Le Tsar et la Révolution/Préface

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Le Tsar et la RévolutionSociété du Mercvre de France (p. -14).


PRÉFACE


Tôt ou tard se produira un choc entre l’Europe et la révolution russe, non pas entre tel ou tel peuple européen, mais bien entre l’Europe entière et la révolution — ou l’anarchie russe. On ne peut, en effet, préciser encore ce qui se passe actuellement en Russie. Est-ce un changement dans la constitution de l’Etat ? Est-ce le rejet de toute forme connue de gouvernement ? Dès maintenant, en tout cas, il est évident qu’une partie dangereuse se joue non seulement pour nous, Russes, mais aussi pour vous, Européens. C’est avec crainte et grande attention que vous suivez cette révolution, mais pas avec assez d’attention ni de crainte : ce qui se passe chez nous est plus redoutable qu’il ne paraît.

Nous brûlons, il n’y a pas de doute ; maïs brûlerons-nous seuls et ne vous embraserons-nous pas ? On en peut douter.

Tous les événements de notre révolution sont connus en Europe jusqu’aux plus petits détails, mais leur sens intime échappe. L’Europe voit le corps, elle ne voit pas l’âme de la révolution russe. Cette âme, l’âme du peuple russe, demeure une éternelle énigme pour l’Europe.

Nous vous ressemblons comme la main gauche à la main droite. La main droite et la main gauche ne peuvent pas se superposer exactement. Il faut en retourner une pour superposer les deux mains. Ce qui est chez vous est chez nous, mais dans l’autre sens ; la Russie est l’envers de l’Europe. Pour parler la langue de Kant, votre domaine est dans le phénoménal, le nôtre dans le transcendant ; pour parler la langue de Nietzsche, en vous — Apollon, en nous — Dionysos ; votre génie c’est la mesure — le nôtre l’excès. Vous savez vous arrêter à temps ; arrivés au mur, vous faites le tour ou vous revenez ; nous nous brisons la tête contre le mur. Il nous est difficile de nous remuer, mais une fois partis» nous ne nous arrêtons plus ; nous ne marchons pas, nous courons ; nous ne courons pas, nous volons ; nous ne volons pas, nous « tombons les talons en l’air » selon l’expression de Dostoiewsky. Vous aimez le juste milieu, nous aimons les extrêmes ; vous êtes sobres, nous nous enivrons toujours ; vous êtes justes, nous sommes sans loi ; vous savez « sauver votre âme », nous cherchons toujours à perdre la nôtre. Vous possédez la Cité du présent, nous sommes les chercheurs de la Cité de l’avenir. Enfin au-dessus de la plus grande liberté que vous puissiez avoir, vous reconnaissez la puissance de l’Etat ; nous, au fond de notre esclavage, nous n’avons jamais cessé d’être en secret des rebelles et des anarchistes. Pour vous la politique est de la science, pour nous de la religion. Le raisonnement et le sentiment nous ont souvent poussés jusqu’à la négation absolue, jusqu’au nihilisme ; mais notre volonté la plus occulte fait de nous des mystiques.

Dans la littérature russe, surtout dans ses deux principales sommités, Tolstoï et Dostoiewsky, ce principe fondamental de l’âme russe, la volonté mystique, vous avait été en partie révélé, mais seulement en partie. Pour le comprendre entièrement c’est peu de nous lire, il faut nous vivre. Cela est difficile et redoutable, je le répète, plus redoutable que vous ne pensez. Nous sommes votre danger, votre plaie, l’aiguillon de Satan ou de Dieu enfoncé dans votre chair. Nous vous ferons souffrir ; mais en fin de compte pour votre plus grand bien, car nous nous sommes nécessaires l’un à l’autre comme la main gauche à la main droite.

Dans ce livre nous essayerons de démontrer que le sens intime de la révolution russe n’est pas compréhensible sans une analyse religieuse.

L’autocratie et l’orthodoxie sont les deux moitiés d’un tout religieux, tout comme la papauté et le catholicisme. Le tsar n’est pas seulement le tsar, chef de l’empire, mais aussi le chef de l’Eglise, le pontife, l’Oint du Seigneur. Il n’en est peut-être pas ainsi historiquement, mais, du point de vue mystique, il faut admettre que le tsar est le vicaire du Christ, comme le pape ; César et pape à la fois. L’autocratie est l’affirmation de la chose sainte absolue. Dans l’ordre des idées religieuses — et la pr incipale particularité de l’âme russe, la volonté mystique, ne nous permet pas de sortir de cet ordre — la négation d’un absolu ne peut être que l’affirmation de son contraire. Sainteté contre sainteté. L’autocratie est une religion, la révolution en est une aussi. C’est ce que s’avouent le moins les révolutionnaires eux-mêmes. Dans leur conscience, ils sont athées. Le nom de Dieu leur est odieux parce qu’il est lié avec l’orthodoxie et l’autocratie, c’est-à-dire avec ce qui froisse leurs sentiments véritablement, bien qu’inconsciemment, religieux. Pour eux la religion signifie réaction. Et ils ont raison, si ce n’est en vérité positive, du moins en vérité négative religieuse. En Russie plus que partout au monde, les choses du diable, le mensonge et le meurtre, se sont couvertes du nom de Dieu. Le diable chez nous a volé le nom de Dieu. A tel point que confesser sa croyance eh Dieu signifie servir le diable. Ainsi, dans nos églises orthodoxes, au moment le plus solennel du service divin, pendant l’interruption du chant des Chérubins, terrible par sa grandeur, à l’élévation du Ciboire avec les Saintes Espèces, le prêtre dit ; le très pieux, le plus autocrate, le plus grand souverain empereur, et le Sang du Christ se mêle au sang humain, versé par le tsar — « Bête apocalyptique ». En comparaison d’un tel sacrilège l’irréligion des révolutionnaires ne semble-t-elle pas une chose presque sainte ?

