Le Tutu, mœurs fin de siècle/4

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L. Genonceaux, éditeurs (p. 65-81).

IV

Il y avait fête, ce soir-là, chez le duc de la Croix de Berny. Au bas de chacune des deux cents invitations lancées, on lisait : « L’évêque de Djurdjura sera présent. On dansera. »

L’évêque de Djurdjura, si sympathique aux femmes, aimait à quitter deux ou trois fois par an le ciel inclément de l’Afrique afin devenir se retremper dans quelques petites débauches à Paris. Il défrayait les conversations du monde par sa liaison avec madame Perle, une cocotte de haute marque très influente à la cour chrétienne de Rome et qui était allée à différentes reprises baiser la mule du pape pour obtenir de l’avancement en faveur de son prélat favori. On assurait, au Vatican, que le Saint Père, bien qu’il se brownséquardât, était très affaibli à la fin de chacune des audiences accordées à madame Perle, et ces racontars ne manquaient jamais de distiller un peu de jalousie dans le cœur de l’évêque de Djurdjura.

— Tu me trompes avec Léon XIII !

— Mais tais-toi donc, monseigneur, je déblaye le terrain pour que tu deviennes pape.

L’hôtel du duc de la Croix de Berny, situé boulevard Saint-Germain, est un bâtiment en forme de théâtre ou plutôt de cirque. Par une longue entrée couverte, située dans un jardin, on accède au somptueux escalier qui fut foulé aux pieds par une infinité de majestés, de sires, de reines et de femmes de mauvaise vie. Le premier étage se compose d’une série de salons qui perdent un peu de leur luxe tous les ans, car leur propriétaire, toujours malheureux au jeu, solde ses dettes les plus criardes en abandonnant à ses créanciers quelques tableaux ou meubles de prix. Lorsqu’il y a réception, on bouche les trous ainsi pratiqués au moyen de fleurs et de plantes rares, prêtées par les serres de l’État. Au-dessus des salons, se trouve la salle de spectacle, très vaste, copiée exactement sur celle de l’Alhambra, d’après les documents de la ville de Grenade. Violet-le-Duc et Garnier ont collaboré secrètement à la construction de ce théâtre, un des plus beaux que l’on connaisse. Il a coûté près de huit millions au duc de la Croix de Berny. Le roi de Bavière, son ami, est venu lui-même en essayer un jour l’acoustique et, mécontent, a fait remplacer le plafond, primitivement sculpté, par un autre en or battu. Le plafond mesure vingt-cinq mètres de diamètre. Il est soutenu par quatre piliers d’une seule pièce en marbre noir, incrusté d’or et d’escarboucles. Le parquet n’est qu’une immense glace de Venise ; lorsque les femmes marchent dessus, il ne leur est pas difficile de s’expliquer pourquoi les hommes ont constamment les yeux baissés, ils cherchent à explorer leurs dessous. De chaque côté de la salle, sur des piédestaux en ivoire sculpté, s’alignent des statues que l’on enlève les jours de fête, et les murs sont tapissés d’étoffes en or broché, constellées de rubis. Un salon précède l’entrée du théâtre, il est entouré d’une cymaise qui supporte en temps ordinaire un fouillis de bronzes rares ; on enlève ces bronzes les jours de fête.

