Le Trésor de la caverne d’Arcueil/7

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Le Trésor de la caverne d’Arcueil
La Revue de ParisTome Seizième (p. 233-236).
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VII.


Dans les dernières années du règne du bon roi Henri IV, du moins c’est ainsi que l’aventure se raconte, vivait à Paris un vieil orfèvre en grande renommée pour les choses de sa partie et pour beaucoup de choses qui n’en étaient pas, comme chacun alors le pouvait savoir.

Sa maison, bien célèbre mais d’assez triste apparence, était située dans une sorte de place ou d’enfoncement, derrière les bâtiments du vieux Louvre, et se composait d’un mur en pignon sur la rue, peinturé d’une certaine couleur verte, percé d’une seule ouverture étroite en manière d’entrée, ce qui lui donnait assez l’air d’une tirelire, avec quoi d’ailleurs elle ne laissait pas que d’avoir plusieurs autres ressemblances.

Elle avait bien eu jadis une paire de croisées, mais, pour des raisons qu’il vous sera facile de déduire dans la suite, un bandeau de plâtre y avait été solidement appliqué. — Les poètes n’en font pas moins sur les yeux de l’amour.

Au-dessus de la porte, et c’était le seul objet qui pût faire soupçonner extérieurement ce qui se vendait en ce lieu, il y avait, cloué sur un morceau de charpente, un bassin de cuivre ciselé, au fond duquel se distinguaient sous la rouille des arme» de blason, avec cette légende en langue et lettres étrangères : — Gold ist gut (l’or est bon).

Vous voyez par cette devise que maître Jean d’Anspach, joaillier de la couronne, ne se targuait pas d’hypocrisie, qu’il ignorait ou affectait d’ignorer absolument l’art vulgaire aujourd’hui de rougir de ses propres sentiments ; car si cet homme avait un défaut capital (hélas ! qui de nous est sans reproche ?) c’était celui d’aimer un peu trop la matière qu’il mettait en œuvre.

Il était venu autrefois, dans sa jeunesse, du margraviat d’Anspach, son pays, avec la trousse de cuir et le simple tablier de compagnon. Mais l’habileté qu’il avait acquise en Allemagne dans l’art d’exécuter sur les métaux précieux des incrustations et des nielles, n’avait pas tardé à faire de lui l’ouvrier à la mode, le bijoutier du roi et de la cour.

Laborieux et sobre, notre Allemand fit d’abord assez rapidement une fortune honorable, qui peu à peu, l’Apreté au gain s’en mêlant, finit par être, pour le temps et pour l’homme, véritablement colossale.

Certes, au milieu de tout son bonheur, il avait été d’une grande lésinerie ; certes il avait vendu dûment et cher de beaux joyaux au roi pour ses maîtresses, et aux maîtresses du roi pour leurs amans. Mais quelque profonde qu’eût été sa parcimonie, mais quelque nombreuses qu’eussent pu être ses fournitures d’anneaux, de pendants, d’écrins et de capses, pour Jacqueline de Bueil, pour la somptueuse Mme Gabrielle ou pour Mme de Verneuil, jamais ses richesses n’auraient atteint leur chiffre prodigieux s’il n’avait mêlé à ses travaux naturels de certaines opérations de finance, sourdes et sous-marines, d’une moralité plus douteuse, tel que le prêt sur gage et l’usure au denier vingt. Sa boutique avait été le champ où s’étaient fauchés bien des héritages en herbe ; la jeune noblesse surtout y avait perdu la fleur de ses écus, sinon la fleur de sa chevalerie.

En un mot, puisqu’il faut quelquefois appeler les choses par leur nom, maître Jean d’Anspach était une de ces âmes sales dont parle La Bruyère, pétries de boue et d’ordure, éprises de gain et d’intérêt, comme les belles âmes le sont de la vertu et de la gloire.

On ne voit pas communément sans quelque petit sentiment d’envie le bonheur le plus mérité descendre sur le toit du prochain, et c’est le lot de ceux qui sont traités durement par la fortune, cette espèce de demi-déesse aveugle et stupide, plutôt faite pour servir l’avoine dans une hôtellerie que pour dispenser le bien-être aux humains, de s’égayer aux dépens de ceux auxquels elle s’est si bêtement avisée de sourire.