Si l’on prête attention, non à ce que ces derniers disent, mais à ce qu’ils font, on s’apercevra nécessairement que ces athées sont vraiment des saints. Depuis les premiers martyrs chrétiens, il n’y a pas eu de gens qui moururent ainsi ; — comme dit Tertullien, « ils volent à la mort comme les abeilles au miel ».

La révolution russe n’est pas seulement politique, elle est religieuse. Voilà ce que comprend très difficilement l’Europe, pour qui la religion est depuis longtemps chose politique.

Vous jugez d’après vous-mêmes. Il vous semble que nous faisons une maladie ordinaire de croissance sociale, telle qu’en ont fait, en leur temps, tous les pays européens : nous finirons comme vous, nous nous rangerons et nous serons bridés par la muselière parlementaire ; nous nous débarrasserons des extrêmes socialistes et anarchistes, et nous nous contenterons, au lieu de la « Cité de Dieu », de la vieille boutique des constitutions, du juste milieu bourgeois démocratique ; il en a été ainsi partout, il en sera de même chez nous.

Peut-être en serait-il ainsi, si nous n’étions pas « l’Europe à l’envers », si notre transcendance ne nous forçait à nous briser la tête contre le mur, à voler « les talons en l’air ». En tout cas nous n’en resterons pas à la monarchie constitutionnelle ; même le voudrait-elle, la monarchie russe ne pourrait nous donner une constitution.

Pour le tsar orthodoxe, renoncer à l’autocratie signifie renoncer à l’orthodoxie. Nicolas II est un croyant, — il ira sur l’échafaud, comme les martyrs, comme les « saints », les révolutionnaires russes, plutôt que de renoncera sa foi et à l’onction de Dieu. On ne peut jeter bas l’autocratie qu’ensemble avec l’orthodoxie. Et quand elles seront tombées, il s’ouvrira dans la conscience politique et religieuse du peuple un néant tel, que ne pourront le remplir des formes existantes des gouvernements européens, non seulement la monarchie constitutionnelle, mais même la république bourgeoise démocratique.

Aussi, pour renverser ces deux masses séculaires, Il l’autocratie et l’orthodoxie, il faudra un tremblement de terre si violent que toutes les anciennes boutiques parlementaires s’écrouleront comme des châteaux de cartes. La révolution russe ne s’arrêtera à aucune d’elles.

Mais qu’arrivera-t-il après ? Après — le saut dans l’inconnu, le transcendant, le vol, « les talons en l’air ». La révolution russe est aussi absolue que l’autocratie qu’elle nie. Le but empirique dont elle a conscience, c’est le socialisme ; celui qui est mystique et dont elle n’a pas conscience — l’anarchie. Déjà Bakounine avait pressenti que la dernière révolution anarchiste ne serait pas particulière à un peuple, mais universelle. La révolution russe est universelle.

Quand vous, Européens, vous comprendrez cela, vous vous précipiterez pour éteindre l’incendie. Prenez garde, vous ne nous éteindrez pas, nous vous enflammerons.

En ce moment l’Anarchie reste purement négative ou s’affirme par les principes métaphysiques, hétérogènes, qui lui sont même contraires, du socialisme. Celui-ci dans ses conséquences extrêmes est tout de même étatiste — une dépendance servile de chacun à tous, et des personnalités à des lois économiques nécessaires. Mais où est donc cette suprême liberté par laquelle sont vraiment vaincues toutes nécessités du monde extérieur, toute violence, principe métaphysique de l’Etat ? Ce n’est pas la science, ni la philosophie, mais seulement la religion qui peut répondre à cette question. En dernier lieu l’idéal de la Société Future s’affirme par une nouvelle façon religieuse de concevoir et d’agir, une nouvelle synthèse religieuse des personnalités et de la société, de chacun et de tous, de l’amour infini et de la liberté infinie.

Nous ne nous adressons pas à la bourgeoisie européenne, mais seulement aux personnalités isolées de la haute culture universelle, à ceux pour qui, selon le mot de Nietzsche, « l’Etat est le plus froid des monstres ». Ces isolés, trop précocement anarchistes, comme Bakounine, Tolstoï, Stirner, Nietzsche, sont des sommets éclairés par les premiers rayons du jour. Mais en bas, où est la nuit noire, là sont nos innombrables frères ignorés, le peuple universel des travailleurs, la grande armée de la Cité Future. Nous croyons que, tôt ou tard, arrivera jusqu’à eux la voix de tonnerre de la révolution russe, où résonne sur le vieux cimetière européen la trompette de l’Archange annonçant la résurrection des morts.

Le jour approche, il est même arrivé, où tous ceux qui sont dans les tombes entendent la voix du Libérateur, et l’ayant entendue ressuscitent.