Lorsque l’évêque de Djurdjura fit son entrée, une musique invisible entonna la Marseillaise, et une débauche de lumière électrique inonda des groupes de femmes nues qui remplaçaient les bronzes de la cymaise. Elles étaient immobiles comme des marbres. Et de ces corps blancs animés se détachait, par-ci par-là, la note sombre d’un chien ou d’un éléphant vivants, posés chacun sur son socle, aussi immobiles que les femmes, et que le duc avait éduqués spécialement pour ce genre d’exercice. L’étalage de cette chair humaine et animale fut un des clous de la soirée ; elle provoqua un frisson d’admiration générale, et l’évêque en rigola comme une petite folle. Il était soûl, ayant bu outre mesure au dîner de madame Perle, un dîner qui n’avait coûté que la bagatelle de quatre-vingt mille francs pour dix convives. Des ministres, des sénateurs, des aristocrates mâles et femelles, tous d’humeur un peu guillerette, avaient répondu à l’invitation du duc de la Croix de Berny, et c’est avec des mouvements titubatoires qu’ils pénétrèrent dans la salle de spectacle où, de nouveau, sur les piédestaux en ivoire sculpté, se tenaient des statues vivantes. L’évêque tâtait les mollets de l’une d’elles, un très joli modèle du quartier Montparnasse, appelé Philomène. Philomène, peu sérieuse, figurait une diane chasseresse ; lorsqu’elle sentit l’attouchement sacré dont elle était l’objet, elle ne put retenir un éclat de rire fou, et elle fit pipi sur la main de Monseigneur. Au même moment, le superbe danois sur la tête duquel elle s’appuyait leva la queue et commit une crotte monstrueuse. L’évêque bénit ces déjections et s’en alla prendre place au premier rang des fauteuils d’orchestre, au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.

Le spectacle se composait d’un opéra inédit en un acte, les Yeux de Desdémone. Un seigneur du Moyen-âge, Burgunde, ayant ouï parler d’une princesse très jolie qui habitait bien loin, bien loin, dans un castel inaccessible, prend la résolution de se mettre en campagne pour l’aller voir. La légende rapporte que tous ceux qui ont fait ce voyage n’en sont jamais revenus ; un seul regard de la princesse produit sur les hommes une mortelle commotion. Mais le diable est apparu à Burgunde, celui-ci lui donne la moitié de son âme, moyennant quoi Satan lui promet de le ramener sain et sauf dans ses terres. Le pacte est signé sur le dos d’un crapaud, en lettres de sang ; ce sang est tiré des veines d’une sorcière de quatre-vingt-dix-neuf ans, qui a trois furoncles à la fesse gauche, trois furoncles à la fesse droite, un nez en forme de truelle, des pieds en forme de doigts, des mains en forme de pieds, et des oreilles en forme de mains. Burgunde part avec le diable, il est gêné de n’être plus qu’à moitié vivant, il s’en repent amèrement.

— La vue de cette princesse vaut mieux que la moitié de la vie, lui objecte Belzébuth.

— Mais je suis à moitié mort, lui réplique Burgunde, et la perspective d’une existence aussi biscornue n’a rien de plaisant.

Ils arrivent au château de la princesse. Le seigneur la regarde, il reconnaît sa femme, une affreuse mégère qui l’a quitté pour se lancer dans une série d’aventures plus amoureuses les unes que les autres, et qui le cocufie sur le champ avec son infernal compagnon. Il s’en revient tout penaud, rencontre le crapaud, l’écrase du pied, et meurt.

Sur ce livret baroque, une dame du monde, musicienne de beaucoup de talent, avait improvisé de très mauvaise musique, et les vers, dus à la plume d’un de nos plus célèbres académiciens, étaient plus médiocres encore ; mais l’intérêt résidait tout entier dans le ballet, interprété par des danseuses toutes nues. Le duc l’avait réglé lui-même, et il s’y était réservé un rôle de coryphée qu’il enleva bancalement. Il apparut en habit rouge avec tutu et jupe de tarlatane jaune parsemée de roses naturelles ; il envoyait des baisers aux quatre points cardinaux ; il souriait comme un homme constipé. Chacun le trouva très inférieur et l’applaudit frénétiquement.

Mauri de Noirof disait à sa mère :

— Elle est très bien, cette petite gonzesse. Elle a paru scandalisée pendant toute la représentation. C’est une personne bien élevée.

— Veux-tu que je te présente ?

— Avec plaisir.

Elle s’appelait Hermine Israël. Les Noirof et les Israël se connaissaient, parce qu’ils se rencontraient depuis longtemps et très souvent chez un marchand d’antiquités de la rue Ferou. Hermine avait vingt-huit ans. Une fille archipotelée, pas belle ni jolie, rouge, brune, les lèvres sensuelles et des yeux d’une douceur d’agneau. Son père, un des plus importants marchands de reconnaissances du Mont de Piété de Paris, était mort, et elle demeurait avec sa mère, dans un petit entresol du boulevard Saint-Germain. Les Israël vivaient sur un pied de cent mille livres de rente.

