plus importants.

— Lequel ?

— La femme.»

Fritz me regarda d’un œil narquois.

« Pourquoi pas l’enfant ? dit-il.

— En effet, pourquoi pas ?

— Femmes et enfants forment en effet les deux tiers de ce peuple, mais je ne crois pas à leur influence sur le dernier tiers. La femme a été puissante ; mais l’égoïsme et le plaisir ont détruit un prestige auquel elle ne tient plus. Quant à l’enfant, il représente la famille, c’est-à-dire la province. À Paris, il n’y a ni enfants ni pères ; il y a des hommes de taille différente.

— Sur mon âme, répondis-je, tu te trompes. Lorsque Dieu voulut châtier Gomorrhe, il ne s’y décida que parce qu’il ne trouva pas dix justes dans toute la cité. Si la foudre du ciel nous épargne, peut-être le devons-nous à quelqu’une de ces maisons isolées, où il y a encore une mère et un enfant.

— Je n’ai pas nié les mères, répondit Fritz. »

.......................... ............................ .......Si pourtant c’était sa sœur........... ............................


  1. Réparation d’honneur. Les temps ont changé depuis l’année où j’écrivais ces lignes, Je n’ai pas répondu jadis aux lettres justificatives que m’adressèrent quelques élèves des Écoles, Aujourd’hui je me dois de répondre aux faits. Devant les manifestations qui se produisent, devant l’enthousiasme qui renaît, il n’y a qu’à s’incliner, à applaudir, à espérer.
  2. Ces lignes furent écrites avant l’achèvement des travaux. On verra, dans la seconde partie de ce livre, que les appréciations de l’auteur ont complétement changé.
  3. Écrit à l’époque du retour de la guerre d’Italie.