Le Val de Brix/IV

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Le Val de Brix (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 26-31).

IV

LA FERME


Il y avait déjà deux mois que Luce était au Val, et son grand-père, qui venait la voir tous les deux ou trois jours, constatait avec joie qu’elle redevenait gaie et fraîche comme l’autre année. La vie active qu’elle menait à la ferme, l’entraînante gaieté de sa sœur de lait et des fils de Colette, les soins de la bonne nourrice et l’air du Val, moins vif que celui de Brix, étaient favorables à Luce, et sous leur douce influence elle retrouvait le calme et reprenait ses forces. Sa frêle nature avait pu s’élever jusqu’au sacrifice, mais non sans un violent effort de courage, et la résignation, qui n’est autre chose que le courage prolongé, était lente à venir dans ce cœur de seize ans. Jamais, depuis qu’elle se souvenait de quelque chose, elle n’était restée deux jours sans voir Guillaume, et depuis près d’un an elle n’avait reçu qu’une fois de ses nouvelles. Elle pleurait souvent en pensant à lui, et alors Marie disait : « Vous serez bientôt consolée, Mademoiselle. Nous apprendrons un de ces quatre matins que messire le connétable revient. »

Le lendemain d’un jour où le baron était venu voir sa petite-fille, Luce, ne l’attendant point, s’éloigna de la ferme plus que de coutume, et alla avec sa sœur de lait, Charlot et Georget, au-devant de Pierre, qui s’était rendu au prieuré de la Luthumière pour y prendre sa leçon de latin. Pierre se destinait au cloître. Tout petit enfant, les bénédictins du prieuré l’avaient distingué parmi les autres enfants du pays, et s’étaient plu à l’instruire. Pierre avait répondu à leurs soins avec tant d’application et montrait une telle piété, que les religieux se disaient entre eux : « Que pensez-vous que sera cet enfant ? » À l’époque où Luce vint au Val, Pierre avait dix-huit ans, et il savait lire et écrire comme un clerc.

Il revenait du prieuré, portant un gros livre à fermoirs, et chantant gaiement un noël, lorsqu’il aperçut dans le pré du moulin Mlle de Brix, Marie et ses jeunes frères qui venaient à sa rencontre.

« Voilà Pierre, dit Marie, qui le vit la première.

– Bonjour, mon frère Pierre, dit Luce : avez-vous bien récité vos leçons aujourd’hui ?

– Oui, Mademoiselle ; j’ai si bien travaillé, que le révérend père prieur m’a récompensé. Il m’a prêté un beau livre à images pour vous le montrer.

– Voyons cela, dit Luce en s’asseyant au pied d’un hêtre, et en ouvrant le volume sur ses genoux. Ah ! il est en latin ! quel dommage !

– Cela ne fait rien, Mademoiselle, je vous traduirai ce que vous voudrez. D’ailleurs, les images parlent toutes seules. C’est l’Évangile de saint Luc. Regardez, voici la crèche, les bergers et les anges qui chantent.

– Oh ! que c’est joli ! » s’écrièrent Marie et ses frères, entourant Luce, et se penchant pour regarder les miniatures du manuscrit, images imparfaites et naïves comme on les faisait alors, mais d’un coloris si frais, d’une composition si claire, que l’art, en se perfectionnant, n’a pu dépasser leur charme ni égaler leur éclat. Tout en feuilletant avec précaution le beau manuscrit, Luce était arrivée au vingt-quatrième chapitre de saint Luc, et une belle image arrêta ses regards.

« Quels sont, demanda-t-elle à Pierre, ces trois voyageurs debout à la porte d’une hôtellerie ?

– Je vais vous le dire », dit Pierre, et, prenant le livre et suivant avec le doigt les lignes et les versets brillants d’azur, d’or et de cinabre, il traduisit à ses auditeurs l’évangile des disciples d’Emmaüs.

Les deux jeunes filles et les enfants l’écoutaient les mains jointes et les larmes aux yeux ; Pierre pleurait aussi, et quand il eut fini, tous s’écrièrent : « Seigneur ! que c’est beau ! »

Jamais Pierre n’oublia ce jour, et même au déclin de sa longue vie, et lorsque sa main débile eut peine à soutenir sa crosse d’abbé de Saint-Sauveur, jamais il ne lut ou n’entendit cet évangile sans se rappeler le jour où il l’avait traduit pour la première fois au pied du grand hêtre du val de Brix.

À peine eut-il, fini sa lecture, que Georget dit en regardant du côté de la ferme :

« Voici ma mère qui vient par ici avec le père Hélier.

– Le père Hélier ! s’écria Luce : mon grand père serait-il malade ? » et ils coururent tous au-devant du chapelain. Celui-ci leur cria de loin : « Benedicamus Domino ! mes enfants, j’apporte de bonnes nouvelles. » Les regards anxieux de Luce l’interrogeaient.

« Réjouissez-vous, Mademoiselle, dit le bon religieux : Mme du Hommet a des nouvelles de nos croisés. Le connétable lui a envoyé un messager qui n’a mis que trois mois à venir de Jaffa en Normandie. Tout va bien ; il y a eu quelques combats, et messire Guillaume s’est si bien conduit, que le roi de Chypre l’a armé chevalier sur le champ de bataille. On dit qu’une trêve de dix ans va être conclue et que le Soudan d’Égypte cédera Jérusalem à l’empereur d’Allemagne. Le connétable reviendra sitôt son année de séjour finie, et il célébrera les noces de son fils.