— Et la petite doit, de plus, hériter de deux ou trois cent mille francs d’une vieille tante, ajouta Madame de Noirof lorsque les autres eurent le dos tourné.

— A-t-elle encore son pucelage, au moins ?

— Ah ! tu comprends bien que je n’y ai pas fourré le nez ! D’ailleurs, le pucelage est une quantité négligeable chez une jeune fille riche.

— Au reste, je te pose là une question très bête ; elle l’a encore, j’ai remarqué ça à l’indéfini de ses yeux, et à l’engorgement de sa voix. Quand une jeune fille regarde et parle mal, c’est qu’elle est encore vierge.

Le monde s’écoulait peu à peu et se répandait dans les salons du premier étage. Seuls, quelques messieurs très vieux et très décorés s’attardaient auprès des statues. L’évêque aborda la mère de Mauri.

— Alors, madame, je puis vous inscrire pour deux cent mille francs ? C’est parfait. Puisque votre fils est ingénieur, qu’il vienne donc voir les filons.

Hermine pensait :

— Il est très distingué, ce jeune homme, mais il louche quand il regarde sa mère !

Et Mauri était devenu rêveur. Appuyé dans un coin de salon, il songeait à la stupidité humaine, à la loi universelle de l’hypocrisie. Tous les invités du duc de la Croix de Berny avaient l’air contents d’eux-mêmes ; cela n’était pas vrai. L’homme véritablement heureux est celui à qui l’on a vidé le cerveau, coupé les jambes, les mains, les oreilles, arraché les yeux, et défoncé le palais. Il ne sent plus, il ne pense plus, il s’animalise, il est hors du monde. Que l’on choisisse une bête humaine, n’importe laquelle ; en la tâtant, on est certain d’y remarquer au moins une tare, et cette tare est l’exhalaison, le produit, le ferment d’une décomposition de la conscience. Le sourire est toujours hideux, parce qu’il est le masque d’une tare. Mauri souffrait, il ressentait des coups de marteau dans la tête, et la proximité de ses semblables le mettait mal à l’aise ; il avait horreur de la foule, le fluide humain lui portait sur les nerfs, il allait partir, lorsque Madame Perle vint le secouer par le bras.

— Eh bien, jeune homme, on s’amuse ferme, n’est-ce pas ? Est-ce que vous auriez encore fumé, par hasard ? Vous savez que l’on danse chez moi tous les samedis. Quand vous n’êtes pas là, rien ne va. Comprenez ?

— J’irai samedi, madame. À propos, dites-moi donc, que signifient les deux cent mille francs auxquels l’évêque faisait allusion, tout à l’heure ?

— Ah, oui, c’est pour la fondation de la basilique de Montmartre.

Cette réponse stupéfia de Noirof. Deux cent mille francs pour la fondation d’une église ! Mais sa mère devenait folle, elle allait se trouver sur la paille. L’accident du chemin de fer avait rapporté quatre cent mille francs, il ne devait plus rester grand chose.

— Il n’en reste plus rien, lui déclara-t-elle lorsqu’ils furent sortis. Je n’ai plus eu de nouvelles de l’homme au nez de chameau, il m’a escroqué cinquante mille francs. Et toi, est-ce que tu fais des affaires avec tes bouquins ?

— Des affaires ? Ma parole, tu as raison, j’avais complètement oublié cette machine-là. J’irai demain. Je fais un nœud à mon mouchoir pour m’en, ressouvenir. Enfin, je suppose que ça marche. Mais pour l’amour de cette vieille taupe d’être suprême qui s’appelle Dieu et qui doit passer son temps à faire des cochonneries avec les femmes qui vont au paradis, comment vas-tu vivre ?

— En te mariant, mon ami. Tu épouseras Hermine, nous pourrons ainsi nous la couler douce.

— Nous la couler douce ! C’est facile à dire, mais il ne faudrait pas tout de même jeter des deux cent mille francs dans toutes les basiliques de France et de Navarre !