Notre homme prêtait justement un large flanc aux moqueries. Son avarice inouïe, sans exemple, incalculable, fournissait à la méchanceté publique le thème le plus plaisant et le plus fertile, sur lequel le commun ne tarissait pas.

On l’accusait de ne s’être pas marié par économie, et d’avoir dit plusieurs fois qu’il aurait bien pris une compagne, s’il avait su pouvoir en trouver une comme la femme de Loth, changée en statue de sel, afin de manger sa soupe moins fade et de frauder les droits de la gabelle.

On prétendait, que sais-je, et vraiment je suis embarrassé pour vous faire comprendre la chose bien honnêtement, que pour s’asseoir, de peur d’user la partie la plus essentielle du vêtement le plus nécessaire, il rabattait ordinairement son haut-de-chausses sur ses talons, et montait ainsi à nu le banc de chêne de son comptoir, comme faisaient les cavaliers numides sur leurs chevaux sauvages si nous en croyons l’antiquité.

On imaginait encore mille choses plus ou moins cruelles ou bouffonnes ; mais ces deux traits profondément caractéristiques peuvent nous suffire, je pense, pour juger de l’étendue d’une aussi énorme ladrerie, avec laquelle d’ailleurs nous aurons encore beaucoup à démêler.

Maître Jean d’Anspach, plongeant et replongeant dans ses coffres, espionnant son ombre, barricadant ses armoires et verrouillant ses portes, avait coulé des jours nombreux et fort bien remplis, quand il eut enfin commencé de sentir que concurremment à ses richesses il avait amassé beaucoup d’années, il se dit : — Ce n’est pas tout que de savoir acquérir, il faut savoir conserver ; et vraiment, maintenant que je perds de ma vigilance et de mon énergie, il n’y a pas de sûreté à demeurer plus longtemps ici dans une maison si mal close et bâtie sans précaution sur le bord de la voie publique. N’attendons pas d’ailleurs, pour tirer profit de notre achalandage, que notre clientèle, décimée chaque jour par la faux du temps et de la mort, soit descendue tout-à-fait dans la tombe, et retirons-nous dans un lieu plus propice où nous pourrons goûter enfin avec loisir et garantie le précieux fruit de notre persévérance et de notre industrie. En conséquence, il avait donc vendu son atelier d’orfèvrerie un prix, n’en doutez pas, fort acceptable, et s’en était allé couvera i’écart son butin dans une fort belle maison seigneuriale que depuis quelque temps il possédait à Arcueil.

Cette propriété, d’une valeur considérable au moyen des intérêts lies intérêts, des renouvellements et des répits, avait passé entre ses mains des mains d’une pauvre et noble dame obérée après la mort de son époux, et qui, à la faveur de ce nantissement, lui avait fait l’emprunt d’une assez modique somme.

Quant à ce qui regardait sa maison de joaillerie, il eût été certainement beaucoup plus digne d’un oncle de la laisser à un jeune neveu, l’enfant orphelin d’une sœur, que, sous prétexte de je ne sais quelle étude, des tuteurs bien avisés avaient envoyé à Paris afin qu’il fût plus à portée de la riche succession qui l’attendait. Mais chez maître Jean d’Anspach la voix du sang ne parlait pas si haut.

Bien loin de là, il voyait avec ennui et méfiance ce jeune homme, qui pourtant n’était guère fait pour donner de l’humeur ou de l’ombrage. Il aurait bien voulu l’engager à retourner en Allemagne on tout au moins lui fermer sa porte au nez ; mais le jouvenceau, d’un «esprit aimable, insouciant, enjoué, glissait, frétillait comme une anguille à travers les mauvais vouloirs et les fâcheries de son onde, sans en faire plus de cas, sans y prendre plus de garde. Et tandis que chacun autour de lui proclamait maître Jean d’Anspach un être bien vilain et bien haïssable, lui se contentait de sourire et de trouver le bonhomme original.