Le Vagabond des étoiles/XXIV

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 268-273).

CHAPITRE XXIV

LA DOUBLE CAMISOLE

L’heure vint où les humiliations que je faisais subir au gouverneur Atherton le contraignirent à se rendre sans conditions, en dépit de son éternel : « La dynamite ou la mort ! »

Ce ne fut pas, toutefois, sans avoir essayé sur moi une dernière plaisanterie, de trop bon goût pour que j’omette de vous la raconter. Voici quelle en fut l’occasion.

Il arriva qu’un des principaux journaux de San Francisco ouvrit une enquête sur les prisons. Un certain nombre d’hommes politiques s’y intéressèrent et un comité de plusieurs membres du Sénat fut constitué avec mission d’enquêter dans les diverses prisons d’État.

Ce comité vint, naturellement, se renseigner à San Quentin. Et, bien entendu, il fut reconnu que c’était une maison modèle de détention.

Les convicts en témoignèrent eux-mêmes. Impossible de demander mieux. Ils avaient déjà, dans le passé, connu des enquêtes semblables. Ils n’ignoraient pas, par conséquent, de quel côté ils trouveraient du beurre sur leur pain. Ils savaient que leur dos et leurs côtes ne tarderaient pas à leur cuire, après le départ des enquêteurs, si leurs témoignages avaient été hostiles à l’administration pénitentiaire, Cela, c’est de tradition, de toute éternité. Il en était déjà ainsi dans les geôles de Babylone, lorsque j’y pourrissais, au cours d’une de mes existences antérieures, voici des milliers d’années.

Ce fut donc à qui, dans la prison, témoignerait des sentiments d’humanité dont faisaient preuve, envers leurs pensionnaires, le gouverneur Atherton et ses subordonnés. Tellement même ils s’appesantirent sur la bonté du gouverneur, sur la nourriture saine et variée qui leur était donnée, et sur son excellente préparation, sur l’aménité des gardiens à leur égard, bref sur tout le confort et le bien-être de la maison, qu’ils déclarèrent, avec un ensemble touchant, absolument parfait, que les journaux d’opposition de San Francisco s’en scandalisèrent et prirent la mouche. Ils protestèrent véhémentement, en réclamant plus de rigueur et de fermeté dans la direction des prisons. Ils déclarèrent que, faute de quoi, les honnêtes gens, tant soit peu paresseux, n’auraient plus qu’une idée : commettre quelque méfait, afin de se faire interner.

Le comité sénatorial n’eut garde d’oublier les cachots d’isolement, qu’il envahit bruyamment. Oppenheimer et Ed. Morrell qui avaient, comme moi, peu à perdre et rien à gagner, ne se génèrent point pour exhaler leur bile. Jake Oppenheimer leur cracha à la figure et les envoya au diable. Ed. Morrell leur déclara que rien de plus infect ne s’était jamais vu que cet établissement, et insulta gravement le gouverneur, en leur présence. Indigné, le comité pria instamment le gouverneur Atherton de se montrer plus sévère qu’il n’était envers ces mauvaises têtes et de leur faire goûter, sans crainte, de pires châtiments, même de ceux que leur excessive cruauté avait fait tomber en désuétude.

En ce qui me concerne, j’eus bien garde d’imiter mes deux camarades. Je n’insultai point le gouverneur et témoignai sans colère, posément, scientifiquement, comme je pouvais le faire, évitant, au début, toute récrimination excessive, afin qu’on ne doutât point de ma bonne foi et qu’à mesure que j’avançais dans mon exposition mes auditeurs portassent à mon sort un intérêt grandissant. Je les enjôlai délicatement et ne m’arrêtai point de parler, afin d’éviter qu’on ne rétorquât mes arguments. Tant et si bien que je réussis à conter, de bout en bout, mon histoire.

Hélas ! pas un iota de ce que j’avais divulgué ne franchit les murs de la prison. Le comité rédigea un magnifique rapport, qui faisait blanc comme neige le gouverneur Atherton et n’avait pas assez d’éloges pour San Quentin.

Les journaux qui avaient instauré l’enquête en communiquèrent les excellents résultats à leurs lecteurs. Ils ajoutèrent même que la camisole de force, bien qu’il fût exact que son usage fût, en principe, demeuré légal, n’était, en fait, jamais employée, jamais, jamais, en aucun cas.

Et, tandis que les pauvres ânes qui lisaient ces bourdes les gobaient naïvement, tandis que le Comité sénatorial banquetait et buvait des vins fins dans la prison même, en compagnie du gouverneur Atherton, aux frais de l’État et des contribuables, Ed. Morrell, Jake Oppenheimer et moi, nous gisions sur le sol de nos cellules, dans nos camisoles sauvagement lacées, et que l’on avait encore un peu plus resserrées.

— Il faut rire de tous ces pantins ! me frappa Ed. Morrell avec le rebord de la semelle de son soulier, lorsque nos visiteurs furent partis.

— C’est bien ce que je fais, répondit Jake.