— Il ne s’agit pas de basilique, Madame Perle a confondu. L’évêque de Djurdjura monte une affaire colossale, l’exploitation des mines d’argent de Monte-Rubio. Il lui faut trois millions ; il vient d’en trouver quatre. Le surplus, il le donne à la basilique de Montmartre. Cet homme-là est très fort ; il deviendra pape un jour. On a tout à gagner en se montrant aimable avec lui.

Le lendemain, Mauri sonnait à la porte du directeur de la librairie du Marais. La porte resta close. Son associé avait levé le pied en oubliant de laisser son adresse.

Il fut plus heureux chez les Israël. La mère de mademoiselle Hermine le reçut à bras ouverts.

— Elle est absente, mais elle va rentrer. Vous la connaissez, n’est-ce pas ? C’est une si charmante enfant.

Et elle lui montra une broderie exécutée par ses propres mains.

— Elle est travailleuse comme pas deux, comme pas une. Voulez-vous que je vous fasse voir ses ancêtres ?

Et elle le fit passer dans un salon tout plein de peintures qu’elle énuméra avec une fêlure dans la voix. Il y avait des têtes de juifs en masse, des oncles, des grands-pères, des chiens de bisaïeuls, des chevaux de beaux-frères, des chats de nièces. Et elle poussa un soupir profondément émotionnel en s’arrêtant devant une grande toile ovale :

— Voici le portrait de ma fille. Son eau-de-vie est devant elle…

— Son eau-de-vie ?

Oui, c’en était. Lorsque Hermine avait posé, elle souffrait légèrement d’une névralgie, et dans le but de calmer ses douleurs, elle se récurait la bouche avec du cognac. L’artiste n’avait rien oublié ; huit jours durant, il s’était crevé les yeux à reproduire les fils de coton de la robe coloriée de la jeune fille.

— Vous voyez, il y a des fils rouges, bleus, verts et blancs. Les rouges et les verts sont verticaux, les autres sont horizontaux. Le vert passe sous le bleu et sur le blanc ; le blanc passe sous le vert et sur le rouge. C’est frappant de ressemblance. Et de l’air, hein, y en a-t-il !

— Oui, mais ça manque d’embu.

— Vous croyez ?

Hermine entra. Elle aussi, trouva que ça manquait d’embu. Et ce mot leur suggéra l’idée de boire un coup.

Mauri examinait sa future femme. Dieu, qu’elle était grosse ! Jamais il ne se déciderait à en faire sa moitié, lui qui voulait un juste milieu ! Ce qu’une pareille femme devait tenir de place dans la vie d’un homme ! Assise dans son fauteuil, ramassée sur elle-même, elle se fourrait machinalement un doigt potelé dans le nez et en retirait des filaments de roupie qu’elle pétrissait en boulettes. Ensuite, elle mangeait ces boulettes. Mauri en compta dix-sept, qu’elle huma ainsi, à la file, d’une façon charmante. Une femme d’ordre, quoi, qui ne laissait rien perdre. Et elle buvait sec, se versait des rasades de Kummel et de Chartreuse, parce qu’elle ressentait encore un peu de fourmillement à la molaire droite supérieure, ou plutôt inférieure, elle ne savait plus au juste ; enfin, c’était du côté droit. Elle contait sa visite à sa modiste pour un retapage de trottin, puis à son marchand de parapluies, pour un changement de manche à son en-tout-cas. Elle avait le parler un peu gnan gnan. Souvent, lorsqu’elle reprenait sa respiration, elle passait sa langue dehors, comme une petite gamine qui récite une leçon de catéchisme.

Le mariage fut arrêté pour les premiers jours d’octobre. Hermine apporterait en dot sept cent mille francs en billets de banque ; Mauri n’apporterait rien, mais sa mère lui meublerait son appartement et l’on tâcherait, en attendant, de lui trouver quelque chose. D’ailleurs, il devait aller s’assurer de l’existence des filons d’argent à Monte-Rubio. Cela lui ferait toujours une occupation.