– Il aurait bien dû l’envoyer au lieu de son messager, dit Colette.

– Messire Guillaume ne pouvait honorablement quitter la partie avant qu’elle fût gagnée, ma bonne Colette ; d’ailleurs le connétable est un peu malade.

– Eh bien, alors, dit Colette, il aurait dû se faire dispenser par le pape de finir son année là-bas, et revenir au logis. Voyez-vous, mon père, ces dévotions et ces expéditions d’outre-mer sont la ruine du pays chrétien, Pendant que nos barons et leurs meilleurs hommes d’armes guerroient contre la gent sarrasine, les pirates et les malandrins de terre et de mer ont beau jeu, et, sans aller plus loin, croyez bien que messire le connétable trouvera sa forêt de la Luthumière en piteux état. Mme du Hommet a beau dire, elle ne surveille pas comme le ferait son baron, et le gibier disparaît, et le bois est pillé sans qu’on y voie goutte. Et moi qui vous parle, viendrais-je à bout de gouverner les gars et de garder ma ferme en bon point, si monseigneur courait les aventures en Syrie, au lieu d’être chez lui, à tenir tous ses vassaux en respect ? Je n’ai plus mon homme, Charlot et Georget sont encore des enfants, et Pierre, avec son latin, ne m’est pas d’un grand secours, vous le savez… »

La bonne femme en aurait dit encore bien long ; car en ce temps-là, comme à présent, les ménagères normandes avaient la parole abondante, mais le père Hélier lui dit :

« Vous parlez fort bien, Colette, selon ce que vous savez, mais écoutez-moi : c’est le jour aux bonnes nouvelles. Asseyons-nous. Je suis venu de Brix à pied, et mes vieilles jambes demandent grâce. Je vous apprendrai quelque chose qui vous réjouira. »

On était arrivé au bord du petit étang où se mirait la ferme. Le chapelain s’assit sur une souche fraîchement coupée, Luce prit place auprès de lui, et Colette et ses enfants se mirent sur le gazon.

« Or, écoutez bien, dit le père Hélier en tirant de son froc un parchemin plié avec soin. Il y a aujourd’hui dix-sept ans que la bonne Nicolette, ici présente, emporta du château une petite enfant mourante, et dont la mère venait d’expirer. Les physiciens déclaraient que l’enfant ne vivrait pas deux jours. Je la baptisai, et Colette s’écria : « Si on veut bien me la donner, je la ferai vivre, Dieu aidant ; mais il faut que je l’emporte chez nous, au Val, et que pas un de ces astrologues de malheur n’y mette les pieds. » Elle fut écoutée, et vous savez le reste.

– Oh ! oui, dit Luce en se jetant au cou de sa nourrice.

– Donc, continua le père Hélier, le baron de Brix, notre bon seigneur, à la prière de Mlle Luce, et en reconnaissance des bons soins de Colette, lui envoie ceci, que Pierre va nous lire, s’il est aussi bon clerc qu’on le dit. »

Pierre déplia le parchemin. C’était un acte en bonne forme, par lequel le seigneur de Brix donnait la ferme du Val et ses dépendances à Nicole Hamelin et à ses enfants, à seule charge de jurer foi et hommage aux seigneurs de Brix et de leur offrir tous les ans, le jour de la nativité de saint Jean-Baptiste, une colombe blanche et un chapel de roses vermeilles.

Colette, transportée de joie, riant, pleurant, embrassa tous ses enfants, remercia cent fois Mlle de Brix, et fit vœu de fonder une messe d’actions de grâces qui serait dite à perpétuité, tous les ans, le jour de sainte Luce, à l’église de Brix.

L’heureuse famille rentra à la ferme tandis que le père Hélier, appuyé au bras robuste de Pierre, reprenait tout joyeux le chemin du château.

Ce soir-là, il y eut fête au Val. Colette, ravie de se voir devenue dame et maîtresse de fermière qu’elle était, régala d’hydromel et de gaufres toute sa maisonnée. Luce, au lieu de souper seule d’une tasse de lait et d’une beurrée comme d’habitude, voulut présider la table et prit part à la joie de ses hôtes. On but au prochain retour du connétable et de son fils, à la santé du seigneur de Brix et de sa petite-fille, et à celle de Colette. À la prière du soir on ajouta trois alléluias, et Colette rêva toute la nuit qu’elle se faisait bâtir un manoir si haut, que sa girouette allait toucher les étoiles. Luce de Brix et Marie, qui couchaient dans la même chambre, causèrent jusqu’à minuit, et décidèrent les atours qu’il faudrait préparer pour les noces. Le sommeil des fils de Colette fut moins agité, mais ils rêvèrent aussi : Pierre qu’il disait sa première messe à Saint-Sauveur-le-Vicomte, Charlot et Georget qu’ils voyaient dans les prés du Val des poussinières de petits chevaux et de petites génisses qui croissaient à vue d’œil et galopaient partout.

L’aurore vint, et le jour amena les soucis.