Je frappai, à mon tour, mon mépris et mon rire, puis ne tardai pas à m’enfuir dans la petite mort, vagabondant vers d’autres vies et d’autres âges, cavalier du temps, solidement cuirassé dans son armure insensible.

Oui, chers frères du monde extérieur, tandis que nous étions là et que les journaux commençaient à publier les résultats de l’enquête, les augustes sénateurs, pour clore leurs travaux, festoyaient autour du gouverneur Atherton, dans son appartement privé.

Le dîner terminé, Atherton, un peu éméché pour avoir bien bu, s’en revint vers les trois morts vivants que nous étions, afin de constater par lui-même la torture que nous étions en train de suer dans nos camisoles de toile.

Il me trouva dans le coma, et s’en alarma. Le docteur Jackson fut mandé et me ramena à l’état conscient, en me mettant sous les narines la morsure de l’ammoniaque.

Je repris mes sens, et le gouverneur Atherton, qui avait la face rouge et la langue épaisse, par suite de sa bombance, gronde :

— Tricherie ! Tricherie encore !

Je passai ma langue sur mes lèvres, pour faire comprendre que je désirais un peu d’eau, afin de pouvoir parler.

Je parvins, non sans peine, à m’exprimer à peu près et prononçai :

— Vous êtes une bourrique, gouverneur ! Une bourrique, un porc, un chien, un être si vil que je ne veux même plus salir ma salive en vous la crachant à la figure ! Jake Oppenheimer s’est montré tantôt moins dégoûté que moi, et je l’en blâme. Un homme doit mieux se respecter.

Il meugla :

Ma patience est à bout, à bout, à bout ! Mais je réussirai quand même à te tuer, Standing…

Je répliquai :

— Vous avez bu, gouverneur ! Prenez garde de parler ainsi devant vos gardiens. Ces chiens de prison vous trahiront quelque jour et vendront la mèche. Et c’est à vous alors qu’il en cuira.

Le vin lui monta à la tête, tant et si bien qu’il perdit toute maîtrise de lui-même.

— Qu’on lui mette une seconde camisole ! ordonna-t-il. Une seconde sur la première ! Tu en crèveras, coquin… Mais pas ici. À l’infirmerie, selon le règlement. À l’infirmerie, où l’on t’emportera avant ton dernier soupir, et d’où tu partiras au cimetière !

Son commandement fut exécuté et, sur ma première camisole, on m’en fit endosser une seconde, mise à rebours, celle-là, la poitrine sur mon dos et lacée sur moi par devant.

Je ricanai :

— Dieu de Dieu, gouverneur ! Quel intérêt vous prenez à ma santé ! Le froid est vif et piquant… Merci de songer à me tenir chaud. Deux camisoles ! J’y serai encore mieux.

— Serrez ! Serrez plus fort ! hurla-t-il. Mettez-lui pied sur le ventre. Brisez-lui les os !

Hutchins s’escrima en conscience.

Le gouverneur Atherton était devenu vermeil. Il eut un dernier accès de rage folle :

— Ah ! Ah ! tu as essayé de mentir à ces messieurs ! De leur conter des faussetés à mon sujet ! Du coup, ça y est pour toi ! Tu m’entends bien, Standing. Tu en crèveras, cette fois ! »

Je voulus riposter. Mais la compression que je subissais était réellement terrible. Je sentais mon cerveau s’égarer. Les murs de la cellule tournaient autour de moi, s’inclinaient sur moi, comme pour m’écraser. J’eus encore la force de murmurer :

— Gouverneur… une troisième camisole… une troisième, je vous prie… j’aurai… j’aurai ainsi… plus chaud encore… beaucoup plus chaud…

Et la voix s’éteignit sur mes lèvres.

J’en réchappai. Mais jamais plus, après cela, il ne fut possible de m’alimenter convenablement. Je souffrais de douleurs internes à un degré que je ne saurais évaluer. Tandis que j’écris ces lignes, mes côtes et mon estomac sont encore en proie à des crampes intolérables. Pourtant mon misérable organisme a résisté. Il m’avait permis de vivre jusqu’à l’heure de ma suprême condamnation. Il me conduira jusqu’à l’instant où le bourreau m’allongera le cou, de sa corde bien tendue.

Ce fut la dernière expérience que tenta sur moi le gouverneur Atherton. Il renonça ensuite, et se rendit à cette dernière preuve qu’il était impossible de me tuer légalement.

Je lui déclarai, en propres termes :

— Le seul moyen qui vous reste, gouverneur, si vous voulez m’avoir, c’est de vous glisser une nuit, dans ma cellule, et de m’y abattre d’un coup de hache.

On en avait, pourtant, fait mourir bien d’autres avant moi, dans la camisole. Les uns, au bout de quelques heures seulement. Les autres, au bout de plusieurs jours. Et toujours ils avaient été délacés à temps, et transportés à l’Infirmerie de la prison, sur un brancard, rendre selon les règles leur dernier soupir, munis d’un authentique certificat du médecin qu’ils étaient décédés d’une pneumonie, du mal de Bright, ou d’une maladie de cœur.